Anatole/Texte entier

Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs.
COLLECTION MICHEL LÉVY



ANATOLE


ŒUVRES COMPLÈTES


DE SOPHIE GAY


Publiées dans la collection Michel Lévy


Anatole 
 1 vol.
Le Comte de Guiche 
 1 —
La Comtesse d’Egmont  
 1 —
La Duchesse de Chateauroux 
 1 —
Ellénore 
 2 —
Le Faux frère 
 1 —
Laure d’Estell 
 1 —
Léonie de Montbreuse 
 1 —
Les Malheurs d’un amant heureux 
 1 —
Marie de Mancini 
 1 —
Marie-Louise d’Orléans 
 1 —
Le Mari confident 
 1 —
Un Mariage sous l’empire 
 1 —
Le Moqueur amoureux 
 1 —
Physiologie du Ridicule 
 1 —
Salons célèbres 
 1 —
Souvenirs d’une vieille femme 
 1 —

Clichy. — Imp. Paul Dupont et Cie, rue du Bac-d’Asnières, 12
ANATOLE


PAR


SOPHIE GAY


NOUVELLE ÉDITION



PARIS


MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS


rue auber, 3, place de l’opéra




LIBRAIRIE NOUVELLE


boulevard des italiens, 15, au coin de la rue de grammont



1872


Droits de reproduction et de traduction réservés




AU LECTEUR


Le fond de ce roman est vrai ; puissé-je l’avoir rendu vraisemblable par les détails, et assez intéressant dans l’ensemble, pour mériter à ce dernier ouvrage l’accueil indulgent dont le public a bien voulu honorer Léonie de Montbreuse !


ANATOLE




I


— Eh bien, disait Richard, en brossant son habit de livrée, c’est donc après-demain que cette belle provinciale arrive ?

— Vraiment oui, répondit mademoiselle Julie, madame vient de m’ordonner d’aller visiter l’appartement qu’elle lui destine, pour savoir s’il n’y manque rien de ce qui peut être commode à sa belle-sœur ; je crois qu’on aurait bien pu se dispenser de faire meubler à neuf tout ce corps de logis ; madame de Saverny, accoutumée aux grands fauteuils de son vieux château, ne s’apercevra peut-être pas de tous les frais que madame a faits pour décorer son appartement à la dernière mode.

— C’est donc une vieille femme ?

— Point du tout, elle a tout au plus vingt-deux ans ; M. le comte est son aîné de plus de dix années, et madame la comtesse a bien au moins sept ou huit ans de plus que sa belle-sœur, puisqu’elle en avoue quatre.

— Et cette parente a-t-elle un mari, des enfants, une gouvernante ? Faudra-t-il servir tout ce monde-là ?

— Grâce au ciel, elle est veuve ; et je pense qu’elle est riche, car son mari était, je crois, aussi vieux que son château ; et l’on n’épouse guère un vieillard que pour sa fortune.

— Qui nous amène-t-elle ici ?

— Tout ce qu’il faut pour s’y établir, des gens, des chevaux ; enfin, jusqu’à sa nourrice.

— Ah ! c’est un peu trop fort. Je sais ce que c’est que ces grosses campagnardes, qui se croient le droit de commander à toute la maison, parce qu’elles ont nourri leur maîtresse ; ce sont de vieilles rapporteuses qui, sous prétexte de prendre les intérêts de leur cher nourrisson, vont leur raconter tout ce qui se dit ou se fait dans les antichambres ; Lapierre est bien libre de se mettre au service de celle-là ; quant à moi, je ne compte pas lui donner un verre d’eau.

— Ah ! tout cet embarras ne sera pas éternel, madame s’en lassera bientôt, surtout s’il est vrai que madame de Saverny soit aussi belle qu’on l’assure ; ne savez-vous pas Richard, que deux jolies femmes n’ont jamais demeuré bien longtemps ensemble ?

Les remarques philosophiques de mademoiselle Julie furent interrompues par le retour du carrosse de madame de Nangis. Son entrée dans la cour de l’hôtel fut un signal qui remit chacun à son poste. Mademoiselle Julie s’enfuit dans le cabinet de toilette ; Richard prit un paquet de lettres arrivées de la veille, et qu’un peu de négligence lui faisait remettre le lendemain à sa maîtresse. Et madame de Nangis les décacheta, en embrassant la petite Isaure, qui venait au-devant de sa mère avec tout le plaisir d’un enfant qui interrompt une leçon ennuyeuse, pour aller remplir un devoir amusant.

— Ah ! dit madame de Nangis, en s’adressant au Chevalier d’Émerange, voici des nouvelles de Nevers. Ma belle-sœur arrive décidément jeudi. Je vous en préviens, chevalier, c’est une personne charmante.

— À Nevers, peut-être ?

— Oui, monsieur, à Nevers, et partout ; un joli visage, une belle taille, et beaucoup d’esprit, sont appréciés dans tous les pays.

— Et c’est auprès de vous que madame de Saverny compte faire valoir tous ces avantages ? Je la plains.

— Vous me flattez aujourd’hui à ses dépens, reprit en souriant madame de Nangis, bientôt vous la louerez aux miens. Je vous connais ; la beauté a sur vous un empire absolu ; votre admiration pour elle va jusqu’au délire. C’est avec cet amour du beau en général, que vous avez trompé tant de jolies femmes qui se croyaient tendrement aimées, lorsqu’elles n’étaient que passionnément admirées.

— En vérité, madame, je ne puis accepter l’honneur que vous me faites ; car, non-seulement j’ai fort peu trompé, mais j’ai passé ma vie à l’être. Quant à l’admiration dont vous me faites un reproche, ce n’est pas ma faute si l’on m’y réduit.

Ces derniers mots furent accompagnés d’un regard que la comtesse ne voulut pas avoir l’air de comprendre ; elle reporta ses yeux sur la lettre qu’elle tenait, en acheva la lecture, et dit :

— Elle écrit à ravir. Jugez-en vous-même, ajouta-t-elle, en donnant la lettre au chevalier, et convenez que vos Sévigné de Paris ne s’expriment pas mieux.

— Cela n’est pas mal pour un style de province, répondit M. d’Émerange, après avoir lu ; mais il n’y a pas grand mérite à écrire naturellement qu’on se promet beaucoup de bonheur à vivre auprès de vous. Que veut-elle dire en parlant de ses regrets, de son deuil, et de ce goût pour la retraite, qui nous annonce sûrement quelque grande passion ?

— Ses regrets sont pour ses vassaux et quelques amies d’enfance. Son deuil est celui qu’elle a pris à la mort de son mari. Et son goût pour la retraite n’est autre chose que l’ignorance des plaisirs du grand monde. Élevée au couvent, où son père désirait la voir cloitrée pour toujours, elle n’en est sortie que pour épouser, sans dot, le marquis de Saverny. C’était un vieillard aimable quoiqu’infirme. Un jour, mon beau-père lui fit part du projet qu’il avait de sacrifier l’existence de sa fille, à la fortune de son fils. Cet usage, très-commun alors dans les familles, rendait le fils aîné possesseur de tous les revenus, et le mettait en état de soutenir dignement son rang à la cour. M. de Saverny, après avoir vainement combattu la résolution de son ami, pour en détruire l’effet, demanda la main de la pauvre Valentine ; et tout s’est arrangé pour le mieux. Après deux ans de soins et de résignation, elle est devenue la riche héritière d’un mari trop vieux pour être longtemps regretté ; et M. de Nangis profite sans scrupule de l’injustice de son père.

— Je vois que tout le monde s’est fort bien conduit dans cette affaire-là, le défunt surtout : son dernier procédé met le comble à mon estime.

— Si vous saviez tout ce que sa mort a coûté de larmes aux beaux yeux de madame de Saverny, vous n’en parleriez pas si légèrement ; elle en était encore bien affligée lorsque je la quittai l’été dernier, et cependant elle avait déjà porté plus de huit mois le deuil ; je voulais alors l’emmener à Paris, elle s’y refusa, et je n’en pus obtenir que la promesse de venir s’établir ici à la fin de son deuil. Je vois avec plaisir qu’elle me tient parole. Sa présence me sera d’une grande ressource cet hiver, car je n’aime point à aller seule dans le monde, et encore moins à y suivre M. de Nangis, dont la gravité se croirait compromise, si l’on pouvait le soupçonner d’être quelque part pour son plaisir.

— En effet, reprit le chevalier, je me suis souvent demandé quel avantage il trouvait à passer ainsi sa vie en dîners d’apparat et en visites de cérémonie.

— Je n’ai pas le droit de médire de ses goûts, puisqu’il ne gêne pas les miens. Peut-être, s’il en avait d’autres, serions-nous moins heureux. Aussi n’ai-je jamais exigé qu’il me les sacrifiât. Il reçoit mes amis avec politesse, je m’ennuie des siens avec complaisance, et rien ne trouble la paix qu’établit cette douce réciprocité.

L’arrivée de M. de Nangis mit fin à cette conversation, que rien n’empêchait de continuer devant lui, mais qui aurait perdu ce charme de confiance, qui n’appartient qu’au tête-à-tête. Le chevalier, persuadé qu’un tiers est toujours importun, se retira en promettant de revenir le lendemain soir au concert, où madame de Nangis avait invité la moitié de Paris à venir entendre une virtuose nouvellement arrivée d’Italie.



II

Déjà cinquante femmes richement parées décoraient les salons de madame de Nangis, tandis qu’un plus grand nombre d’hommes circulait autour d’elles, en leur adressant des compliments plus ou moins sincères sur leur parure ou leur beauté. Les artistes, qui devaient faire les délices de la soirée, paraissaient n’attendre qu’un mot de la maîtresse de la maison pour commencer le concert. Elle allait en donner le signal, lorsque la prima donna s’avançant respectueusement vers elle, lui déclara, le plus poliment possible, que rien dans le monde ne lui ferait chanter une note, si son accompagnateur ordinaire n’était pas au piano. Madame de Nangis lui représenta vainement que plusieurs compositeurs d’un grand talent et fort habitués à tenir le piano, offraient de l’accompagner, si l’artiste appelé pour avoir cet honneur, et que sa réputation au concert de la reine semblait en rendre digne, ne lui inspirait pas de confiance. La célèbre cantatrice resta immuable dans sa volonté ; et madame de Nangis fut réduite à donner l’ordre d’atteler ses chevaux pour faire courir après cet indispensable confident des intentions musicales de la signora de B… Cette petite discussion jeta l’alarme dans la brillante assemblée. À l’air d’humeur qui s’était peint sur le visage de madame de Nangis, et aux gestes multipliés de la signora, qui semblaient tous dire : « Cela m’est impossible, » on avait jugé qu’elle refusait de chanter. La désolation était générale ; et les gens qui, par goût, attachaient le moins de prix à un grand air italien, paraissaient les plus inconsolables.

Le chevalier d’Émerange fut député auprès de madame de Nangis, pour savoir s’il restait encore quelque espérance ; il profita de cette occasion pour demander à la comtesse si sa belle-sœur était au nombre de toutes les jolies femmes qu’elle avait réunies.

— Non, lui répondit-elle ; si madame de Saverny était ici, vous l’auriez déjà reconnue.

— J’en ai peur, reprit le Chevalier, car un chapeau de Nevers doit être assez reconnaissable dans ce salon-ci.

— Vraiment, il ne serait pas plus ridicule que celui de madame de R… Il faut que cette femme-là soit bien sûre de son esprit pour affubler ainsi son visage ; voyez un peu que de gens s’empressent autour d’elle ; et dites ensuite, que sans le bon goût et l’élégance, on ne saurait plaire !

— Je le dirai toujours en vous voyant, dussé-je me battre avec tous les champions de la laideur de madame de R…

Madame de Nangis ne voulant pas répondre à cette flatterie, rappela au Chevalier qu’il était attendu. Il l’avait oublié, il revint auprès des personnes qui l’avaient chargé de questionner la comtesse, en leur disant :

— Soyez sans inquiétude, un léger incident retarde votre plaisir, mais vous allez l’entendre.

— De qui parlez-vous ? reprit, d’un air étonné, un de ceux à qui s’était adressé le Chevalier.

— Mais ne m’avez-vous pas dit de savoir si la signora B… se déciderait à chanter ce soir ?

— Ah ! mille pardons, s’écria tout le monde, nous avions oublié votre extrême complaisance.

— Et la cantatrice aussi, répartit le chevalier ; cela ne m’étonne pas, on est toujours puni du tort de se faire attendre.

En effet, ces mêmes gens qui, un moment auparavant, semblaient désespérés de la crainte de ne pas entendre la voix de cette célèbre virtuose, étaient presqu’aussi contrariés de voir interrompre une conversation qui les amusait. C’est ainsi qu’en France les plaisirs de l’esprit passent avant tout.

Madame de Nangis, bien convaincue de cette vérité, prévint toutes les causeries qui allaient s’établir, en réclamant l’attention générale en faveur d’un beau quatuor d’Haydn, qui fut aussi bien exécuté que mal écouté. Au quatuor l’on fit succéder la sévère sonate d’un pianiste allemand, qui commençait à assoupir l’assemblée, lorsque madame de Nangis s’écria, sans aucun égard pour le pauvre professeur :

— Ah ! voici M. Augustini.

C’était le nom de l’accompagnateur tant désiré ; chacun le répéta tout haut, en félicitant madame de Nangis du bonheur d’avoir pu le rejoindre ; et c’est au bruit de toutes ces félicitations, qu’expira le dernier accord de la sonate allemande, sans que personne songeât à en applaudir l’auteur. Madame de Nangis lui adressa seulement un de ces discours de maîtresse de maison, qui ne signifient rien, sinon qu’on veut se faire la réputation de dire un mot obligeant à toutes les personnes que l’on reçoit. Enfin, le moment de la signora B… était arrivé, et madame de Nangis jouissait du plaisir de voir le but de sa soirée rempli. Elle n’était plus tourmentée de cette crainte si naturelle d’avoir réuni tant de personnes pour les ennuyer. M. de Nangis aurait dû partager cette douce satisfaction ; mais une inquiétude d’un autre genre l’agitait. La princesse de L…, pour laquelle il avait longtemps réservé la meilleure place, venait d’arriver, et s’était assise sur la seule chaise qui se trouvait libre derrière plusieurs autres femmes. M. de Nangis souffrait le martyre, en voyant la princesse aussi mal placée, et maudissait l’impossibilité de lui offrir le siége d’une autre personne. Heureusement pour lui, madame de Nangis, encore plus touchée de la position pénible où paraissait être son mari, que de celle de la princesse, interrompit la longue ritournelle du grand air italien, pour faire passer un fauteuil auprès d’elle, et y conduire la princesse de L…

Tous ces dérangements importunaient au dernier point la signora B… et l’expression de sa physionomie n’en faisait pas mystère ; mais l’enthousiasme qu’inspirèrent les premiers accents de sa belle voix, la rendirent plus patiente à souffrir les nouvelles contrariétés qui l’attendaient. Une des plus vives fut celle d’entendre sonner toutes les pendules des salons, au milieu du point d’orgue le mieux étudié ; car pour les bravo mal placés, et tous les signes d’une admiration souvent trop bruyante, son indulgence était extrême : on s’aperçoit si peu des inconvénients de ce qui flatte !

Le bruit des applaudissements étant parvenu jusqu’aux antichambres, un domestique crut pouvoir profiter du moment où l’on ne chantait plus, pour aller prévenir la comtesse de l’arrivée de sa belle-sœur. Madame de Nangis l’attendait avec impatience depuis une semaine ; et, dans tout autre instant, elle eût été charmée de courir au-devant d’elle pour l’embrasser ; mais interrompre ainsi un grand concert par une scène de famille, lui paraissait une chose fort ridicule. Pour l’éviter, elle donna l’ordre que l’on conduisît madame de Saverny dans son appartement, et lui fit dire qu’elle irait la rejoindre, dès qu’elle pourrait s’échapper un moment.

Au nom de la marquise de Saverny, la princesse de L… s’écria :

— Quoi, c’est madame de Saverny qui vient d’arriver ? Cette jolie femme qui était aux eaux de Vichy, l’année dernière, et qui m’a si bien reçue, lorsque ma voiture s’est brisée auprès de son château ? Ah ! rien ne saurait m’empêcher d’aller l’embrasser ; où est-elle ?

Le domestique ayant répondu qu’en attendant les ordres de madame on avait fait entrer la marquise dans le petit boudoir, la princesse voulut s’y rendre à l’instant même, et madame de Nangis se trouva forcée de l’accompagner.

Elles trouvèrent madame de Saverny un peu déconcertée de sa réception. Le bruit de sa voiture n’avait attiré personne. Parvenue dans les vestibules, il lui avait fallu traverser une haie de laquais avant d’arriver à l’appartement de la comtesse, et se disputer avec l’un d’eux, pour l’empêcher de l’annoncer à haute voix dans le salon. Un autre, plus connaisseur, ayant remarque avec dédain la simplicité de sa parure, et reconnu qu’elle n’était pas digne des honneurs du concert, l’avait fait passer mystérieusement dans le boudoir, en lui recommandant de ne pas faire le moindre bruit. Elle y était depuis un quart d’heure à méditer sur la différence de cette réception avec celle dont l’espérance l’avait occupée pendant toute sa route, lorsque la princesse vint se jeter dans ses bras, en lui prodiguant toutes les expressions de la plus tendre amitié. Madame de Nangis y joignit les témoignages de la sienne ; mais tous ses soins à prouver combien elle était ravie du plaisir de revoir sa chère Valentine, dissimulaient faiblement l’impatience qu’elle éprouvait de retourner dans son salon. Madame de Saverny la devina bientôt, et supplia sa sœur de ne pas interrompre plus longtemps le concert ; elle lui demanda la permission d’en attendre la fin dans son appartement ; mais la princesse n’y voulut jamais consentir.

— Madame la comtesse, dit-elle, ne souffrez pas qu’elle nous quitte ainsi. Il faut absolument qu’elle entende chanter madame B… C’est un plaisir qu’on ne peut remettre à un autre jour puisqu’elle retourne incessamment en Italie.

— Ah ! madame, excusez-moi, reprit Valentine, je suis en habit de voyage.

— Eh ! que vous manque-t-il, interrompit la princesse, vous avez une robe de taffetas noir qui vous sied à merveille ; avec cette collerette de blonde et ce chapeau de paille, vous êtes jolie comme un ange ; allons, venez avec nous, ou bien restez, et je ne vous quitte pas.

Madame de Saverny résistait vainement aux instances de la princesse, un message de M. de Nangis, que l’absence de ces dames contrariait beaucoup, détermina Valentine à ne pas la prolonger plus longtemps. Elle sacrifia de bonne grâce les intérêts de sa vanité au désir de ses deux amies, et se résigna à se montrer la moins parée de toutes les femmes brillantes de cette assemblée, sans se douter qu’elle en fût la plus belle.



III


— Quelle est cette Artémise ? demanda une de ces personnes bienveillantes, que le mérite frappe rarement, mais que le ridicule choque toujours.

— Je ne la connais pas, répondit une autre, mais à son costume économique, je présume que c’est une dame de compagnie de la princesse.

— En effet, je lui trouve assez l’air de ces jeunes femmes qu’on élève pour être toujours de l’avis de leur princesse, pour finir un meuble de tapisserie, et jouer au besoin une sonate à quatre mains.

— Vous en direz, mesdames, tout ce qu’il vous plaira, dit un troisième, mais cette femme-là a des traits admirables.

— Des traits ? Vraiment, vous êtes bien heureux de les découvrir à travers cet énorme chapeau ; moi, je ne crois pas à la beauté des visages que l’on prend tant de soin de cacher.

C’est ainsi que chacun donna son avis sur madame de Saverny, lorsqu’elle parut. Elle était pâle et fatiguée de son voyage ; on la trouva sans fraicheur. Sa robe n’était pas nouvelle, et il fut décidé qu’elle avait l’air provincial ; du reste, on était sûr qu’elle manquait d’esprit et d’usage, car elle avait l’air étonné de tout, et ne parlait de rien. Dix minutes suffirent pour asseoir ce jugement, et le rendre irrévocable.

M. d’Émerange lui-même, malgré toutes ses connaissances positives sur la beauté, ne fut pas exempt d’injustice envers celle de madame de Saverny. Les plus savants dans ce genre sont souvent dupes de la mode, et il en est peu d’assez courageux pour défendre les agréments d’une femme mal mise. Le chevalier reprocha à madame de Nangis de l’avoir trompé sur le compte de sa belle-sœur.

— Pour cette fois, lui dit-il, vous ne vous plaindrez pas de mon admiration, madame de Saverny ne me donnera jamais le tort de la partager entre vous deux.

— N’en faites pas serment, reprit en souriant la comtesse.

En ce moment M. de Nangis vint prendre le chevalier pour le présenter à sa sœur, comme un de ses amis les plus aimables. Valentine répondit avec grâce aux choses froidement polies que lui adressa le chevalier ; il fut d’abord séduit par le son de sa voix, et, sans trop écouter ce qu’elle disait, il remarqua les plus belles dents et le plus gracieux sourire. Mais il garda le secret de cette découverte, et n’osa pas démentir son premier jugement.

Cependant un sentiment de curiosité le rapprocha de madame de Saverny. Placé entre elle et la princesse de L…, il observa que Valentine écoutait la musique en personne de goût ; et, dans ce qu’il put entendre de ses réponses à la princesse, il reconnut un choix d’expressions élégantes et simples, qu’on rapporte assez rarement de la province. Le collier de madame de Nangis s’étant dénoué, Valentine ôta ses gants pour le rattacher, et laissa voir un bras charmant. Le Chevalier n’en fut pas moins de l’avis de tous ceux qui se refusaient à la trouver belle. Cependant lorsque le concert finit, et que madame de Nangis vint, accompagnée de plusieurs jolies femmes, le supplier de chanter quelques-unes des romances qu’il avait mises à la mode, il parut ne céder qu’à leurs instances ; mais le fait est que madame de Saverny fut la seule qui n’osât le prier, et qu’il ne chanta que pour elle.

Un long séjour en Italie avait rendu M. d’Émerange fort bon musicien ; il avait une voix agréable, et chantait avec goût. Sa prétention était de ne paraître attacher aucune importance à ses talents ; mais, tout en ayant l’air de se croire fort indigne des applaudissements qu’on lui prodiguait, il ne pardonnait pas la critique. Malheur aux femmes qui trouvaient ses romances mauvaises, ou ses couplets mal rimés ! on savait bientôt le nombre de tous leurs ridicules.

Aucune des personnes qu’avait réunies madame de Nangis n’eut à craindre cette vengeance de la part du chevalier. L’enchantement fut général : chaque couplet offrait une application que ces dames interprétaient à leur gré. Celles que la flatterie du chevalier avait souvent honorées de ses éloges, croyaient se reconnaitre dans tous les portraits de ses bergères, le reste se lisait dans ses yeux, et tous les amours-propres étaient satisfaits. Madame de Saverny, qui n’entendait rien à toutes ces finesses, trouva simplement que M. d’Émerange chantait bien ; mais elle n’osa le lui dire, tant la simplicité de ce compliment aurait paru froide, en comparaison de l’exagération des éloges dont on se plaisait à l’accabler.

Madame de Saverny ne savait pas encore combien le silence d’une seule personne peut gâter un succès. Elle aurait pu s’en apercevoir, si elle avait remarqué de quel air le chevalier répondait aux choses flatteuses que lui adressait madame de Nangis. Sa distraction et son mécontentement étaient visibles ; il ne pardonnait point à une femme de province de ne pas être transportée du plaisir de l’entendre, et se disait : Il n’est pas douteux que cette belle veuve ait pour adorateur quelque petit gentilhomme des environs de son château, à qui elle a promis en partant de ne s’amuser de rien dans son absence ; je suis sûr qu’elle va lui écrire demain que je l’ai ennuyée à périr, et s’en faire un mérite ! Cette réflexion inspira plus de dépit au Chevalier que du dédain. Il décida bien que madame de Saverny devait être sotte et maussade ; il ne lui en aurait même rien coûté pour le dire, mais il s’efforçait en vain de le penser ; car l’amour-propre rend plus souvent injurieux qu’injuste.

Cette soirée se termina pour Valentine, au moment où l’on vint annoncer le souper. Elle se retira dans l’appartement qui lui était destiné. Mademoiselle Julie l’y attendait pour lui offrir ses services et donner, d’un ton protecteur, ses avis à la petite Antoinette, qui lui paraissait une femme de chambre bien peu au fait des grands intérêts de la toilette d’une jolie femme. Il est vrai qu’Antoinette coiffait mal, et laçait de travers, mais c’était bien la plus honnête et la plus jolie de toutes les jeunes filles de Saverny. Sa mère avait élevé Valentine ; et Antoinette pouvait impunément mal habiller sa maîtresse, sans lui donner l’envie de la renvoyer. Cependant le séjour de Paris exigeait plus de soins ; et mademoiselle Julie fut chargée par la marquise du choix d’une seconde femme de chambre, dont le premier devoir serait de bien traiter Antoinette.


IV


Il était neuf heures du matin, lorsque Valentine s’entendit réveiller par une petite voix qui lui disait assez bas :

— Ma tante, dormez-vous ?

— Ah ! c’est toi, ma chère Isaure ! viens, que je t’embrasse.

— Je n’y vois pas, je vais appeler Antoinette pour ouvrir les volets.

À peine Antoinette est entrée, qu’Isaure est sur le lit de sa tante qui la serre dans ses bras.

— Comme tu es grandie depuis six mois, chère enfant ; regarde-moi un peu ! Tu as les mêmes yeux que ton père !

— Oh ! cela n’est pas possible, ma tante, car M. d’Émerange me dit tous les jours que je suis jolie, parce que je ressemble à maman.

— Ce monsieur peut avoir raison, mais il ne saurait empêcher que tu n’aies les yeux bleus de ton père : au reste, peu m’importe qu’ils soient noirs ou bleus. Si l’on te trouve déjà quelque ressemblance avec ta mère, c’est que tu es probablement aussi bonne qu’aimable.

— Je le crois bien ; mon maitre de piano est fort content ; et mon papa dit que si je travaille toujours aussi bien, il me fera jouer l’année prochaine devant le monde.

— L’année prochaine ! mais tu seras bien jeune encore.

— Pas si jeune, j’aurai sept ans. Miss Birton dit qu’à cet âge-là on n’est plus un enfant.

— Qu’est-ce que c’est que miss Birton ?

— C’est une nouvelle gouvernante que maman m’a donnée pour m’apprendre l’anglais ; mais je ne crois pas qu’elle reste longtemps ici ; elle se plaint toujours.

— Tu ne lui obéis peut-être pas assez ?

— Ce n’est pas cela qui la fâche ; mais elle dit qu’on n’a point assez d’égards pour elle : par exemple, hier on ne l’a pas invitée au concert ; et elle m’a grondée toute la soirée. Je pourrais bien la faire gronder aussi, moi, si j’allais répéter tout ce qu’elle disait hier de maman.

— Ce serait une méchanceté dont j’espère qu’Isaure est incapable ; c’est déjà trop de me le dire.

Tout en écoutant le bavardage de sa nièce, madame de Saverny s’habillait, et se disposait à se rendre chez sa belle-sœur pour s’informer de ses nouvelles ; mais Isaure lui apprit que l’on n’entrait jamais chez sa mère avant midi, elle ajouta :

— Je vais voir si mon papa est dans son cabinet. Je le préviendrai de votre réveil, et nous viendrons déjeuner avec vous.

Elle revint bientôt accompagnée de M. de Nangis, qui se livra tout entier au plaisir de revoir sa sœur. Il s’excusa de n’avoir pu le lui témoigner la veille. Mais elle devait savoir qu’au jour de réunion les étrangers passent avant tout. Il lui parla dans le plus grand détail des avantages qu’elle pourrait retirer de son séjour à Paris. Le premier de tous, à ses yeux, était de faire faire à sa sœur un grand mariage. Dans les idées de M. de Nangis, le bonheur n’était autre chose qu’un état brillant dans le monde ; et c’est dans la franchise de son amitié, qu’il conseillait à sa sœur de tout sacrifier au projet d’un second établissement, digne de sa fortune. Valentine avait un sincère désir de se laisser diriger dans sa conduite par son frère. Elle rendait justice à ses bonnes qualités, à l’esprit d’ordre qui le caractérisait ; mais elle se sentait incapable d’être heureuse d’un bonheur qu’il lui aurait choisi ; leurs goûts étaient trop différents.

Madame de Saverny, docile sur tous les petits intérêts de la vie, avait cependant une volonté immuable. On la voyait sans cesse soumettre ses projets, ses plaisirs, aux caprices de ses amis ; mais aucun d’eux n’eût obtenu le sacrifice d’un de ses sentiments. Élevée dans la retraite la plus austère, elle avait appris à mépriser les joies et les tourments de la vanité. Les religieuses, chargées de son éducation, sachant que la volonté de son père la condamnait à vivre loin du monde, lui en avaient fait un tableau effrayant ; à force de lui répéter que l’égoïsme et la perfidie dirigeaient toutes les actions des hommes, Valentine en avait conçu tout naturellement une sorte de défiance qui nuisait à son bonheur. L’assurance d’une sincère amitié lui semblait une politesse, l’éloge une flatterie, et le serment un mensonge. Cependant son âme tendre ne pouvait se passer d’affections vives. Mais la dévotion la plus exaltée les avait toutes concentrées, jusqu’au moment où M. de Saverny vint mériter son attachement et sa reconnaissance, et lui prouva qu’un homme, élevé dans de bons principes, peut se conserver vertueux au milieu du grand monde ; mais soit faiblesse, ou prudence, il ne chercha point à détruire les préventions qui la rendaient souvent injuste envers les autres hommes. Peut-être avait-il prévu qu’en mettant son esprit à l’abri des dangers de la séduction, elle n’en aurait encore que trop à vaincre pour son cœur. Une longue habitude du monde avait démontré à M. de Saverny que le plus grand malheur d’une femme n’est pas de succomber au sentiment qu’elle éprouve, mais au caprice qu’elle inspire ; et sa tendresse vraiment paternelle pour Valentine, avait voulu la préserver du malheur si commun d’être dupe de la vanité d’un fat ou de la légèreté d’un étourdi.



V


Les premiers jours qui suivirent l’arrivée de madame de Saverny à Paris, furent entièrement consacrés à des visites de famille que son frère avait exigées avant tout, et aux différentes emplettes des chiffons que madame de Nangis regardait comme l’absolu nécessaire d’une femme élégante. En personne qui n’a rien à redouter des succès d’une autre, elle se réjouissait de celui qu’obtiendrait Valentine, lorsqu’elle paraîtrait pour la première fois dans une grande assemblée, revêtue d’une parure brillante et recherchée, dont le bon goût attesterait les soins qu’y aurait apportés madame de Nangis, et le généreux plaisir qu’elle trouvait à montrer dans tout son éclat la beauté de sa sœur. On se tromperait, si l’on concluait d’après ce noble procédé, que madame de Nangis fût incapable d’envie : mais on est rarement jaloux de son ouvrage ; et l’idée que Valentine lui devrait son triomphe, lui en faisait partager d’avance la gloire.

Le moment d’en jouir fut fixé au jour que choisit la princesse de L… pour donner un grand bal. L’effet qu’y produisit la beauté de madame de Saverny alla fort au delà de ce que s’en était promis sa belle-sœur. C’était, disait-on, la taille la plus svelte, le regard le plus séduisant, la tournure la plus gracieuse et la plus imposante. Les personnes dont l’esprit malin s’était épuisé en bons mots sur l’Artémise du concert de madame de Nangis, restaient confondues, et ne pouvaient concevoir que le seul talisman d’une parure nouvelle eût eu le pouvoir d’opérer une semblable métamorphose. Leur malignité en était réduite à la triste ressource d’avouer que la marquise de Saverny était assez belle, mais d’une beauté insignifiante. Ceux qui ne l’avaient jamais vue, combattaient avec raison cet avis injurieux ; et Valentine ne fut pas longtemps à s’apercevoir qu’elle était l’objet de l’attention générale. Sa modestie en souffrit d’abord un peu, mais son amour-propre jouit bientôt du plaisir d’être admirée ; elle en devint plus agréable encore, car rien n’embellit comme la certitude de plaire. Tant d’hommages l’auraient peut-être un peu trop enivrée, si elle n’avait entendu dire à un homme qui passait auprès d’elle :

— Je me méfie de ces beautés si régulières ; elles naissent ordinairement sans esprit, et la flatterie les rend stupides.

Cette phrase, et le ton de mépris qui l’accompagne, excitent la curiosité de Valentine ; elle veut connaître la figure d’un censeur aussi sévère, se retourne, et voit un homme dont l’âge lui rappelle M. de Saverny, mais dont les yeux brillants et les traits marqués donnent à sa physionomie une expression dure qui inspire plutôt la crainte que la confiance. Pour se venger de la sentence qu’il vient de prononcer un peu trop haut contre elle, madame de Saverny se penche vers sa sœur, et lui demande comment on nomme ce monsieur si peu indulgent ; c’est le commandeur de Saint-Albert, répond madame de Nangis, un original qui se croit le droit de tout fronder, parce qu’il est trop vieux pour s’amuser de rien. C’est par égard pour l’ambassadeur d’Espagne, dont il est l’intime ami, qu’on l’invite partout. Votre frère prétend que c’est un homme de beaucoup de mérite, il appelle son humeur de la fermeté, et sa rudesse de la franchise ; moi qui ne fais aucun cas de ces vertus désagréables, je le reçois le moins possible.

— C’est dommage, reprit Valentine, vous l’auriez sûrement guéri de ses préventions.

Ces derniers mots parvinrent aux oreilles du commandeur, et lui firent soupçonner qu’il avait été entendu de madame de Saverny. Il en conclut qu’elle allait le prendre en horreur, et fut très-étonné de la voir empressée de causer avec lui, lorsque M. de Nangis vint lui en offrir l’occasion. Il fit la réflexion toute simple, que la marquise était bien aise de lui prouver la rigueur de son jugement contre les belles femmes. Il la trouva digne d’une exception, mais il se garda bien de lui en faire la confidence ; son éloignement pour toute espèce de galanterie le rendait avare des éloges les plus mérités. Sous prétexte de ne point gâter les femmes, il parlait de leurs défauts avec une ironie dédaigneuse, qui le rendait redoutable ; et quand on lui en faisait le reproche, il répondait que cette sévérité lui avait plus rapporté depuis qu’il était vieux, que tous les beaux sentiments de sa jeunesse. En effet, l’envie de se mettre à l’abri de ses épigrammes rendait beaucoup de femmes soigneuses envers lui, et lui donnait le droit de croire qu’on les captive plus par la crainte que par la soumission.

Il était déjà tard lorsque le Chevalier d’Émerange, après avoir donné l’inquiétude de ne le pas voir, arriva enfin. Le plaisir de se faire attendre avait pour lui tant de charmes, qu’il manquait souvent à ses engagements, dans l’unique espérance de s’entendre raconter le lendemain avec quelle impatience on l’avait attendu. Pour cette fois, la présence de madame de Saverny avait occupé tout le monde, et l’absence du chevalier n’avait été remarquée que d’un petit nombre de personnes. En entrant dans le premier salon, il fut étourdi par les discours emphatiques des admirateurs de Valentine. Pour leur prouver qu’il ne partageait pas leur enthousiasme, et qu’il l’avait assez vue pour la bien juger, il affecta de rester fort longtemps avant d’entrer dans le salon où elle était, et ne parut s’y décider que dans l’intention d’aller saluer madame de Nangis ; mais madame de Saverny eut son premier regard, et l’impression qu’elle produisit sur lui fut d’autant plus vive, qu’il s’efforça de la cacher. À peine eut-il l’air de l’apercevoir. Madame de Nangis qui commençait à être importunée des hommages que l’on prodiguait à sa sœur, sut bon gré au chevalier de cette négligence, et l’en récompensa en ne s’occupant que de lui. Il parut quelque temps ravi de cette préférence, mais quand il s’aperçut que madame de Saverny n’y prenait pas garde, et qu’elle semblait écouter avec intérêt la conversation du commandeur et de quelques autres personnes qui l’entouraient, il se fatigua de la gaieté de madame de Nangis, et s’éloigna d’elle.

Un attrait irrésistible le ramena bientôt auprès de Valentine. Malgré toutes ses résolutions, il sentit le besoin de lui plaire, en forma le projet, et s’appliqua à étudier les moyens d’y parvenir. L’embarras n’était pas de se conformer à ses goûts, mais de les connaître ; et le chevalier résolut de se servir de l’esprit de madame de Nangis, pour apprendre à captiver celui de Valentine ; bien décidé à se faire les opinions et le caractère qui devaient le mieux séduire la femme auprès de laquelle il désirait le plus de réussir.



VI


Malgré les profits qu’y trouvait son amour-propre, Valentine ne pouvait se soumettre longtemps aux agitations d’une vie aussi dissipée. Elle pria sa sœur de la laisser disposer de ses matinées, qu’elle consacrait ordinairement à l’étude, et de la dispenser quelquefois de la suivre dans ces grandes assemblées où l’ennui règne assez souvent ; mais lorsque madame de Nangis se décidait à rester chez elle, Valentine se faisait un devoir de lui tenir compagnie, et de partager avec elle le soin de faire les honneurs de sa maison. M. d’Émerange, qui s’était aperçu de cette résolution, ne manquait pas de trouver quelques prétextes pour engager madame de Nangis à ne pas sortir. Tantôt il faisait trop froid, les spectacles étaient détestables, et d’ailleurs causait-on quelque part aussi bien que chez elle ! Bonnes ou mauvaises ces raisons étaient toutes accueillies ; madame de Nangis les interprétait d’autant plus en sa faveur, que le chevalier redoublait de flatterie pour elle.

Un soir que ces dames étaient presque seules, il les surprit à rire d’une visite fort ridicule qu’elles venaient de recevoir.

— Je crois que c’est par égard pour moi, disait Valentine à sa sœur, que vous attirez chez vous ces sortes de caricatures. Vous pensez me rendre mes plaisirs de Nevers ; eh bien, vous vous trompez : nous n’avons en province rien d’aussi parfait que cela.

— Je ne sais pas, dit M. d’Émerange, quels sont les originaux qui ont le bonheur d’exciter ainsi votre gaieté, mais je défie bien Nevers d’en avoir d’aussi ridicules que ceux qu’on rencontre tous les jours à Paris.

— Eh bien, je gage, dit madame de Nangis, que vous allez reconnaitre les nôtres !

— Ah ! je les devine, reprit le chevalier, n’est-ce pas ce grand niais de baron, qui traduit l’allemand sans l’avoir appris, et fait des vers sur le oui, le non, le si, le car, enfin sur tous les monosyllabes de la langue française. Sa petite femme a des yeux rouges, et des mains noires, dignes d’exercer la muse de son mari. C’est lui qui imagina un jour de s’habiller en sauvage pour jouer un proverbe qu’il avait composé en l’honneur de la fête de la jolie duchesse de R… Il avait emprunté, pour ajouter à la vérité de son costume, une perruque de bête féroce, qui un effet si bizarre sur sa figure moutonne, qu’il fut impossible de modérer les éclats de rire, et d’entendre un seul mot de sa pièce. Ah ! c’est un homme précieux que je me ferai toujours un vrai plaisir de rencontrer !

— N’ayez pas de regret, ce n’est pas lui que nous avons vu.

Alors le chevalier passa en revue tous les gens auxquels il trouvait ou donnait des ridicules. Madame de Saverny, sans reconnaitre ses portraits, ne pouvait s’empêcher d’en rire. Il en conclut que sa malice l’amusait, et en devint plus piquant. Cependant un mot de madame de Nangis le fit changer de ton.

— Ne vous l’avais-je pas bien dit, Valentine, que la gaieté de M. d’Émerange triompherait de tous les genres de tristesse ? Vous qui vantez si bien les charmes de la mélancolie, avouez que le plaisir de rêver ne vaut pas celui de rire.

Il n’en fallut pas davantage pour faire changer de rôle au chevalier : il amena avec adresse la conversation sur des sujets plus graves, raconta sans affectation, quelques traits d’une sensibilité touchante, et jouit du plaisir de se voir écouté avec intérêt par Valentine. Madame de Nangis, que le chevalier n’avait pas accoutumée à des entretiens de ce genre, lui en témoigna son étonnement, en disant :

— Serait-il bien indiscret de vous demander où vous avez lu tout cela ? en vérité, le chevalier de Florian ne nous dirait rien d’aussi pathétique, et je ne vous aurais jamais soupçonné de sentiments si doux.

— Voilà bien de vos jugements, repartit le chevalier avec impatience ; parce qu’il est reçu dans le monde qu’on ne doit parler qu’avec son esprit, vous en concluez qu’on a le cœur sec. Ne savez-vous pas que l’on passe sa vie à afficher des défauts qu’on n’a point. Vous, qui me raillez, je vous ai vue cent fois vous parer d’une légèreté factice, et tourner en plaisanterie le trait qui provoquait le mieux votre attendrissement. Sur ce point nous sommes tous plus ou moins hypocrites.

Madame de Nangis se trouva blessée de cette réponse, et plus encore du mouvement d’humeur qui semblait l’avoir dictée. Elle s’en vengea par des épigrammes, dont Valentine essaya d’adoucir l’amertume par des mots conciliants. Tout en conservant les formes de la plus stricte politesse, la querelle devint très-vive, et laissa des impressions fâcheuses dans l’esprit de la comtesse ; elle soupçonna pour la première fois au chevalier le désir de plaire à sa belle-sœur, et l’accusa, intérieurement, d’avoir la fatuité de paraître la sacrifier à sa passion naissante. Elle en conçut d’abord une juste indignation ; car la comtesse se croyait exempte de tous reproches, par la seule raison que sa conscience était en repos sur les droits du chevalier. Comme toutes les coquettes, elle comptait pour rien le malheur de se compromettre, et s’indignait qu’on pût la soupçonner d’un tort dont elle se donnait toutes les apparences.

Le retour de M. de Nangis termina toute discussion ; il avait dîné chez l’ambassadeur d’Espagne, où l’on avait beaucoup parlé de madame de Saverny : son frère la félicita d’avoir fait la conquête la plus difficile ; celle du vieux commandeur de Saint-Albert.

— C’est un homme bizarre, dit le chevalier, mais qui n’a jamais manqué de goût.

— Il ne l’use pas, repartit la comtesse, car il n’aime personne.

— Si vous l’aviez entendu parler de Valentine, reprit M. de Nangis, vous auriez meilleure idée de son cœur.

— Il me semble, ajouta le chevalier, qu’il ne devait pas moins à madame, pour la complaisance qu’elle a eue de l’écouter toute une soirée.

— Ce n’était point par complaisance, répondit Valentine, je puis vous l’assurer, sa conversation a je ne sais quel attrait de franchise qui la rend très-attachante.

— Il est certain, interrompit la comtesse, que si vous mettiez du blanc, il n’aurait pas manqué de vous le dire, car il n’a jamais gardé le secret d’une chose désagréable.

— Il paraît, reprit M. de Nangis, que Valentine l’a corrigé du défaut de médire, car, après en avoir fait l’éloge, il a ajouté que c’était la première femme qu’il eût jugée digne de tourner la tête d’un honnête homme, et que rien ne lui semblait aussi raisonnable que de beaucoup l’aimer.

— Je ne me croyais pas si sage, dit le chevalier, de manière à n’être entendu que de Valentine.



VII


M. d’Émerange se retira convaincu de l’impression que son dernier mot avait dû produire sur Valentine, mais il se reprocha de lui avoir trop tôt laissé connaître celle qu’elle avait faite sur lui ; et, pour réparer autant qu’il était en son pouvoir une faute aussi grave, il résolut de passer deux jours entiers sans voir ces dames. Par ce moyen il croyait prouver à madame de Saverny, qu’il n’en était pas au point de n’être heureux qu’en sa présence, et à madame de Nangis, qu’il ne lui donnerait jamais le droit de l’offenser impunément. Ce calcul ne réussit qu’auprès de la dernière, car Valentine n’avait pas eu l’idée de prendre au sérieux la furtive déclaration du chevalier ; elle la mit au nombre de ces mots galants qu’il savait dire avec tant de grâce, et n’en conserva aucun souvenir.

Madame de Nangis était loin de partager cette indifférence ; le moindre mot du chevalier avait la puissance de déranger son humeur ; tout de sa part la flattait ou la blessait, et dans cette occasion son absence lui parut une insulte. Il devait bien présumer que le lendemain de cette petite scène, elle aurait la migraine, et il n’envoya même point savoir de ses nouvelles. Ce procédé faillit la rendre vraiment malade, et quand M. de Nangis vint la conjurer, le surlendemain, de ne pas manquer à l’engagement qu’elle avait pris de dîner le même jour chez une de leurs vieilles parentes, elle eut besoin de tout son courage pour se résigner à remplir un devoir aussi ennuyeux.

Valentine la voyant un peu souffrante, lui donna tous les soins de la plus tendre amitié, et s’offrit de l’accompagner. On partit de bonne heure, pour se conformer à l’ancienne habitude qu’avait la présidente de C…, de dîner à l’heure du Marais ; et l’on arriva bientôt dans la cour de l’hôtel le plus gothique et le plus triste de Paris. Un vieux laquais, posté au haut d’un grand escalier, donna le signal de l’arrivée de la comtesse, et l’on vit aussitôt un grand nombre de serviteurs invalides s’empresser d’ouvrir avec peine les battants d’une longue enfilade de portes. Les convives, déjà réunis autour du fauteuil de la présidente, offraient l’image la plus imposante d’une assemblée de famille dont on aurait exclu les jeunes héritiers. Valentine fut accueillie par ce cercle vénérable avec tout le cérémonial d’une présentation. La présidente la traitait avec la considération que méritait à ses yeux la veuve d’un vieux gentilhomme, et se contentait de parler à madame de Nangis, avec l’air protecteur qu’on a pour un enfant. Il faut convenir qu’elle en avait alors toute la maussaderie. Comme elle ne faisait aucun effort pour dissimuler son ennui, chacun pouvait deviner qu’il ne devait l’avantage de la voir qu’à sa déférence aux volontés de son mari ; et personne ne lui savait gré d’un sacrifice fait d’aussi mauvaise grâce.

Valentine, douée d’un meilleur esprit, savait tirer parti de celui de tout le monde. S’amusant de la gaieté, de la folie même, qui animent souvent la conversation des jeunes gens, elle s’intéressait à celle des savants et s’instruisait à celle des vieillards.

En achevant son éducation, M. de Saverny lui avait appris cette politesse, qui consiste encore plus à écouter avec intérêt, qu’à répondre avec bienveillance. Il n’avait rien oublié de ce qui pouvait ajouter au charme des qualités précieuses de Valentine ; et son plus grand regret en mourant, fut d’ignorer à quel heureux mortel il léguait une femme aussi aimable.

Le mérite de madame de Saverny fut apprécié des amis de la présidente, et quand le dîner fut fini, on se disputa l’honneur de faire sa partie. Madame de Nangis avait grande envie de se soustraire aux lenteurs d’un boston, qui menaçait de remplir la soirée, mais elle y fut condamnée par un regard de son mari, dont la sévérité, pour tous ces petits devoirs de société, ne pouvait se comparer qu’à son indulgence pour de plus grands travers. La comtesse se promit bien de n’obéir qu’à moitié à cet ordre ; elle savait que M. de Nangis devait se trouver le même soir à un rendez-vous chez le ministre des affaires étrangères, et dès qu’il fut parti, elle prétexta une subite indisposition, fit des excuses sur la nécessité de se retirer, et demanda sa voiture. Valentine, la croyant vraiment indisposée, la suit avec inquiétude, et l’engage à se mettre au lit aussitôt qu’elles seront de retour ; mais elle est interrompue dans ses avis charitables par un grand éclat de rire de la comtesse, qui tire le cordon de sa voiture, et dit à ses gens :

— À l’Opéra.

— Comment à l’Opéra ? s’écria Valentine ; mais vous n’êtes donc pas malade ?

— Bonne raison ! C’est surtout quand on est malade que l’on a besoin de se distraire.

— Mais si vous alliez y souffrir davantage.

— Je ne saurais être nulle part aussi mal qu’au milieu de tous ces vieux contemporains de ma tante. Mais en vérité je vous admire : comment trouviez-vous quelque chose à dire à ces gens-là ; moi, je ne sais pas assez bien mon histoire de France pour causer avec eux, car je suis sûre que le plus jeune était page de Louis XIV.

— Je n’ai pas le droit d’être aussi difficile que vous, reprit Valentine, et je supporte assez patiemment un moment d’ennui. Cependant, je sens que la gravité du Marais me paraîtrait bientôt insipide, s’il me fallait en souffrir plus d’un jour.

— Cela ressemble pourtant assez à la province.

— C’est possible, mais à la campagne on n’a aucune idée de cette manière de vivre, et vous savez que j’y passais l’année entière.

— Sans vous ennuyer ? Voilà qui est miraculeux. Je n’ai jamais pu rester plus de trois mois dans mes terres, malgré le soin que je prenais d’y amener beaucoup de monde ; je frémis déjà de l’idée d’y aller ce printemps ; et, sans le projet que nous avons d’y jouer la comédie, j’aurais bien de la peine à tenir la promesse que j’ai faite à votre frère de l’y accompagner.

— Si vous lui disiez à quel point cela vous contrarie, je suis sûre qu’il ne l’exigerait pas.

— Ah ! vous le connaissez bien peu, si vous ne savez pas quelle importance il attache à ma présence au château de Varenne, à l’époque de la fête du village. Ne faut-il pas que je sois le témoin de cette grande solennité, et que je prenne ma part des honneurs qu’on lui rend. J’avoue que je la lui céderais de bon cœur, car je ne connais rien de si fastidieux que cette parodie des fêtes de souverains où l’on se fait rendre une partie de l’encens qu’on dépense à la cour.

Ici la portière s’ouvrit, et ces dames descendirent à l’Opéra. Madame de Nangis, qui ne se souciait pas d’être vue dans sa loge, entra dans celle de la princesse de L…, tourna le dos au théâtre, et se mit à chercher des yeux auprès de quelle jolie femme le chevalier d’Émerange tentait de se venger d’elle.


VIII


La princesse était ce soir-là à Versailles, et sa loge resta à la disposition de madame de Nangis, qui eut le chagrin de n’y recevoir personne. On donnait Armide, et Valentine se livrait au plaisir d’entendre ce chef-d’œuvre, qui réunit tous les genres de perfection, lorsque la comtesse lui dit de contempler le plus beau visage qu’elle ait vu de sa vie. Imaginant que sa sœur lui désigne une femme, elle regarde dans la loge qu’elle lui indique, et ses yeux rencontrent ceux d’un jeune homme dont la figure était en effet remarquable. Honteuse d’avoir été surprise dans ce mouvement de curiosité par celui qui l’excitait, elle rougit, baisse les yeux, et, sans oser le considérer davantage, elle répond à sa sœur qu’elle est de son avis.

— C’est probablement quelque étranger, dit la comtesse, car un homme de cette tournure-là serait déjà connu de tout Paris, s’il y était seulement depuis deux mois. Vous, qui dessinez si bien, vous devez trouver que c’est un beau portrait à faire.

Valentine essaya une seconde fois de vérifier si l’admiration de madame de Nangis était fondée ; mais le même regard qui l’avait déjà troublée l’empêcha d’en voir davantage. Elle se décida à croire sa belle-sœur sur parole. La comtesse ne se lassait point de comparer les traits de cet étranger à ceux des plus belles têtes grecques, mais elle en perdit bientôt le souvenir, tandis que Valentine, qui les avait à peine entrevus, se les rappelait encore.

Au commencement du quatrième acte, madame de Nangis, n’ayant pas aperçu le chevalier, et présumant qu’il pourrait peut-être venir chez elle, proposa à Valentine de s’en aller pour éviter les embarras de la sortie de l’Opéra, et l’inconvénient d’être obligée d’accepter la main de quelque ennuyeux. Valentine, émue par le bonheur d’Armide, regretta vivement de ne point entendre ses touchantes plaintes, et se promit de revenir à la prochaine représentation de ce bel ouvrage.

Pendant que ces dames attendaient sous le vestibule, elles virent descendre du grand escalier deux hommes, dont le plus jeune fut bientôt reconnu ; l’autre paraissait âgé de cinquante ans, c’était l’ancien gouverneur ou plutôt l’ami d’Anatole, de ce jeune étranger qu’avait remarqué la comtesse. Un hasard heureux, si l’on peut appeler ainsi ce désir vague qui entraîne à suivre les pas d’une jolie personne, avait heureusement amené ces messieurs au moment où l’on vint avertir madame de Nangis que son carrosse l’attendait. Valentine exige qu’elle y monte la première, et s’élance pour la suivre, lorsque les chevaux qui n’étaient retenus que par un cocher ivre, partent comme un éclair, entraînent le laquais qui tenait la portière, et Valentine tombe sous les pieds des chevaux d’une voiture qui se trouvait derrière ; celle de la comtesse. Elle allait en être atteinte, quand un homme se précipite sur le timon de cette voiture en reçoit un coup violent, repousse avec effort les chevaux que les cris animaient, et relevant Valentine, il la porte évanouie sous le vestibule. Au même instant, les gens de madame de Nangis reviennent suivis du carrosse, pour la chercher. On l’y transporte, après s’être assuré que la frayeur est seule cause de l’état où elle est, sans s’inquiéter de celui où on laisse l’homme qui l’a sauvée.

Un flacon de sels que portait toujours la comtesse, ranima bientôt les esprits de Valentine : elle s’efforça de tranquilliser sa belle-sœur, dont les inquiétudes étaient d’autant plus vives, qu’elle se reprochait le caprice qui l’avait conduite à l’Opéra en dépit de tout et s’accusait du malheur de Valentine. C’est en pareille occasion que l’on pouvait juger de la bonté du cœur de madame de Nangis, et lui pardonner tous les travers de son esprit. Rien n’égalait sa touchante sollicitude pour un ami souffrant, ni sa générosité pour un ami malheureux. Alors tous les intérêts d’amour-propre qui la gouvernaient dans le monde, étaient sacrifiés au désir d’obliger. Souvent envieuse du bonheur des autres, le malheur la trouvait toujours noble et courageuse. Et l’on peut dire que le tort d’abandonner ses amis dans la disgrâce, était la seule mode qu’elle ne suivît pas.

De retour à l’hôtel, madame de Nangis raconta franchement à son mari ce qui lui était arrivé à l’Opéra, en lui disant que ses reproches ne sauraient aller au delà de ceux qu’elle se faisait à elle-même. Aussi ne lui en adressa-t-il aucun, dans la crainte d’ajouter au chagrin dont elle était pénétrée en pensant au danger qu’avait couru sa sœur. Elle désirait passer la nuit auprès de son lit, mais Valentine n’y voulut pas consentir. Elle assurait n’éprouver d’autre effet de sa chute qu’un peu de courbature et un tremblement dans les nerfs causé par la frayeur. Comme il ne lui restait qu’un souvenir confus de cet événement, elle ne put satisfaire aux questions que son frère lui fit à ce sujet ; et l’on sonna Richard, qui en avait été témoin, pour lui en demander les détails. Il raconta d’abord simplement le fait, mais quand il vint à dépeindre celui qui s’était si courageusement précipité au secours de la marquise, madame de Nangis s’écria :

— Il n’en faut pas douter, ma chère, c’est notre bel étranger, et voilà un commencement de roman dans les formes. Vous êtes charmante, il est beau comme Apollon, vous ne l’avez jamais vu, il vous sauve la vie ; c’est la perfection du genre. Mais ne faudra-t-il pas connaître un peu votre héros ? Qu’est-il devenu, Richard, après notre départ ?

— Comme il me fallait suivre madame, je n’ai guère eu le temps de le savoir. J’ai seulement vu deux domestiques avec une livrée que je ne connais pas, transporter dans une belle voiture le jeune homme qui avait relevé madame la marquise. Ils étaient suivis d’un vieux monsieur qui se désespérait, en disant :

» — Le malheureux a l’épaule cassée.

» Et je crois que cela se pourrait bien, car à la manière dont il s’est jeté sur les chevaux, il doit avoir reçu un violent coup de timon.

Valentine fut saisie d’effroi en apprenant l’affreux accident, dont le sien était causé ; elle donna l’ordre qu’on s’informât à qui elle avait tant d’obligation, et se promit de ne rien négliger pour lui en témoigner sa reconnaissance. M. de Nangis qui partageait ce sentiment, s’engagea à faire des démarches pour apprendre le nom de cet étranger, et l’aller remercier d’une action aussi généreuse.

L’esprit trop agité de cet événement, Valentine passa la nuit sans dormir. Elle médita sur le hasard qui avait conduit ce jeune homme à sortir de l’Opéra en même temps qu’elle, et sur le mouvement d’humanité qui l’avait porté à tout risquer pour la sauver. Une grande âme pouvait seule être susceptible d’un si noble désintéressement ; et Valentine se plaisait à faire l’énumération de toutes les qualités qui dérivent de celle-là. Son imagination, exaltée par la reconnaissance, se peignait toutes les vertus réunies dans celui qui venait de lui offrir la preuve d’un cœur aussi compatissant ; elle aurait voulu trouver quelque ingénieux moyen de l’en remercier, sans être obligée d’avoir recours à ces phrases vulgaires qu’on adresse également à l’homme qui vous sauve la vie, et à celui qui ramasse votre éventail. Mais l’idée de se trouver en présence de cet étranger l’embarrassait ; elle sentait que sa jeunesse et les agréments qui le distinguaient, intimideraient sa reconnaissance, et le trouble qui naissait de ces diverses réflexions la jetait dans des pensées vagues, que rien ne pouvait ni fixer ni distraire.



IX


Le malheureux cocher dont l’imprudence avait causé tout ce désastre, fut impitoyablement chassé. Valentine tenta vainement de demander sa grâce ; M. de Nangis ne se laissa point fléchir ; mais le pauvre Saint-Jean, en quittant la maison, reçut de madame de Saverny, pour consolation, quelques louis, et l’assurance de sa protection. Mademoiselle Cécile, la nouvelle femme de chambre de la marquise, qui avait été chargée de remplir cette commission auprès de lui, y joignit la promesse de rappeler à sa maîtresse les recommandations qu’elle lui avait fait espérer dès qu’il trouverait à se placer.

L’accident arrivé à Valentine fit bientôt assez de bruit pour que l’on envoyât de toutes parts s’informer de ses nouvelles. Elle fut accablée de visites, et en supporta patiemment l’importunité, dans l’espérance d’apprendre le nom de celui qu’elle désirait tant connaître. Mais personne ne se trouvait avoir d’ami à qui il fût arrivé une semblable aventure ; et les questions de Valentine n’eurent pas plus de succès que les démarches de son frère. Pour expliquer ce mystère, on décida que Richard s’était trompé en croyant ce jeune homme grièvement blessé, et que c’était probablement un étranger qui ne devait pas séjourner à Paris, et que les suites de cet événement n’y avaient pas retenu. Cette explication suffit à tout le monde, excepté à Valentine, qui ne la trouva pas assez positive pour la dispenser de toutes recherches. On lui dit que le commandeur de Saint-Albert avait envoyé son valet de chambre s’informer de l’état où elle se trouvait, quelques moments après qu’on l’eut ramenée de l’Opéra. Cette circonstance la frappa, elle était sûre de n’avoir point vu le commandeur au spectacle ; et il n’y avait à la sortie que les deux personnes dont elle désirait tant savoir le nom : elle pensa donc que le commandeur n’avait pu être aussitôt instruit de sa chute que par le récit de l’une de ces deux personnes, et conçut l’espérance d’apprendre de lui tout ce qui pouvait satisfaire sa curiosité. Le motif en était trop noble pour le cacher ; et Valentine écrivit un billet au commandeur, pour l’inviter à venir la voir un instant. Mais on fit répondre qu’il était à la campagne, et n’en reviendrait que dans huit jours. Il fallut se résigner à attendre, et peut-être à paraître ingrate, lorsqu’on était pénétrée d’une si vive reconnaissance.

Le chevalier d’Émerange n’avait pas manqué cette occasion de donner des preuves d’intérêt à madame de Saverny ; mais ne voulant plus se compromettre avant de savoir l’effet que produiraient ses soins, il se renferma dans les expressions d’une politesse affectueuse. La préoccupation de Valentine lui parut d’un bon augure, il ne supposa point qu’un autre pût en être l’objet, et répondit sans méfiance aux questions de madame de Nangis, quand elle lui demanda s’il n’avait pas rencontré dans le monde celui qu’elle appelait en riant le bel Étranger. Le chevalier dit qu’il était poursuivi par ce personnage mystérieux qu’il n’avait jamais vu, et dont tout le monde lui demandait le nom. Il ajouta qu’étant arrivé quelques jours avant aux Tuileries, il avait été accosté par une foule de gens qui avaient tous compté sur lui pour leur apprendre ce qu’était un homme fort remarquable par la noblesse de sa taille et de ses traits, et qui venait de monter à cheval, après s’être promené quelque temps avec un de ses amis.

— Je vous avoue, poursuivit le chevalier, que cette curiosité me parut trop ridicule pour la partager : je m’en fais le reproche, actuellement que je soupçonne ce beau monsieur d’être votre héros. Cependant, calmez vos regrets par le souvenir de madame de V…, qui fut sauvée du feu dans une auberge, par le plus bel homme de France, dont elle devint folle, et qui aurait peut-être fait la passion de sa vie, si elle n’avait pas eu l’idée d’aller un jour acheter une robe de satin dans je ne sais quelle boutique à Lyon, où son libérateur déroulait des étoffes au public avec une grâce toute particulière.

— Ah ! quelle chute horrible, s’écria la comtesse, quelle affreuse découverte !

— Pour l’amour, peut-être dit Valentine, mais pour la reconnaissance, je ne vois pas ce qui rendrait honteuse d’en témoigner à un marchand d’étoffes ?

— Certainement, reprit le chevalier, il n’y a là rien de honteux, mais il est toujours gênant d’avoir des obligations à des gens trop fiers pour recevoir de l’argent, et trop pauvres pour être vos amis. On ne sait comment s’acquitter, et l’on devrait exiger d’un garçon de boutique, qui vous rend un pareil service, d’ajouter au bas de son mémoire : tant pour avoir sauvé la vie de madame.

On rit de cette idée folle, et le chevalier parvint à jeter tant de ridicule sur ces prétendus héros mystérieux, toujours prêts à braver quelque danger, que personne n’osa dire un mot en faveur de celui qui s’était exposé pour Valentine.

La société de madame de Nangis était en général dominée par l’esprit de M. d’Émerange. Les jeunes gens le prenaient pour modèle, et croyaient imiter son élégance en singeant ses manières. Comme tous les imitateurs, ils faisaient rarement un juste emploi des défauts ou des agréments qu’ils lui empruntaient ; l’un, séduit par l’ironie piquante qui égayait sa conversation, sans choquer les convenances, se moquait lourdement des choses les plus sacrées, croyant imiter la grâce avec laquelle le chevalier semblait se sacrifier en faisant l’aveu de ses défauts. Un autre se vantait de vices abominables. Tous exagéraient son affectation à plaire sans aimer ; ils traduisaient son naturel en familiarité, son indifférence en impolitesse, et son enthousiasme en fureur. C’était enfin le chef le plus séduisant d’une école détestable. Les vieux parents de ces jeunes étourdis, accusant le chevalier de leurs travers, essayaient vainement de les éloigner d’un modèle aussi dangereux. Dans le dépit de voir leurs conseils méprisés, ils formaient un parti d’opposition contre le chevalier, que celui-ci s’amusait quelquefois à gagner par des prévenances flatteuses et des témoignages d’une estime particulière. Personne ne savait mieux que lui, pour ainsi dire, jouer de l’amour-propre des autres ; son talent allait jusqu’à s’attirer la protection de la présidente de C…, qui arrivait toujours chez sa nièce avec l’intention de l’engager à recevoir moins souvent un homme dont les assiduités finiraient par la compromettre, et qu’un éloge adroitement indirect, ou l’apologie de quelque orateur du parlement, rendait aussi indulgente pour le chevalier, qu’elle s’était promise d’être sévère. Quant aux autres femmes de la société de madame de Nangis, elles en pensaient du bien ou du mal, en raison du plus ou moins de soins qu’elles en recevaient. Madame de Rethel était la seule qui se piquât sur ce point d’une noble indépendance ; elle écoutait sans impatience comme sans intérêt, et s’amusait parfois des moyens qu’elle lui voyait employer pour parvenir à son but. Aussi le chevalier avait-il pour elle autant de haine que d’égards. C’est ainsi que les gens habitués à dominer pardonnent plutôt au censeur qui les fronde, qu’au sage qui les observe.



X


Au bout de huit jours le commandeur de Saint-Albert revint de la campagne, et son premier soin, en arrivant, fut de se rendre à l’invitation de madame de Saverny. Elle était seule quand il se fit annoncer chez elle ; l’entretien tomba naturellement sur le danger qu’elle avait couru.

— J’ai bien regretté, dit le commandeur, de ne pouvoir vous témoigner, madame, à quel point je partageais les inquiétudes de vos amis, mais un devoir impérieux me retenait à dix lieues d’ici, auprès d’un malade ; cela ne m’a point empêché d’avoir tous les jours de vos nouvelles.

— Je ne méritais pas tant de sollicitude, dit Valentine ; ce n’est pas moi qui ai souffert des suites, de cet événement, mais on assure que la personne à qui j’ai tant d’obligation, est dangereusement blessée.

À ces mots la physionomie de M. de Saint-Albert prit un air si triste, que Valentine ajouta, avec émotion :

— Ah ! mon Dieu ! serait-ce un de vos amis ?

— Que je le connaisse ou non, reprit-il, en s’efforçant de paraître calme, il a fait une action très-simple, et quand il lui en coûterait quelque chose pour vous avoir secourue, il ne serait pas fort à plaindre.

— Certainement il ne le serait pas plus que moi, car l’idée de savoir que je puis être cause d’un semblable malheur, ne me laisse aucun repos. Encore si je pouvais découvrir à qui j’en dois témoigner ma reconnaissance.

— Il serait trop récompensé vraiment, s’il était témoin de votre inquiétude ; mais ce n’est peut-être, de votre part, qu’un peu de curiosité. Ne vous blessez pas de cette supposition, ajouta-t-il, en remarquant l’air offensé de Valentine ; il est aussi naturel de vouloir connaître son bienfaiteur, que de l’oublier ; passez-moi de grâce ces petites vérités-là ; j’aime à penser qu’elles n’en sont pas pour vous, mais l’habitude m’emporte : j’ai tant vu le monde, qu’il me reste bien peu d’illusion sur les motifs qui le font agir ; j’ai surtout le tort de les dire aussitôt que je les devine, même au risque de me tromper ; et je vous demande, pour ma franchise, la même indulgence que l’on accorde ordinairement à la dissimulation.

— Ce ne serait pas beaucoup exiger de moi, car je hais tout ce qui trompe ; mais si je réclame toute la sévérité de votre franchise, je ne veux pas qu’elle me calomnie.

— Vous me croyez donc injuste ?

— En ce moment, par exemple.

— Eh bien, tant mieux, vous vous défendrez et vous me verrez bientôt persuadé de mon injustice.

— Je suis fort honorée de cette preuve de confiance, et…

— Il n’est pas besoin de confiance pour entendre la vérité.

— Et si je ne la disais pas ? reprit en souriant Valentine.

— Je le verrais.

— Vous êtes bien heureux de savoir distinguer ainsi la vérité.

— C’est un talent bien commun, je vous jure ; et les dupes sont plus rares qu’on ne pense. Les discours sont devenus une monnaie de convention dont chacun sait la valeur réelle. Quand un ministre promet une place au solliciteur qui le comble de remercîments, ils savent parfaitement ce qu’ils doivent attendre l’un de l’autre. Un amant jure de se donner la mort, sans causer le moindre effroi à sa maîtresse, et lorsqu’elle paraît s’évanouir, en entendant sa menace, il sait que c’est un procédé reçu, et qu’elle n’en est pas moins bien décidée à lui survivre. Les souverains mêmes ne sont plus la dupe des flatteries de leurs courtisans, et n’ignorent pas qu’en langage de cour : Vous êtes le plus grand des rois, veut dire tout simplement, accordez-moi une faveur. Enfin, depuis que l’on s’écoute des yeux, personne ne s’abuse ; car rien n’est aussi franc que la physionomie ; et je puis vous assurer que si dans le monde on ment beaucoup, on trompe fort peu.

— Alors, pourquoi se donner une peine inutile ?

— Je pense comme vous, qu’on pourrait se l’épargner avec beaucoup de gens, mais on en rencontre toujours un petit nombre dont l’inexpérience peut servir d’amusement.

— Ceci n’est pas fort rassurant pour une femme qui débute dans le monde.

— Ne croyez pas cela, le danger est tout entier pour celle que la vanité aveugle : la femme qui ne cède qu’aux impulsions de son cœur est rarement trompée ; pour l’attendrir il faut l’aimer ; et la plus ignorante sait si bien apprécier la sincérité des sentiments qu’elle inspire !

— Vous m’étonnez ; j’avais toujours entendu dire que sur ce point les plus spirituelles étaient souvent dupes des hommes les moins fins.

— Elles le disent, parce que c’est une manière d’excuser leurs faiblesses, et d’exciter l’intérêt qu’on a pour la victime d’une perfidie ; mais le fait est que rien ne s’imitant aussi mal que le véritable amour, il faut bien se prêter aux ruses d’un trompeur pour en être séduite. Vous avez peut-être déjà remarqué des preuves de cette vérité, car je vous crois l’esprit assez juste pour apprécier la valeur des hommages que l’on vous prodigue. On a dû vous répéter souvent que vous étiez belle, qu’on vous adorait ; et vous avez sagement jugé que de ces deux choses, l’une était vraie et l’autre fort douteuse.

En disant ces mots, le commandeur regarda Valentine attentivement. Il semblait vouloir deviner si son cœur ignorait encore le bonheur d’être aimée. La naïveté qu’elle mit à lui répondre, ne lui laissa aucun doute à ce sujet : elle ne lui cacha point l’espèce d’effroi que lui causait ce tourbillon du monde où elle se trouvait lancée malgré elle, et lui fit entendre qu’elle attacherait un grand prix aux conseils d’un homme assez éclairé pour la bien guider. C’était réclamer ceux de M. de Saint-Albert. Touché de tant de confiance et de modestie, il lui promit tout le zèle d’un ami dévoué, et finit par lui dire :

— Savez-vous qu’il faut bien vous aimer pour consentir ainsi à vous déplaire ; car le rôle d’un vieil ami est parfois celui d’un censeur.

— Rappelez-vous le premier mot que j’ai entendu de vous, et vous conviendrez qu’on peut me censurer sans me déplaire.

— Ah ! je ne doute pas de votre indulgence pour les sots jugements, je ne crains que pour ceux qui sont justes et sévères ; ce sont les seuls qu’on ne pardonne pas.

— Qu’avez-vous à craindre, je supporte bien vos injurieux soupçons, quand il vous plaît de mettre sur le compte d’une curiosité frivole, le désir si naturel de connaître une personne qui s’est blessée pour moi.

— Ah ! vous y revenez : cela vous inquiète donc véritablement ?

— Plus que je ne saurais vous le dire.

— Aimable personne ! ajouta le commandeur, en voyant l’émotion de Valentine. Votre bon cœur ne peut supporter l’idée du malheur d’un autre ! même de l’être le plus indifférent pour vous ! Peut-être n’avez-vous pas même aperçu celui qui excite votre reconnaissance ?

— Je crois… l’avoir… vu, répondit-elle, en hésitant, et madame de Nangis assure qu’il est remarquable par la tournure la plus distinguée.

— Il l’est bien davantage par son esprit et son cœur, dit en soupirant M. de Saint-Albert.

— Vous le connaissez, s’écria Valentine, en laissant tomber son ouvrage ; ah ! de grâce nommez-le moi !

— Je ne le puis.

— Quelle raison peut vous en empêcher ?

— Ma parole.

— On vous aura demandé le secret pour se soustraire à des remercîments souvent importuns, et vous aurez promis de seconder cet excès de délicatesse ; mais on peut trahir sans inconvénient une promesse de ce genre.

— S’il fallait calculer l’importance d’un engagement pour le tenir, on risquerait souvent d’être infidèle : il est si commun de regarder comme une chose indifférente celle qui ne touche que nos amis.

— Ah ! vous êtes incapable de tant d’égoïsme ; et votre raison vous éclaire assez pour distinguer le serment qu’on doit tenir de la promesse qu’on peut enfreindre.

— Je n’entends rien à ces distinctions-là. Sans examiner si le secret en vaut la peine, je le garderai ; mais je ne serai pas si discret sur votre sensibilité, et je vous demande la permission d’en répéter les expressions touchantes.

En finissant ces mots, le commandeur salua Valentine, et partit sans attendre sa réponse.



XI

La première idée de madame de Saverny fut d’avoir recours à son frère pour tâcher d’en apprendre davantage de M. de Saint-Albert ; mais elle pensa que le commandeur pourrait lui savoir un mauvais gré de cette indiscrétion.

— Puisqu’il m’a refusée, se dit-elle, sa politesse ne lui permet plus de céder aux instances d’un autre. D’ailleurs la cause de ce mystère est peut-être respectable.

À cette réflexion se joignirent toutes les suppositions qu’on pouvait faire sur une aventure aussi étrange. Valentine essaya de traiter ce prétendu secret comme une plaisanterie qui cesserait bientôt, mais son esprit s’obstinait à y penser sérieusement ; et, sans se rendre compte des motifs qui la retenaient, elle résolut de n’en parler à personne.

Peu de jours après l’entretien du commandeur, mademoiselle Cécile vint annoncer à sa maîtresse que ce pauvre Saint-Jean, à qui madame la marquise avait bien voulu promettre sa protection, venait la réclamer. On dit à mademoiselle Cécile de le laisser entrer ; et Saint-Jean après avoir longuement parlé de sa reconnaissance, apprit à Valentine qu’il trouvait à se placer, mais que son nouveau maître exigeait un mot de recommandation de la main de madame de Saverny.

— Vous vous trompez, Saint-Jean, dit la marquise, c’est sûrement de la recommandation de ma belle-sœur dont on vous a parlé, et je m’engage à vous la faire obtenir.

— J’en demande bien pardon à madame, reprit Saint-Jean, mais je ne puis me tromper, car ayant bien pensé qu’on ne pouvait me demander un certificat que des maîtres que j’avais servis, j’ai nommé madame la comtesse de Nangis ; mais on m’a répondu qu’il était inutile de prendre des informations auprès d’elle, et que je ne serais reçu que sur un mot de recommandation de madame la marquise de Saverny.

— Voilà un singulier caprice ! Comment nommez-vous ce monsieur, si confiant dans mes recommandations ?

— Je ne sais pas son nom, madame.

— Mais vous l’avez vu ?

— Non madame, j’étais hier soir tout tranquillement chez ma mère, quand un monsieur fort élégant, que j’ai bien vite reconnu pour être un valet de chambre, est venu me demander si c’était moi qui étais cause de la chute que madame avait faite à la sortie de l’Opéra. Je ne lui dis d’abord ni oui, ni non, car je pensais bien que s’il s’agissait d’une place, on ne voudrait peut-être pas d’un cocher qui avait fait une si grande sottise. Mais, comme il vit mon embarras, il m’engagea à lui dire la vérité, et m’apprit qu’il était chargé de proposer une bonne place à celui qui venait de perdre la sienne pour avoir si mal retenu ses chevaux.

— Et vous ne lui avez pas demandé qui l’avait chargé de cette commission ? interrompit Valentine, avec un peu d’impatience.

— Si fait, madame, mais il m’a répondu que je le saurais quand je serais au service de son maître.

— On vous propose peut-être là une fort mauvaise maison.

— Oh ! cela n’est pas possible, madame, on me donne encore plus de gages que je n’en avais chez madame la comtesse ; et si ce que dit le valet de chambre est vrai, on n’est pas plus généreux que son maître.

— Quoi, vous ne savez pas même où il demeure ?

— Je sais seulement qu’il est à la campagne, à dix lieues de Paris, et que si madame la marquise a la bonté de me donner le petit mot qu’on me demande, on viendra me prendre demain pour me conduire au château qu’il habite.

— Enfin, dit Valentine, après un moment de silence, puisqu’un si grand avantage pour vous est attaché à un mot de moi, je vais vous le donner : je ne crois pas me compromettre en affirmant le bien que j’ai entendu dire de vous.

— Ah ! madame peut s’informer, et tout le monde lui dira bien dans l’hôtel, que sans ce maudit déjeuner de noce, on n’aurait jamais eu de reproche à me faire.

Valentine fit cesser les regrets de Saint-Jean, en lui remettant son billet, et l’invita à venir lui dire à son retour de la campagne, s’il était content de son nouveau sort. Saint-Jean se trouva fort honoré d’une semblable preuve d’intérêt. Il ne l’attribua qu’à l’extrême bonté de madame de Saverny, et laissa à la finesse de mademoiselle Cécile l’honneur de découvrir qu’il pouvait bien ne devoir tant de protection qu’à la curiosité de la marquise.

Il est certain que Valentine commençait à s’impatienter de l’obscurité répandue sur tout ce qu’elle désirait savoir, et sans la crainte d’entendre sa belle-sœur raconter en riant, à tous ses amis, ce que Saint-Jean-venait de dire, elle l’aurait consultée pour savoir ce qu’on devait en penser. Mais l’ironie continuelle de madame de Nangis intimidait la confiance de Valentine ; elle était sûre que la comtesse se récrierait sur le romanesque des aventures qui se succédaient, et ne manquerait pas de soupçonner tout haut que ce bel inconnu, dont elle avait déjà tant ri, faisait courir après le cocher qui avait failli tuer Valentine, et lui assurerait sans doute une pension, en reconnaissance du bonheur qu’il lui devait d’avoir sauvé son héroïne. La certitude d’avoir à supporter ces mauvaises plaisanteries, confirma Valentine dans le dessein de ne pas plus parler du récit de Saint-Jean, que de la visite du commandeur. C’est ainsi que la moquerie détruit tout épanchement, même dans l’amitié ; et l’on peut affirmer que la peur d’être trahi empêche moins de confidences, que la crainte d’être plaisanté.



XII


Plusieurs jours s’écoulèrent sans que le commandeur reparût chez madame de Nangis. Valentine, alarmée de cette absence, pensa que le danger de son mystérieux ami pouvait en être cause, et se persuada qu’il était de son devoir d’en témoigner quelque inquiétude. Mais elle en parla de la manière la plus réservée, dans un billet où toutes les grâces de la politesse ne dissimulaient pas la contrainte qui l’avait dicté ; car l’idée que ce billet pourrait être montré, avait intimidé Valentine : l’événement justifia sa prévoyance. M. de Saint-Albert était à la campagne, et le surlendemain elle reçut la lettre suivante :

« Madame,

» Ne me plaignez pas de l’événement le plus heureux de ma vie, mais de la fatalité qui me prive du bonheur d’aller vous remercier de votre aimable inquiétude. Hélas ! ma blessure est guérie ! et je vais perdre tous mes droits à votre intérêt, sans être moins digne de votre pitié.

» Je suis, etc.
» ANATOLE. »


À cette lettre était jointe la réponse du commandeur, qui annonçait son prochain retour à Paris, sans dire un mot d’Anatole.

— Anatole, répéta tout haut Valentine, je sais enfin son nom, et je connaîtrai bientôt celui de sa famille… Mais que m’importe le secret de sa naissance, j’aimerais mieux savoir celui de ses chagrins. Il paraît malheureux. On n’emploie tant de mystère que pour cacher un tort ou un malheur ; et l’ami de M. Saint-Albert ne peut être un homme coupable. Il n’en faut pas douter, il est malheureux. Mais de quel malheur est-il affligé !

Voilà le sujet sur lequel s’exerça longtemps l’esprit de Valentine. Plusieurs indices lui prouvaient que la fortune n’avait point de torts envers lui. La nature semblait l’avoir comblé de ses faveurs, et l’amour seul devait causer ses peines. Peut-être avait-il été indignement trahi, et s’était-il juré de fuir toutes les occasions de se laisser de nouveau séduire : sa retraite était la suite de cette résolution : et Valentine trouvait qu’un tel motif expliquait fort clairement tout ce qui lui avait paru si étrange jusqu’alors.

— Si j’étais trompée, se disait-elle, je voudrais comme lui me soustraire aux yeux de tout le monde, et même à la reconnaissance que l’on voudrait me témoigner ; je ne verrais partout que perfidie.

C’est ainsi que l’on trouve toujours le moyen de justifier les manies des gens qu’on favorise. En réfléchissant un peu mieux, Valentine aurait vu que ce projet de retraite absolue s’arrangeait mal avec sa rencontre à l’Opéra ; bien que ce soit assez la mode de nos misanthropes modernes de haïr les hommes sans pouvoir se passer de leur société, et de fuir les femmes sans manquer un jour d’Opéra ; cependant il est rare d’y rencontrer celui qui cherche la solitude ; et madame de Saverny aurait s’attendrir un peu moins sur les malheurs d’un amant accessible à de pareilles distractions. Mais à l’âge de Valentine, on raisonne avec son imagination, et l’on calcule d’après son cœur ; elle se dit qu’Anatole avait été au spectacle par complaisance, qu’il ne l’avait si tendrement regardée que par curiosité, et ne s’était généreusement exposé pour elle, que par humanité et dégoût de la vie.

Après avoir relu plusieurs fois le billet d’Anatole, elle le serra avec soin, et se rendit chez sa belle-sœur, où l’assemblée la mieux choisie se plaignait depuis longtemps de son absence.

— Qui donc vous a retenue si tard, ma chère Valentine, s’écria madame de Nangis, nous vous attendons depuis un siècle pour chanter les couplets de M. de S…, prendre le thé et commencer le quinze.

— En vérité, ma sœur, je ne méritais guère l’honneur d’être attendue pour tout cela, répondit Valentine ; vous savez que je chante fort peu, et joue encore plus mal ; monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers le chevalier d’Émerange, voudra bien me remplacer, et l’auteur des couplets y gagnera beaucoup.

— Gardez-vous bien de lui rien demander, reprit la comtesse, il est ce soir d’une humeur détestable ; il dit qu’il n’y a pas assez de monde pour jouer, qu’il y en a trop pour faire de la musique, que la conversation est trop brillante pour qu’il s’en mêle, enfin, il blâme tout en demandant la permission de ne rien faire ; voilà la seule réponse qu’on en puisse obtenir.

— Puisque c’est ainsi, je vais me rendre aux ordres de madame, dit le chevalier en s’adressant à Valentine.

Et se levant ensuite pour demander à M. de S… ses couplets, il laissa madame de Nangis un peu déconcertée de ce nouveau caprice. Pendant que le chevalier essayait l’air qui conviendrait le mieux à cette chanson, et que l’auteur se confondait en phrases modestes, pour prouver qu’il connaissait la médiocrité du genre et de l’exécution de ce petit ouvrage, un indiscret s’avisa de dire qu’il voudrait bien savoir quelle douce occupation avait fait oublier l’heure à madame de Saverny.

— Il faut le deviner, répondit M. de Nangis ; moi je crois qu’elle finissait quelques-uns de ces romans que ces dames prétendent ne pas pouvoir quitter ; et vous, chevalier, quelle est votre idée ?

— Madame écrivait peut-être aux heureux voisins du château de Saverny, dit le chevalier d’un air malin.

— Bah ! dit la comtesse, je parie qu’elle achevait sa toilette : il manque toujours quelque chose à une robe neuve.

— Qui sait, dit une voix qui surprit Valentine, pour occuper longtemps une jeune femme, il ne faut souvent qu’un billet.

— Vous ici, M. le commandeur, s’écria Valentine en se retournant, je vous croyais à la campagne !

— J’en arrive à l’instant, madame, et si je n’ai pas eu l’honneur de me présenter chez vous, c’est que j’espérais vous rencontrer ici.

Madame de Saverny s’excusait avec embarras de n’avoir point aperçu le commandeur en entrant dans le salon, lorsque le son du piano se fit entendre. Après avoir préludé, le chevalier décida qu’une épigramme n’avait pas besoin d’accompagnement, et se mit à chanter, sans le secours du piano, des couplets dirigés contre un ministre nouvellement nommé : plusieurs femmes de la cour y étaient désignées de la manière la moins décente, et la malignité ne s’arrêtait même pas aux courtisans. Chacun parut enchanté de cette œuvre du démon, et la meilleure des satires de Boileau n’aurait pas excité plus d’enthousiasme. On combla l’auteur d’éloges ; ceux que lui adressa le chevalier furent les mieux tournés, les plus outrés et par conséquent les plus flatteurs. M. de Nangis seul ne rit point des couplets, et témoigna à sa femme le regret de les avoir laissé chanter chez lui ; mais la comtesse devinant sa pensée, lui répondit :

— Qu’il n’y avait rien à craindre du ressentiment des personnes attaquées dans cette chanson ; dans le fonds, ajouta-t-elle, il n’y a que le prince de maltraité, et vous savez sur ce point jusqu’où va son indulgence.

Madame de Nangis avait raison : à cette époque on risquait moins à faire une chanson contre le roi, qu’une épigramme sur un commis des finances.

De retour auprès de madame de Saverny, le chevalier se pencha vers elle pour lui dire à voix basse :

— Concevez-vous rien au caprice de madame de Nangis, de me faire chanter des pauvretés pareilles ?

— N’avez-vous pas dit que vous trouviez ces couplets charmants ?

— Oui, vraiment, je l’ai dit à l’auteur ; ne voulez-vous pas que je me fasse un ennemi de cet homme-là ?

— Mais il me semble que sans blesser son amour-propre, vous auriez pu être moins prodigue d’éloges.

— Ah ! vous connaissez bien mal ces sortes de gens-là : vous blâmez mon exagération envers lui, eh bien, je ne serais pas étonné qu’il m’eût trouvé très-froid dans mes éloges, et que pour s’en venger il ne méditât quelques petits refrains joyeux contre moi.

— En effet, si la mauvaise foi se devine, j’ai peur pour vous ; mais qui peut obliger à recevoir une personne dont l’aimable esprit cause une si vive terreur ?

— On espère toujours l’avoir pour soi, et comme il ne vous montre jamais que les méchancetés adressées aux autres, à moins qu’il ne se trompe de poches, on ne risque pas de savoir celles qu’on lui inspire.

— Mais savez-vous bien que cela fait un très-vilain métier.

— Pas plus vilain qu’un autre. Au bout du compte, cet homme-là ne fait que rimer la prose de tout le monde, sa malice a rarement le mérite de l’invention ; il peint ce qu’il voit, copie ce qu’il entend, médit de tous ; et l’on sait qu’il a son couvert mis à la table de chacune de ses victimes.

— Je puis vous assurer qu’il ne sera jamais admis à la mienne.

— Il n’en voudrait pas de la vôtre : que ferait-il chez une femme qui ne peut ni goûter ni inspirer la satire ?

— Ah ! prenez-y garde, vous me flattez ; me croiriez-vous méchante ?

— Vraiment cette réflexion pourrait bien m’en donner l’idée, et c’est me punir cruellement d’avoir compromis mes éloges ; mais je m’en rapporte à votre esprit, pour distinguer le compliment que l’on cherche, de la vérité qui échappe. Au reste, quelle que soit votre opinion, je ne me donnerai jamais la peine de me justifier auprès de vous, tant je suis convaincu que vous savez déjà mieux que moi tout ce que je pense.

Le chevalier quitta son ton léger pour dire ces derniers mots, qui furent interrompus par les instances réitérées de madame de Nangis, qui voulait absolument faire jouer sa belle-sœur. Valentine sut bon gré à la comtesse de lui épargner l’embarras de répondre au chevalier ; elle alla se placer auprès d’elle, à la table de jeu, et fut étonnée de voir le chevalier s’y établir aussi malgré le refus absolu qu’il avait fait de jouer de la soirée. Madame de Nangis n’en fit point la remarque tout haut ; mais ses regards et l’inflexion de sa voix, quand elle lui adressait la parole, prouvaient trop qu’elle était vivement blessée. Pour la première fois Valentine souffrit du mécontentement de sa belle-sœur, des soins empressés du chevalier, et de la présence du commandeur.


XIII


Avant de se séparer, M. d’Émerange dit :

— Que je suis étourdi ! j’oubliais de vous parler de la nouvelle qui occupe aujourd’hui tout Paris ! de l’arrivée de ce fameux philosophe, qui prétend deviner les défauts du cœur d’après les traits du visage !

— Quoi ! Lavater est ici, s’écria madame de Nangis ? Que je voudrais le voir ! je suis folle de son système, et je m’en sers déjà passablement bien. Cependant je n’en sais que les masses ; ses détails me paraissent trop incertains ; mais sur les nez aquilins, et les mentons crochus, je ne me tromperais guère.

— Fiez-vous à ces belles, connaissances-là, reprit le chevalier, j’ai voulu aussi me mêler de physiognomonie, et n’ai recueilli d’autre fruit de mes études que le tort de supposer à mes amis beaucoup plus de défauts que je ne leur en connaissais déjà.

— C’est que vous étiez mal instruit ; d’ailleurs c’est une science que bien des gens ne se soucient guère d’accréditer. Moi, qui ne me donne pas trop la peine de cacher mes défauts, je serais charmée de connaître aussi bien ceux des autres.

— Je croyais, dit Valentine, qu’il y avait plus à gagner à ne les pas voir ; et je suis presque tentée de plaindre ce pauvre M. Lavater, de n’avoir pas même les plaisirs de l’illusion.

— Ce doit être un homme d’une conversation bien intéressante, dit la comtesse. On va se l’arracher ; mais j’espère bien être une des premières à le voir.

— Ce ne sera pas une chose facile, reprit le chevalier, car on le dit fort sauvage.

— C’est dans l’ordre, dit le commandeur, un homme qui a le secret de tout le monde doit se cacher.

— Mais il a des amis peut-être, reprit la comtesse. On le rencontrera quelque part.

— Je ne pense pas que ce soit à la cour, dit en riant M. de Saint-Albert ; mais si vous êtes, mesdames, si curieuses de le rencontrer, je crois pouvoir vous en offrir l’occasion.

— Ah ! monsieur le commandeur, s’écria madame de Nangis, si vous me rendez un pareil service, je vous promets de ne plus me plaindre de ces petites vérités que vous m’adressez avec tant de ménagements.

— Non, vraiment, je serais bien fâché que le plaisir de vous obliger me coûtât une de vos injures. J’aime les réparties, et les vôtres sont trop piquantes pour les sacrifier. C’est donc sans aucune condition que je vous propose de me faire l’honneur de dîner samedi chez moi. Lavater m’a promis ce matin de me donner cette journée. Nous devions la consacrer au plaisir de nous rappeler les moments que nous avons passés ensemble dans son ermitage en Suisse, mais il ne m’en voudra pas de le tromper ainsi.

Madame de Saverny accepta avec empressement l’invitation du commandeur. Une secrète espérance de rencontrer chez lui cet Anatole, dont le souvenir revenait souvent à sa pensée, ranima sa gaieté. Elle redoubla de soins pour le commandeur, et jamais son désir de plaire ne s’était montré plus visiblement. M. de Saint-Albert n’osant pas s’en faire honneur, lui supposa un autre motif, et dit à voix basse à Valentine :

— Vous ne me diriez seulement pas d’inviter le chevalier ; et cependant vous en mourez d’envie. Mais on ne peut jamais espérer de franchise de la part d’une femme bien élevée.

À ces mots, Valentine se sentit rougir d’impatience ; elle allait répondre de manière à détromper le commandeur, lorsque le chevalier vint s’informer des projets qu’elle avait pour le lendemain. M. de Saint-Albert profita de cette occasion pour remplir ce qu’il disait être le vœu de madame de Saverny ; et la reconnaissance que lui en témoigna M. d’Émerange, dut le confirmer dans l’opinion que la moitié de ses conjectures était au moins bien fondée.

Au jour convenu on se rendit chez le commandeur. Madame de Nangis s’étonna d’en être reçue d’une manière aussi affectueuse ; elle ignorait le respect de M. de Saint-Albert pour les devoirs de l’hospitalité, et ne concevait pas comment ce même homme, si frondeur, si brusque chez les autres, pouvait devenir chez lui aussi prévenant qu’aimable pour tous ceux qui s’y trouvaient. Un vieux préjugé d’éducation avait persuadé au commandeur, qu’en général il faut être reconnaissant envers les personnes qu’on reçoit ; car il est rare qu’elles ne fassent point un sacrifice en quittant leur maison, même pour s’amuser dans celle d’un autre. D’ailleurs il prétendait que la manière de recevoir plus ou moins bien les gens étant toujours un aveu des sentiments d’estime qu’on leur portait, ils avaient le droit de se blesser d’une distraction, ou de se venger d’une impolitesse.

En entrant dans le salon, Valentine était vivement émue ; son premier regard n’avait osé s’arrêter particulièrement sur personne, et ce ne fut que longtemps après qu’elle put vérifier que son espérance était vaine. La réunion n’était pas nombreuse : madame de Réthel, nièce de M. de Saint-Albert en faisait les honneurs ; elle paraissait fort occupée du soin d’observer Valentine, et plus encore de lui témoigner la préférence la plus flatteuse. Le chevalier, à qui le trouble de madame de Saverny n’avait point échappé, en éprouvait une joie d’amour-propre qui se décelait dans tous ses discours. Il s’empressa de venir lui dire :

— Sur lequel de tous ces visages placeriez-vous l’esprit ingénieux de Lavater ?

— Je voudrais, répondit-elle, en désignant quelqu’un, que cette figure, dont l’expression est si noble et si calme, fût celle d’un philosophe.

— Et le ciel, qui veut tout ce que vous voulez, a donné cette belle figure à Lavater.

— Ah ! je suis bien aise de l’avoir deviné, reprit Valentine ; et, si j’osais, je m’en vanterais à lui pour lui prouver la vérité de son système.

Dans ce moment, le commandeur vint prendre la main de ces dames pour les conduire à table. Selon le désir de madame de Nangis, Lavater fut placé près d’elle ; mais sa curiosité n’y gagna rien. En vain son esprit trouva-t-il le moyen d’amener la conversation sur tous les sujets qu’elle croyait devoir l’intéresser ; en vain lui témoigna-t-elle par ses prévenances le désir qu’elle avait de l’entendre causer ; il garda le plus profond silence. La comtesse crut que c’était par dédain philosophique, et changea au même instant son enthousiasme pour Lavater, en indignation contre lui.

— Savez-vous bien, dit-elle au commandeur, que votre savant ami n’est qu’un ennuyeux ? Nous croit-il indignes de ses paroles, ou trop sots pour le comprendre ?

— Il serait possible, répondit M. de Saint-Albert, qu’avec tout votre esprit, vous ne le comprissiez pas.

— Voilà bien cet orgueil masculin, reprit la comtesse, qui, tout en accordant beaucoup d’esprit aux femmes, les croit incapables d’apprécier le mérite d’un homme supérieur. On s’imaginerait, à vous entendre, que Dieu, vous ayant faits à son image, nous devons aussi vous adorer sans vous comprendre ?

— Pourquoi pas ? nous donnons assez souvent l’exemple d’un pareil culte.

— Cela n’excuse pas vos dédains pour notre esprit, et la peine que vous prenez à nous persuader que la nature l’a réduit au bonheur de vous amuser, sans pouvoir jamais atteindre à l’honneur de vous imiter, même dans la moindre de vos productions.

— Ah ! ce serait par trop injuste, reprit tout haut le commandeur, et ces messieurs me sont témoins qu’hier encore je vantais les jolis ouvrages de plusieurs femmes, et surtout les petits vers de madame de B… Ce n’est pas ma faute à moi si ces dames ne font pas de belles tragédies : je les vanterais d’aussi bon cœur.

— Cela n’est pas sûr, dit la comtesse.

— Et moi j’en réponds, dit le chevalier. Les succès littéraires des femmes ne peuvent être disputés que par des hommes médiocres. C’est la rivalité qui rend injuste, et plus encore le sentiment de son infériorité. Comment voulez-vous qu’un pédant ennuyeux pardonne à madame de La Fayette d’occuper une place dans toutes les bibliothèques, tandis que les misérables brochures qu’il enfante avec tant de peine, expirent en naissant ? Il n’appartient qu’aux gens d’un vrai mérite de savoir approuver le talent partout où il se trouve, et j’affirmerais bien que Racine ne médisait pas des vers de madame Deshoulières, malgré son injustice envers lui.

La discussion s’établit sur ce sujet si souvent rebattu. Le chevalier plaida la cause des femmes en chevalier français, et fut bien étonné d’avoir à combattre madame de Saverny, dont l’avis était que les talents les plus distingués et le succès qui en résultait ne pouvaient dédommager une femme du malheur attaché à la célébrité. Madame de Nangis insista pour savoir l’opinion de M. Lavater sur cette réflexion de Valentine, et le commandeur fut obligé de lui avouer que Lavater entendait assez bien le français, mais ne répondait jamais qu’en allemand. C’est pourquoi, ajouta-t-il, j’ai osé vous dire que vous pourriez bien ne pas le comprendre.

Cet aveu rendit à la comtesse toute sa bienveillance pour Lavater ; elle pria le commandeur de lui servir d’interprète, et la conversation s’engagea bientôt comme elle le désirait. Elle eut beaucoup à se louer de l’aimable indulgence du philosophe pour celles qu’il appelait ses chères pécheresses ; mais elle fut souvent contrariée de son attention à considérer Valentine. En effet, rien ne pouvait le distraire du plaisir qu’il prenait à contempler l’ensemble de ce beau visage : ses yeux y restaient fixés comme un livre dont chaque page augmente l’intérêt. C’est en regardant Valentine qu’il s’écria :

— L’expression d’une âme pure sur des traits enchanteurs n’a-t-elle pas tout le charme d’une harmonie céleste !

Vers la fin du dîner, M. de Saint-Albert parla d’un billet qu’il venait de recevoir, où se trouvaient mêlés des vers adressés à Lavater, et qu’il croyait dignes de lui. « De qui sont-ils ? » demandèrent aussitôt plusieurs personnes, car pour un grand nombre de gens, le jugement qu’on doit porter sur un ouvrage est tout entier dans le nom de l’auteur. Le commandeur répondit que le billet était d’un de ses amis, qui s’excusait de ne pouvoir profiter de l’honneur de dîner avec ces dames, et que les vers étaient anonymes. On voulut les connaître. Madame de Réthel fut chargée de les lire. C’était un parallèle de Fénelon et de Lavater, où les plus nobles pensées étaient exprimées avec autant d’énergie que de grâce ; cet éloge semblait être plutôt le jeu d’une imagination qui aime à comparer que l’œuvre de ce démon de flatterie qui inspire tant de madrigaux, et l’on devinait, en lisant ces vers, que l’auteur les avait faits bien plus pour son plaisir que pour vanter le génie de Lavater. Ils obtinrent tous les suffrages ; après les avoir entendus, on voulut les lire, et lorsqu’ils arrivèrent à madame de Saverny, elle ne réussit pas à cacher sa surprise, en reconnaissant que ces vers avaient été tracés de la même main que la lettre d’Anatole. Le mouvement involontaire qu’elle fit fut remarqué de tout le monde : on devina qu’elle avait reconnu l’écriture de l’auteur, et pour la première fois elle se félicita d’ignorer son nom de famille, afin d’affirmer avec plus d’assurance qu’elle ne le connaissait pas.


XIV


Le commandeur, qui savait seul le secret de l’embarras de Valentine, voulut y mettre fin en proposant de se lever de table ; mais elle était à peine remise de cette première émotion, qu’il en fallut dissimuler une plus vive encore. Madame de Nangis avait désiré voir la bibliothèque de M. de Saint-Albert ; c’était une des plus complètes de Paris. Il faisait remarquer sa plus belle édition à madame de Saverny, lorsqu’on entendit la comtesse s’écrier en éclatant de rire :

— C’est lui, c’est lui-même ; Valentine, ajouta-t-elle en montrant un des bustes qui décoraient ce cabinet, ma chère amie, dites-moi un peu à qui vous trouvez que ce buste ressemble ?

— Vraiment, interrompit avec empressement le commandeur, il doit ressembler au Troyen Hector ; c’est du moins ce qu’assure le Romain qui me l’a vendu.

— Il s’agit bien de votre guerrier troyen, reprit la comtesse, moi je vous dis que c’est le portrait frappant de notre inconnu, et qu’il est bien aussi beau, aussi brave, que tous vos héros d’Homère. Mais, répondez-donc, Valentine, n’êtes-vous pas d’avis de cette ressemblance ?

Madame de Saverny en était trop frappée pour oser en convenir. L’affectation du commandeur à détourner l’attention de la comtesse sur cette ressemblance, et plus encore le souvenir de ces traits si bien empreints dans la mémoire de Valentine, lui firent soupçonner que l’artiste chargé d’exécuter ce buste n’avait eu pour modèle qu’Anatole. Elle s’étonna du trouble que cette idée faisait naître en son âme, et s’efforça d’en triompher, en répondant avec gaieté aux plaisanteries de sa belle-sœur ; mais Valentine était loin de posséder cet art de dissimuler les émotions du coeur sous les apparences d’un esprit léger. Son regard, sa rougeur, combattaient avec son sourire. Elle sentit bientôt l’impossibilité de continuer une conversation qui lui coûtait tant d’efforts, et tâcha de porter l’attention de madame de Nangis sur un nouvel objet ; n’y pouvant réussir, elle se décida à profiter de sa position pour satisfaire une partie de sa curiosité. Elle conduisit Lavater auprès de ce buste, et lui témoigna le désir de savoir, d’après son système, le caractère qu’il supposait au modèle de cette belle tête. Entraîné par le plaisir d’intéresser Valentine, Lavater surmonte la timidité qui l’empêchait ordinairement de s’exprimer en français, et rassuré par l’idée de n’avoir à dénoncer que les défauts de quelque héros antique, il fait l’analyse la plus détaillée de ce portrait moral, en donnant à chaque mot une nouvelle preuve de sa profonde observation. Il démontre par tous les principes de sa science, qu’un homme doué de cette physionomie doit posséder un esprit élevé, indépendant, mais trop prompt à s’exalter ; un cœur généreux et passionné, sensible jusqu’à la faiblesse, jaloux jusqu’à l’emportement, timide et courageux, modeste et fier, docile dans ses habitudes, inébranlable dans ses résolutions ; on peut l’occuper vivement, mais jamais le distraire ; il ajoute enfin que son imagination ardente, modérée par un sentiment profond de mélancolie, lui promet de brillants succès en poésie et en peinture, et de vifs chagrins en amour.

Jamais oracle ne fit plus d’impression sur les Grecs que le jugement de Lavater n’en produisit sur l’esprit de Valentine. À mesure qu’il le prononçait, les yeux fixés sur le commandeur, madame de Saverny cherchait à en vérifier l’exactitude, et voyait avec plaisir le sourire d’approbation qui se répandait sur le visage de M. de Saint-Albert, à chaque détail que Lavater se plaisait à donner du caractère de son jeune ami. Convaincue de la fidélité de ce portrait, elle dit au commandeur, de manière à n’être entendue que de lui :

— Vous le voyez, tout le monde n’est pas aussi discret que vous. Il ne me reste plus qu’un nom à savoir ; je le saurai bientôt, et j’aurai regret de ne rien devoir à votre confiance.

— Vous devez déjà trop à mon indiscrétion, reprit-il ; mais comment un intérêt de ce genre peut-il vous occuper à travers tous ceux qui vous captivent ?

— C’est qu’il est peut-être le plus vif, répondit ingénument Valentine.

Ce mot parut surprendre le commandeur ; il prit un air méfiant, se mit à rêver, et son regard semblait dire : Serait-il vrai ?

Pendant que Valentine se reprochait l’excès de sa franchise, le chevalier riait de sa crédulité, et profitait du départ de Lavater pour dire :

— Je crois, en vérité, que vous ajoutez foi à cette nouvelle magie, et que l’esprit éloquent de Lavater vous a subjuguée au point de…

— Elle ne saurait mieux faire que de le croire, interrompit madame de Nangis, puisqu’il donne à son héros toutes les qualités de Grandisson, sans compter les défauts charmants qu’il lui accorde.

— Quoi ! toujours ce personnage mystérieux, reprit le chevalier, en témoignant de l’humeur. Ah ! par grâce, mesdames, respectez son secret ; il le garde si bien !

— Il le garderait cent fois mieux encore, reprit la comtesse, que je le saurais demain s’il m’intéressait autant que vous le supposez.

Valentine fut frappée de cette réflexion, et n’en entendit pas davantage de la petite querelle qui s’engagea entre sa belle-sœur et le chevalier. Accoutumée à les voir souvent d’un avis contraire, elle s’inquiétait peu de leurs différends. Cependant elle aurait pu remarquer qu’ils étaient plus fréquents, et qu’il régnait dans tous les discours de la comtesse une sorte d’aigreur qui devenait chaque jour moins supportable. L’innocence de Valentine l’empêcha longtemps d’en soupçonner la cause ; mais elle ne pouvait se dissimuler que madame de Nangis paraissait souvent importunée de sa présence ; et, sans oser interpréter ce changement, elle en profitait pour se livrer quelquefois à son goût pour la retraite. Ces jours-là elle ne permettait qu’à la petite Isaure de venir la troubler, et c’est en prodiguant les plus tendres soins à la fille qu’elle se vengeait des caprices de la mère.



XV


La réflexion de madame de Nangis sur le secret d’Anatole revint si souvent à l’esprit de Valentine, qu’elle finit par la trouver toute simple, et s’étonna d’avoir cessé aussi vite les démarches qui pouvaient lui offrir des renseignements certains sur ce qu’il lui restait à savoir d’Anatole. Après avoir rejeté celles qui ne lui paraissent pas convenables, elle se fit conduire un matin à l’Opéra, et, sous prétexte de louer une loge à l’année, elle demande celle où elle a vu pour la première fois Anatole. On lui répond que la loge qu’elle désigne n’est pas libre, mais qu’on ne doute pas que l’ambassadeur d’Espagne n’ait la complaisance de la lui céder dès que Son Excellence apprendra que c’est madame la marquise de Saverny qui le désire. Valentine insiste pour que l’on n’adresse point à l’ambassadeur une demande aussi indiscrète, et défend positivement qu’on la fasse en son nom. Le commis chargé de la location des loges, ne voyant que l’intérêt de son administration, promet bien à la marquise de se conformer à ses ordres, mais c’est en formant le projet de lui désobéir. À peine l’a-t-elle quitté, qu’il écrit à l’intendant de l’ambassadeur tout ce qu’il avait promis de ne pas dire ; il y ajouta quelques-unes des questions échappées à la curiosité de Valentine, et finit par offrir à Son Excellence le choix de deux autres loges en face de la sienne, qu’il assura être meilleures.

La réponse du duc de Moras ne se fit pas attendre, et Valentine, l’ayant rencontré quelques jours après chez la princesse de L…, resta interdite quand il vint la remercier de lui avoir offert l’occasion de faire une chose qui lui fût agréable, en lui cédant sa loge à l’Opéra.

— Elle sera bien mieux occupée, ajouta-t-il, et je m’assure la reconnaissance de mes anciens voisins. Quelle agréable surprise pour eux de voir arriver une aussi belle personne à la place de leur vieux diplomate !

Valentine, révoltée de l’indiscrétion commise en son nom, s’en défendit avec tant de chaleur, qu’elle s’en justifia mal. Son trouble, en écoutant le duc de Moras, son indignation contre ce commis qu’elle menaçait de faire punir de son impertinence, enfin, ce dépit qu’on éprouve toujours à la suite d’une démarche imprudente et mal interprétée, lui donna l’air d’une personne qui craint d’être devinée. On avait trouvé tout simple le caprice qui l’avait engagée à désirer la loge du duc de Moras, on s’étonna de lui voir mettre tant d’importance à s’en défendre ; et chacun y prêta le motif qui lui parut le plus probable. C’est ainsi qu’on juge souvent dans le monde de l’étendue d’une inconséquence par le plus ou moins de soin qu’on porte à s’en disculper.

Fort heureusement pour Valentine, la princesse interrompit les excuses et les remercîments qu’elle adressait au duc de Moras, en disant :

— Regardez, madame, le joli présent que je viens de recevoir !

Et elle conduisit la marquise auprès d’une table sur laquelle se trouvait un jasmin d’Espagne d’une rare beauté. Il avait la forme d’un oranger : sa tige élancée était recouverte d’un buisson de fleurs, et tout attestait qu’il avait déjà bravé bien des hivers, Valentine convint qu’elle n’en avait jamais vu de pareil, et cependant son goût pour les fleurs lui avait fait souvent rechercher les plus belles, et les serres du château de Saverny étaient citées parmi les plus complètes en ce genre. Aux airs modestes que le duc de Moras prit en voyant chacun admirer cet arbuste, Valentine devina que c’était lui qui l’avait offert, et lui en fit compliment. Il y répondit en avouant qu’il le tenait d’un de ses amis qui l’avait fait venir d’Espagne, et qu’il ne croyait pas qu’il y en eût d’aussi grand en France.

En sortant de chez la princesse, madame de Saverny se rendit chez la présidente de C…, où devait se trouver madame de Nangis. Elles y passèrent toutes deux le reste de la journée ; et lorsque Valentine rentra chez elle, le premier objet qui frappa sa vue fut un jasmin semblable à celui qu’elle avait, admiré le matin même chez la princesse de L… : elle reconnut jusqu’au vase qui le contenait, et ne douta pas un instant que la princesse ne lui en eût voulu faire le sacrifice. Pour mieux s’en assurer, elle demanda à sa femme de chambre de quelle part on l’avait apporté ; mais mademoiselle Cécile, qui avait toujours le talent d’ignorer ce qu’elle ne voulait pas dire, répondit que deux hommes qu’elle avait pris pour des jardiniers l’avaient déposé dans l’antichambre, en recommandant de le placer auprès du lit de madame. Cette réponse affermit Valentine dans l’idée que la princesse, ayant remarqué son admiration pour cet arbuste, avait voulu s’en priver pour elle. C’était à ses yeux une indiscrétion de plus que de l’accepter, et cependant comment refuser un sacrifice offert avec tant de délicatesse ? Après s’être vivement reproché tout ce qu’elle croyait avoir dit et fait d’inconvenant depuis plusieurs jours, Valentine décida qu’elle irait le lendemain, au lever de la princesse, la remercier de son aimable attention, et la conjurer au nom de l’ambassadeur, qu’elle privait déjà de sa loge, de conserver les fleurs qu’il lui avait offertes avec tant de plaisir.

La princesse était encore au lit quand la marquise arriva. Un valet de chambre alla s’informer si elle était visible, et madame de Saverny entra dans le salon pour y attendre sa réponse. On peut se figurer sa surprise lorsqu’elle aperçut sur la table de la princesse le même jasmin qu’elle y avait vu la veille. Sans pouvoir expliquer ce nouveau mystère, elle chercha un autre motif à donner à sa visite ; car, sans se rendre compte du sentiment qui la retenait, elle ne voulait point parler du présent qu’elle avait reçu, avant d’avoir découvert celui qu’elle en devait remercier. Elle était encore dans l’embarras de choisir un prétexte raisonnable, quand on vint l’avertir que la princesse l’attendait. Elle arriva près d’elle avec toute la confusion d’une personne qui ne sait ce qu’elle va dire. La princesse ne s’en aperçut point, et termina son embarras en lui disant :

— Je devine ce qui m’attire le plaisir de vous voir d’aussi bonne heure, ma chère Valentine ; vous savez ce qui s’est dit hier soir chez moi, et combien je me suis plainte de votre silence. Me laisser apprendre la nouvelle de votre prochain mariage par le bruit qu’il fait dans le monde, vous conviendrez que c’est me traiter avec bien peu de confiance, et que mon amitié méritait mieux de vous.

La princesse ajouta tant d’autres reproches obligeants à ceux-ci, qu’elle donna à Valentine le temps de se remettre un peu de son étonnement, et de chercher à profiter de la méprise.

— Avant de me justifier, lui dit-elle, d’un tort que je n’ai point, permettez-moi, madame, de me plaindre aussi de votre facilité à m’accuser.

— Quoi ! interrompit la princesse, ce mariage n’est point vrai ?

— Je ne sais même pas à qui l’on me fait l’honneur de m’accorder.

— Ah ! vous savez au moins que le chevalier d’Émerange brûle de vous obtenir.

— Moi… madame… répondit Valentine avec embarras.

— Pourquoi vous troubler, ma chère Valentine ? je ne veux pas arracher votre secret ; croyez plutôt que si vous me réduisiez à le deviner, je saurais le respecter. Votre situation m’est connue ; je sens tous les égards que vous devez à votre belle-sœur ; mais quand vous aurez beaucoup sacrifié à sa sensibilité, il faudra toujours finir par lui porter le coup fatal, et je vous prédis que son caractère emporté ne vous tiendra pas compte de vos ménagements.

— Ah ! madame, pouvez-vous faire une semblable supposition ?

— Je ne suppose rien, je vous jure, et ne fais que vous répéter ce qui se dit dans le monde.

— Oserait-on y calomnier la conduite de madame de Nangis ? Ce serait une indignité !

— Je le pense ainsi ; mais ni vous ni moi n’avons la puissance de l’empêcher. Tant qu’on voit une femme recevoir les soins d’un homme aimable, on dit qu’elle les encourage ; s’attriste-t-elle de ses assiduités auprès d’une autre, on la dit jalouse. C’est une vieille routine adoptée par la malignité, et que rien ne saurait changer ; mais remarquez que ces mêmes gens si prompts à supposer les torts qu’on leur cache, n’en sont pas moins indulgents pour tous ceux qu’on leur montre, et que souvent, pour les désarmer, il suffit de paraître ne les pas craindre.

— Et comment ne craindrait-on pas une méchanceté dont les suites peuvent devenir si funestes ? Le caractère de mon frère est assez connu, je pense, pour ne pas laisser supposer qu’il endurât patiemment de tels propos.

— Soyez tranquille, le bruit n’en parviendra jamais à ses oreilles ; sur ce point, la discrétion française l’emporte sur le plaisir de nuire : on verrait avec horreur celui qui troublerait par une lâche trahison la paix conjugale d’un mari ; et la société en ferait bientôt justice.

Ce ne fut pas sans peine que la princesse parvint à faire comprendre à Valentine les subtilités de ce code des lois mondaines, qui condamne la délation sans punir la calomnie. Les idées que madame de Saverny s’était faites au véritable honneur s’accordaient mal avec cet honneur de convention, parfois sévère et parfois complaisant, qu’on lui assurait avoir un si grand empire dans le monde. Si toute autre personne lui en eût ainsi parlé, elle l’aurait accusée d’une légèreté blâmable ; mais les vertus, la conduite de la princesse de L…, ne laissaient aucun doute sur la pureté de ses principes. Elle parlait des travers de la société comme de ces infirmités incurables qu’il faut bien tolérer chez les autres, mais dont on ne saurait trop se garantir pour son propre compte ; et ce fut d’elle que Valentine reçut la première leçon de cette aimable indulgence, qui est le sceau de la supériorité en tous genres.



XVI


De tous les sentiments qui tourmentent l’esprit, l’impatience étant bien certainement le plus difficile à dissimuler, on aime à s’y livrer sans témoin : aussi madame de Saverny forma-t-elle le projet de s’enfermer chez elle pendant quelques jours, pour calmer l’agitation que faisaient naître en son âme tant d’incidents étranges, et méditer sur la conduite qu’elle devait tenir.

Elle s’occupa d’abord des moyens de détruire les espérances du chevalier d’Émerange sur son prétendu mariage, et de faire cesser un bruit dont elle se plaisait à exagérer les conséquences dangereuses, sans oser s’avouer celle qu’elle redoutait le plus. La difficulté était de faire connaître ses intentions au chevalier ; comment imposer silence à un homme qui ne s’explique point, et l’obliger à nier un projet qui n’a peut-être jamais été le sien ? Ces réflexions arrêtaient Valentine, et plus encore, l’idée de partager le ridicule attaché aux femmes qui se croient adorées au premier mot galant qu’on leur adresse, et qui se vantent de leurs rigueurs avant qu’on ait songé à leur plaire. Après s’être longtemps consultée sur le parti qu’elle devait prendre à ce sujet, Valentine résolut d’avoir recours aux conseils de son frère : elle était sûre de trouver en lui un défenseur des usages du monde, qui ne lui permettrait pas de les blesser en cette circonstance, et pleine de confiance dans la manière dont il la guiderait, elle ne chercha plus qu’à se distraire d’une pensée qui l’agitait péniblement, pour se livrer à des conjectures plus agréables.

L’envoi de ce beau jasmin, et le mystère qui l’accompagnait, étaient bien dignes d’exercer l’imagination d’une femme déjà tourmentée par un sentiment de curiosité qui s’augmentait de jour en jour. Mais pour cette fois Valentine se crut au moment de voir cesser l’obscurité qui lui causait tant d’impatience. Elle ne pensa pas qu’il lui fût permis d’accepter ce présent sans savoir de qui elle le tenait, et il lui parut fort simple de questionner le duc de Moras sur un fait qu’il ne pouvait ignorer. Dans cette résolution elle ne chercha plus qu’une occasion prochaine de rencontrer l’ambassadeur d’Espagne ; mais mademoiselle Cécile entra, remit une lettre à sa maîtresse, et la marquise changea de projet.

À la seule vue de l’adresse, Valentine reconnut l’écriture, et rougit ; elle hésita quelque temps à rompre le cachet ; et voyant que mademoiselle Cécile ne se disposait point à sortir, elle demanda si l’on attendait la réponse.

— Non, madame, répondit Cécile, cette lettre est venue par la poste, mais j’attends, pour savoir les ordres de madame, et quelle robe je dois lui apprêter.

— Je m’habillerai plus tard, reprit avec impatience la marquise.

— Madame ne dînera donc pas aujourd’hui chez madame la comtesse, car le maître d’hôtel vient de me dire que l’on était au moment de servir.

— Non, je resterai chez moi : faites dire à ma belle-sœur qu’une légère indisposition m’y retient.

— Si madame est malade, je puis en prévenir le docteur Petit ; je viens de le voir entrer, il n’y a qu’un instant, chez madame de Nangis.

— Gardez-vous en bien ; je n’ai besoin que de repos et ne veux être troublée par personne.

Ces derniers mots furent dits d’un ton à prouver à mademoiselle Cécile qu’on ne faisait point d’exception pour elle. Aussi s’empressa-t-elle d’aller remplir sa commission, tout en méditant sur l’émotion qu’elle avait remarquée dans les yeux de sa maîtresse en lui remettant cette lettre, et sur le désir qu’elle avait si franchement manifesté de la lire sans témoin.

Voici ce qu’elle contenait :

« S’il est vrai, madame, qu’un heureux hasard m’ait donné quelques droits à votre reconnaissance, permettez que je les réclame, en vous suppliant de me sacrifier le faible intérêt de curiosité que je vous inspire ; encore un mot de vous, et le mystère qui me dérobe à vos yeux cesserait bientôt ; mais alors tout serait anéanti pour moi. Réduit à fuir l’objet d’un sentiment divin qui remplit mon âme, mon existence ne serait plus qu’un long deuil. Ah ! par pitié, laissez-moi l’unique bonheur auquel je puisse prétendre ! Si vous saviez combien l’idée d’occuper quelquefois sa pensée fait tressaillir mon cœur ! avec quels soins je m’informe de ses projets, de ses désirs ! à quels transports me livre la seule espérance de l’apercevoir ! non, jamais vous ne consentiriez à me ravir une si douce félicité.

» Je n’en doute point, madame, vous accueillerez ma prière ; le ciel n’a pas réuni tant de charmes, sans y joindre la sensibilité qui sait respecter et plaindre le malheur ; et je vous devrai encore le seul bien qui puisse m’attacher à la vie.

» Je suis, etc.

» ANATOLE. »


— Oui, s’écria Valentine, après avoir lu ; sa prière est sacrée, et la reconnaissance me fait une loi de la respecter ; je renonce dès ce moment à tout espoir de le connaître : il aime, il est malheureux, son sort paraît dépendre du mystère qui l’entoure. Ah ! que je meure plutôt que de troubler la vie de celui à qui je dois la mienne ! Mais comment le rassurer ? comment lui faire savoir le serment que je fais de ne plus chercher à pénétrer le secret qu’il exige ?

En disant ces mots, les yeux de Valentine retombèrent sur la lettre d’Anatole, et y virent, auprès de la signature, l’adresse du ministre des affaires étrangères. Elle présuma que c’était là qu’Anatole attendait sa réponse, et qu’il avait probablement chargé un des secrétaires du ministre de recevoir pour lui les lettres dont l’adresse ne portait que son nom de baptême. Persuadée qu’elle remplissait un devoir indispensable, elle s’empressa d’écrire un billet dont les expressions nobles et simples attestaient la franchise du sentiment qui les avait dictées. Pas un trait piquant, pas un mot dont la coquetterie eût pu tirer parti. C’était la promesse positive d’observer religieusement le silence imposé par Anatole et dont la reconnaissance lui faisait un devoir.

Lorsque l’âme est émue d’un sentiment généreux, les petites considérations disparaissent ; aussi Valentine ne fut-elle point troublée dans cette démarche par l’idée de répondre à un inconnu, dont le but était peut-être de s’amuser de sa crédulité, et de profiter de la lettre qu’il avait si facilement obtenue d’elle, pour divertir ses confidents ; une telle supposition n’entra pas dans son esprit, malgré sa disposition naturelle à un peu de méfiance. Cependant la conduite mystérieuse d’Anatole en pouvait inspirer à de plus confiants. Mais, sait-on jamais bien par quel motif on doute, ou l’on croit ? N’a-t-on pas vu des illusions durer toute la vie, malgré l’évidence attachée à les détruire ! Et la vérité qui prouve n’est-elle pas souvent sacrifiée à l’erreur qui persuade ?



XVII


Mademoiselle Cécile avait si bien exagéré l’indisposition de sa maîtresse, qu’aussitôt après le dîner, madame de Nangis, suivie de tous ses convives, arriva chez la marquise, pour s’informer des nouvelles de la malade, et lui tenir compagnie. Ce projet dérangeait beaucoup celui que Valentine avait formé de passer la soirée toute seule ; mais elle n’en témoigna point d’humeur. En entrant, le docteur s’écria :

— Vraiment, je ne m’étonne pas qu’on ait la migraine dans une chambre ainsi parfumée de fleurs !

Et sans attendre de réponse, il donna l’ordre à un laquais de sortir tous les vases de fleurs qui se trouvaient dans l’appartement ; madame de Nangis, accoutumée à ce despotisme doctoral, ne s’y opposa point. Mais Valentine demanda grâce pour son jasmin d’Espagne, dont le parfum était trop doux, à ce qu’elle assurait, pour l’incommoder. Cette exception lui valut bien des commentaires sur l’envoi du jasmin, jusqu’au moment où chacun s’accorda pour le mettre sur le compte de l’ambassadeur d’Espagne. Pendant que l’on s’occupait de ce grand intérêt, le chevalier d’Émerange s’apercevant qu’il tenait encore à la main une branche d’héliotrope, qu’il avait cueillie chez madame de Nangis, la jeta dans le feu, en s’excusant auprès de la marquise, de n’avoir pas pensé plutôt que cette fleur pouvait l’incommoder. La comtesse s’aperçut de ce mouvement, et le trouva tout simple ; mais quand elle vit le chevalier remplacer le bouquet qu’il venait de jeter, par une branche du jasmin de madame de Saverny, elle prit un air boudeur qui ne la quitta plus. Cette familiarité déplut aussi à Valentine ; elle avait toujours présente à l’esprit la conversation de la princesse, et convenait que les manières du chevalier pouvaient bien avoir donné lieu au bruit qui circulait ; pour en détruire l’effet, elle prit avec lui un ton de réserve qu’il remarqua avec étonnement ; il crut d’abord que c’était un caprice, et voulut en triompher, en redoublant de soins et de gaieté ; mais s’apercevant de l’inutilité des frais de son esprit, il joua le dépit, et devint silencieux. Le docteur profita de l’auditoire qu’on lui cédait, pour raconter un certain nombre d’anecdotes burlesques, dont il connaissait pour le moins aussi bien l’effet que celui de ses recettes. Il dut en être content, car l’on rit aux éclats ; et ce fut au milieu du bruit qu’il avait provoqué, que le docteur sortit enchanté de son succès, et persuadé que lui seul s’entendait à guérir la migraine.

Le dépit du chevalier ne le servant pas mieux que sa coquetterie, il résolut de demander franchement à madame de Saverny en quoi il avait eu le malheur de lui déplaire ? Chez beaucoup de gens la franchise est encore une ruse, et souvent celle qui leur réussit le mieux. Le chevalier en fit une heureuse épreuve. Valentine n’avait pas prévu qu’il dût lui demander l’explication de sa nouvelle manière de le traiter, et l’embarras qu’elle mit à lui répondre quelques mots insignifiants, fut interprété par le chevalier en faveur de son amour-propre. Il supposa que l’humeur jalouse de madame de Nangis avait inspiré à Valentine le désir généreux de calmer les inquiétudes de sa belle-sœur, en affectant plus de froideur pour lui ; et, sans laisser apercevoir le plaisir qu’il ressentait de cette prétendue découverte, il dit à voix basse à la marquise, que si elle persistait à le traiter avec tant de sévérité, il regarderait ce changement de manière, comme un ordre de ne la plus revoir, et qu’il s’y résignerait malgré toute l’étendue du sacrifice. En écoutant le chevalier, Valentine, qui n’osait lever les yeux sur lui, les jeta sur madame de Nangis ; elle la vit pâlir et se trouver mal ; son premier mouvement fut d’aller la secourir, mais la comtesse revenant bientôt à elle, la remercia sèchement de l’intention qu’elle avait de la ramener dans son appartement pour lui donner ses soins ; elle prétendit n’avoir besoin de ceux de personne, et prit le bras de M. d’Émerange, qui lui offrit de la reconduire. Les amis qu’avait amenés madame de Nangis, troublés par cet événement, prirent congé de Valentine, sans qu’elle y fit attention. L’oreille encore frappée des derniers mots de sa belle-sœur, et le cœur oppressé du refus qu’elle avait fait de ses soins, elle sentit ses yeux se remplir de larmes, et s’affligea d’un procédé dont elle craignit de deviner la cause. L’arrivée d’Isaure la tira de sa triste rêverie.

— Eh mon Dieu ! qu’est-ce donc qui se passe, s’écria la petite, en embrassant Valentine. Quoi ! vous pleurez ! Est-ce que maman vous a grondée aussi ?

— Non, mon enfant, mais je l’ai vue souffrir, et cela m’a fait de la peine.

— Elle a été malade, n’est-il pas vrai ? Mademoiselle Cécile nous l’avait bien dit.

— Cela n’est pas inquiétant, elle est beaucoup mieux maintenant.

— Ah ! je le sais bien, puisque j’ai été la voir tout à l’heure. Mais elle était si en colère contre M. d’Émerange, qu’elle m’a renvoyée en disant à ma bonne de me coucher tout de suite ; cependant il n’est pas encore neuf heures. Aussi j’ai demandé à venir passer un petit moment avec vous. Savez-vous qu’il faut que ce M. d’Émerange ait bien désobéi à maman, pour qu’elle se fâche ainsi ?

— Que cela te fait-il ? Je t’ai cent fois répété qu’à ton âge on comprenait tout de travers ce que les grandes personnes se disent entre elles, et que le mieux était de ne jamais le répéter.

— Eh bien, je ne répéterai plus rien, je vous le promets, ma tante.

— Si tu tiens parole, je te récompenserai.

— Ah ! que je suis contente, que me donnerez-vous ?

— Choisis ce que tu voudras.

— Voici bientôt le temps des étrennes, je sais que mon papa doit me donner une montre, maman une grande poupée, il ne me manque plus qu’un collier avec un joli médaillon ; ah ! si vous vouliez m’en donner un avec votre portrait dessus, je serais aussi belle que la petite fille de la princesse de L…, qui porte à son cou le portrait de la reine.

— Puisque tu le désires, tu auras le collier et le portrait, mais tu connais nos conditions.

— Ah ! je n’ai pas envie de les oublier.

En disant ces mots, Isaure souhaita le bonsoir à sa tante, et se promit bien de lui obéir.


XVIII


Plusieurs jours se passèrent sans que Valentine pût rejoindre sa belle-sœur. Elle était toujours sortie, ou n’était point visible. Justement offensée de cette affectation à ne la pas recevoir, madame de Saverny n’insista plus, et se refusa même le plaisir de voir son frère, dans la crainte d’être obligée de répondre aux questions qu’il lui ferait probablement sur le motif qui l’éloignait de sa femme. Cependant l’ayant rencontré un soir chez la princesse de L…, et s’étant approchée de lui pour lui témoigner ses regrets d’être restée si longtemps sans le voir, elle fut très-étonnée d’en être accueillie d’un air sévère, et de lui entendre dire qu’il était tout naturel de sacrifier ses amis à ses adorateurs. Elle se serait justifiée sans peine d’une aussi injuste accusation, si les témoins qui les entouraient le lui avaient permis. Mais les réunions du grand monde ont cela de particulier, qu’on y peut toujours lancer une injure, et jamais entrer en explication ; de là vient l’habitude que tant de gens d’esprit ont contractée, de se justifier d’un tort par une épigramme.

Tourmentée par de pénibles réflexions, Valentine pria la princesse de la dispenser de faire une partie, et se plaça auprès de sa table de jeu. Le commandeur de Saint-Albert vint bientôt l’y rejoindre, et voyant l’expression de mécontentement répandue sur son visage, il lui dit :

— Comment se fait-il qu’on ait le regard aussi triste quand on vient de causer tant de joie ?

— Je ne sais, répondit madame de Saverny, sans avoir l’air de comprendre la fin de cette phrase, mais il est vrai qu’aujourd’hui je suis assez maussade.

— C’est une manière de répondre que vous ne vous souciez pas de me dire ce qui vous importune ; tranquillisez-vous, je suis discret, et ne demande jamais ce que je sais.

— Puisque vous êtes si bien instruit, faites-moi, je vous en prie, la confidence de ce que j’éprouve ?

— Non, vraiment ; je n’aime point à me mêler des affaires de famille ; d’ailleurs, vous savez si l’on perd son temps à m’interroger ?

— Aussi n’ai-je plus envie de rien savoir de vous.

— C’est dommage, car je me sens ce soir une certaine disposition au bavardage, dont votre curiosité aurait pu profiter.

— Je ne suis plus curieuse.

— Je l’avais bien prévu que ce caprice ne durerait pas plus qu’un autre.

— En vérité, vous jugez de tout admirablement, reprit Valentine ; au reste, quand on prend la reconnaissance pour du caprice, on peut bien prendre le silence pour de l’oubli.

— Que la colère vous sied bien ! et que de gens aimables m’envieraient le bonheur de vous animer ainsi !

— Ah ! par grâce, épargnez-moi votre ironie, je ne saurais la supporter aujourd’hui ; c’est de votre amitié seule que j’ai besoin.

— Vous y pouvez compter, reprit le commandeur d’un ton plus affectueux, et le moment approche où cette amitié déconcertera, j’espère, plus d’un projet.

Ces derniers mots auraient laissé une impression profonde dans l’esprit de madame de Saverny, si une lettre qu’on lui remit en rentrant chez elle n’eût changé le cours de ses idées. Cette lettre contenait les remercîments d’Anatole ; et comme une prière exaucée en autorise nécessairement une autre, il suppliait Valentine, dans les termes les plus humbles, de lui accorder la permission de lui écrire quelquefois. « Puisque le ciel me condamne, ajoutait-il, à ne jamais goûter le bonheur de ceux qui vous entourent, ne me privez pas du plaisir de vous peindre des sentiments dignes de vous. Ils sont sans danger pour votre repos ; et votre cœur fût-il libre, vous n’y sauriez répondre. Je vous le répète, madame, un obstacle invincible me sépare à jamais de vous ; mais la fatalité qui s’oppose à mes vœux ne me rend point indigne de votre confiance ni de votre intérêt, et vous pouvez recevoir en toute assurance l’hommage d’un culte qui n’est dû qu’à la divinité. » Plus bas on lisait que le renvoi de cette lettre serait regardé comme l’ordre de n’en plus adresser.

Il serait trop long d’analyser tous les sentiments que fit naître cette lecture ; le plus vif était bien certainement celui dont Valentine n’osait convenir avec elle-même. C’était ce plaisir qui ravit l’âme au premier aveu d’un amour qu’on désire ; c’était cette ivresse du cœur qui trouble la raison au point d’ôter tout souvenir du passé, pour se livrer uniquement à l’espoir d’un avenir enchanteur. Les chagrins, les obstacles, tout disparaît devant l’idée d’être aimée ; on croit sincèrement que l’amour a borné son ambition à cet excès de félicité, et l’on défie le malheur. Heureuse illusion, dont rien ne remplace la perte !

Absorbée dans sa douce rêverie, Valentine se demandait comment Anatole pouvait avoir conçu pour elle un sentiment aussi vif, sans la connaître. À cette question fort raisonnable, son cœur répondait par un retour sur lui-même qui lui expliquait mieux ce mystère que n’auraient pu le faire tous les calculs de son esprit. D’ailleurs, M. de Saint-Albert avait probablement instruit son ami de ce qui l’intéressait, peut-être même s’était-il plu à parer Valentine de toutes les qualités aimables, pour mieux séduire l’imagination exaltée d’Anatole. Ce projet n’avait d’abord été que l’effet d’une plaisanterie fondée sur l’aventure romanesque de l’Opéra ; mais il arrive parfois que le même événement qui fait rire un vieillard fait rêver un jeune homme, et tout prouvait que celui-là avait laissé des traces profondes dans le souvenir d’Anatole ; il est si naturel de s’attacher aux objets de son dévouement, et de vouloir aimer une femme déjà captivée par la reconnaissance ! Voilà les suppositions qui occupèrent longtemps l’esprit de Valentine, avant de s’arrêter sur la pensée de cet obstacle invincible, qui aurait été le premier sujet des réflexions de toute autre personne. Son imagination n’en fut pas vivement tourmentée : elle se peignit Anatole soumis aux volontés d’un père ambitieux, et peut-être lié par des promesses qu’il n’osait ni accomplir, ni enfreindre, réduit à attendre sa liberté d’un malheur : elle ne voyait dans sa conduite mystérieuse qu’une preuve de la délicatesse qui doit interdire à un homme d’honneur le désir de faire partager un sentiment malheureux. Enfin, à travers cette obscurité profonde, elle voyait clairement tout ce qui expliquait à son gré la situation d’Anatole. C’est ainsi que tout l’esprit imaginable ne sauve pas des absurdités du cœur.



XIX


Le jour de la semaine où madame de Nangis recevait du monde étant arrivé, Valentine pensa qu’à moins de se dire malade, elle ne pouvait se dispenser de paraître chez sa belle-sœur ; mais, pour éviter l’effet de quelque nouveau caprice, elle lui fit demander si elle serait visible. Tant de cérémonial rappela à madame de Nangis ses impolitesses envers madame de Saverny, et lui inspira quelque désir de les réparer. Elle fit répondre qu’elle la verrait avec le plus grand plaisir. Mais quand Valentine entra chez elle, brillante de fraîcheur et d’élégance, la comtesse sentit expirer sa bonne volonté, et quelques mots plus froidement polis qu’affectueux remplacèrent l’accueil qu’elle s’était promis de lui faire.

La curiosité avait attiré beaucoup de monde chez madame de Nangis. La jalousie que lui inspirait sa belle-sœur n’était plus un secret pour personne ; il est vrai que M. d’Émerange, en la niant partout, ne manquait pas une occasion de la provoquer ; chaque jour amenait, entre lui et la comtesse, de ces petites scènes qui font ordinairement le désespoir des acteurs et l’amusement du public ; on s’attendait à tous moments à quelque bon scandale dont les détails piquants alimenteraient pendant trois jours au moins la conversation générale ; et chacun désirait pouvoir les raconter avec toute l’autorité d’un témoin.

M. de Nangis était, comme c’est assez l’ordinaire, le seul qui ne s’aperçût pas du trouble qui régnait dans sa maison ; il allait se plaignant à tous ses amis de la mauvaise santé de sa femme, dont les maux de nerfs augmentaient d’une manière inquiétante. Les plus charitables l’engageaient à faire faire un voyage à la comtesse, soit à Plombières ou à Barége ; mais la saison ne permettait pas de prendre les eaux, et ce conseil restait au nombre de ceux qu’on donne sans y penser, bien sûr qu’ils seront écoutés de même. Après avoir longuement fait remarquer que sa femme maigrissait et changeait beaucoup, M. de Nangis s’approcha de sa sœur, et par l’effet d’un de ces à-propos dont la malignité est si reconnaissante, il s’écria :

— Vous voilà donc enfin ? J’ai cru que c’était un parti pris de nous abandonner. Savez-vous bien que depuis près de quinze jours on n’a pas eu le plaisir de vous voir ici ?

— Ce n’est pas ma faute, répondit Valentine, en cachant mal l’embarras que lui causait la position ridicule de son frère aux yeux des gens qui l’écoutaient en souriant.

— Ah ! je m’en doute bien, reprit le comte, en s’efforçant de prendre un ton léger, c’est peut-être une plume, un chapeau, ou quelques grands intérêts de ce genre qui nous ont valu cette longue absence. Il faut si peu de chose pour brouiller deux jeunes femmes !

Fort heureusement pour tous deux, la visite d’un grand personnage vint interrompre cette conversation. Valentine tenta de se rapprocher de quelques femmes avec lesquelles elle causait habituellement, mais elle ne vit pas sans surprise que toutes semblaient l’éviter, et affecter de lui répondre avec une sorte de dédain qui tenait de l’indignation. La plupart se levaient à chaque instant pour aller demander à la comtesse comment elle se trouvait, et cela d’un ton de pitié qui semblait dire : Pauvre femme ! comme elle vous rend malheureuse ! L’une d’elles, moins discrète que les autres, se mit à dire, de manière à être entendue de madame de Saverny :

— C’est une véritable indignité ; jouer un pareil tour à une amie qui vous accueille ainsi !

Fatiguée de toutes ces impertinences, Valentine se serait retirée chez elle, si madame de Nangis n’était venue la prier de faire le whist de trois graves personnes de qui l’âge et le rang réclamaient des attentions particulières, et dont la comtesse était bien aise de s’acquitter, par les soins complaisants de sa belle-sœur. Reléguée, pour ainsi dire, dans un autre siècle, madame de Saverny passa la soirée dans l’ignorance de ce qui occupa le reste de la société ; elle entendit seulement quelques éclats de rire de madame de Nangis, qui lui firent présumer que le chevalier d’Émerange racontait une histoire dont le récit plaisant avait triomphé de la langueur de la comtesse. Lorsque ce long whist fut terminé, le chevalier s’approcha de Valentine, dans l’intention de reprendre la conversation que madame de Nangis avait si tragiquement interrompue ; mais le souvenir de cette scène ridicule inspira à Valentine une si vive frayeur de la voir recommencer, qu’elle s’éloigna du chevalier sans presque se donner le temps de lui répondre. Cet empressement à le quitter parut d’autant plus affecté, que Valentine resta seule quelques moments au milieu du salon sans savoir à qui adresser la parole ; madame de Nangis, qu’un plus long entretien entre le chevalier et sa belle-sœur aurait sans doute portée à quelque nouvelle extravagance, se blessa du motif qui avait déterminé Valentine à s’éloigner si brusquement de lui, tant il est vrai que rien ne peut calmer les agitations d’un amour-propre jaloux ! Tout l’offense et l’humilie, et, pour l’orgueil irrité, les égards mêmes sont encore des outrages.

La situation de madame de Saverny au milieu de ce cercle de curieux, d’envieux ou d’ennemis lui devint bientôt insupportable, et elle profita de la première occasion qui s’offrit pour s’y soustraire. Quand elle se vit heureusement délivrée des ennuis qui l’avaient accablée dans cette soirée, elle réfléchit aux moyens de s’en épargner de semblables. Cette manière de vivre lui présageait des chagrins de famille qu’il fallait éviter à tout prix ; mais comment y parvenir ? Elle ne pouvait réclamer les conseils de son frère, dans cette circonstance, sans trahir la comtesse ; et son cœur en était incapable. Cependant elle sentait la nécessité de s’éloigner d’une maison où sa présence jetait autant de trouble ; et si la saison l’avait permis elle serait retournée au château de Saverny. Mais quitter ainsi Paris au milieu de l’hiver, et sans pouvoir donner à son voyage un motif raisonnable, c’était presque constater une rupture dont le public aurait tiré de grandes conséquences, et puis s’éloigner de l’objet de sa reconnaissance pour aller vivre seule et livrée à de tristes souvenirs, c’était renoncer à tout espoir de bonheur. Ces inconvénients se représentant sans cesse à l’esprit de Valentine, la décidèrent à se résigner encore quelque temps à supporter ceux de sa situation présente. Elle se flatta de l’idée que, touchée de ses soins à détruire toute apparence de rivalité entre elles, sa belle-sœur reviendrait bientôt à la raison, et par conséquent à ses devoirs. Ce n’est pas que Valentine supposât qu’elle y eût jamais complétement manqué ; elle pensait avec justice qu’une femme dominée par la vanité peut se donner bien des torts avant d’être tout à fait coupable. Mais elle sentait bien aussi que le monde ne jugeait pas avec la même indulgence, et elle redoutait pour la comtesse les arrêts de ce tribunal sévère, qui condamne sans entendre. Elle en eût été moins effrayée si l’expérience lui avait appris que ces funestes arrêts ne tombent jamais sur les gens heureux.



XX


Une de ces matinées où les rayons du soleil semblent engager les élégantes de Paris à braver le froid pour venir se promener en foule sur la terrasse des Tuileries, Isaure vint proposer à sa tante de l’y conduire. Valentine, après s’être assurée que madame de Nangis y consentait, fit monter Isaure dans sa voiture, et toutes deux arrivèrent bientôt dans ce beau jardin, qui était alors le rendez-vous de la meilleure compagnie. Valentine n’y resta pas longtemps sans rencontrer un grand nombre de personnes de sa connaissance ; mais la seule dont elle voulut accepter le bras fut M. de Saint-Albert, qui dit, en la remerciant du choix :

— Voilà les profits de mon âge.

En achevant ces mots, il sentit tressaillir le bras de Valentine. Surpris de ce mouvement, il regarde ce qui peut l’avoir occasionné, et ses yeux rencontrent ceux d’Anatole. Il le voit saluer respectueusement madame de Saverny ; puis s’approchant de lui, Anatole lui serre la main en levant les yeux au ciel, comme pour lui dire : Que vous êtes heureux !

Sans faire la moindre réflexion sur l’émotion qu’il avait remarquée, le commandeur proposa à Valentine de s’asseoir dans un endroit échauffé par le soleil ; elle y consentit d’autant mieux qu’elle avait assez de peine à se soutenir. L’aspect inattendu d’Anatole avait produit sur tous ses sens une impression nouvelle qui la dominait au point de ne plus être en état de parler que de lui ; mais comme elle voulait avant tout respecter son secret, elle chercha ce qu’elle en pourrait dire sans risquer de violer la promesse qu’elle lui avait faite, et ne trouva rien de mieux que de vanter l’extrême ressemblance du buste qui se trouvait dans la bibliothèque du commandeur.

— En effet, reprit ce dernier, j’en ai été frappé comme vous lorsque je le vis pour la première fois dans l’atelier du fameux G… Il revenait alors d’Italie, d’où il rapportait des objets d’art précieux, que se disputèrent bientôt les amateurs. Ravi de retrouver les traits d’un de mes amis dans cette belle tête, j’en fis l’acquisition ; l’artiste crut en rehausser le prix à mes yeux, en m’assurant qu’elle était copiée d’après l’Hector antique ; mais lorsque je lui dis franchement le motif qui me déterminait à l’acheter, il m’avoua de même qu’ayant eu le bonheur de rencontrer à Rome un jeune homme d’une figure admirable, il s’était permis de faire plusieurs copies du portrait qui lui en avait été demandé. Après diverses questions, j’acquis la certitude que ce bel Hector n’était autre qu’Anatole, et la ressemblance fut expliquée.

— Il dut être fort étonné, je pense, reprit Valentine, de se retrouver ainsi chez vous.

— Comment donc ! il m’a fait une véritable querelle pour avoir encouragé la mauvaise foi du sculpteur, qui se permettait de le vendre ainsi déguisé en Grec ; il prétendait que le ridicule en retombait sur lui ; j’ai eu toutes les peines du monde à l’empêcher de briser ce malheureux buste, et je ne l’ai conservé qu’à la condition de nier qu’il eût le moindre rapport avec ses traits.

— Madame de Nangis peut attester que vous lui tenez votre parole.

— Et madame de Saverny, que j’y manque : n’est-ce pas ce que vous voulez dire ?

— Non vraiment, vous savez bien qu’on ne se croit jamais indigne d’une confidence ; d’ailleurs, votre ami a des droits à ma discrétion, et je crois déjà lui avoir prouvé qu’il y pouvait compter.

— En effet, j’admire la vôtre, et je m’accuse même d’avoir voulu l’éprouver. Dans la joie qui l’enivrait, Anatole m’a confié la promesse qu’il a reçue de vous ; je n’ai douté ni de votre sincérité en la donnant, ni de votre résolution d’y rester fidèle ; mais entre la volonté de remplir un vœu et la puissance de l’accomplir la distance est fort grande, et j’ai été bien aise de me convaincre que, pour vous, prendre et tenir un engagement était une même chose.

» Puisque vous savez la parole qui me lie, je ne crains pas d’y manquer avec vous. Mais, pour concilier ma religion sur ce point avec le plaisir de m’entretenir d’une personne à laquelle j’ai tant d’obligations, convenons d’un point qui tranquillisera ma conscience et la vôtre. Le motif du mystère qu’il exige vous est connu ; eh bien, ne me répondez jamais sur ce qu’il faut que j’ignore ; par ce moyen, je vous parlerai sans crainte, et je vous écouterai sans scrupule.

— Rien ne s’oppose à cette condition, et je vous promets de l’observer ; mais à quoi vous mènera-t-elle ? Qui sait ? peut-être aurai-je besoin de vos avis.

— Pour l’aimer, interrompit en souriant le commandeur ; ah ! je ne donne jamais de conseils dans ces grands intérêts. Que voulez-vous que fasse la raison où règne la fantaisie ?

— Mais, qui vous parle d’aimer ? ne saurait-on réclamer vos conseils que pour une fantaisie ? En vérité vous découragez la confiance.

— J’ai cela de commun avec ceux qui la méritent ; mais je ne veux pas perdre la vôtre pour une mauvaise plaisanterie, qu’Anatole ne me pardonnerait pas.

— Ah ! c’est uniquement par égard pour lui que vous me ménagez ? Je me croyais plus de droits à votre complaisance.

— Vous en avez sur tous mes sentiments ; mais je dois l’avouer, les droits d’Anatole l’emportent dans mon cœur, et je ne puis vous cacher que s’il arrivait que je fusse obligé de sacrifier votre intérêt au sien, je n’hésiterais pas.

— Voilà de la bonne foi ; et, malgré ce que cette déclaration a de peu flatteur pour moi, je ne puis m’empêcher d’estimer beaucoup celui qui vous inspire une telle amitié. Je crois vous connaître assez pour être sûre que vous ne pouvez aimer autant, qu’un homme fort distingué.

— Et vous avez raison, reprit le commandeur en se levant pour rejoindre madame de Réthel, qui l’attendait.

Dans ce moment le chevalier d’Émerange vint à passer et fut arrêté par un jeune homme qui lui dit :

— Ah mon ami ! dites-moi quelle est cette belle femme qui parle tout près d’ici à une petite fille aussi fort jolie ? J’arrive d’Allemagne, où mon père m’a laissé impitoyablement pendant un an, et je ne connais plus une de vos beautés à la mode.

À cette exclamation le chevalier reconnut l’effet que produisait ordinairement la première vue de madame de Saverny. Il la nomma à son admirateur, qui s’empressa de lui demander s’il ne pourrait pas le présenter chez elle.

— Non, certes, répondit le chevalier d’un air qu’il s’efforçait de rendre modeste ; je suis bien loin d’avoir assez d’intimité dans sa maison pour oser y présenter personne.

En disant cela il s’approchait de Valentine, qui venait de se lever dans l’intention de rejoindre sa voiture, il lui offrit de l’y conduire, et n’ayant point de bonnes raisons pour le refuser, elle fut contrainte de l’accepter. Le regret qu’elle en ressentait redoubla lorsqu’elle rencontra pour la seconde fois Anatole. Le désir d’éviter les plaisanteries du chevalier sur cette rencontre lui fit tourner la tête de son côté, et lui adresser la parole pour fixer son attention et l’empêcher de remarquer Anatole. Cette petite ruse réussit. Le chevalier, enchanté de se montrer à tout Paris, presqu’en tête-à-tête avec madame de Saverny, et plus heureux encore de la bonne grâce qu’elle mettait à lui parler, n’aperçut point Anatole ; Valentine aussi s’efforça de ne le pas voir, et cependant la pâleur qu’elle remarqua sur son visage vint attrister la fin d’une journée qui promettait d’assez doux souvenirs.



XXI


À dater de ce jour, madame de Saverny perdit de son goût pour la retraite, et en prit un très-vif pour la promenade et les spectacles ; il est vrai qu’un hasard assez explicable l’y faisait rencontrer souvent Anatole, placé presque toujours dans l’endroit le plus obscur de la salle, aux loges du rez-de-chaussée ; il était plutôt deviné qu’aperçu par Valentine, à qui la moindre lueur suffisait pour lire sur les traits d’Anatole tout ce qui se passait dans son cœur. Une certaine retenue l’engageait parfois à fuir ses regards ; mais alors un attrait irrésistible semblait triompher de sa volonté, et ses yeux revenaient d’eux-mêmes puiser dans ceux d’Anatole le feu qui les animait.

Depuis que madame de Nangis affectait de s’éloigner de Valentine, madame de Réthel s’en rapprochait. Une grande conformité de principes et de goût rendait chaque jour leur liaison plus intime. Le commandeur s’en réjouissait, car c’était son ouvrage. En effet, révolté de l’abandon où madame de Nangis laissait sa belle-sœur, il avait conçu l’idée d’engager sa nièce à la suivre quelquefois dans le monde, où la réputation d’une jeune femme dépend si souvent de celle qui l’accompagne : madame de Réthel, flattée de cette préférence, se prêtait de bonne grâce aux désirs que témoignait Valentine, et trouvait tout simple qu’ayant été élevée à la campagne, elle voulût un peu s’amuser des plaisirs de Paris. Madame de Nangis voyait naître cette intimité avec satisfaction ; car elle connaissait l’antipathie de M. d’Émerange pour madame de Réthel, et elle espérait que tous les charmes de Valentine ne le détermineraient pas à braver le malaise qu’il éprouvait toujours en présence de madame de Réthel. Pendant quelque temps cette supposition se trouva juste ; mais le chevalier se lassa bientôt d’un éloignement si contraire à ses projets. On le vit redoubler d’assiduités auprès de madame de Saverny, en dépit de tout ce qu’elle tentait pour s’y soustraire. Il imagina un moyen de la contraindre à recevoir ses soins, en confiant sous le secret, au comte de Nangis, le dessein qu’il avait de lui demander la main de sa sœur, aussitôt que la mort d’un vieil oncle le rendrait héritier d’un grand titre et d’une fortune considérable. M. de Nangis savait que les espérances du chevalier étaient bien fondées ; et de plus que cet oncle, attaqué d’une maladie grave, ne pouvait prolonger longtemps l’impatience de son neveu. L’idée de ce mariage enchantait la vanité de M. de Nangis, et il ne doutait pas que sa sœur n’en fût aussi flattée que lui ; il voyait d’avance dans son futur beau-frère, un homme dont l’esprit et la fortune obtiendraient bientôt le plus grand crédit à la cour ; et l’on sait qu’aux yeux de M. de Nangis, avoir du crédit, c’était posséder toutes les qualités humaines.

D’après l’effet d’un sentiment délicat, que le chevalier sut bien faire valoir, il prévint le comte que rien ne l’engagerait à se déclarer à madame de Saverny, avant l’événement qui devait le mettre à portée de lui offrir une fortune digne d’elle. Cette réserve fut très-approuvée ; et M. de Nangis promit de récompenser tant de délicatesse, en donnant au chevalier les occasions les plus fréquentes de témoigner à Valentine le désir qu’il avait de lui plaire. C’est par suite de cette convention que M. d’Émerange se faisait conduire par le comte, dans tous les lieux où il savait rencontrer madame de Saverny, et qu’il s’assurait l’accueil que l’on ne peut refuser à un ami de sa famille. On présume bien que le chevalier avait fait promettre avant tout à M. de Nangis, de ne point mettre la comtesse dans la confidence, sous le prétexte assez plausible qu’elle n’en saurait pas garder le secret à sa belle-sœur. Mais l’habitude que M. de Nangis avait de traiter sa femme à peu près comme un enfant, rendait la recommandation inutile.

Valentine, loin de deviner ce qui se passait entre eux, se demandait souvent comment la gravité de son frère pouvait s’arranger de la conversation d’un ami aussi léger ; mais elle s’en étonnait moins en pensant à l’extrême facilité de M. d’Émerange, à prendre le ton qui convenait le mieux aux gens qu’il avait intérêt de captiver, et cette réflexion lui faisait craindre de voir cette amitié durer beaucoup trop longtemps pour le repos de toute sa famille. Le sien en fut le premier troublé, car à la suite d’une soirée que le chevalier avait passée dans la loge de madame de Saverny, voici le billet qu’elle reçut :


ANATOLE À VALENTINE.

« Serait-il possible que l’être le plus parfait se fût laissé séduire par les agréments frivoles d’un homme incapable d’aimer ; tant de beauté, de qualités célestes, deviendraient le partage d’un cœur égoïste ? et celui que le plus pur amour anime, n’obtiendrait pas même un souvenir ! Non, sur ce fait, je n’en croirai que vous ; s’il est vrai que l’insensibilité, l’ironie, enfin toutes les vertus d’un fat, aient le don de vous plaire, je ne dois plus rien adorer au monde, et vous me verrez fuir désespéré, comme le malheureux dont un profane vient de renverser l’idole. »

Le ton de ce billet offensa Valentine, et, sans pitié pour le sentiment qu’il exprimait, elle ne vit que l’injustice de vouloir dicter des lois sans s’exposer à en recevoir.

— Puisqu’un obstacle que j’ignore, pensa-t-elle, doit me priver éternellement du plaisir de le voir, de quel droit m’imposerait-il le sacrifice des soins qu’un autre peut m’offrir ? Certes, je n’encourage pas ceux du chevalier, et ne cache pas même assez à quel point je les redoute ; mais si des motifs qui me sont personnels m’engagent à détruire ses espérances, je n’en veux recevoir l’ordre de personne.

C’est ainsi que la fierté de Valentine s’indignait de l’empire qu’Anatole se croyait déjà sur elle. Tant de despotisme lui semblait autorisé par la faiblesse qu’elle avait eue de recevoir ses lettres après l’aveu qu’il avait osé lui faire, elle se reprochait même d’avoir répondu à la première, et plus encore, de s’être laissée tromper par l’apparence de cette respectueuse soumission qui paraissait devoir la rassurer sur tous les sentiments d’Anatole. Cependant elle aurait bien voulu accorder les intérêts de son cœur et ceux de sa dignité ; mais son imagination chercha vainement un moyen d’instruire Anatole de l’indifférence que lui inspiraient tous les agréments du chevalier, sans qu’elle fût obligée de se justifier elle-même du tort de le trouver aimable.

Une visite du commandeur vint très à propos la tirer de cet embarras. Il s’aperçut bientôt du ressentiment qu’elle tâchait de dissimuler, et sans en demander la cause, il s’amusa à la deviner ; il parla d’abord des folies de madame de Nangis, comme d’un sujet très-propre à donner de l’humeur ; mais Valentine se mit à excuser la comtesse avec tant de douceur et d’indulgence, que le commandeur se dit :

— Non, ce n’est pas cela.

Et il passa au chevalier d’Émerange.

Valentine ne laissa point échapper cette occasion de lui avouer combien elle était contrariée du bruit qui se répandait dans le monde sur son prétendu mariage avec le chevalier ; elle entra dans tous les détails qui devaient le mieux convaincre M. de Saint-Albert, du peu de succès du chevalier auprès d’elle, et comme elle en parlait naturellement et sans dépit, le commandeur se dit : Ce n’est pas encore cela. Après avoir tenté aussi inutilement plusieurs autres épreuves, il pria Valentine de lui montrer ce fameux jasmin dont madame de Réthel raffolait, et qu’elle prétendait être plus beau que celui de la princesse de L…

— Je suis charmée qu’il lui plaise autant, répondit Valentine, avec un empressement extraordinaire, je vais le faire porter chez elle.

En disant ces mots, elle sonna pour en donner l’ordre, et mit tant de vivacité dans ce mouvement, que le commandeur soupçonna qu’il était l’effet d’une résolution pénible ; il assura que madame de Réthel ne consentirait jamais à causer tant de chagrin à celui qui lui avait offert ce bel arbuste.

— Vraiment, reprit Valentine, en affectant un air gai que l’inflexion de sa voix démentait ; en le donnant, je ne fais d’injure à personne, car j’ignore à qui je le dois.

— Et moi, je le sais, répliqua le commandeur ; et c’est au nom de l’amitié que je vous prie de le conserver. Ma nièce saura l’aimable intention que vous aviez de lui faire ce joli présent ; un autre l’apprendra peut-être aussi, cela doit suffire à votre vengeance.

En finissant ces mots, M. de Saint-Albert quitta madame de Saverny, et la laissa confondue de se voir ainsi devinée ; mais il rit en lui-même du succès de sa petite ruse. En se rappelant les soins de Valentine à lui prouver qu’elle n’aimait point le chevalier, son agitation au premier mot qu’il lui avait adressé sur un sujet relatif à Anatole, et le dépit qu’elle avait montré en sacrifiant un présent qu’elle croyait tenir de lui, il présuma que quelques reproches dictés par la jalousie avaient excité cette grande colère ; et il se dit :

— Pour le coup, c’est cela.



XXII


On était à la veille du jour de l’an, de ce jour où tout se fait par étiquette, même une visite à son ami. On voyait les boutiques de Paris remplies de gens qui, par économie ou par avarice, marchandaient avec acharnement des objets de fantaisie, achetés à regret, pour être quelquefois offerts et reçus sans plaisir. Chacun se tourmentait pour deviner comment il pourrait satisfaire à bon marché le caprice d’une parente ou d’une amie ; après avoir rêvé aussi sérieusement à ce grand intérêt, que s’il s’agissait de tous ceux de l’Europe, le jour solennel arrivait et rien n’était décidé ; alors on se détermine à payer, deux fois sa valeur, la première chose venue, pour s’acquitter à temps d’un impôt d’autant plus exactement perçu, qu’il est mis sur l’amour-propre.

Madame de Nangis, placée auprès d’une table couverte de bonbons, de joujoux, recevait de l’air le plus gracieux la foule de courtisans qui venaient lui apporter leurs offrandes. Le plus ingénieux dans le choix de ses étrennes avait l’honneur de les voir passer à la ronde, et d’entendre toutes les femmes se récrier sur son bon goût ; l’objet de cette admiration n’était souvent que de la moindre valeur ; car, en ce genre, le génie de la nouveauté est tout, et l’on remarquait de vieux parents fort déconcertés de voir leurs solides cadeaux reçus avec indifférence, tandis qu’un almanach ou un pantin excitait la reconnaissance la plus vive. Le comte de Nangis éprouva ce désagrément dans toute sa rigueur ; il avait imaginé de donner à sa femme une boîte à ouvrage la plus riche et la plus complète ; c’était à peu près le seul bijou qu’elle n’eût pas, et le comte était ravi d’en avoir fait la découverte ; mais madame de Nangis l’eut à peine remercié de son présent, qu’elle dit à ses amies :

— Que vais-je faire de cette boite à ouvrage, moi qui ne travaille jamais !

— Vous me la donnerez, dit la petite Isaure, qui entrait dans ce moment suivie de sa gouvernante anglaise, dont l’air capable et sévère annonçait quelque chose de solennel.

En effet, elle réclama quelques instants de silence pour qu’Isaure pût faire entendre le compliment qu’elle devait adresser à sa mère. La pauvre enfant, plus tremblante qu’un criminel que l’on va juger, se plaça au milieu d’un grand cercle, et les yeux fixés à terre, elle balbutia quelques mots d’anglais qu’elle avait appris sans les comprendre, et qui furent applaudis sans être entendus. On s’extasia sur la facilité des enfants à apprendre les langues étrangères ; et la petite Isaure fut bien récompensée de l’effort qu’elle venait de faire, en parlant pour la première fois en public, par la quantité d’étrennes qu’elle reçut de toutes parts.

Celles de sa tante furent les mieux accueillies, et l’on doit ajouter à la gloire d’Isaure, qu’elle les avait bien méritées. On se rappelle qu’elles devaient être le prix de sa discrétion. Pour l’éprouver davantage, la marquise avait commandé au peintre qui venait d’achever son portrait, de commencer celui d’Isaure. Elle se proposait de l’offrir à la comtesse, mais pour que la surprise fût complète, il fallait obtenir d’Isaure qu’elle en gardât le secret. C’était beaucoup pour une petite fille accoutumée à raconter tout ce qu’elle voyait ou entendait dans la journée. Cependant le désir de plaire à sa tante, de mériter ce qu’elle lui avait promis, et cette petite vanité qui porte les enfants de tout âge à chercher les moyens de triompher d’une difficulté que l’on paraît croire au-dessus de leurs forces, donnèrent à Isaure le courage de tenir sa parole, elle se trouva bien heureuse de ce premier avantage remporté sur son caractère, quand elle vit la joie de sa mère, en reconnaissant les traits de son enfant sur les simples tablettes que lui offrait Valentine. Crainte, soupçons, chagrin, ressentiment, tout disparut devant cette douce image ; le cœur ému triompha de l’amour-propre égaré ; et la comtesse, les yeux remplis de larmes, vint se jeter dans les bras de sa belle-sœur. Elles ne se dirent pas un mot ; mais l’expression de leurs visages ne laissa pas le moindre doute sur la sincérité de leur réconciliation. Un petit nombre de personnes en fut attendri ; les autres s’en consolèrent, en disant : « Cela ne durera pas longtemps : » et le ciel, qui exauce parfois le vœu des méchants, accomplit cette prédiction.

Après avoir vanté la ressemblance du portrait d’Isaure, on discuta celle du portrait de la marquise ; les femmes le trouvaient trop flatté, et les hommes, beaucoup moins joli qu’elle. Le chevalier d’Émerange en paraissait plus mécontent qu’un autre : il y voyait mille défauts : et le plus grand, c’était, disait-il en confidence à Valentine, cet air sensible, ce regard presque tendre, et ce sourire enchanteur que l’artiste a pris sur lui de vous donner.

— Non, ajoutait-il, plus je le regarde, et moins je vois de rapport entre cette femme et vous. Ce visage offre l’image parfaite d’une personne qui ne saurait vivre sans aimer, et vous savez qu’avec le vôtre on se contente de plaire.

À cette première injure le chevalier en ajouta d’autres sur la froideur, l’insensibilité de Valentine : il finit par conclure que le bonheur d’être admirée remplirait tous les instants de sa vie, et qu’elle était condamnée à ignorer toujours les plaisirs de la tendresse. Il prononça cette sentence avec l’accent de pitié que l’on prend ordinairement en parlant d’une maladie incurable, qui ne permet plus de rien attendre du malheureux qui en est atteint.

Cette manière de la juger déplut à Valentine ; elle n’avait nulle envie de détromper le chevalier, en lui témoignant plus d’affection, mais elle était blessée de l’idée qu’il n’attribuât son indifférence qu’à la sécheresse de son cœur ; et cela, dans le moment même où ce cœur était si douloureusement affecté d’un sentiment tendre ! Cette réflexion la rendit à toutes les pensées tristes dont la réconciliation sincère de sa belle-sœur l’avait distraite un instant. Elle en parut absorbée. Le chevalier et madame de Rhétel le remarquèrent, l’un s’en réjouit ; l’autre tâcha de dissiper la tristesse dont elle ignorait la cause. Dans cette espérance, madame de Rhétel proposa à la marquise de profiter de l’heure qui leur restait avant le souper, pour aller voir le ballet nouveau. Mais Valentine refusa obstinément. La crainte de revoir Anatole sans pouvoir lui témoigner le ressentiment qu’elle éprouvait ; la crainte, mieux fondée encore, de trahir sa faiblesse par quelque regard trop indulgent ; et puis cette petite férocité amoureuse qui fait jouir de l’idée que le coupable se désole peut-être en nous attendant vainement ; tout se réunit pour décider Valentine à fuir Anatole. Elle se promit de ne pas répondre à sa dernière lettre, de n’en plus recevoir de lui, et de rassembler toutes les forces de sa raison et de son esprit pour détruire l’impression qu’il avait faite sur son cœur : elle alla jusqu’à s’accuser de folie, en pensant qu’elle avait pu se flatter un instant de trouver quelque bonheur à captiver les sentiments d’un homme qui devait lui rester éternellement inconnu. Elle se reprocha de lui avoir donné le droit de la croire une femme légère, et finit par le justifier à ses dépens. Que résulta-t-il de tant de beaux raisonnements, de tant de sages résolutions ? Vous l’avez déjà deviné, vous dont l’amour a tourmenté ou embelli la vie.



XXIII


Valentine ne pouvant surmonter la tristesse qui l’accablait, prit le parti de se retirer d’assez bonne heure, malgré les instances que firent le commandeur et sa nièce pour l’engager à entendre deux scènes d’une tragédie nouvelle que l’auteur avait promis de lire après souper. Mais, pour être digne d’une semblable confidence, il faut avoir l’esprit libre et paraître tout occupé de ce grand intérêt. En pareil cas, la moindre distraction est un crime ; et la marquise se méfiait trop de son attention pour s’exposer au ressentiment d’un auteur tragique.

Elle venait de rentrer dans son appartement, et mademoiselle Cécile commençait déjà à la déshabiller, lorsqu’un joli petit chien, de race anglaise, vint sauter après elle, et lui faire mille caresses. Elle demanda comment il se trouvait là. Mademoiselle Cécile répondit d’un air fort naturel, qu’ayant entendu aboyer près de la petite porte du jardin, la curiosité l’y avait conduite.

— C’est là, ajouta-t-elle, que j’ai trouvé ce joli chien, qui a probablement perdu son maître en entrant dans le jardin, pendant que le jardinier en avait laissé la porte ouverte. J’ai d’abord regardé dans la rue si quelqu’un le cherchait ; mais n’ayant vu personne, et la nuit commençant à venir, je n’ai pas voulu exposer un si joli petit animal à être volé par quelques passants qui le maltraiteraient peut-être. J’ai pensé que madame voudrait bien le garder jusqu’au moment où son maître le réclamerait.

La marquise approuva l’action charitable de mademoiselle Cécile, et témoigna le désir de garder le chien, qu’elle trouvait charmant, et qui semblait déjà s’attacher à elle. Mais sa conscience ne lui permettait pas de se l’approprier avant d’avoir fait toutes les démarches qui devaient le rendre à son véritable maître. Un collier d’or qu’elle aperçut à son cou lui parut devoir être un indice certain pour apprendre à qui il appartenait ; elle dit à mademoiselle Cécile d’approcher un flambeau, et prenant le chien sur ses genoux :

— Je ne me trompe point, dit-elle, il y a quelque chose de gravé sur son collier, c’est sûrement l’adresse de son maître.

— Je ne le crois pas, reprit mademoiselle Cécile, en s’efforçant de cacher un sourire malin.

— Cependant voici bien…

Ici la marquise se tut… et la plus vive surprise éclata dans ses yeux. Mademoiselle Cécile n’eut pas l’air d’y faire attention, et se contenta de dire :

— Puisque le collier ne dit rien, nous pouvons garder le chien sans scrupule.

Cette réflexion tira Valentine de la rêverie où elle était tombée. Elle se leva pour achever de se déshabiller ; et lorsque mademoiselle Cécile voulut emmener le chien avec elle, la marquise lui donna l’ordre de le laisser coucher sur un des coussins de son cabinet.

On veut savoir quels sont les caractères magiques qui ont causé l’étonnement de Valentine et la douce émotion qui lui avait succédé. On s’attend peut-être à quelques-unes de ces devises ingénieuses qui sont les talismans ordinaires de l’amour, ou bien à ces emblèmes de fidélité qu’on ne manque jamais de trouver sur le collier du chien d’une coquette ; mais rien d’aussi spirituel n’avait frappé les yeux de Valentine ; et ce simple mot pardon, avait causé tout le trouble de son âme. Que de choses ce mot disait à Valentine ! Pouvait-elle méconnaître la main qui l’avait tracé, et ne pas deviner que la crainte de voir renvoyer sa lettre n’eût engagé le coupable à se servir d’un autre interprète ! Ce seul mot lui apprenait que le commandeur l’avait trahie, que son ressentiment était connu, et qu’on voulait l’apaiser. En fallait-il davantage pour livrer son cœur aux plus douces conjectures ?

Dès ce moment Love devint le favori de Valentine et le meilleur ami d’Isaure, qui s’étonna beaucoup de lui voir caresser M. de Saint-Albert la première fois qu’il vint chez sa tante, comme s’il avait revu une ancienne connaissance. Ce nom de Love avait remplacé le mot gravé sur le collier, et semblait y répondre. Cependant Valentine persistait dans la résolution de laisser ignorer sa clémence ; elle craignait qu’un premier tort aussi facilement pardonné ne fût suivi d’un tort moins excusable, et quelque chose l’avertissait que, sa faiblesse une fois connue, elle perdrait pour toujours son indépendance. Ce raisonnement soutint quelque temps son courage ; mais il succomba bientôt à l’ennui d’une existence que rien n’animait plus à ses yeux. Le plus grand des inconvénients de l’amour n’est pas dans les peines qu’il cause, mais dans l’habitude de ces mêmes agitations dont le cœur ne peut plus se passer. Ces longues journées, passées sans l’espérance de recevoir une lettre ou de rencontrer un regard d’Anatole, paraissaient à Valentine une éternité à franchir. Elle essayait en vains d’accélérer les heures, en les consacrant aux occupations qui l’amusaient autrefois ; une distraction vague, une tristesse sans objet, la rendaient incapable d’aucune application. Elle s’étonnait de voir tant de gens s’agiter pour des intérêts médiocres, quand les plus importants n’excitaient que son indifférence ; enfin, son âme était livrée à cette morne langueur qui succède aux agitations de l’amour, et qui les fait regretter. Dans cet état pénible, on voit souvent la femme la plus sage désirer d’en sortir, même au prix d’un malheur ; et l’on peut mettre les fautes qui en résultent au nombre de celles que le besoin de vivre fait commettre.

Un matin que Valentine ne se trouvait point disposée à recevoir des visites, elle forma le projet de mener Isaure à l’abbaye de Saint-Denis, qu’elle n’avait jamais vue. Isaure crut que c’était pour la récompenser de son application à apprendre l’histoire de France, et elle se promit d’étonner sa tante par son érudition. Alors il se fit dans sa petite tête un bouleversement de noms et de dates que le plus savant n’aurait pu démêler. Comme on ne lui avait pas demandé le secret sur cette visite, elle alla dire à toute la maison combien elle se réjouissait de passer la matinée à voir des tombeaux ; et c’est en sautant de joie, qu’elle monta dans la voiture qui devait la conduire à cet asile de la mort.

L’aspect d’un lieu aussi imposant modéra bientôt cette vive gaieté, qui fit place au respect religieux qu’imprime à tous les âges la vue d’un temple révéré. Le silence, habitant de ces voûtes gothiques, semble inviter l’enfant qui les parcourt, comme le vieillard qui vient y prier, à n’en point troubler le repos. Une sainte terreur s’empara de l’âme de Valentine, lorsqu’elle se vit, pour ainsi dire, seule entre ces trois puissances, la divinité, les grandeurs et la mort.

— C’est donc ici, pensa-t-elle, que viennent se briser les sceptres de nos rois ! Celui dont l’ambition ensanglanta la terre repose à côté du héros qui mourut pour son pays, et le même caveau renferme l’auteur de la Saint-Barthélemy et la victime du fanatisme. Ici pour le crime et pour la vertu les honneurs sont égaux ; le rang seul les assigne ; mais toute la pompe des monuments élevés à la tyrannie ne diffère pas de l’horreur qu’inspire le souvenir de ses cruautés. On s’éloigne en frémissant du superbe tombeau de Catherine de Médicis, pour venir tomber aux pieds de celui de Henri IV, et l’arroser des larmes du regret et de la reconnaissance.

Le suisse de l’abbaye vint interrompre les méditations de Valentine, en lui débitant du ton le plus emphatique et le plus monotone, les noms et les titres des princes qui étaient inhumés dans les différentes chapelles. Après lui avoir fait passer en revue les tombeaux de nos rois, depuis la première jusqu’à la dernière race, il la conduisit dans la chapelle particulière où se trouvait le beau mausolée de cet infortuné duc d’Orléans, assassiné par le duc de Bourgogne, et si vivement regretté par cette femme adorable dont il avait souvent trahi l’amour. En considérant les traits nobles et doux d’une statue en marbre, aux pieds de laquelle on voyait un arrosoir penché et versant de l’eau en forme de larmes, la marquise reconnut bientôt l’intéressant auteur de cette devise : « Rien ne m’est plus ; plus ne m’est rien. » Émue par le souvenir des malheurs de Valentine de Milan, elle ne put supporter l’idée d’en entendre le récit de la bouche de l’homme qui l’accompagnait, et elle se mit à raconter elle-même à sa nièce, comment cette vertueuse princesse avait succombé à la douleur de n’avoir pu venger la mort de son époux. Isaure demanda alors ingénuement, si elle n’aurait pas mieux fait de pardonner.

— En effet, reprit la marquise, c’eût été plus digne d’elle et plus heureux pour ses enfants, qui l’auraient peut-être perdue moins jeune ; car le plaisir de faire grâce doit faire vivre plus longtemps que celui de se venger ; mais on n’a pas le droit de lui reprocher un tort qui lui coûta la vie, et que tant de bonnes actions rachetèrent.

En cet instant, le démonstrateur un peu piqué de voir madame de Saverny empiéter sur ses droits, se retira vers la grille de la chapelle ; et la marquise profita de ce moment de liberté pour examiner à son aise le monument érigé à la mémoire des vertus et du malheur. On ne peut réfléchir sur la destinée d’un être innocent et constamment malheureux, sans éprouver le besoin d’espérer en cette justice céleste qui doit un jour tout punir et tout récompenser. De cette consolante idée, découlent tous les sentiments religieux, et cette noble résignation de l’âme qui fait regarder les tourments de la vie comme autant de gages d’une éternelle félicité. L’aspect d’une victime de l’amour et du sort ranima ces pensées dans l’esprit de Valentine ; animée d’une piété touchante, elle se prosterna sur les marches d’un autel qui se trouvait en face du tombeau, et là, pénétrée d’un saint respect, elle pria le ciel de lui épargner les tourments d’un amour malheureux, ou de lui inspirer la vertu qui les surmonte.

En implorant la bonté divine sur sa destinée, Valentine éprouva l’attendrissement qui naît du souvenir de ses peines, et de l’espérance de les voir calmées. Son visage embelli par la prière, se couvrit de douces larmes. Elle voulut les cacher à Isaure, et se servit, pour les essuyer, d’un voile de mousseline qui flottait sur ses épaules ; puis se retournant, elle aperçut Isaure, agenouillée à ses côtés, et redisant sa prière du matin ; ne voulant pas la troubler dans cet acte de piété, la marquise ne fit aucun mouvement, et fixa seulement les yeux sur le piédestal qui supportait la statue de Valentine de Milan. Mais elle crut s’abuser, lorsqu’elle vit au bas de la devise incrustée dans le marbre, ces mots tracés au crayon : « Elle aussi n’a jamais pardonné. » Persuadée qu’elle était frappée d’une vision, Valentine se lève brusquement pour s’en convaincre ; ce mouvement précipité fait tomber son voile ; une main s’avance pour le ramasser, et c’est à travers les colonnes et les ornements gothiques du monument funèbre, que Valentine aperçoit Anatole. Il serre sur son cœur le voile encore humide des larmes qu’elle vient de verser en pensant à lui. L’expression de son visage, son attitude suppliante, semblent la conjurer de lui laisser ce gage de réconciliation ; et Valentine, succombant à son émotion, n’ose ni l’accorder ni le reprendre. Son silence paraît un consentement à Anatole. La joie et la reconnaissance brillent dans ses yeux. Il porte le voile à ses lèvres, et disparaît.

L’espace d’un moment suffit à tant de sensations différentes ; et Valentine était seule, lorsqu’Isaure vint la rejoindre, après avoir achevé sa prière. Elles sortirent toutes deux à pas lents de ce lieu solennel qui devait leur laisser de profonds souvenirs. Isaure en revint, l’esprit frappé de cette impression que reçoit l’enfance à la première vue des tombeaux, et Valentine en rapporta ce recueillement céleste, ce bonheur de vivre, que peuvent seuls inspirer la religion et l’amour.


XXIV


L’étourderie naturelle à l’âge d’Isaure lui empêcha de remarquer que sa tante revenait sans le voile de mousseline qu’elle lui avait vu le matin ; mais mademoiselle Cécile, dont l’esprit d’ordre allait parfois jusqu’à la tyrannie, ne manqua pas de demander à sa maîtresse, d’un ton respectueusement impérieux, ce qu’elle avait fait de son voile. La marquise lui répondit, avec le trouble d’une enfant qui ment à sa gouvernante, qu’elle n’en savait rien.

— Ah ! je devine, madame l’aura sûrement oublié dans sa voiture. Et, sans perdre de temps, mademoiselle Cécile descend dans la cour, retourne tous les coussins de la berline, et ne trouvant rien, finit par conclure que la marquise aura laissé son voile dans l’église de Saint-Denis ; elle veut absolument qu’un domestique monte à cheval pour l’aller chercher, mais on refuse tout net de lui obéir, en répondant qu’on ne fera ce voyage que par les ordres de madame ; et la marquise est obligée d’employer son autorité pour s’opposer au zèle de mademoiselle Cécile, en disant que ce voile ne vaut pas tant de recherches, et qu’il est inutile d’en faire de nouvelles.

On se doute bien que, le soir même de ce beau jour pour Anatole, Valentine reçut une lettre où le repentir, la reconnaissance et l’amour, se peignaient à chaque ligne. L’espérance d’être aimé s’y laissait entrevoir à travers les regrets d’un amour sans espoir. Un reste de sentiment jaloux se mêlait aux serments de ne plus offenser par d’injustes reproches celle dont on n’avait pas le droit d’enchaîner la liberté. Pour le sacrifice de la vie entière, on n’exigeait d’autre retour qu’un peu d’amitié et quelque confiance : mais la moindre preuve d’indifférence frapperait d’un coup mortel le cœur le plus dévoué. Enfin, cette lettre était un chef-d’œuvre de passion. C’est avouer qu’elle n’avait pas le sens commun. Aussi Valentine en fut-elle enchantée ; la joie qu’elle en ressentit donna à sa physionomie une expression si différente de celle qu’on y avait remarquée la veille, que madame de Nangis ne put s’empêcher de lui dire que l’aspect des tombeaux produisait sur elle d’étranges effets.

— Je vous ai vue, ajouta-t-elle, revenir quelquefois de l’Opéra, l’air triste et abattu, mais vivent les cimetières pour vous rendre à la gaieté !

Valentine était de trop bonne humeur pour s’offenser de cette mauvaise plaisanterie ; le chevalier d’Émerange y joignit les siennes en tâchant de les rendre piquantes, mais la marquise s’amusait à déconcerter leur malice par de vives reparties que la fatuité du chevalier lui faisait regarder comme autant d’agaceries de la part de Valentine. Cette petite lutte plaisait assez à la comtesse ; elle remarquait dans les réponses du chevalier une certaine amertume qui devait piquer sa belle-sœur ; et tout ce qui semblait nuire à leur intimité rassurait la comtesse. Jamais sécurité ne fut plus mal fondée, car pendant que le chevalier plaisantait Valentine sur la prétendue mélancolie qui lui faisait rechercher l’aspect des plus tristes lieux pour en rapporter les sentiments les plus gais, il admirait cette variété d’impressions qui la rendaient tour à tour si mélancolique et si piquante, et se peignait d’avance tout le plaisir réservé à celui qui pourrait d’un seul mot faire naître la tristesse ou la joie sur ce beau visage.

Malgré sa finesse et sa grande habitude d’observer, M. d’Émerange se flattait d’être pour beaucoup dans les agitations du cœur de Valentine : on s’étonnera peut-être de voir un homme d’esprit se tromper aussi lourdement sur les vrais sentiments d’une femme ; mais quand on réfléchira que le chevalier, sans cesse témoin des hommages qu’on offrait à la marquise, avait pu se convaincre que nul n’était payé de la moindre préférence ; que de plus, il s’était assuré, par M. de Nangis, de la parfaite indifférence de sa sœur pour ses voisins de Saverny ; et qu’enfin tout décelait dans les actions de Valentine le trouble intérieur qui naît d’un sentiment combattu, on trouvera bien simple que M. d’Émerange s’en attribuât l’honneur ; mais si toutes ses raisons ne justifiaient pas assez l’excès de sa présomption, l’expérience l’expliquerait suffisamment. Car personne n’ignore que si parfois l’amour rend fous les gens d’esprit, l’amour-propre les rend souvent imbéciles.

Par une suite de son aveuglement, le chevalier crut devoir faire part à M. de Nangis des espérances qu’il concevait, et l’engager à prévenir, par quelques mots, la marquise sur leur projet. On devait profiter pour cela de la courte absence du chevalier, qui partait incessamment pour aller recevoir le dernier soupir de cet oncle dont l’avarice n’avait tant amassé que pour satisfaire la prodigalité d’un neveu.

Ce fait convenu, le chevalier partit l’âme enivrée du plus doux espoir, et n’éprouvant d’autre embarras que celui de cacher sa joie aux amis du mourant. Le lendemain de son départ, Valentine était à l’Opéra, parée d’un bouquet de jasmin qu’Anatole dut reconnaître, et bien plus occupée de sa présence que de l’absence du chevalier, lorsque M. de Nangis vint lui dire tout bas, et d’un air fin, que sa préoccupation serait remarquée de tout le monde, excepté de celui qui en était l’objet ; c’est dommage, ajouta-t-il ; car on doit être bien fier de vous rendre aussi rêveuse. Comme on suppose facilement ce que l’on craint, Valentine s’imagina que son frère voulait parler d’Anatole, et cette idée la troubla. Le comte ne s’étonna point de la voir aussi émue ; et, sans s’expliquer davantage, il lui dit qu’ayant à lui parler d’affaires importantes, il l’engageait à venir déjeuner dans son cabinet le lendemain : elle promit de se rendre à l’invitation ; mais cet entretien demandé avec tant de solennité tourmenta cruellement l’esprit de Valentine. Elle se perdit en conjectures pour en deviner le motif, et s’efforça vainement d’espérer quelque heureuse nouvelle. Un secret pressentiment lui faisait redouter les avis de son frère ; et, comme le pigeon de La Fontaine, Valentine croyait beaucoup aux pressentiments.



XXV


Après une réception plus cérémonieuse que fraternelle, M. de Nangis entama la grande question par un long préambule, et finit par féliciter sa sœur sur le beau sort qui l’attendait. Ce début fit battre le cœur de Valentine ; elle ne douta plus que son frère instruit de l’amour d’Anatole, ne conçut le projet de surmonter tous les obstacles pour assurer son bonheur. Mais cette douce idée s’évanouit bientôt, lorsqu’elle entendit M. de Nangis faire un grand éloge de M. d’Émerange, et y ajouter ces mots :

— Tant d’agréments réunis méritaient votre préférence ; aussi me suis-je bien gardé de la contrarier ; vous avez vu mes soins à multiplier les assiduités du chevalier chez moi ; mais vous devez penser que si je lui ai offert aussi souvent les occasions de vous faire sa cour, j’étais rassuré d’avance sur la crainte de vous compromettre. La manière noble et franche dont le chevalier m’avait déclaré ses intentions ne pouvait me laisser aucun doute sur ses sentiments pour vous, et c’est en vous approuvant que je vous les voyais partager.

— Moi, mon frère, interrompit Valentine, avec un embarras mêlé de dépit, je vous jure que loin de les partager, je les ignorais.

— Ah ! Valentine, soyez de bonne foi, et vous conviendrez de ce que tout le monde sait déjà. Une femme s’aperçoit si vite de l’amour qu’elle inspire ! D’ailleurs il faut avouer que M. d’Émerange dissimulait fort mal celui qu’il a pour vous ; car il y a déjà très-longtemps que, plaisantant madame de Nangis sur l’attrait qui fixait auprès d’elle tant de gens aimables, et particulièrement un homme dont les plus jolies femmes se disputaient l’hommage, elle me fit remarquer que vous seule aviez l’honneur de ce triomphe.

À ces mots le front de Valentine se couvrit de rougeur, elle frémit de laisser soupçonner à son frère l’idée qui excitait sa honte pour une personne chère à tous deux ; et la bonté de son cœur la décida à convenir que le chevalier lui avait en effet témoigné quelquefois le désir de lui plaire ; mais que le caractère frivole dont il faisait gloire, l’avait empêchée d’attacher la moindre importance à ses discours.

— Il n’en est pas moins vrai qu’ils vous étaient agréables, reprit le comte ; ils vous le paraîtront encore plus maintenant que vous savez que cette apparence de galanterie cache un sentiment profond. Mais je suis de votre avis sur ces airs légers, qui sont tant à la mode ; vous en voyez l’inconvénient, on ne sait à quoi s’en tenir sur tout ce qui se dit ; la gravité est moins amusante, j’en conviens : mais quand il s’agit d’une affaire d’où dépend le destin de sa vie, on pourrait bien se résigner à en parler sérieusement, Au reste, pour mon compte, je n’ai pas ce reproche à faire à M. d’Émerange ; et c’est avec toute la solennité d’une semblable démarche qu’il est venu me prier de vous offrir sa main.

— Je suis fort honorée de son choix, répondit Valentine en baissant les yeux, mais je ne saurais me décider aussi promptement… à former un nouveau lien.

— Voilà tout justement une réponse de comédie ; vous oubliez, ma chère Valentine, que ce n’est ni un tuteur, ni un oncle qui vous interroge, et qu’étant parfaitement libre d’agir selon votre volonté, vous n’avez besoin d’aucun prétexte pour la satisfaire. Il est vrai que le respect des usages, et ce que l’on se doit à soi-même, imposent quelquefois plus de sacrifices que n’en saurait exiger l’autorité des parents les plus sévères ; mais vous connaissez aussi bien que moi l’empire de ces devoirs, et vous n’avez pas plus à redouter mes avis que ceux de votre raison ; ainsi donc pourquoi me feriez-vous mystère de vos projets et de vos sentiments.

— Puisque vous m’autorisez à vous parler franchement, reprit Valentine avec plus d’assurance, je vous avouerai que, tout en rendant justice aux avantages séduisants de M. d’Émerange, je le crois incapable de s’occuper du bonheur de sa femme. Quand on a, comme lui, contracté l’habitude des succès brillants, on ne se réduit pas sans regret à des plaisirs plus calmes ; et je ne me sens point le courage de consacrer ma vie à un homme fort aimable, sans doute, mais qui me semble impossible à fixer.

— Vous avez cru probablement triompher de ce raisonnement, quand vous avez consenti à recevoir les soins du chevalier ?

— Je ne les ai jamais encouragés.

— Du moins les avez-vous accueillis sans dédain, car autrement il aurait bientôt cessé de vous les consacrer. Son caractère est trop connu pour qu’on lui soupçonne jamais la duperie de persister dans un amour sans espoir ? Aussi est-on déjà convaincu dans le monde de votre préférence pour lui, et de l’heureux événement qui doit en résulter.

— C’est ce qui m’afflige, répartit Valentine, le cœur oppressé par le ton de sévérité que venait de prendre son frère ; cependant, ajouta-t-elle je ne me crois pas obligée d’accomplir les prédictions qu’il plaît à quelques personnes de faire.

— Songez bien que ces sortes de prédictions sont presque toujours dictées par le sentiment des convenances. Mais j’ai tort de vouloir soutenir une cause que votre cœur plaidera bien mieux que moi. J’ai rempli mon devoir en vous instruisant de la proposition de M. d’Émerange : il doit être de retour ici dans huit jours ; réfléchissez d’ici à ce moment sur la réponse que vous devez lui faire, et pensez surtout qu’on ne refuse pas impunément d’aussi grands avantages.

En finissant ces mots, le comte sortit pour donner quelques ordres. Valentine, empressée de terminer un entretien que la contrainte rendait insupportable, rentra dans son appartement, et s’y renferma pour méditer sur la réponse qu’on lui demandait. Son incertitude ne portait pas sur l’idée d’accepter ou non la proposition du chevalier. Elle était bien décidée au refus. Mais la manière de motiver ce refus lui présentait de grandes difficultés. L’aveu de ses rapports avec Anatole n’aurait pas trouvé grâce auprès de M. de Nangis, dont la froide raison ne comprenait rien aux faiblesses du cœur. D’ailleurs comment se flatter de voir approuver par qui que ce soit le sacrifice d’un sort brillant, pour les plaisirs d’un amour romanesque ! Cette réflexion devait empêcher Valentine de confier jamais le principal motif de sa résistance aux vœux du chevalier. Il ne lui restait donc plus qu’à répéter les lieux communs dont on se sert ordinairement pour rejeter de semblables propositions, sans humilier l’amour-propre de celui qu’on refuse, et sans trahir le secret de celui qu’on préfère.


XXVI


Deux jours après l’entretien qui avait jeté tant de trouble dans l’esprit de Valentine, elle reçut un billet du commandeur, qui lui demandait s’il pourrait avoir l’honneur de la voir dans la matinée ; ce message lui inspira des soupçons : elle répondit au commandeur qu’elle l’attendait ; et lorsqu’elle le vit arriver, elle lui témoigna franchement l’impatience qu’elle avait d’apprendre ce qui lui procurait le plaisir de le voir d’aussi bonne heure.

— Ah ! vous devinez, dit-il, que je ne viens pas ici tout simplement pour vous faire ma cour. Vous me trouvez peut-être l’air important d’un ambassadeur chargé d’une mission délicate ; je suis bien aise d’avoir le maintien convenable dans une circonstance aussi solennelle.

— Ah mon Dieu ! qu’allez-vous m’annoncer, interrompit Valentine en riant de la plaisante gravité qu’affectait le commandeur.

— Il ne s’agit point de rire, reprit-il, mais d’écouter posément tout ce que l’ambition, la raison, et l’intérêt, vont vous dire par ma bouche. Une personne qui me fait l’honneur de me supposer beaucoup de crédit sur votre esprit, compte sur mes conseils pour vous déterminer à assurer d’un seul mot le bonheur de toute votre famille. J’ai promis de répondre à cette honorable preuve de confiance par tout le zèle qui pourrait m’en rendre digne. En véritable diplomate, je me suis bien gardé de nier l’influence que l’on me croyait sur la grande puissance que l’on voulait soumettre ; car j’ai remarqué que les professeurs en ce genre aimaient mieux compromettre leur crédit que d’en laisser douter ; et vous voudrez bien, j’espère, ne pas démentir une réputation dont je suis aussi fier.

— Quoi, vous seriez député par mon frère pour me parler mariage.

— Précisément.

— Et c’est sur les avis de votre sagesse que l’on fonde l’espérance de me faire faire une folie ?

— Pourquoi pas ? Ce ne serait pas la première fois que ma sagesse aurait aussi bien réussi.

— Eh bien, je veux la mettre à l’épreuve dans cette circonstance, et m’en rapporter à tout ce qu’elle décidera. Je verrai quels seront ses arguments pour me prouver que je dois épouser l’homme du monde qui me convient le moins ?

— Qu’il vous convînt, ou non, si vous l’aimiez, comme je l’ai cru un moment, vous trouveriez mes arguments admirables. Mais il n’est point question ici de vos sentiments. Un homme bien né, beau, riche et spirituel, vous offre sa main. Tant d’avantages réunis ne vous laissent qu’un seul motif de refus. Je sais que vous pourrez parlez de la crainte d’un nouveau lien, du désir de rester libre et de l’inconstance reconnue du chevalier ; mais tous ces prétextes ne voudront jamais dire au fond que ces mots : Je ne vous aime pas. Et je me trompe fort, ou M. d’Émerange ne vous pardonnera pas cette injure.

— Cependant, je ne compte pas l’épouser par terreur de son ressentiment.

— Ce serait d’autant plus mal calculé, que cela ne vous mettrait point à l’abri de celui que vous devez le plus redouter. Dans la position où vous vous trouvez, vous n’avez qu’à choisir entre deux vengeances ; si vous redoutez celle du chevalier, la comtesse vous en punira. Ne vous offensez pas de cette réflexion, ce n’est pas le moment d’employer des subterfuges pour vous démontrer la vérité ; je n’ai pas envie d’insulter, par la plus sotte médisance, une femme que vous devez aimer en dépit de ses torts ; mais l’amitié dont vous m’honorez, me fait un devoir de vous garantir, s’il se peut, du mal que sa vanité cherchera à vous faire.

— J’avoue qu’elle est faible, inconsidérée, mais, j’en suis sûre, elle n’est pas méchante, dit Valentine, les larmes aux yeux.

— Non ; mais elle le deviendrait bientôt, si elle se doutait une minute de la préférence qu’on vous accorde.

— Hélas ! pour lui laisser ignorer cette malheureuse préférence je m’exilerais, je crois, au bout du monde ?

— Beau moyen ! M. d’Émerange vous y suivrait, la comtesse en tomberait malade, et rien ne manquerait au scandale.

— Que faut-il donc faire pour éviter tant de malheurs ?

— Il faut se résoudre à tromper l’amour-propre du chevalier, ou bien consentir à le satisfaire.

— Vous me supposez trop de finesse, ou trop de résignation.

— Si vous vous décidez au premier parti, je vous réponds du succès ; et, à vous parler sans détour, je ne vois pas ce qui vous empêcherait de prendre le second. Les défauts du chevalier auraient de grands inconvénients pour une femme ordinaire, mais celle dont l’esprit et la beauté flatteront son orgueil, n’aura jamais à en souffrir.

— Il est égoïste.

— Tant mieux ; les égoïstes sont des maris parfaits ; ils ont pour leurs femmes et leurs enfants cette tendre affection qu’ils portent sur tout ce qui fait partie d’eux-mêmes. Je vous proteste que ce défaut, si détestable dans la société, est une vertu de ménage.

— Je ne saurais l’apprécier.

— D’ailleurs, continua M. de Saint-Albert, je vous crois capable d’opérer de grandes conversions ; et puis il y a si peu de différence entre les défauts des gens du monde, que ce n’est guère la peine de les discuter. Le mieux est de ne les pas voir ou de les aimer, et c’est ce que l’amour apprend à merveille.

— Sans doute mais il faut de l’amour.

— À votre âge, on en a toujours.

— Je ne m’en sens pourtant pas pour M. d’Émerange.

— C’est que vous en éprouvez pour un autre… Voilà le grand secret que l’émotion qui vous colore en ce moment m’apprendrait assez, si je ne l’avais deviné depuis longtemps. Mais l’objet de cet amour, que le bonheur ne doit point couronner, tout en vous aimant avec idolâtrie, serait désespéré de voir sacrifier un sort brillant aux intérêts de sa folle passion ; ne regardez pas ce noble sentiment comme une supposition de ma part, je viens d’en acquérir la preuve. Avant de me rendre auprès de vous, j’ai voulu consulter mon ami sur la démarche que votre frère exigeait de moi, et je dois rendre justice à celui qui vous inspire un si vif intérêt ; il s’en est montré digne, en me conjurant de sacrifier sa vie au bonheur de la vôtre.

— Indigne générosité ! s’écria Valentine, hors d’elle-même ; et c’est lui qui m’engage à épouser un homme qu’il méprise !

— Ne vous abusez point, c’est de la haine qu’il a pour lui et non pas du mépris. Son injustice envers le chevalier prouve assez les moyens qu’il lui croit de vous plaire ; mais qu’importe l’opinion d’un rival ? C’est de la probité qu’il faut, même en amour. Il n’est permis de disposer de la destinée d’une femme, qu’autant qu’on espère la rendre heureuse ; lorsqu’on n’a pas cette espérance, on ne peut s’opposer à ce qu’un autre se charge du soin de son bonheur.

— Je le sens, le mien est à jamais perdu ; mais au moins n’aurai-je pas à me reprocher de l’avoir sacrifié à de vaines considérations. Ma résolution est irrévocablement prise, et je ne réclame plus vos conseils que sur la manière de la faire connaître ; en refusant les offres de M. d’Émerange, je conviens que j’ai de grands ménagements à garder. Indiquez-moi les plus convenables ; et je vous réponds de ma docilité. Mais n’en exigez pas davantage de la raison d’une femme, qui aime mieux vivre malheureuse à son gré que de se voir comblée des bienfaits qui excitent l’envie de tout le monde.

Après avoir écouté attentivement ces derniers mots de Valentine, le commandeur lui prit la main, la porta à ses lèvres avec toutes les marques d’un attendrissement qu’il ne pouvait dissimuler, et il sortit en répétant son exclamation favorite : Quel dommage !



XXVII

On venait d’apprendre le retour de M. d’Émerange, et, comme le dit un de nos auteurs les plus spirituels, il rapportait de son voyage le crêpe et la joie d’un riche héritier. Il ne se passait guère d’heures sans que Valentine pensât à ce retour, et cependant elle en fut surprise comme d’une nouvelle inattendue. Tous les projets de réponses qu’elle avait si sagement combinés avec M. de Saint-Albert se confondirent dans son esprit. Elle sentit qu’il lui serait bien difficile de soutenir l’entrevue dans laquelle le commandeur exigeait qu’elle déclarât au chevalier qu’une raison, dont elle ne pouvait convenir, l’obligeait à refuser ses flatteuses propositions. Elle devait accompagner cette phrase insidieuse de tous les compliments qui peuvent rassurer l’amour-propre. Par ce moyen, le commandeur espérait voir retomber sur madame de Nangis le ressentiment de M. d’Émerange, car celui-ci ne manquerait pas d’accuser la comtesse d’inspirer à sa sœur l’excès de délicatesse qui lui faisait rejeter l’offre de sa main. Alors Valentine, loin d’être soupçonnée de dédaigner l’amour du chevalier, paraîtrait à ses yeux comme la victime d’une amitié héroïque. En calculant ainsi, M. de Saint-Albert s’était trop méfié de la candeur de Valentine, pour lui confier tout ce qu’il attendait de cette ruse. Il lui avait persuadé qu’en répondant de cette manière elle disait la vérité sans trahir son secret, et laissait au chevalier encore assez d’espoir pour lui ôter l’envie de se venger d’un refus humiliant.

Ce point convenu, le commandeur instruisit M. de Nangis du projet que la marquise avait de répondre elle-même à M. d’Émerange. Le comte s’en réjouit en pensant que si sa sœur avait le dessein de rejeter les vœux du chevalier, elle se serait probablement épargné le désagrément de lui apprendre elle-même cette mauvaise nouvelle. Ravi de cette espérance, le comte s’empressa de la faire partager à celui qui devait en recueillir le fruit. M. d’Émerange reçut la confidence en homme que le succès n’étonne jamais ; il promit au comte de se rendre à l’invitation qu’il lui faisait de dîner le jour même chez lui, et ne douta pas que Valentine ne lui offrît, dans cette journée, quelques moyens d’attendre patiemment sa réponse.

Il était déjà trois heures, on n’attendait plus qu’une seule personne pour se mettre à table, lorsqu’on annonça M. le comte d’Émerange (c’était son nouveau titre). Ce nom provoqua des émotions bien différentes : madame de Nangis tressaillit de plaisir, et Valentine rougit d’embarras. Mais, à moins d’être dans le secret des femmes, on risque souvent de se tromper sur les impressions qu’elles reçoivent ; et de moins présomptueux que M. d’Émerange auraient pu interpréter comme lui le trouble de Valentine, Cependant il n’eut pas l’air de le remarquer ; mais, quand il lui adressait la parole, il prenait un ton de reconnaissance qui semblait la remercier d’avance de tout ce qu’il attendait de son amour. Ses mots ingénieux, ses regards pénétrants étaient pour Valentine, mais tous ses soins étaient pour la comtesse : il paraissait vouloir se faire un mérite auprès de la première des égards qu’il conservait pour l’autre. Du reste, sérieux sans affectation, il répondait avec politesse à tous ceux qui se composaient le visage pour venir lui adresser des compliments de condoléance et des félicitations sur la perte et l’héritage qu’il venait de faire. Madame de Nangis, que ce genre de conversation ennuyait à périr, fit entendre aux personnes qui s’obstinaient à savoir les détails de la mort du défunt, que la sensibilité de M. d’Émerange en serait trop affectée, et les pria de parler d’autre chose. On lui obéit sans peine ; car au fond les plus curieux ne se souciaient pas beaucoup d’en apprendre davantage sur un événement qui leur était indifférent. Aussi fut-il bientôt oublié ; en moins d’un quart d’heure la gaieté redevint générale, et la sensibilité de M. d’Émerange ne s’en offensa point. Son naturel piquant et le penchant qui l’entraînait vers la plaisanterie se laissaient même entrevoir à travers le maintien grave que lui imposait la couleur sombre de son vêtement ; et comme on ne respecte guère dans le monde que le deuil qu’on porte sur la physionomie, une jeune femme, qui ne se souvenait plus de celui du comte d’Émerange, vint l’engager à chanter. Aussitôt chacun joignit ses instances à celles de l’aimable étourdie, et ce n’est qu’à l’air indigné qu’il prit pour refuser la proposition, qu’on s’en rappela toute l’inconvenance.

Cependant la soirée s’avançait, et M. d’Émerange n’avait pu trouver l’occasion de dire un mot en particulier à Valentine : il est vrai que, placée auprès de sa belle-sœur, il était impossible de parler à l’une des deux sans être entendu de l’autre. Pour se dédommager de cette privation et faire comprendre à Valentine qu’il comptait sur ce qu’elle avait chargé le commandeur de lui faire savoir, M. d’Émerange ne quitta plus celui-ci et lui fit de grandes démonstrations de reconnaissance, pour que la marquise devinât qu’il le remerciait de l’intérêt qu’il avait pris à lui dans cette circonstance. Valentine le comprit assez ; et lorsque le commandeur, s’approchant d’elle, lui dit tout bas :

— Allons, du courage, demain l’on ira chercher votre réponse ; souvenez-vous de ce dont nous sommes convenus. Elle répondit en tremblant :

— Jamais je n’aurai la présence d’esprit qu’exige un semblable entretien ; par pitié, faites en sorte de me l’épargner.

— Cela est impossible.

— Du moins, n’aura-t-il pas lieu demain, car j’ai à sortir toute la journée.

— Voilà bien le propos d’un enfant qui croit tout gagner en différant l’instant de boire sa médecine.

— Pourquoi tant se presser d’annoncer une chose désagréable ?

— Pour n’avoir plus à la dire ; d’ailleurs, je vous ai suffisamment démontré la nécessité de cette démarche ; mais je le vois bien, ce n’est pas moi qui vous y déciderai, un autre en pourra seul obtenir l’honneur.

Ici on vint les interrompre, et Valentine se retira plus indécise que jamais sur ce qu’elle allait faire.

Le billet qu’on lui remit le lendemain à son réveil lui rappela les derniers mots du commandeur. Elle le décacheta en disant :

— Voilà qui va fixer toutes mes incertitudes. Et son cœur se livra d’avance au plaisir si doux d’obéir à ce qu’on aime ; il faut avoir souffert les tourments attachés à la détermination d’une décision importante pour connaître tout le prix d’un ordre absolu. De combien de responsabilités il délivre ! On profite du bien qu’il produit sans avoir à se reprocher le mal qui en résulte ; et, quand cet ordre n’est qu’un désir, que de charmes dans l’obéissance !


ANATOLE À VALENTINE.

« Il y va du repos de votre existence, me dit-on. Ah ! Valentine, au nom du ciel, au nom de celui qui ne respire que pour vous adorer, suivez le conseil qu’un ami sage vous donne ; j’ignore ce qu’il exige de votre soumission, mais dût-il vous demander ma vie, n’hésitez pas à la promettre, elle est à vous. Enfin, quel que soit le sacrifice, oubliez la pitié que mon sort vous inspire, et songez que ma destinée entière est dans votre bonheur. »


XXVIII


— Voilà qui est décidé, dit Valentine en serrant le billet dans son sein, je ne sortirai pas de la journée, et M. de Saint-Albert sera content de moi.

Ce qui voulait dire tout simplement : Anatole le désire, et j’obéis sans peine. En effet, dès ce moment l’ennui de l’entretien qu’elle redoutait disparut à ses yeux ; elle rassembla ses idées avec ordre, et s’appliqua à prévoir les objections que lui ferait M. d’Émerange, pour arranger ses réponses d’avance. Mais cette belle précaution eut le succès ordinaire. La conversation s’entama tout autrement que la marquise ne l’avait prévu ; et il lui fut impossible de placer une seule de ces phrases si ingénieusement méditées. Heureusement pour elle, son esprit suppléa sans peine au défaut de sa prévoyance.

M. d’Émerange, qu’une conversation sérieuse effrayait toujours, commença par plaisanter Valentine sur l’excès de sa fraîcheur, en lui disant qu’il était bien cruel de retrouver la femme qu’on adorait ainsi embellie par l’absence. Ce ton de gaieté fut aussitôt adopté par la marquise ; elle sentit qu’il servirait à la fois sa franchise et sa politesse. M. d’Émerange lui sut bon gré de prendre ainsi le ton qu’il préférait, et regarda cette condescendance comme une suite de la facilité qu’on a communément de saisir les manières des gens qu’on aime. Après lui avoir témoigné sa reconnaissance par mille choses flatteuses, il ajouta :

— Que je vous remercie de m’avoir épargné la frayeur d’entendre mon arrêt prononcé par votre frère ; je sens qu’il m’aurait dit vingt fois que j’étais le plus heureux des hommes, sans me le persuader un instant, et je crois en vérité, qu’un refus de votre bouche m’attristerait moins qu’une bonne nouvelle sortie de la sienne.

— Cela m’encourage, reprit en souriant Valentine.

— N’allez pas abuser de cet aveu, pourtant.

— Non, mais il me rassure, et m’engage à vous déclarer franchement…

— Que vous me détestez peut-être.

— Je mentirais ; et vos procédés envers moi vous répondent au contraire de ma reconnaissance.

— Je me soucie bien de votre reconnaissance ; vraiment je ne la mérite pas, car j’ai fait tout ce que j’ai pu pour ne vous point aimer.

— Pourquoi vous êtes-vous découragé sitôt ?

— Ah ! vous vous en plaignez, c’est une manière de m’avouer…

— Que toute honorée que je me trouve de votre choix, je n’y saurais répondre.

— Et peut-on savoir la raison qui me condamne à d’éternels regrets ? reprit le comte, d’un air moitié piqué et moitié dédaigneux.

— Voilà ce qu’il faut que vous deviniez, dit en rougissant Valentine.

— Mais si je la devine, vous n’en conviendrez pas ?

— Cela est vrai.

— Eh bien, tant mieux, j’en agirai plus librement. Jusqu’à présent le désir de vous plaire et la crainte de voir troubler votre repos par la colère d’une femme dont la vanité se blesse de toutes les préférences qui ne sont pas pour elle, m’ont fait supporter patiemment ses caprices. Me voilà enfin dispensé de jouer plus longtemps un rôle ridicule qui n’eût jamais été le mien, sans l’espérance de me voir récompensé de tant de sacrifices. Au fait, je ne suis pas tenu à plus d’égards qu’on n’en a pour moi ; et votre franchise me semble très-bonne à imiter. C’est bien assez d’avoir à souffrir de son amour, sans se laisser tourmenter par la folie d’une autre.

— Vous n’avez pas toujours pensé ainsi, et cette folie qui vous importune aujourd’hui vous plaisait autrefois ?

— Faites-moi un crime de votre ouvrage ! Pouvais-je deviner qu’il arriverait du fond de sa province une femme qui me tournerait la tête au point de ne plus voir qu’elle au monde ? Certainement j’aurais mieux fait de répondre aux sentiments qu’on voulait bien me témoigner, que de persister dans ceux qu’elle dédaignerait ; je ferais mieux encore d’oublier ma disgrâce en cherchant loin d’elle quelques consolations ; mais tout cela serait sage, et par conséquent au-dessus de mes forces. Je ne me pique point d’avoir cette vertu qui triomphe du sort ; le mien veut que je vous aime en dépit de vous, et nous verrons qui l’emportera de votre volonté ou de ma constance.

— Quels que soient vos projets, dit Valentine, d’un ton suppliant, par pitié pour moi ménagez la sensibilité d’une personne dont vous avez égaré la raison ; songez qu’un éclat la perdrait pour toujours ; et ne me réduisez pas au chagrin de la quitter pour la délivrer d’une odieuse présence.

Cette prière rendit au comte toutes ses espérances. Il s’affermit dans l’idée que la crainte de désespérer madame de Nangis était le seul motif du refus de Valentine, et il vit en un instant tout le parti qu’il pouvait tirer du sentiment généreux qui la mettait dans sa dépendance. Empressé d’en faire l’épreuve, il répondit :

— Je m’engage à suivre en tout votre exemple. Vous pouvez mieux qu’une autre m’apprendre les ménagements qu’on doit aux victimes d’un amour qui n’est point partagé.

— Je le vois bien, reprit Valentine, en retenant des larmes de dépit, il faut que je m’éloigne de cette maison où le malheur va bientôt régner.

— Oui, partez, répliqua M. d’Émerange avec feu, laissez ici l’intrigue et la vanité se débattre entre elles, et venez loin de cet empire de la coquetterie, venez éprouver la sincérité des sentiments que vous faites naître. Choisissez la retraite où rien ne saurait m’empêcher de vous suivre ; là, vous pourrez vous convaincre que le bonheur de vous voir, de vous aimer, suffit à mon existence ; et peut-être sentirez-vous alors le besoin de récompenser tant d’amour.

— Oh ciel ! que me proposez-vous ! s’écria Valentine.

En ce moment la porte s’ouvrit, et l’on vit paraître madame de Nangis, pâle, les yeux égarés, et paraissant se soutenir avec peine ; Isaure l’accompagnait et quitta sa main pour venir se jeter dans les bras de sa tante. Les caresses de cette enfant tirèrent Valentine de l’espèce de stupeur où l’avait plongée la subite apparition de la comtesse. Elle essaya de dire quelques mots, mais le tremblement de sa voix trahissait son trouble, et lui donnait un air coupable, tandis que M. d’Émerange, jouissant de toute sa présence d’esprit, s’informait des nouvelles de la comtesse, du ton le plus naturel, et avec toute la sérénité d’une personne qui n’aurait pas eu la moindre chose à se reprocher envers elle. C’est ainsi que l’effronterie met plutôt à l’abri du soupçon que l’innocence.

Le bavardage d’Isaure fut d’un grand secours dans cette circonstance, où chacun parlait au hasard, sans s’embarrasser de ce qu’il disait, pourvu que cela n’eût aucun rapport avec sa pensée ; mais si la présence d’Isaure était appréciée, l’arrivée de madame de Rhétel parut un coup du ciel. Elle venait rappeler à Valentine l’engagement qu’elles avaient pris de dîner le même jour chez la princesse de L… Il était déjà tard ; la marquise n’avait point encore commencé sa toilette, madame de Rhétel en fit la remarque, et M. d’Émerange se retira. Madame de Nangis le suivit, en priant sa belle-sœur de l’excuser auprès de la princesse.

— Je ne saurais profiter de son invitation, ajouta-t-elle, je souffre beaucoup, et vous pourrez lui affirmer que ce n’est pas d’un mal imaginaire.

Ces derniers mots furent prononcés avec l’accent du reproche ; ils allèrent frapper au cœur de Valentine ; et la tristesse qu’elle en ressentit, résista même au souvenir d’Anatole.



XXIX


Depuis ce jour, madame de Saverny ne goûta plus aucun repos. Persécutée par son frère, pour céder au désir de M. d’Émerange, dont la malignité inventait à chaque instant un nouveau moyen de la compromettre, et ne cessait de la menacer d’abandonner madame de Nangis à son ressentiment ; poursuivie par la jalousie de sa belle-sœur ; effrayée des transports de l’amour d’Anatole ; Valentine, était dévorée de cette inquiétude qui précède le malheur. Ne sachant plus comment y échapper, elle confia à M. de Saint-Albert le projet qu’elle formait de partir secrètement pour l’Italie, en faisant savoir seulement à son frère, qu’elle entreprenait ce voyage pour se soustraire aux instances de M. d’Émerange, et faire cesser le bruit d’un mariage auquel elle ne consentirait jamais. Le commandeur, après avoir réfléchi longtemps sur ce voyage, finit par l’approuver, en disant :

— Vous avez raison, ce parti me semble le meilleur ; mais il faut tout prévoir. Malgré le plus grand mystère, M. d’Émerange saura bientôt où vous allez. Il vous y suivra, il vous l’a promis, et dans sa position c’est le meilleur parti qu’il puisse prendre, car cette preuve de dévouement doit vous attendrir ou vous perdre. Mais il est un moyen d’échapper à ce double danger, en ôtant au public l’occasion de mal interpréter une démarche fort simple ; et ce moyen est d’emmener avec vous deux personnes dont l’âge et la réputation deviennent les garants de votre conduite aux yeux du monde, et dont l’amitié vous protége contre toutes les tentatives d’un fat.

— Puisque mon frère m’abandonne, s’écria Valentine, en essuyant ses larmes, de qui puis-je espérer une si grande preuve d’attachement ?

— On croirait, reprit brusquement le commandeur, que votre cœur n’en est pas digne, à la manière dont vous doutez de celui de vos amis. Si quelqu’un m’avait dit. Il y a une personne dans le monde capable de grands sacrifices pour vous épargner un malheur ; je vous aurais devinée tout de suite, moi.

— Ah ! mon ami ! fut tout ce que put articuler Valentine.

Et elle se jeta dans les bras de M. de Saint-Albert, qui la serra paternellement sur son cœur. Lorsque son émotion lui permit de parler, il assura Valentine que madame de Réthel serait enchantée de faire avec elle le voyage d’Italie.

— Nous irons à petites journées ajouta-t-il en riant, par égard pour l’âge de l’aimable vieillard qui vous accompagne. Deux semaines suffiront pour les préparatifs de ce petit enlèvement ; et si le monde en médit, comptez sur mon honneur pour réparer le tort que pourraient faire au vôtre mes moyens de séduction.

Cette plaisanterie fit sourire Valentine, et l’empêcha de se livrer à l’excès de son attendrissement. Elle se contenta de serrer la main du commandeur, en signe de reconnaissance ; et tous deux se quittèrent, l’âme pénétrée de cette douce joie qui naît également du bien que l’on reçoit et de celui qu’on fait.

Mais ce délai de quinze jours accordé aux différents manéges de l’amour-propre pouvait devenir bien funeste à Valentine ; elle le prévoyait, sans oser en témoigner sa crainte. Un service obtenu sans l’avoir demandé rend si discret, qu’on préfère en perdre le prix, que de s’en assurer par une nouvelle sollicitation. Aussi la marquise se résigna-t-elle à attendre patiemment l’époque fixée pour son départ. Elle imagina de se composer une manière de vivre qui la mit à l’abri des scènes qu’elle redoutait le plus ; et donnant l’ordre à ses gens de ne laisser entrer chez elle que le commandeur et sa nièce, elle se dit légèrement indisposée, et crut se faire oublier de ceux qui la tourmentaient, en se délivrant de leur présence. Pour se maintenir dans une résolution qui devait lui coûter le plaisir de rencontrer Anatole, il fallait bien trouver quelque dédommagement ; et celui de lui écrire vint tout naturellement à sa pensée. À la veille de faire une longue absence, on est plus confiant ; il semble qu’on n’ait rien à redouter des aveux de sa faiblesse ; l’idée qu’on ne se reverra peut-être jamais, en glaçant l’âme de terreur, la met au-dessus des considérations ordinaires, et ce qu’on dit alors a quelque chose de la solennité d’un dernier adieu. Cependant Valentine ne se laissa point entraîner par le charme d’exprimer ses pensées à celui qui les inspirait toutes. Elle lui parla des chagrins qui l’obligeaient à s’éloigner de sa famille, sans lui laisser soupçonner le secret de madame de Nangis ; et comme elle donna pour raison de son voyage le désir de fuir M. d’Émerange, il est à présumer qu’Anatole fut de son avis, et qu’il trouva la lettre charmante.

M. d’Émerange s’étant déjà présenté plusieurs fois chez madame de Saverny, sans être reçu, devina qu’elle lui avait fait défendre sa porte. Ce procédé le choqua vivement ; il se promit de s’en venger ; et alla s’en plaindre à M. de Nangis, comme d’une insulte que sa conduite respectueuse envers sa sœur n’aurait pas dû lui attirer. M. de Nangis, qui mettait le plus grand intérêt à maintenir les espérances du comte, l’assura que ce n’était sûrement qu’un malentendu de la part des gens de la marquise. Pour s’en convaincre, il se rendit chez elle, et demanda à la voir ; mais on lui répondit que madame était souffrante, et reposait en ce moment. Assez mécontent de cette réponse, il fit appeler mademoiselle Cécile pour la questionner sur la maladie de sa maîtresse. À la manière dont on l’interrogeait, mademoiselle Cécile vit bien qu’il fallait mentir ; mais, comme elle n’avait point reçu d’instructions à ce sujet, elle fit tant de mensonges inutiles, qu’elle laissa soupçonner la vérité. M. de Nangis en conçut beaucoup d’humeur, mais il la dissimula sous l’apparence d’une vive inquiétude. Se promettant bien d’éclaircir ce mystère, il entra chez sa femme en disant :

— Vous ignorez sûrement que Valentine est malade, elle n’est point sortie depuis deux jours, et ne reçoit personne ; cela m’inquiète, et je vous engage à forcer sa porte pour lui offrir vos soins.

— Je m’en garderai bien, reprit la comtesse d’un ton amer, cela m’est arrivé une fois la semaine dernière ; et je n’ai pas envie de recommencer une pareille gaucherie.

Cette phrase devait exciter la curiosité de M. de Nangis ; et pour la satisfaire, la comtesse raconta comment elle avait trouvé M. d’Émerange en tête à tête avec sa belle-sœur. Elle accompagna ce récit de plusieurs réflexions malignes, qui indignèrent M. de Nangis. Il crut de son honneur de justifier Valentine des soupçons qu’on osait concevoir sur elle, en disant qu’il était bien permis de recevoir avec intimité l’homme que l’on devait épouser incessamment.

— M. d’Émerange épouse votre sœur ? s’écria la comtesse, d’une voix étouffée.

— Vraiment nous en aurions parlé plutôt, reprit M. de Nangis, sans remarquer la fureur qui se peignait dans les yeux de sa femme, mais je ne sais quelle pruderie empêche Valentine de se décider ; elle aime très-certainement M. d’Émerange ; vous l’aviez déjà deviné, et depuis tout l’a confirmé. Cependant elle hésite, et donne pour prétexte la légèreté du comte, et cent autres mauvaises raisons dont vous pourriez facilement lui démontrer le ridicule. Peut-être aura-t-elle plus de confiance en vous : d’ailleurs vous triompherez mieux que moi de ces idées romanesques sur la constance. Ayez l’air de croire à celle du comte, et vous l’en convaincrez sans peine. Sur ce sujet, une femme sait toujours en persuader une autre ; et je parie que votre esprit aura bientôt fait disparaître l’obstacle qu’elle oppose au mariage le plus brillant qu’elle puisse faire. Si vous réussissiez, comme je n’en doute pas, vous pouvez compter sur la reconnaissance de M. d’Émerange, car il est amoureux fou de Valentine.

On peut imaginer ce qui se passa dans l’âme de la comtesse, à chaque mot de ce discours. Plongée dans une espèce d’anéantissement, elle s’efforçait vainement de rompre le silence ; un poids énorme semblait oppresser sa poitrine ; et, lorsque par un mouvement courageux elle essayait de répondre à ces mots cruels qui déchiraient son cœur, sa voix expirait sur ses lèvres livides. Un état aussi violent devenait impossible à dissimuler ; et M. de Nangis allait peut-être découvrir le plus affreux secret, lorsqu’un domestique vint lui remettre un billet, qui demandait une prompte réponse. Le comte sortit alors en recommandant à sa femme de ne point oublier ce qu’il venait de lui dire, et tout ce qu’il attendait de sa complaisance.

Ô vous, que de funestes passions égareront peut-être un jour, que ne pouvez-vous contempler leur hideux effet sur le cœur et les traits de cette femme jeune et belle ! La pâleur de la mort couvre son visage ; son regard éteint ne se ranime que lorsqu’un projet de vengeance vient flatter son imagination. Cette bouche qu’embellissait l’expression d’une gaieté piquante, ne sourit plus qu’à l’idée de punir l’innocence du crime d’être aimée ; et cet esprit élégant et coquet, autrefois uniquement occupé du désir de plaire, ne l’est plus maintenant que du barbare soin de chercher les moyens les plus sûrs de perdre sa rivale : aucun ne lui paraît trop cruel ou trop bas. Enfin les sentiments affreux, que la vanité outragée inspire à cette femme coupable, semblent flétrir à la fois son âme et sa beauté.



XXX


Pendant qu’il se tramait tant de conspirations contre le repos de Valentine, mademoiselle Cécile l’instruisait de la visite de M. de Nangis, et de l’humeur qu’il avait témoignée lorsqu’on lui avait signifié qu’il ne pouvait entrer chez sa sœur.

— Allons, dit Valentine, je vois qu’il me faut renoncer même au plaisir d’être seule, puisque je ne puis m’y livrer sans offenser quelqu’un.

Et elle se disposa à sortir pour échapper, s’il était possible, à quelque visite importune. En s’occupant d’habiller sa maîtresse, mademoiselle Cécile rompit le silence qui lui était imposé ordinairement par celui que gardait la marquise avec elle, pour lui dire :

— Madame fait très-bien de sortir aujourd’hui, car je ne sais ce qui se passe dans la maison, mais c’est à coup sûr quelque chose d’étrange ; madame la comtesse tourmente et gronde tous ses gens à la fois ; M. de Nangis a demandé ses chevaux plutôt qu’à l’ordinaire ; Richard a déjà porté ce matin trois lettres de sa maîtresse chez le comte d’Émerange, et j’étais à peine levée quand madame votre sœur m’a fait appeler pour lui donner de vos nouvelles, et répondre à cent questions sur la santé et les occupations de madame ; après avoir dit que madame avait été indisposée depuis plusieurs jours, j’ai répondu à tout le reste : Je n’en sais rien ; et madame la comtesse, ennuyée de m’entendre toujours répéter la même chose, m’a renvoyée en disant : Quelle sotte !

La marquise n’eut pas l’air de faire grande attention au rapport de mademoiselle Cécile, et feignit de regarder la curiosité de sa belle-sœur comme une preuve de l’intérêt qu’elle portait à sa santé ; mais elle s’affligea en secret de voir jusqu’où s’abaissait la fierté de la comtesse. Qu’aurait-elle donc pensé si elle avait pu deviner que l’excès du ressentiment de cette insensée la porterait ce jour-là même à user de son autorité dans sa maison, pour se faire remettre dans le plus grand mystère les lettres adressées à madame de Saverny. L’espérance d’en trouver une de M. d’Émerange, qui lui apprendrait plus sûrement la vérité de ses rapports avec Valentine, était le seul motif de cette indigne action, dont le vil confident vint bientôt chercher la récompense. Vingt-cinq louis furent le prix de trois lettres remises à la comtesse par un laquais infidèle. De ces trois lettres l’une portait le timbre de Nevers, la seconde était un simple billet d’invitation qu’on pouvait lire sans le décacheter, et, sur la troisième, on ne reconnaissait pas l’écriture de M. d’Émerange. C’était donc inutilement pour cette fois que madame de Nangis venait de se laisser entraîner au plus indigne procédé ; mais elle en pouvait assurer le secret en rendant les trois lettres comme elle les avait reçues. Sa conscience accueillait cette idée ; avec une morale peu sévère, on se croit facilement innocent du mal dont on ne recueille pas le fruit. La comtesse se parait déjà à ses yeux du mérite de résister au mouvement d’une curiosité sans objet, lorsqu’un nouveau soupçon vint triompher de tous ses scrupules. Elle pensa que M. d’Émerange pouvait bien se servir d’une autre main que la sienne pour écrire l’adresse de ses lettres à madame de Saverny. C’était un moyen souvent employé pour tromper les regards des jaloux ; et madame de Nangis se rendait justice en supposant aux autres le désir d’échapper à son indiscrétion ; à force de supposer ce qu’elle espère, elle croit céder à la certitude de tout apprendre, et rompt le cachet… Bientôt une joie féroce étincelle dans ces yeux. Elle tient enfin l’instrument d’une vengeance sûre, qui va frapper du même coup l’ingrat qui la trahit, et la femme qu’on lui préfère. Munie de ce précieux dépôt, elle attend dans toute l’agitation d’une affreuse espérance le moment où le comte d’Émerange a promis de se rendre chez elle. Pour obtenir de lui cette promesse, il avait fallu employer la ruse, et lui cacher surtout ce qu’on avait appris de M. de Nangis. Ce soin important était le sujet des billets dont mademoiselle Cécile avait parlé à sa maîtresse, et auxquels le comte venait de répondre, en cédant avec peine aux instances de madame de Nangis.

Lorsque M. d’Émerange parut, la comtesse prit un air riant pour le complimenter sur son futur mariage et sur le bonheur d’être aimé d’une femme accomplie ; elle se vanta d’avoir prévu que cette provinciale, dont on prétendait se moquer, serait avant peu l’héroïne d’un roman nouveau, qui finirait par le dénoûment ordinaire. Avant de répondre à ces compliments ironiques, le comte chercha à démêler la véritable pensée de madame de Nangis sur cet événement. Il crut un instant que sa fierté l’emportait sur sa jalousie, et que le dédain triomphait de sa colère ; il se réjouissait de lui voir prendre un parti si convenable. Mais le dépit d’une femme, ainsi que son amour, se trahit par ses soins mêmes à le cacher ; et ce fut à la gaieté factice de la comtesse, que M. d’Émerange devina l’excès de son ressentiment. Cette découverte l’engagea à nier l’amour qu’on lui supposait pour la marquise ; il convint seulement d’avoir consenti au projet de M. de Nangis qui mettait la plus grande importance à ce mariage, et en avait fait toutes les démarches, avant même qu’il les eût approuvées. Il ajouta, en regardant finement la comtesse, que des raisons faciles à comprendre l’avaient empêché d’apporter beaucoup de résistance aux volontés de son mari, et que d’ailleurs on lui avait fait sentir la nécessité de se marier, comme étant l’unique rejeton de sa famille.

— Toutes ces considérations, dit-il, m’ont déterminé à laisser agir le zèle de mes amis ; leur choix est tombé sur madame de Saverny, dont le rang et l’éducation sont dignes de la place que le roi veut bien destiner à ma femme. Et c’est plus encore par convenance que par inclination que je me décide à l’épouser.

— Je suis bien aise de voir tant de raison dans votre amour, reprit la comtesse, en s’apercevant aussi de la mauvaise foi du comte, il en sera moins surpris du sort qu’on lui réserve.

— Vous savez que sur ce point je suis très-philosophe.

— On l’est sans peine quand on se croit aimé.

— Je ne saurais me prévaloir de cet avantage, car votre belle-sœur ne m’a point fait d’aveu ; elle prétend au contraire avoir une raison de refuser ma main, qu’elle ne veut avouer à personne.

— La voulez-vous savoir ?

— Vous m’allez dire comme M. de Nangis, qu’elle a peur de ma légèreté.

— Non, elle vous rend trop de justice.

— Au fait, répliqua-t-il, en jetant un regard tendre sur la comtesse, elle ferait mieux peut-être de redouter ma constance.

— Non, monsieur, elle a, pour dédaigner votre amour, de meilleures raisons que toutes celles-là. Tenez et jugez-en vous-même.

En disant ces mots elle remet au comte la lettre suivante, et savoure le plaisir de la lui voir lire en tremblant de colère.

« Vous partez, Valentine, et c’est le désir d’échapper aux importunités d’un fat qui vous éloigne des lieux que vous embellissez ! L’honneur de l’emporter sur vos rivales, celui de briller à la cour de tout l’éclat de la fortune et de la beauté ; le triomphe plus grand encore de fixer un cœur voué à l’inconstance ; enfin, tous ces plaisirs enivrants de la vanité ne peuvent donc vous séduire ? Vous réalisez le vœu que je formai en vous voyant pour la première fois. Ah ! me disais-je alors, si j’étais le créateur d’un aussi bel ouvrage, je voudrais le parer de toutes les vertus.

» Vous partez, et des pleurs de regrets ne viennent pas obscurcir mes yeux, et je ne maudis point cet exil volontaire ! Tant de courage doit vous sembler un prodige, à vous qui savez que j’ai besoin pour vivre du même air que vous respirez ; mais songez à ces timides oiseaux, qui, sans oser approcher du soleil, traversent les mers pour jouir en tout temps des bienfaits de sa présence, et vous aurez bientôt le secret de ma résignation. »

Après un moment de silence, pendant lequel M. d’Émerange cherchait à modérer sa rage, il jeta les yeux sur madame de Nangis, et fut frappé de la joie qu’il vit éclater dans les siens. L’idée qu’elle se repaissait du plaisir de le voir humilié, lui inspira l’envie de s’en venger en l’humiliant elle-même.

— Cette lettre n’est point signée, dit-il avec mépris, et rien ne prouve qu’elle soit destinée à la marquise.

— Quoi, s’écria la comtesse, transportée de fureur, le nom de la marquise de Saverny, n’est-il pas sur l’adresse ; et ne lisez-vous point celui de Valentine ?

— Belle preuve ! chacun en peut écrire autant à la femme qu’il veut calomnier ou compromettre, D’ailleurs, si cette lettre était connue de la marquise, comment se trouverait elle entre vos mains ?

Ici madame de Nangis resta interdite, son front se couvrit de rougeur ; mais tout à coup, bravant la honte par la colère, elle arracha la lettre des mains du comte, et dit :

— Puisque votre misérable amour préfère m’outrager par le plus odieux soupçon que d’en croire l’évidence, je saurai bien vous convaincre sans m’abaisser à me justifier. Mais si je me livre à tout l’excès de mon indignation, n’accusez que vous des malheurs qui en seront la suite. Le ciel m’est témoin que d’aussi barbares sentiments n’ont jamais possédé mon âme ; je vous les dois tous et vous en subirez l’effet. J’ai appris de vous comment on peut joindre la perfidie à l’insulte ; vous apprendrez de moi comment on se venge du mépris.

En finissant ces mots, la comtesse sortit avec précipitation de la chambre ; et, défendant au comte de la suivre, elle alla s’enfermer dans son cabinet.


XXXI


Le bruit d’une voiture qui entrait dans la cour réveilla madame de Nangis de l’espèce d’anéantissement qui avait succédé à sa colère ; elle craignit de se faire voir dans le désordre où elle était, et s’empressa d’ordonner qu’on éloignât, sous un prétexte quelconque, la visite qui arrivait : mais on lui répondit que le carrosse dont elle avait entendu le bruit, était celui de M. le comte, qui venait de rentrer. En effet, le comte arrive presque aussitôt. Frappé de l’altération qu’il remarque sur le visage de sa femme, il lui en demande la cause : elle hésite à répondre ; son mari insiste ; elle se trouble encore davantage ; et la nécessité de sortir d’embarras venant ajouter au désir de se venger, la comtesse feint de trahir avec peine le secret de sa belle-sœur. Elle raconte qu’un hasard, dont on ne doit accuser que la négligence de Valentine, a fait tomber entre ses mains la lettre qu’elle montre à M. de Nangis, et donne pour prétexte de l’émotion que son mari a remarquée, le chagrin profond que lui cause la conduite d’une personne qu’elle n’aurait jamais soupçonnée d’une pareille intrigue. Cette première dénonciation accueillie l’oblige à de nouveaux mensonges. Plus cette indigne action coûte à sa conscience, et mieux elle en veut assurer le prix. Enfin, l’esprit, la ruse, la trahison, la fausse pitié, tout fut employé pour abuser la tendresse d’un frère, et le porter à la plus coupable injustice.

Lorsque, par ses différentes insinuations, la comtesse eut exalté la colère de son mari contre Valentine, elle pensa que c’était le moment de les mettre en présence. La marquise venait justement de rentrer. Son frère la fit prier de se rendre auprès de lui. Elle arrive : à son aspect la comtesse frémit. Il lui semble que la preuve de ses torts est tout entière dans l’air innocent de Valentine, et que l’accusée n’a qu’à lever ses yeux pour se justifier de tant de calomnies.

— Connaissez-vous cette lettre ? dit alors M. de Nangis, du ton d’un juge sévère.

— J’ignore ce qu’elle contient, reprit en balbutiant Valentine, qui avait déjà reconnu l’écriture d’Anatole.

— Cependant elle vous est adressée, reprit le comte, et celui qui l’écrit se croit probablement assez connu de vous pour n’être pas obligé de signer.

Ici la marquise prit la lettre des mains de son frère, en lut l’adresse, et lança à sa belle-sœur un regard de mépris qui ne laissa à la comtesse aucun doute sur le soupçon qui venait d’éclairer Valentine. Confuse de voir sa lâcheté devinée, elle n’en supporta la honte que dans l’espérance de jouir à son tour de la confusion où se trouverait sa rivale, en lisant les expressions de cet amour qu’elle voulait cacher, et en répondant à l’espèce d’interrogatoire que M. de Nangis ne manquerait pas de lui faire subir. Mais elle fut bien étonnée, lorsqu’elle s’aperçut que cette lecture, loin de troubler Valentine, semblait ranimer son courage, et calmer son agitation. Le comte, surpris lui-même de cette tranquillité, dit avec impatience :

— Eh bien, madame, daignerez-vous m’expliquer ce mystère, et m’apprendre si vous connaissez l’auteur de cette lettre ?

— Je pourrais avant tout, reprit la marquise avec dignité, demander comment il se fait qu’elle se trouve dans vos mains avant de m’être parvenue ; mais je veux ignorer sur qui doit tomber le mépris attaché à de tels procédés. Votre âge, le titre de chef de notre famille, et plus encore, la tendresse que vous m’avez toujours témoignée, vous donnent sur moi les droits d’un père ; et c’est au nom de ces droits que je consens à vous répondre avec toute la sincérité que vous devez attendre de mon caractère. Cette lettre m’était destinée, et j’en connais l’auteur.

— Je désire infiniment savoir le nom de ce monsieur qui traite si bien de fat l’homme le plus aimable que je connaisse.

— Son nom ? Je l’ignore.

— Quoi ? s’écria la comtesse, en éclatant de rire d’une manière impertinente, vous ignorez le nom de celui qui veut vous suivre au delà des mers ?

Valentine ne daigna point faire attention à cette épigramme ; mais elle en punit bientôt la comtesse, en la livrant à la plus cruelle inquiétude. Après s’être épuisé en sentences plus ou moins éloquentes sur l’extravagance des femmes, M. de Nangis dit à sa sœur :

— Il ne faut pas douter que l’amour de ce beau sylphe ne soit l’unique cause des refus que vous adressez à M. d’Émerange !

— Non, répondit Valentine, cet amour n’est pas la seule cause de mon refus.

— C’est pourtant de cette belle passion dont vous avez voulu parler, en nous assurant qu’un motif secret vous empêchait d’accepter sa main.

En cet instant, les yeux de Valentine se tournèrent sur madame de Nangis, elle la vit dans l’attitude d’un coupable qui attend le prix de ses méchancetés. Un affreux tremblement agitait ses membres ; elle écoutait d’un air avide les mots qui allaient sortir de la bouche de sa belle-sœur, et semblait implorer la pitié de sa victime. Il fallait s’être laissée entraîner à tous les torts d’une passion insensée pour méconnaître ainsi le cœur de Valentine ; mais le premier châtiment de ceux qui renoncent à la vertu est de n’y plus croire. Aussi l’étonnement de madame de Nangis fut-il à son comble, lorsqu’elle entendit Valentine donner pour raison de son refus la différence de son caractère avec celui de M. d’Émerange, et beaucoup d’autres motifs, sans ajouter un mot qui pût faire soupçonner les sentiments de la comtesse. Ce procédé généreux, en dissipant sa crainte, la livra au remords ; et rien ne saurait peindre ce qu’elle souffrit en voyant son mari s’animer de plus en plus contre sa sœur, et finir par l’outrager au point d’appeler du nom d’intrigue son intimité avec Anatole. Valentine avait supporté cette injure avec la résignation qui naît de l’innocence ; mais quand elle se vit en même temps accuser de tous les manéges de la coquetterie envers le comte d’Émerange, la fierté de son âme se révolta de cette insulte. Elle déclara qu’aucune considération ne pouvait l’engager à souffrir les expressions du mépris de personne, pas même de son frère ; et elle sortit en l’assurant que désormais il n’aurait plus l’occasion de la traiter avec tant d’injustice.

— Le voilà donc arrivé ce fatal moment que j’ai si souvent redouté ! s’écria Valentine, quand elle fut seule. Mon imprudence et la plus indigne calomnie m’enlèvent jusqu’à l’estime de mon frère, je ne puis plus habiter sa maison, sans trahir l’horreur que m’inspire tout ce qui s’y passe. Il faut m’en éloigner ; il faut quitter cette famille que j’avais regardée comme un asile protecteur, et emporter avec moi le mépris et la haine de deux êtres sur qui j’avais placé mon respect et ma tendresse !

En se livrant à ces tristes pensées, Valentine fondait en larmes. Mais son attendrissement, loin d’affaiblir sa résolution, redoublait le désir qu’elle avait de cacher sa peine à tous les yeux. Dans ce dessein, elle écrivit au commandeur qu’un obstacle imprévu l’obligeait à renoncer au projet d’aller en Italie ; qu’elle était à la veille de partir pour Saverny, où une affaire importante la rappelait, mais qu’elle désirait vivement le voir avant de s’éloigner de Paris. Le domestique chargé de porter ce billet eut ordre de n’en remettre la réponse qu’à la marquise elle-même. Cette réponse se fit attendre jusqu’à dix heures du soir ; le domestique s’excusa de la rendre aussi tard, en disant qu’il s’était cru obligé d’aller jusque chez madame de Réthel, à Auteuil, ou M. de Saint-Albert devait dîner. Il ajouta, qu’en sortant de table le commandeur avait été pris subitement d’une attaque de goutte qui l’avait forcé de se mettre au lit. Le billet était écrit de la main de madame de Réthel, qui donnait à Valentine les détails de ce fâcheux accident, et l’engageait à venir s’établir quelques jours à Auteuil, pour adoucir par sa présence les maux de leur vieil ami. La plus sincère affection, la reconnaissance, tout faisait un devoir à Valentine de se rendre à cette invitation qui lui offrait en même temps une occasion de prodiguer ses soins au seul protecteur qui lui restât, et un prétexte de s’éloigner de la maison de son frère.

Elle résolut de partir le lendemain, de grand matin, pour qu’on ne s’étonnât point dans la maison de ne lui voir faire ses adieux à personne, et chargea mademoiselle Cécile d’instruire les gens de la comtesse du motif qui la déterminait à se rendre sans délai chez madame de Réthel. Ces arrangements finis, Valentine essaya de prendre quelque repos, mais le sommeil ne vint point calmer ses sens en la délivrant du souvenir de ses peines. L’idée de reposer pour la dernière fois sous le toit fraternel remplissait son âme d’amertume : elle contemplait avec douleur cet appartement si élégamment orné pour la recevoir, où elle croyait passer sa vie au sein de sa famille. La place où elle relisait les lettres d’Anatole, la table sur laquelle elle y répondait, tout, jusqu’au petit fauteuil d’Isaure, excitait ses regrets. Le cœur attache tant de prix aux moindres objets qu’il va perdre ! Valentine avait souvent désiré de n’être jamais venue dans ces lieux témoins de ses chagrins ; mais il fallait s’en exiler pour toujours, et ses larmes coulaient à la seule pensée de ne les plus revoir. C’est ainsi que la cause de nos malheurs l’est quelquefois aussi de nos regrets.



XXXII


Sept heures venaient de sonner, les chevaux étaient déjà à la voiture, et madame de Saverny, assise auprès d’une croisée, attendait en silence que mademoiselle Cécile eût fermé tous ses paquets pour se mettre en route ; Antoinette venait à chaque instant demander s’il était nécessaire d’emporter telle robe où tel chapeau et mademoiselle Cécile s’empressait de lui répondre :

— Cela est très-inutile, puisque madame ne doit rester que huit jours à la campagne.

Cette réponse fit soupirer Valentine, et la replongea dans une triste rêverie dont elle sortit tout à coup en se sentant presser par les bras d’un enfant qui l’accablait de ses caresses.

— Quoi, dit-elle, en embrassant Isaure, déjà levée chère petite ! le bruit qu’on a fait dans la cour t’aura sans doute réveillée ?

— Oh ! non, ma tante, reprit l’enfant ; je savais que vous deviez partir de bonne heure ; j’étais déjà couchée depuis longtemps, lorsque mademoiselle Cécile est venue le dire hier soir à ma bonne : elles me croyaient endormie, et j’ai entendu tout ce qu’elles ont dit. Quand j’ai su que j’allais rester huit jours entiers sans voir ma bonne tante, j’ai voulu l’embrasser avant son départ. Mademoiselle Cécile avait souvent répété que les chevaux étaient commandés pour sept heures ; je me suis dit : En comptant toutes les heures qui sonneront à la pendule, je me réveillerai à temps. En effet, j’avais si peur de me lever trop tard, que j’ai très-peu dormi. Quand j’ai entendu du bruit dans la maison, je me suis habillée tout doucement, et je suis vite accourue ici.

— Chère enfant, dit Valentine, en la baignant de ses larmes !

— Tu t’en vas donc pour toujours ? s’écria Isaure en voyant l’excès de la douleur de sa tante.

— Non ! je te reverrai bientôt, je l’espère. Ne m’oublie pas… Dis à ton père que je pars en pleurant… que je vous aime tous… et que je vous regretterai toute ma vie.

Ces paroles, entrecoupées par des sanglots, achevèrent de désoler Isaure. Elle se jeta au cou de Valentine en pleurant aussi, et dit :

— Encore, si j’avais ton portrait pour me consoler quand tu n’y seras plus !

— Eh bien, qu’est-il devenu ? demanda Valentine avec une sorte d’inquiétude.

— Je ne voulais pas vous le dire, reprit Isaure en baissant les yeux, mais l’autre jour, en jouant avec M. d’Émerange, la chaîne qui soutient le médaillon s’est cassée, et le verre s’est brisé en tombant par terre ; j’ai bien pleuré quand j’ai vu ce malheur ! Mais M. d’Émerange m’a promis que bientôt il n’y paraîtrait plus. Il a pris le collier en se chargeant de le faire raccommoder par son bijoutier, et il doit me le rendre la semaine prochaine : c’est encore bien long à attendre.

Valentine apprit avec peine que son portrait était entre les mains du comte, mais elle ne fit aucun reproche à Isaure de le lui avoir livré. Le mal était fait ; il était inutile d’en apprendre les conséquences à une enfant trop innocente pour les comprendre. Elle se contenta de recommander à Isaure de ne plus s’adresser qu’à elle lorsqu’il s’agirait de confier son portrait. Mademoiselle Cécile vint en ce moment annoncer à sa maîtresse que tout était prêt. Valentine fit un effort pour s’arracher des bras d’Isaure, qui voulait absolument la suivre, et ne consentit à la laisser partir qu’à la condition d’aller la rejoindre à Auteuil aussitôt que madame de Nangis en aurait accordé la permission. Quand il fallut se séparer de Love, les pleurs d’Isaure redoublèrent. Enfin, on calma son chagrin par des cadeaux et des promesses ; mais on ne put obtenir d’elle de la faire rentrer dans la maison avant que la voiture ne fût sortie de la cour, et Valentine était déjà bien loin que la petite voix d’Isaure lui criait encore adieu.

Le premier soin de la marquise, en arrivant à Auteuil, fut d’instruire Anatole du séjour qu’elle comptait y faire, et d’une partie des raisons qui la contraignaient à s’éloigner de sa famille. La nécessité d’empêcher Anatole de lui adresser de nouvelles lettres à l’hôtel de Nangis l’obligeait à lui apprendre le sort qu’avait eu la dernière ; mais elle évita soigneusement de lui laisser soupçonner la véritable cause de cette indiscrétion, qu’elle mit sur le compte de la maladresse d’un laquais et d’une distraction de son frère. Elle parla seulement des justes reproches qu’il lui avait fallu supporter de la part de M. de Nangis sur le tort de s’être ainsi compromise, et finit par dire que l’impossibilité d’expliquer sa conduite sans trahir un secret inviolable lui avait fait prendre le parti d’attendre loin de son frère le moment où elle pourrait se justifier des soupçons qu’on osait concevoir contre elle. Mais, pour atteindre à ce but, il fallait s’imposer des sacrifices, et réduire aux plus simples expressions de l’amitié une correspondance qui n’aurait jamais dû être fondée sur un autre sentiment. C’était à cette seule condition que Valentine consentait à recevoir encore des lettres d’Anatole, et elle en parlait déjà comme d’une chose convenue, sans se douter qu’elle demandait l’impossible.

La douleur qui l’accablait se dissipa un peu à l’aspect du plaisir que causa son arrivée chez madame de Rhétel. Le commandeur prétendit que la goutte pouvait s’amuser à ses dépens aussi longtemps qu’il plairait à Valentine de lui servir de garde-malade :

— Car, disait-il en riant, qu’est-ce que cela me fait de souffrir, pourvu que je ne le sente pas.

Cette folie paraîtra bien sensée à tous ceux qui ont reconnu le pouvoir magique de la présence d’un ami sur les souffrances les plus aiguës.

Si la gaieté de M. de Saint-Albert avait bravé la maladie, elle s’éteignit bientôt en écoutant le récit des nouveaux chagrins de Valentine. Il s’indigna de la voir l’objet d’une persécution aussi peu méritée, et, dans son premier mouvement, il voulait écrire à M. de Nangis pour l’éclairer sur l’excès de son injustice, et lui prouver qu’il était de son honneur de la réparer. Mais Valentine le conjura de renoncer à ce projet, en lui démontrant l’impossibilité d’instruire son frère des calomnies dont elle était victime, sans lui en dénoncer les auteurs.

— Je ne le persuaderais pas, ajoutait Valentine ; il persisterait à me demander l’explication d’un mystère que je ne comprends pas moi-même, et le silence qu’il me faudrait garder sur plusieurs points envers lui ajouterait encore à l’idée des torts qu’il me suppose. Je ne regagnerais point sa confiance, et sa femme la perdrait pour toujours. Le ciel me préserve de jeter dans cette famille les premières semences du trouble qui doit y naître un jour ! J’en conviens, les reproches d’un frère pèsent cruellement sur mon cœur, mais ceux que je pourrais m’adresser l’oppresseraient bien plus encore !

— Eh bien, soit, reprit le commandeur, je vous obéirai ; mais promettez-moi de ne plus vous exposer à des scènes inévitables partout ailleurs qu’ici. Vous ne savez pas encore ce que l’on vous réserve, et le parti que la méchanceté va tirer d’une aussi belle circonstance ; moi, je m’en doute, et j’exige que vous choisissiez cette retraite pendant l’orage. L’éclat que nous redoutions ne peut plus s’éviter. La vengeance d’un amour-propre tel que celui de M. d’Émerange doit être sanglante ; puissent tous nos soins vous en mettre à l’abri ! Mais il est de la plus grande importance qu’il ignore à jamais le nom de l’imprudent qui s’est permis sur son compte une injure impardonnable. Vous ne doutez pas de toutes ses recherches pour le découvrir. Joignez-vous à moi pour ordonner à Anatole de s’y soustraire en s’éloignant de vous. Il est persuadé que sa lettre n’est tombée qu’entre les mains de votre frère, et ne soupçonne pas que M. d’Émerange en ait eu connaissance. Profitons de son erreur pour lui demander au nom de votre repos un sacrifice que les peines qu’il vous cause vous donnent bien le droit d’exiger. Surtout plus de lettres, vous en voyez le danger. Il n’est point de secret qui y résiste. Fiez-vous à mon amitié du soin de dissiper ses inquiétudes sur votre sort. Calmez les agitations qui tourmentent votre âme, et laissez-lui croire en partant que son absence est le prix de votre bonheur.

— Disposez de moi, reprit en soupirant Valentine, je souscris d’avance à tout ce que votre sage bonté imaginera pour nous épargner de nouveaux malheurs. Mais je n’ai plus le courage qui soutient la volonté ; ordonnez pour moi.

L’émotion de Valentine l’empêcha d’en dire davantage ; elle sortit précipitamment pour cacher l’excès de sa faiblesse, et s’enfuit dans un des bosquets du jardin que le printemps commençait à parer, et là, sans s’apercevoir des bienfaits d’une saison charmante, Valentine s’écriait en pleurant :

— Il faut donc que je renonce à tout dans la nature !


XXXIII


Si le démon de la jalousie enfante les querelles entre les plus tendres amants, celui de la vengeance sait réunir les plus fiers ennemis, et l’humanité s’afflige de voir les serments consacrés à cette furie, plus fidèlement gardés que les serments inspirés par l’amour. Depuis longtemps M. d’Émerange, convaincu de son empire sur le cœur de madame de Nangis, dédaignait un succès facile que tout le monde lui croyait acquis. Uniquement occupé d’un triomphe plus flatteur pour sa vanité, la tendresse de madame de Nangis lui semblait importune. Mais le plus humiliant revers avait remplacé ce triomphe qu’il croyait certain. L’aveu de madame de Saverny, en reconnaissant la lettre présentée par son frère, prouvait assez la vérité ; et la comtesse ne pouvait plus être accusée de mensonge. Enfin, l’homme le plus brillant de la cour, celui dont tant de femmes délaissées attestaient la séduction et l’inconstance, se voyait joué par la simplicité d’une femme de province, et insulté par un rival inconnu, dont l’obscurité semblait être le partage. Tant d’injures réunies demandaient une réparation éclatante ; et comme la gloire d’un homme à la mode ne se soutient que par le déshonneur d’un grand nombre de victimes, c’est la perte de la réputation de madame de Saverny qui doit réhabiliter celle du comte d’Émerange.

Pénétré de cette idée, il se rend chez madame de Nangis, en obtient sans peine le pardon de ses torts ; et, profitant de l’excès d’indulgence qu’inspire le retour au bonheur, il avoue que, séduit par les coquetteries de la marquise, il n’a pu se défendre d’un attrait passager pour elle ; mais qu’ayant bientôt reconnu la différence du caprice au sentiment, il n’attendait plus qu’une occasion de rompre sans impolitesse, pour venir retomber aux pieds de la seule femme qu’il eût jamais aimée. Après ce perfide aveu, désirant offrir une preuve incontestable de la sincérité de son repentir, le comte sort d’un portefeuille le portrait de Valentine, et le livre à la comtesse comme un sacrifice qui lui répond de la franchise de ses sentiments.

Dans tout autre moment la vue de ce portrait eût transporté de colère madame de Nangis ; mais quand le coupable dont on pleurait l’abandon vient demander grâce, s’indigne-t-on de quelque chose ! Elle ne vit dans cette preuve d’infidélité que le plaisir d’en triompher ; et son amour-propre satisfait trouva mille excuses aux torts de M. d’Émerange. Mais plus elle redoublait de clémence pour lui, et plus son ressentiment s’animait contre sa rivale.

— Venir ainsi, disait-elle, afficher les dehors d’une conduite austère, parler de grands principes, se parer d’une candeur factice, et tout cela pour enlever à son amie l’affection qui faisait son bonheur, et sacrifier l’amour d’un homme comme il faut à quelque aventurier ! Certainement je ne me donnerai point dans le monde le ridicule de tolérer de semblables intrigues. M. de Nangis est bien libre d’approuver les nombreuses faiblesses de sa sœur ; mais il ne peut m’obliger à jouer le rôle de confidente : aussi vais-je lui déclarer que je ne saurais habiter plus longtemps avec elle. Il sentira bien le tort qu’une intimité de ce genre pourrait faire à la réputation de sa femme, et je ne doute pas qu’il n’écrive dès demain à la marquise, pour l’engager à prolonger son séjour chez madame de Rhétel. Probablement son héros est quelque ami de cette prude ; et soit fierté, ou faiblesse, elle obéira sans murmurer aux volontés de son frère.

Ce plan servait à merveille les intentions de M. d’Émerange, et il se félicitait en voyant à quel point on pouvait se servir de la passion d’une femme pour se venger du mépris d’une autre : il quitta la comtesse en la conjurant d’épargner sa belle-sœur auprès des personnes que leur séparation allait surprendre. « Songez qu’elle appartient à votre famille, disait-il, et que vous devez autant qu’il vous sera possible, lui garder le secret de ses fautes. D’ailleurs que vous importent ses caprices ; vous êtes bien sûre maintenant qu’ils ne vous coûteront jamais rien, ajoutait-il en baisant la main de la comtesse. Ce qu’il faudrait seulement découvrir, pour nous amuser un peu, c’est le nom de ce monsieur qui m’honore d’une estime si particulière.

— Pour peu que vous y teniez, reprit la comtesse, nous le saurons bientôt ; mais, si je consens à vous servir dans la recherche que vous voulez en faire, c’est à condition que vous m’assurerez qu’il n’entre pas le moindre sentiment jaloux dans votre curiosité.

— Moi, jaloux de ce chevalier invisible ? Je vous jure de ne l’être jamais, à moins pourtant qu’il ne lui plaise aussi de vous tourner la tête.

Cette dernière flatterie acheva d’enivrer la comtesse. La joie de régner encore sur un cœur infidèle, la crainte de le voir s’échapper une seconde fois, et l’idée si trompeuse de se l’attacher pour toujours par la reconnaissance, entraînèrent madame de Nangis dans tout l’excès d’une générosité coupable.

Mais si les folies du cœur sont suivies d’un aveuglement complet qui dissimule également à nos yeux les défauts de l’objet aimé et les torts de notre faiblesse, il n’en est pas de même des égarements de l’imagination. Ils mènent aussi loin, mais sans cacher les dangers qui nous menacent. Cette fièvre d’idées qui naît des agitations de l’amour-propre a ses intermittences ; et c’est alors que la raison, la méfiance et le regret, remplissent l’âme d’une mortelle inquiétude qui fait désirer le retour de l’accès. Madame de Nangis offrait une grande preuve de cette vérité. Tant que M. d’Émerange était resté près d’elle, elle n’avait pas douté un instant de sa franchise ; pas la moindre rancune n’était venue troubler les plaisirs d’un retour aussi inattendu ; et le comte venait de la quitter en lui répétant les assurances les plus tendres. Mais tout le prestige avait disparu avec la présence. La réflexion avait succédé à l’ivresse, le soupçon à la confiance, le repentir au bonheur. Les yeux fixés sur le portrait de Valentine, il lui sembla difficile de ne pas regretter tant d’attraits. Une autre incertitude la tourmentait encore. Ce portrait paraissait un gage trop certain de la faiblesse de madame de Saverny, mais avait-il été donné par elle ? Étonnée de n’avoir pas été plus tôt frappée de cette pensée, la comtesse fait appeler sa fille, et lui demande ce qu’est devenu le portrait de sa tante :

— Le voici, répond Isaure, en détachant de son cou le collier que M. d’Émerange lui a rapporté la veille.

La comtesse le prend, confronte les deux miniatures. Dans chacune des deux la pose est la même, mais le costume est différent. Cependant elle croit reconnaître que celle d’Isaure a servi de modèle à l’autre. La supposition que M. d’Émerange la trompe, et qu’elle ne doit peut-être ce portrait qu’à une supercherie, anime ses yeux de colère.

— Je suis sûre, dit-elle à Isaure avec emportement, que vous avez prêté ce portrait à quelqu’un ?

L’enfant effrayée se décide à mentir pour éviter d’être grondée, et se félicite de sa ruse en voyant le bon effet qu’elle produit sur sa mère, qui prend un air riant, l’embrasse et la renvoie.

La comtesse, rassurée par cette première épreuve, en médite encore d’autres pour se convaincre de ce qu’elle désire. Mais elle sent avant tout la nécessité d’éloigner une rivale dont la perte peut seule assurer sa tranquillité. Son esprit ne rêve plus qu’aux moyens d’abuser de la confiance de son mari pour servir sa jalousie. Déjà elle se réjouit des succès que lui promet sa supériorité dans l’art de tromper, sans se douter que pendant ce temps elle est dupe elle-même des erreurs de son imagination, des serments d’un perfide et de la petite ruse d’une enfant.



XXXIV


Les vœux de madame de Nangis ne furent que trop tôt remplis. Son mari, convaincu par l’évidence des preuves qu’elle lui donne contre Valentine, avoue que la conduite de sa sœur ne mérite plus d’indulgence, et c’est presque sous la dictée de la comtesse, qu’il écrit à madame de Saverny la lettre qui doit lui fermer pour jamais l’entrée de sa maison. La rupture bien constatée, madame de Nangis ne songe plus qu’à la publier dans le monde avec tous les détails qui doivent justifier la sévérité de son mari et perdre la réputation de Valentine. En moins de huit jours, l’histoire s’en est tellement répandue qu’elle est l’objet de toutes les conversations. Les hommes, piqués de n’être pour rien dans les torts d’une aussi jolie personne, se plaisent à les exagérer ; les femmes en parlent avec tout le mépris qui sert à déguiser l’envie. L’une se promet bien de ne pas lui rendre son salut, si jamais elle la rencontre ; l’autre court chez son amie pour la prévenir du danger de recevoir une folle qui vient de s’afficher ainsi ; et lorsque quelque âme charitable ose demander la cause de ces mesures rigoureuses :

— Quoi ? s’empresse-t-on de lui répondre, vous ignorez que cette belle marquise de Saverny, qu’on voulait nous donner pour modèle, et qui, disait-on, était insensible aux charmes de l’amour, menait tout doucement quatre intrigues à la fois ? Vivent ces beautés timides pour savoir bien tromper leurs admirateurs ! Ceux de la marquise en seraient peut-être encore dupes, si l’un de ses favoris n’avait eu la maladresse de laisser deviner son bonheur. On va jusqu’à dire que la preuve de ce bonheur oblige la marquise à faire une assez longue absence. Enfin, rien ne manque au scandale de ses aventures galantes ; et pour peu qu’elle aime la célébrité, sa vanité doit être satisfaite.

À ces calomnies on joignait les plus injurieux commentaires ; mais ces bruits n’étant pas encore parvenus à Versailles, Valentine reçut une lettre de la dame d’honneur de la reine, qui lui annonçait que le jour de sa présentation à la cour était fixé au dimanche suivant. Cette lettre était la réponse de la demande que M. de Nangis avait adressée quelques mois après l’arrivée de madame de Saverny. Cette présentation aurait eu lieu beaucoup plus tôt sans la grossesse de la reine, mais on venait de célébrer son retour à la santé et la naissance d’une auguste princesse. La cour allait reprendre ses habitudes, et déjà l’on se félicitait d’y voir paraître une femme qui devait y briller à tant de titres.

C’était uniquement par condescendance aux volontés de son frère que Valentine avait consenti à réclamer l’honneur auquel sa famille et le nom du marquis de Saverny lui donnaient des droits incontestables. Mais cette cérémonie qui, dans toute autre circonstance, aurait peut-être flatté son amour-propre, aujourd’hui devenait un supplice pour elle. L’idée de s’offrir à tous les regards dans un moment où le malheur et la méchanceté semblaient se réunir pour l’accabler effrayait son courage. Elle s’adressa encore à M. de Saint-Albert, pour le prier de lui indiquer un moyen de la dispenser de ce devoir pénible. Mais il lui répondit qu’il en connaissait fort peu, et que tous offraient de grands inconvénients.

— D’ailleurs, ajouta-t-il, votre position exige ce sacrifice. Quand, par l’effet d’un événement fâcheux, on a le malheur d’occuper de soi les oisifs d’une grande ville, on ne doit pas plus affecter de se montrer que de se cacher. Les mêmes gens qui vous blâmeraient, s’ils vous voyaient braver dans le grand monde l’injustice de votre famille, ne manqueraient pas d’interpréter fort mal le motif qui retarderait votre présentation à la cour. Il y a tant de gens qui s’y feraient porter à l’agonie pour une semblable cérémonie, que vous ne leur persuaderez jamais qu’on s’en dispense volontairement ; ils trouveront bien plus simple de supposer qu’on vous exclut de la cour que de croire aux raisons qui vous en éloignent.

En lui tenant ce discours, le commandeur savait déjà tous les bruits qui circulaient sur le compte de Valentine. La princesse de L… venait de les lui mander en lui marquant qu’elle ne saurait y ajouter foi avant de les entendre confirmer par lui. On devine bien que, malgré ses souffrances, M. de Saint-Albert ne perdit pas un moment pour aller convaincre la princesse de l’innocence de Valentine, et la conjurer d’accorder à cette intéressante victime de l’envie et de l’injustice toute la protection qu’elle méritait. C’est dans la certitude que la princesse de L… partagerait l’indignation qui le transportait contre les ennemis de la marquise, et qu’elle prendrait hautement sa défense, qu’il engageait Valentine à paraître à la cour. Il pensait que l’appui d’une personne aussi justement révérée devait servir d’égide contre les traits de la méchanceté ; mais si la protection des princes est un grand titre à la bienveillance du souverain, elle en est un plus grand à la haine des envieux. Le respect des courtisans s’arrête aux favoris des rois, et c’est ordinairement sur les protégés de celui que la fortune favorise qu’on se venge des succès du protecteur.

Valentine, soumise aux avis de M. de Saint-Albert, envoya mademoiselle Cécile à Paris, pour commander ses habits de cour et rapporter avec elle le reste des effets qu’elle avait laissés à l’hôtel de Nangis. Tous les gens attachés au service de la marquise reçurent l’ordre de venir la retrouver à Auteuil ; et lorsque mademoiselle Cécile fut au moment d’y retourner, Richard lui dit :

— Eh bien, c’est donc un parti pris, vous nous quittez pour toujours ; ma foi j’en suis fâché, car la marquise est une excellente maîtresse ; et si j’en juge par les bonnes étrennes qu’elle nous a données cet hiver, à nous, qui ne lui rendions pas de grands services, je pense que les vôtres sont bien payés.

Richard accompagna ces derniers mots d’un air malin qui fut très-bien compris de mademoiselle Cécile ; elle dissimula l’indignation qu’elle en ressentait pour mieux savoir jusqu’où Richard portait ses conjectures. Il ne se fit pas prier pour lui raconter assez grossièrement tout ce qui se disait dans les antichambres de la séparation de la marquise d’avec sa belle-sœur. De cet entretien il résulta une vive querelle dans laquelle mademoiselle Cécile prit avec chaleur le parti de sa maîtresse, en injuriant de tout son pouvoir celle de Richard, et finit par dire :

— Eh bien, quand madame de Saverny aurait autant d’amants que sa sœur lui en donne, n’est-elle pas libre de vivre à son gré ? A-t-elle un mari à tromper, ou des enfants à corrompre par son mauvais exemple ? Allez, M. Richard, le temps viendra bientôt où la vérité se fera connaître : votre maître ne sera pas toujours aussi dupe, et c’est alors qu’il récompensera le fidèle porteur des petits billets de la comtesse.

Ravie d’avoir répondu par ce trait malin aux propos de son camarade, mademoiselle Cécile prit congé des femmes de madame de Nangis, sans oublier de leur faire le détail de la magnifique parure qui embellirait la marquise le jour de sa présentation. Elle fut récompensée de cette preuve de confiance par plusieurs petites confidences ; on lui raconta le chagrin de la pauvre Isaure, à qui sa mère avait positivement défendu d’aller voir sa tante, et qui, de plus, avait reçu l’ordre de ne jamais prononcer le nom de madame de Saverny. Enfin, après s’être longuement livrée à tous les plaisirs du commérage, mademoiselle Cécile sortit de l’hôtel de Nangis, sans éprouver d’autres regret que celui de n’y pouvoir causer encore.



XXXV


La nouvelle de la prochaine présentation de la marquise, jointe à toutes celles qui se débitaient sur ses prétendues aventures, excita les clameurs de toute la brillante société de Paris. Plusieurs femmes d’un rang distingué furent sollicitées, par ces officieuses personnes que l’on trouve partout, pour tâcher de faire parvenir aux oreilles de la reine les bruits qui couraient sur madame de Saverny. Mais quand on avait l’honneur d’approcher souvent de la reine, on savait avec quel mépris elle recevait toute espèce de dénonciation de ce genre ; d’ailleurs c’était madame la princesse de L… qui devait présenter elle-même la marquise, et toutes les tentatives de la méchanceté échouaient devant cette marque de considération particulière.

Le dépit de ne pouvoir réussir à éloigner Valentine de la cour, redoubla la curiosité de voir l’accueil qu’elle y recevrait, et toutes les personnes qui par leur rang pouvaient y être admises ne manquèrent point à cette cérémonie. Déjà les galeries de Versailles étaient remplies de courtisans dont l’ironie s’exerçait, en attendant mieux, sur la famille de M. de Nangis, sans s’apercevoir que le comte était là très à portée de les entendre. Après y avoir bien réfléchi, il n’avait pas cru pouvoir se dispenser d’assister à la présentation de sa sœur, surtout en pensant qu’on l’avait accordée à sa sollicitation. Mais il avait conjuré la comtesse de n’en pas être témoin, pour éviter disait-il, l’embarras d’une entrevue désagréable, et l’inconvénient d’offrir à toute la cour le spectacle de leur désunion.

Enfin, l’on vint avertir que le roi allait passer dans les grands appartements, et tout rentra dans le plus profond silence. Lorsque toute la cour fut rangée auprès de Sa Majesté, on vit paraître la princesse de L… dans le costume le plus simple, et tenant par la main la marquise de Saverny, dont la magnifique parure semblait rivaliser avec l’éclat de sa beauté. Jamais plus de noblesse et plus de modestie n’avaient embelli tant d’attraits. La timidité qui colorait son teint en augmentait la fraîcheur ; son regard à demi baissé semblait réclamer l’indulgence, en même temps que sa taille élégante et son noble maintien commandaient l’admiration. Elle fit ses révérences sans assurance et sans gaucherie, et ce fut avec toutes les grâces de la simplicité, qu’elle répondit aux choses obligeantes que le roi daigna lui dire.

Cette réception déconcertait bien de malignes espérances ; les femmes en témoignaient tout haut leur dépit :

— Voilà, disaient-elles, comme avec de la beauté on peut tout se permettre impunément : prêchons, après de pareils exemples, la vertu à nos filles ! Mais si la vérité n’arrive jamais aux pieds du trône, le monde qui la connaît sait punir les erreurs.

À ces discours les hommes, déjà séduit par l’aspect de Valentine, essayaient de répondre qu’avant de la juger aussi sévèrement, il fallait attendre des preuves plus positives de son inconséquence. Quelques-uns refusaient tout net de la croire coupable, et les plus malveillants ne savaient comment accorder tant de travers avec tant de modestie.

Valentine un peu remise du premier trouble inséparable d’une solennité dont on est le principal objet essaya de lever les yeux pour contempler ce spectacle brillant et nouveau pour elle ; mais toute la pompe de la cour disparut bientôt à ses regards, lorsque les portants du côté où était placé le corps diplomatique, elle reconnut l’ambassadeur d’Espagne, et près de lui… Anatole. Qui pourrait peindre l’émotion qui s’empara d’elle au moment où leurs yeux se rencontrèrent ! Elle eut besoin de tout son courage pour n’y pas succomber, et elle crut que la princesse de L…, touchée de son état arrivait pour lui sauver la vie, quand elle vint la prendre pour la conduire chez les princesses du sang, et lui faire faire, suivant l’usage, quelques visites dans le château.

Elle fut invitée à souper le même jour chez la comtesse d’Art… C’est là que l’attendaient l’intrigue et la jalousie des femmes qui se promettaient de lui faire payer ses triomphes du matin par toutes les humiliations de la soirée ; la princesse de L… était chez la reine, et madame de Réthel se trouvant forcée de retourner auprès de son oncle, rien ne s’opposait au projet d’affliger la marquise. Il est vrai que la bonté de la comtesse d’Art… lui répondait d’un accueil agréable ; mais les premières politesses finies, la comtesse et les princes ses frères se mettraient au jeu, et la pauvre Valentine resterait livrée à elle-même ou plutôt à la vengeance de toutes ses rivales. C’est ce qui arriva bientôt. Dès que la comtesse rompit le cercle pour s’approcher de la table, toutes les femmes s’éloignèrent de Valentine en lui prodiguant les marques du plus humiliant dédain. Confuse de se voir ainsi abandonnée au milieu du salon, elle fut se placer auprès de la jeune duchesse de M…, qu’elle avait souvent rencontrée chez madame de Nangis. Mais la duchesse qui la croyait de bonne foi coupable de tous les procédés que lui reprochait sa belle-sœur, se mit à lui tourner le dos, comme pour l’empêcher d’entendre ce qu’elle racontait d’elle à une autre personne. Malgré la paix de sa conscience, Valentine éprouvait le supplice de s’entendre calomnier sans pouvoir se défendre, et de se voir insultée sans oser se plaindre. L’arrivée de M. d’Émerange vint encore ajouter à l’horreur de sa position. À peine daigna-t-il la saluer. Cette impolitesse ne l’aurait pas affectée, s’il ne l’avait pas aggravée par les airs les plus impertinents.

La crainte de voir la marquise recevoir quelques soins du petit nombre de personnes qui ne jouaient pas, les lui fit rassembler autour de lui, et captiver leur attention par des récits amusants. Souvent on l’accablait de questions auxquelles il répondait en élevant le ton :

— Non, ce n’est pas cela, vous êtes par trop méchant.

Puis, jetant un regard sur Valentine, il reprenait à voix basse la défense de l’accusée, et l’entremêlait de plaisanteries si piquantes, que les auditeurs riaient encore plus des ridicules de la coupable, qu’ils ne s’indignaient de ses fautes. Ce manége dura jusqu’au moment où la soirée finit. Valentine en vit approcher le terme avec toute l’impatience d’un prisonnier qui attend sa délivrance. Et lorsque ses chevaux l’entraînèrent loin de ce séjour où l’intrigue est un mérite, et l’innocence un ridicule, elle s’écria, le cœur oppressé de larmes :

— Ah ! fuyons pour toujours des lieux où la bonté du souverain ne garantit pas de tant d’insultes, où le moindre succès s’achète par tant d’humiliations ! Je n’y dois plus paraître, puisque le ciel m’a refusé la fausseté, la souplesse et l’audace.



XXXVI


« ANATOLE À VALENTINE.

» Puisque l’ordre m’en vient de vous, j’obéirai, Valentine ; demain, à cette même heure, je serai déjà bien loin de tout ce que j’adore. Ah ! si le tort d’avoir compromis votre repos mérite le plus grand supplice, je le subirai… Mais non, rien ne saurait me punir assez du malheur d’avoir fait couler vos larmes. C’est ma coupable imprudence qui vous livre au ressentiment d’un frère ; c’est avec l’assurance de ne pouvoir jamais causer votre bonheur que j’ose y attenter ! Ah ! ce n’est point assez de ma vie pour expier un tel crime, et sans les remords qui déchirent mon cœur, vous ne seriez point assez vengée.

» Avant d’accomplir ma triste destinée, j’ai voulu m’enivrer encore une fois du plaisir de contempler tout ce que la nature a formé de plus divin ; mais grands dieux ! quels transports inconnus ont agité mon âme, lorsque j’ai vu paraître au milieu de cette assemblée brillante celle dont la beauté céleste éclipsait jusqu’à l’éclat du trône ! À son aspect enchanteur, j’ai cru voir la cour entière partager mon délire ! le souverain lui-même, séduit par la réunion de tant de charmes à tant de modestie, semblait fier de compter au nombre de ses sujets une femme si digne de régner sur tous les cœurs. Mais il faut vous avouer ma faiblesse, tout en jouissant de l’admiration qu’inspirait Valentine au plus puissant roi de l’Europe, j’ai frémi en pensant à ce que j’aurais redouté de cette admiration sous un roi, d’une vertu moins austère, et, dans ce moment, je n’ai pas regretté le siècle de Louis XIV.

» Ce triomphe si beau, ce doux instant a passé comme un songe. Un regard de Valentine, ainsi que celui d’Orphée, après avoir comblé les vœux d’une âme passionnée, l’a replongée dans le néant. Bonheur, espoir, courage, j’ai tout perdu avec votre présence. L’affreuse idée d’en être privé pour toujours est venue me frapper d’un coup mortel, et les moments que j’ai passés depuis semblent ne plus appartenir à l’existence. Mais que l’excès de ce désespoir ne vous afflige pas, Valentine, je ne souffre déjà plus. Ne vous accusez point surtout des peines qui m’accablent ; le ciel m’avait, dès ma naissance, condamné au malheur. C’est par vous seule que j’ai connu le charme de la vie. En me permettant de vous aimer, je vous ai dû une félicité au-dessus de mes espérances ; et ce n’est pas votre faute si mon amour insensé a besoin de joindre un autre bonheur à celui de penser à vous… Je le sens : cet amour qui me dévore devait m’entraîner à tout braver pour tout obtenir de votre pitié… La mort la plus inévitable ne m’aurait pas arrêté… Mais s’exposer au mépris de Valentine… se voir l’objet de son dédain… Ah ! plutôt mille fois succomber à la douleur de s’éloigner d’elle. C’en est fait mon sort est rempli ; je l’ai vue, je l’ai adorée, ses yeux ont daigné quelquefois se fixer sur les miens ; tant d’heureux souvenirs valent plus que ma vie. Adieu. Valentine ! Adieu. »


Cette lettre fut remise à madame de Saverny, à son retour de Versailles ; et de tous les événements de la journée, le seul qui resta dans son souvenir, ce fut le moment où elle avait vu pour la dernière fois Anatole.

— Il est parti, disait-elle avec l’accent d’un désespoir concentré ; il est parti, et c’est pour m’obéir qu’il m’abandonne à tout l’excès de ma douleur !… Accablée d’injustices ; rejetée par ma famille je n’avais pour consolations que les preuves de son amour !… Ah ! pourquoi sa barbare générosité m’a-t-elle sauvé la vie ?… Que ferai-je d’un bien que je ne puis plus lui consacrer ?… C’est en vain que je chercherais encore à m’abuser sur le sentiment qu’il m’inspire. Ce cruel sentiment règne seul dans mon cœur ; l’amitié même ne peut m’offrir de secours contre les regrets qui me tuent… Ah ! puisque je consentais à t’aimer sans espoir de bonheur, cruel ! pourquoi m’as-tu ravi les tourments délicieux qui agitaient mon âme ?…

C’est en exhalent ainsi sa douleur, que Valentine passa le reste de la nuit ; lorsqu’elle se rendit le matin auprès du commandeur, il fut frappé de l’altération de son visage.

— Ah ! lui dit-il en prenant sa main avec affection, ménagez-moi, Valentine, je ne suis pas en état de supporter l’accablement où je vous vois ; si votre courage ne soutient pas le mien, je m’accuserai de vos peines, et vous me verrez mourir du remords d’avoir empoisonné votre existence.

— Eh ! quel reproche pourrait troubler votre repos ? N’est-ce pas à vous, mon ami, que je dois l’unique consolation qui me reste.

— Non, reprit M. de Saint-Albert, c’est peut-être à moi seul que vous devez tous vos malheurs. La connaissance du monde qui m’a servi tant de fois, m’a trompé celle-ci ; j’avais remarqué toute ma vie, dans le caractère des femmes, un fond de légèreté qui devait les rendre incapables d’éprouver un sentiment profond. Les plus estimables mêmes ne me semblaient pas à l’abri des séductions de la vanité ; et tout en rendant justice à leur sensibilité, à la durée de leurs affections, et au noble dévouement qui en était souvent la suite, je croyais qu’on ne pouvait obtenir autant de leur cœur, qu’en flattant leur amour-propre. J’en ai tant vu préférer la gloire d’être affichées publiquement, au bonheur d’être aimées en secret ! Mais vous m’avez prouvé que ce bonheur pouvait suffire à l’âme la plus pure. Vous avez dissipé mon erreur, et vous me livrez maintenant au regret d’avoir fait naître dans votre cœur un sentiment que je n’y saurais détruire.

— Ah ! cessez de vous accuser d’un mal qui n’est pas votre ouvrage, interrompit Valentine, son image était gravée dans mon cœur, bien avant que vous ne l’eussiez fait battre en me parlant de lui !

— Vous voulez en vain me justifier ; à mon âge on ne se fait plus d’illusion sur ses torts. C’est en vous parlant des vertus d’Anatole, que je vous ai fait oublier le danger de l’aimer ; c’est, rassuré par l’idée que cette passion qui égarait sa raison, ne troublerait jamais la vôtre ; c’est peut-être aussi par je ne sais quelle vague espérance de voir récompenser tant d’amour par un sacrifice héroïque, que je me suis aveuglé moi-même sur les malheurs qui pouvaient résulter d’une intimité de ce genre. Enfin, je reconnais toute l’étendue de mon imprudence, et je ne me sens pas la force de vous en voir souffrir.

La première des consolations est d’en pouvoir offrir, et Valentine, en s’efforçant de consoler son ami des chagrins qui la désolaient, finit aussi par en être moins oppressée. Elle lui parla sans contrainte de son amour, et lui avoua qu’elle doutait que l’absence et le temps parvinssent à en triompher.

— Eh bien, faites-en toujours l’épreuve, reprit le commandeur ; et, s’il est vrai que votre constance sache braver ces deux grands ennemis de l’amour, vous aurez peut-être le courage d’être heureuse en dépit de tous les obstacles.

Malgré le mystère répandu dans cette dernière phrase, Valentine sentit qu’elle ranimait sa vie en lui rendant quelque espoir. Dès ce moment, elle promit au commandeur de surmonter sa faiblesse, et se prêta de bonne grâce à tous les moyens qu’il imagina pour la distraire. L’ingénieuse bonté de madame de Réthel en inventait chaque jour de nouveaux ; mais Valentine refusait obstinément de jouir d’autres plaisirs que de ceux de la campagne. Le récit qu’elle avait fait à madame de Réthel de sa soirée de Versailles, lui donnait bien le droit de fuir le grand monde ; et le commandeur était d’avis qu’elle laissât passer ce premier feu de méchanceté, qui s’éteint comme tant d’autres, quand il n’est pas alimenté par la présence de l’objet qui l’excite. Ainsi Valentine passa l’été chez madame de Réthel, dans cette retraite agréable, où les charmes de l’esprit et les douceurs de l’amitié se disputaient le plaisir de tromper ses regrets. Occupée de répondre aux soins de ses amis, elle vivait dans l’ignorance de ce qui se passait chez les personnes dont elle avait tant à se plaindre, et se consolait de la haine de ses ennemis, par le souvenir de l’amour d’Anatole.



XXXVII


Deux mois s’écoulèrent dans cette vie paisible, pendant lesquels le commandeur avait reçu plusieurs lettres d’Anatole. Valentine était souvent présente quand on les lui remettait, mais il gardait le plus profond silence sur leur contenu ; et si elles n’avaient pas porté le timbre de Madrid, Valentine eût ignoré jusqu’au pays où vivait Anatole. Tant de discrétion lui paraissait quelquefois pénible à supporter. Cependant elle n’osait s’en plaindre ; et, forte de la sagesse de son ami, elle se livrait à toute la folie de son amour.

La patience et le beau temps ayant triomphé de la goutte de M. de Saint-Albert, il arriva un matin chez madame de Saverny, et lui dit :

— Pour cette fois, il n’y a pas moyen de refuser. Lisez ce billet, et voyez si nous pouvons nous dispenser de céder aux instances d’une personne qui vous aime tant.

Ce billet contenait une invitation de la princesse de L…, qui priait le commandeur d’employer tout son ascendant sur Valentine, pour l’engager à venir souper chez elle le surlendemain. C’était le jour de sa fête, et elle ajoutait dans les termes les plus affectueux, qu’elle douterait de l’amitié de Valentine, si elle ne venait pas se joindre aux amis qui devaient la fêter. Le commandeur n’eut pas besoin d’insister pour faire sentir à Valentine combien un refus de sa part serait déplacé dans cette circonstance ; et il fut convenu entre eux et madame de Réthel, qu’on se rendrait le surlendemain à Paris, d’assez bonne heure, pour aller voir le salon des tableaux dont on venait de faire l’exposition au Louvre ; et qu’après avoir dîné chez le commandeur, on se rendrait chez la princesse. Ce ne fut pas sans beaucoup d’émotion que Valentine passa devant l’hôtel de Nangis, pour se rendre au Louvre. Mais elle en éprouva bien davantage lorsqu’elle entra dans ce palais des arts et du génie. Ses yeux furent d’abord éblouis par le mélange de ces vives couleurs, dont les jeunes élèves se plaisent à recouvrir les défauts de leurs dessins, sans penser qu’ils ne tirent d’autre avantage de ce charlatanisme, que d’absorber l’effet des tableaux des grands maîtres. Son bon goût admira les premiers essais de ces beaux talents qui devaient un jour faire l’orgueil de la France. Elle envia au pinceau d’une femme charmante cette grâce enchanteresse qui, dans chacun de ses portraits, semblait passer de l’artiste au modèle. Enfin la curiosité la conduisit auprès d’un tableau qui attirait la foule des amateurs. Elle fut longtemps sans pouvoir en approcher, et prenait patience en écoutant les éloges que tout le monde en faisait.

— C’est, disait-on, d’une composition admirable, d’une vérité parfaite. L’ensemble du monument, le fini des détails, le dessin des figures, le coloris, enfin tout en est ravissant.

Chacun de ces éloges donnait à Valentine le désir de les vérifier ; mais lorsque la politesse d’une personne qui lui céda sa place la mit à portée d’en juger, le dessin, les détails, le coloris ne furent pas l’objet de son admiration. Ses yeux frappés d’étonnement croyaient se tromper en reconnaissant cette chapelle de l’abbaye de Saint-Denis, qui renfermait le tombeau de Valentine de Milan. On voyait sur le premier plan une enfant en prière sur les marches d’un autel ; plus loin, une femme était posée de manière à ne laisser voir que la beauté de sa taille et une partie de son profil, que des cheveux flottants dissimulaient encore. Un voile de mousseline venait de tomber à ses pieds, et l’on voyait un jeune homme sous le costume d’un simple ménestrel se prosterner pour ramasser le voile, et le presser sur son cœur. À cet aspect inattendu, Valentine fut saisie d’un tremblement si violent, qu’elle se vit obligée de s’appuyer sur la balustrade qui entoure la galerie. Quand l’émotion causée par un souvenir aussi vif lui eut permis de reprendre ses sens, elle appela madame de Réthel, et lui dit :

— Sortons d’ici, je ne me sens pas bien.

Madame de Réthel, effrayée du trouble où elle la vit, l’entraîna sur-le-champ hors de la salle.

Le commandeur vint bientôt les rejoindre dans le vestibule, en se plaignant de leur fuite précipitée qui l’avait privé, disait-il, du plaisir d’admirer ce tableau qui captivait tous les suffrages du public. Valentine lui répondit qu’en regardant ce même tableau, elle avait été saisie d’un étourdissement qui l’avait forcée de sortir pour venir prendre l’air.

— Si ce tableau magique produit d’aussi grands effets, reprit en souriant le commandeur, j’en regrette moins la vue.

— Je dois avouer, dit Valentine, qu’il m’a fait une vive impression.

— Il est donc d’une grande beauté, dit madame de Rhétel ?

— Vraiment, je n’en sais rien, répartit Valentine ; tout ce que je puis vous en dire, c’est qu’il est d’une exacte vérité.

— On vous a sûrement dit quel en est l’auteur ?

— Je n’ai pas pensé à le demander, mais comme je me souviens qu’il est sous le n° 63, nous pouvons le voir dans le livret.

Alors Valentine chercha l’article qui concernait ce tableau, et n’y lut que ces mots : « Vue de l’intérieur d’une chapelle de l’abbaye de Saint-Denis, par un anonyme. »

— Ah ! le succès qu’il obtient, dit madame de Réthel, nous promet que l’auteur ne gardera pas longtemps son secret ; d’ailleurs les amateurs vont s’empresser d’acquérir cet ouvrage pour en décorer leurs galeries ; et l’on sait que, pour la plupart de ces amateurs, le nom du peintre a presque autant de prix que le mérite du tableau.

— Si je savais que celui-là fût à vendre, dit Valentine, je ferais de grands sacrifices pour l’acheter.

— Vous le payeriez peut-être trop cher, reprit le commandeur ; chargez-moi du soin de cette affaire ; je connais la personne qui préside aux expositions du Louvre ; il est par sa place dans la confidence de tous les artistes ; et je suis sûr qu’il m’indiquera le moyen d’obtenir à peu de frais le tableau que vous désirez.

Un regard plein de reconnaissance, fut le seul remercîment de Valentine. L’idée de posséder bientôt ce charmant ouvrage, qui ne pouvait avoir été fait ou commandé que pour elle, remplit son âme d’une douce joie. Quelle manière ingénieuse, se disait-elle de m’assurer de son souvenir ; et comment pourrai-je oublier celui qui se rappelle sans cesse à mon cœur par tant de preuves d’amour !


XXXVIII


À l’heure indiquée, on se rendit chez la princesse de L… Dès les premières marches du palais, on sentait le parfum des fleurs ; les vestibules étaient ornés de caisses remplies d’arbustes étrangers, de plantes odoriférantes. Chacun de ces tributs semblait avoir été déposé par la reconnaissance. Enfin, on y voyait jusqu’au bouquet des pauvres de la paroisse.

Arrivées dans le salon qui précédait celui de la princesse, madame de Réthel et Valentine se trouvèrent au milieu d’un petit bal d’enfants dont les cris joyeux l’emportaient sur le bruit de l’orchestre. Il y avait un grand désordre dans la marche des contredanses ; et, malgré les efforts d’un petit monsieur qui, l’épée au côté et la tête droite, semblait commander d’une voix enrouée à toute une armée, la déroute était complète, et le maître à danser se désespérait de voir ses élèves sauter et se divertir ainsi contre toutes les règles de l’art. Ce fut encore bien pis lorsque Isaure laissant là son danseur, vint se jeter dans les bras de sa tante. Le plaisir que Valentine éprouva en l’embrassant fut un peu troublé par l’idée qu’elle allait probablement rencontrer sa mère.

Elle aurait préféré le plaisir de rester toute la soirée dans cette petite réunion, à l’honneur de s’offrir aux regards d’une plus grande assemblée. Elle frémissait déjà de l’effet qu’allait produire son entrée dans le salon de la princesse, et tâchait par mille prétextes d’en reculer l’instant, mais le commandeur qui devinait sa pensée vint lui prendre la main ; elle entendit annoncer.

— Madame la marquise de Saverny.

Elle fut bien obligée de paraître. À ce nom, le silence de l’étonnement régna dans l’assemblée ; chacun se retourna pour voir s’il était bien vrai que la marquise reparût tout à coup dans le monde, après s’en être éloignée si longtemps. La princesse ayant remarqué le mouvement qui s’était fait à l’arrivée de Valentine, se leva pour aller au-devant d’elle, et la conduisit, ainsi que madame de Rhétel, à des places qui avaient été réservées à côté de la sienne. Cette aimable attention toucha sensiblement Valentine ; elle pensa que la princesse avait appris les mauvais procédés dont elle avait souffert la dernière fois qu’elle s’était trouvée dans une semblable réunion, et qu’elle voulait protéger par les marques d’une considération particulière contre l’impertinence de ses ennemis. En pensant ainsi, elle rendait justice à la princesse, et ne se doutait pas que l’influence de l’opinion d’une personne aussi respectable dût ramener celle de tous les gens raisonnables. En effet, tous ceux que les manières inconsidérées et l’ironie continuelle de madame de Nangis commençaient à importuner, trouvèrent assez simple que sa belle-sœur eût témoigné le désir de ne plus vivre avec elle, et finirent par conclure qu’une femme honorée par la constante amitié de la princesse de L…, et par l’attachement du commandeur, ne pouvait être indigne de l’estime des gens comme il faut. D’après ce raisonnement, plusieurs personnes vinrent s’informer, d’un ton respectueux, des nouvelles de madame de Saverny, et se plaindre de son goût pour la retraite, qui les privait aussi longtemps du plaisir de la voir. Madame de Nangis, placée en face, de l’autre côté du salon, voyait avec humeur les marques de considération que l’on donnait à Valentine, et mettait tous ses soins à cacher le dépit qu’elle en ressentait, par les signes d’une gaieté factice. Cherchant par différents moyens à détourner l’attention favorable qui se portait sur sa belle-sœur, elle demanda la lecture des vers dont chaque poëte, invité à la fête, s’était cru obligé d’accompagner son bouquet. À cette proposition, les plus modestes réclamèrent l’avantage de passer les premiers, pour s’épargner, disaient-ils, le désagrément d’arriver après un succès. Le fait est qu’ils savaient bien à quoi s’en tenir sur la nouveauté de leurs pensées à tous, et qu’ils préféraient le plaisir de les dire, à l’ennui de les répéter.

Déjà plusieurs d’entre eux avaient assiégé l’Olympe pour en rapporter les comparaisons les plus exagérées, et l’on commençait à s’ennuyer de ce cours de mythologie, lorsque le chevalier de Florian, et le chevalier de Boufflers, vinrent au secours des auditeurs, l’un avec une fable ingénieuse, l’autre avec des couplets charmants. Ceux que le premier avait attendris par les traits d’une sensibilité touchante étaient transportés par l’esprit piquant et la gaieté de l’auteur d’Aline ; il est vrai que son nom et son état dans le monde lui donnaient les moyens de faire valoir à son gré tous les agréments de son esprit. Quand un homme de la cour se donne la peine d’avoir des talents, et qu’il daigne y joindre quelque instruction, ses succès n’ont plus de bornes, il peut prendre à son choix tous les tons ; sa gravité passe pour celle d’un homme d’État, et sa gaieté ne paraît jamais trop familière ; tandis qu’un pauvre poëte est toujours obligé de soumettre son talent au ton de la flatterie.

On croit peut-être qu’après les applaudissements si justement prodigués aux jolis couplets du chevalier de Boufflers, personne n’osa plus se présenter pour en chanter d’autres. Mais s’il y a des gens qui ne doutent de rien dans le monde, c’est bien sûrement dans la classe des faiseurs de madrigaux qu’on peut les rencontrer. Un des plus intrépides entamait déjà son préambule, lorsque la princesse, fatiguée du retour de ces éternelles rimes : de la fête, qu’on apprête, et de l’ivresse, de la tendresse, vint en suspendre le cours en priant le comte d’Émerange de chanter quelques romances. C’était prévenir ses désirs ; et il se rendit aussitôt à ceux de la princesse. En préludant sur le piano, ses yeux se portèrent sur madame de Saverny, et il la regarda d’une manière qui semblait dire à chacun : C’est d’elle que je vais vous parler. Lorsque le plus profond silence l’eut assuré de l’attention générale, il commença cette romance de M. de Moncrif, qui n’était alors connue que de ses intimes amis, et dont voici le premier couplet :

    Elle m’aima cette belle Aspasie,
    En moi trouva le plus tendre retour ;
    Elle m’aima : ce fut sa fantaisie ;
    Mais celle-là ne lui dura qu’un jour.

La malignité fit bientôt l’application de ces paroles à madame de Saverny. Les chuchotements des femmes et cet empressement à mettre leur éventail devant leur visage pour cacher un rire moqueur que décelait leur attitude, apprirent sans peine à la marquise le succès qu’obtenait la fatuité du comte. Elle résolut de la déjouer, en dissimulant l’embarras qu’elle en ressentait, et fit bonne contenance. La joie que montra madame de Nangis, dans cette circonstance, et son affectation à conjurer M. d’Émerange de recommencer cette romance dont les paroles étaient si piquantes, déplurent à beaucoup de personnes, et particulièrement à la princesse, qui fit changer sur-le-champ la conversation, en demandant à Valentine si elle avait été à l’exposition du Louvre. Dès lors la discussion s’engagea sur le mérite des peintres modernes et de leurs ouvrages, et il ne fut plus question de musique.

On ne tarda pas à parler de ce tableau qui faisait tant de bruit, et chacun s’étonna de n’en pouvoir connaître l’auteur.

— C’est, m’a-t-on assuré, dit la baronne de T…, l’ouvrage d’un amateur.

— Un amateur de cette force, reprit un autre, sera bientôt connu.

— Mais il y a quelqu’un ici, reprit un troisième, qui pourra nous tirer d’incertitude ; c’est le marquis d’Alvaro. Je lui ai entendu dire qu’il avait vu l’esquisse de ce tableau dans l’atelier d’un amateur de ses amis.

— Il faut absolument qu’il nous dise son nom, s’écria tout le monde.

Et plusieurs personnes s’empressèrent d’aller chercher le marquis d’Alvaro, qui faisait une partie d’échecs dans une pièce voisine. Si le cœur de Valentine avait battu dès les premiers mots qui s’étaient dits sur ce tableau, on peut s’imaginer l’agitation où elle se trouva pendant que l’on cherchait le marquis d’Alvaro, et le tremblement qui la saisit en le voyant paraître. D’abord, on lui adressa cent questions à la fois ; ce qui ne lui permit d’en distinguer aucune. Mais la princesse lui ayant expliqué ce qu’on désirait savoir de lui, il répondit que ce tableau, qui excitait si vivement la curiosité, était l’ouvrage du jeune duc de Linarès, dont le talent en peinture égalait celui des plus grands professeurs.

— Quoi ! s’écria la princesse, c’est le parent de l’ambassadeur d’Espagne ? ce jeune Anatole, si beau, si spirituel, qui est sourd-muet de naissance ?…

Valentine n’en entendit pas davantage. Un froid mortel circula dans ses veines ; sa tête se pencha vers madame de Réthel ; et elle perdit connaissance.

Cet événement causa un effroi général ; on transporta Valentine sur le lit de la princesse, où les plus prompts secours lui furent prodigués par le docteur P… qui se trouvait présent. Il ordonna que chacun se retirât pour laisser respirer la malade, et ne laissa près d’elle que la princesse et madame de Réthel. Lorsque Valentine reprit ses sens, un violent accès de fièvre se déclara, et le docteur craignit que ce ne fût le symptôme d’une véritable maladie ; il insista pour que la marquise restât à Paris, en disant qu’il serait plus à portée de lui donner ses soins. La princesse joignit ses instances à celles du docteur pour la déterminer à accepter un appartement chez elle ; mais rien ne put faire renoncer Valentine au projet de retourner le soir même à Auteuil ; et l’on fut obligé de céder à sa volonté. Elle pria madame de Réthel d’avertir son oncle qu’elle était décidée à partir sur-le-champ. Elle adressa d’une voix éteinte ses remercîments à la princesse, lui serra tendrement la main, promit au docteur de suivre ses avis, et se fit porter dans sa voiture. Elle arriva bientôt à Auteuil. Le commandeur et sa nièce qui l’avaient accompagnée, passèrent la nuit auprès d’elle. Ils l’engagèrent vainement à prendre quelque repos ; ses sens étaient agités, ses yeux égarés, sa tête en délire ; mais au milieu de ses souffrances, l’ardeur de la fièvre la délivrait au moins du tourment de penser.



XXXIX


— L’auriez-vous jamais deviné ? s’écria madame de Nangis, lorsqu’elle se trouva seule avec M. d’Émerange, en sortant de chez la princesse. Vraiment je conçois qu’on en meure de surprise. Voilà une découverte bien autrement dramatique que celle de madame de V…, lorsqu’elle reconnut son amant dans un marchand d’étoffes. C’est quelque chose de fort glorieux sans doute que d’inspirer de l’amour à un jeune homme beau, riche, et qui, par-dessus tout cela, porte le nom de duc de Linarès. Mais c’est acheter un peu cher ce grand avantage, que d’être réduite au plaisir de faire signe à son amant, qu’on l’aime.

— Au moins peut-on compter sur sa discrétion, dit en riant le comte.

— Vous vous trompez, reprit la comtesse, on n’est pas plus en sûreté avec ces muets-là qu’avec vous. Depuis que l’abbé de l’Épée s’est imaginé de leur donner une éducation savante, ils se dédommagent du malheur de ne pouvoir bavarder par la manie d’écrire ; et la seule différence qui existe entre leurs billets et les propos d’un indiscret, est celle de la preuve au soupçon. Celui-ci vous en offre un exemple, et sa lettre à Valentine vous en a certainement plus dit que toutes les conversations possibles.

— Rien n’était plus clair, j’en conviens ; et si je connaissais quelques moyens de me faire entendre aussi clairement de ce beau silencieux, je ne me refuserais point la petite satisfaction de lui prouver ma reconnaissance.

— Quelle folie ! n’allez-vous pas chercher à vous battre avec un pauvre infirme ?

— Allez ! quand je lui couperais un peu les oreilles, pour ce qu’il en fait, il n’y aurait pas grand dommage.

— Allons donc, ce serait une lâcheté ; voulez-vous qu’on dise dans le monde que vous vous êtes battu avec un muet pour ses propos ? Il y aurait là de quoi vous couvrir d’un ridicule éternel.

— Cependant, il m’a grièvement insulté !

— Bah ! qui s’en doute ?

— Mais, lui et moi, par exemple, et cela suffit bien.

— Si l’on est convenu d’excuser les injures d’un rival ordinaire, on doit encore moins se blesser de celles d’un pauvre homme qui ignore peut-être la valeur des mots dont il se sert. Qui sait ? Dans le langage de l’abbé de l’Épée, fat veut peut-être dire, amant heureux ?

— Oui, tout aussi bien que Belmen veut dire en turc, pour M. Jourdain : « Allez vite vous préparer pour la cérémonie, afin de voir ensuite votre fille, et de… »

— Ah ! vous êtes insupportable, interrompit la comtesse, en éclatant de rire ; on ne saurait parler raison un instant avec vous.

— C’est votre faute, vraiment, en cherchant à me mystifier avec votre langage muet, vous me rappelez tout naturellement la meilleure mystification que je connaisse en ce genre. Mais, puisque vous l’exigez, parlons sérieusement. Que pensez-vous du résultat de ce coup de théâtre qui a fait tant de sensation ce soir chez la princesse ?

— Mais je ne serais pas étonnée que, ce premier moment de surprise une fois passé, Valentine ne s’accoutumât petit à petit à l’idée d’aimer un homme de cette espèce : il est passionné ; elle est romanesque, et s’il lui est bien prouvé qu’aucune femme ne puisse être capable d’un pareil dévouement, vous verrez qu’elle en fera la folie.

— C’est ce qu’il faut empêcher au nom de l’humanité ; mais je m’en rapporte bien à M. de Nangis pour cela. Vraiment, je regrette qu’il n’ait pas retardé de deux jours son départ pour la campagne ; j’aurais voulu voir de quel air il eût appris cette étrange nouvelle !

— Ah ! je puis vous assurer que le nom du duc de Linarès aurait seul captivé son intérêt, et qu’il ne se serait point embarrassé du reste. Dans son opinion, il est si convaincu qu’il ne manque jamais rien à un grand seigneur pour rendre une femme heureuse !

— Ah ! vous le vantez, et je ne saurais jamais lui supposer tant de respect pour les grandeurs. C’est une vertu de parvenus…

— Dont beaucoup de gens de qualités sont susceptibles, interrompit la comtesse. Mais si vous doutez de l’exactitude de mon jugement sur M. de Nangis, venez vous en convaincre en lui apprenant vous-même le nom et les agréments du rival à qui sa sœur vous sacrifiait.

— Quoi ! vous voulez sitôt ?…

— Vous savez à quelle condition j’ai promis de rejoindre le comte à Varennes, et s’il me serait possible d’aller m’enterrer à la campagne seul avec lui ; c’est uniquement à vos sollicitations que j’ai cédé, en consentant à partir cette semaine : j’ai déjà prévenu toutes les personnes qui doivent m’accompagner ; mais si vous n’êtes pas du nombre, je reste. Enfin, je ne tiendrai ma parole qu’autant que vous serez fidèle à la vôtre.

Cette déclaration intimida M. d’Émerange. Il promit à la comtesse de partir avec elle pour sa terre, en se réservant un prétexte de revenir à Paris où différents intérêts le rappelleraient bientôt. Le plus vif était bien certainement de savoir quel parti allait prendre madame de Saverny dans cette circonstance. Il lui semblait impossible que son amour résistât au coup qui venait de lui être porté. Braver les convenances, les obstacles, les devoirs les plus sacrés, lui paraissait l’effort d’un courage ordinaire ; mais braver le ridicule, était à ses yeux le comble de l’héroïsme ; et, malgré toute l’admiration que lui inspirait le caractère de Valentine, il ne la supposait point capable d’une vertu qu’il regardait comme au-dessus de l’humanité.

Le bruit de la maladie de la marquise étant parvenu à madame de Nangis, elle se contenta d’envoyer savoir de ses nouvelles ; et, comme on lui fit répondre au bout de quelques jours qu’elle était hors de danger, la comtesse partit pour la campagne, suivie d’une partie de sa cour. Fière d’entraîner à son char M. d’Émerange, elle ne s’occupa que des moyens de l’enchaîner près d’elle par l’attrait des plaisirs les plus variés ; mais combien il entre d’amertume dans cette peine continuelle de rechercher des plaisirs étrangers à l’amour, pour retenir près de soi l’objet qu’on aime ! et qu’il est douloureux de s’avouer qu’on ne doit ses succès qu’à son adresse à plaire ! Oui, le tourment de sacrifier au devoir un amant justement adoré, vaut mieux que le triste bonheur de captiver quelques instants un infidèle.


XL


Après huit jours de fièvre, Valentine revint à la santé et au souvenir de ses peines. Mais l’affaiblissement qui suit la maladie calme aussi les idées, et l’on croirait qu’après avoir ainsi approché de la mort, l’âme renaît dégagée des illusions qui égarent dans la vie. Ce repos des sens, que produit la raison, n’est pas toujours de longue durée ; et Valentine en désira profiter pour entendre du commandeur le récit de tout ce qui lui restait encore à apprendre sur Anatole. M. de Saint-Albert voulut d’abord se justifier, par le serment qui l’engageait, du secret qu’il avait gardé envers elle. Mais Valentine lui ayant répondu que sa discrétion était un titre de plus à l’estime qu’elle lui portait, il lui dit :

— Vous avez raison de m’en louer, car elle m’a bien coûté ; mais vous allez voir si je pouvais moins faire pour l’être que j’aime le plus au monde.

» J’avais vingt-huit ans, une fortune médiocre, et le peu d’avantages que vous me connaissez, lorsque je devins passionnément amoureux de la fille du marquis de Belduc. Sa beauté a fait tant de bruit dans le temps, que M. de Saverny vous en aura peut-être parlé. Les attraits qui captivaient les hommages d’un grand nombre d’adorateurs, ne m’auraient pas séduit, si l’intimité de son père avec toute ma famille ne m’avait fourni les occasions de la voir souvent, et de me convaincre qu’il était possible de réunir les qualités d’une âme sensible aux ornements d’un esprit supérieur, et tous les charmes de la modestie à ceux de la figure. Cette découverte décida du destin de ma vie ; je me reprochai le temps que j’avais perdu dans ce commerce de galanterie, où plusieurs femmes s’étaient livrées au plaisir de me trahir sans se donner la peine de me tromper, et je consacrai tous mes instants au soin de prouver à Mélanie que je ne vivais que pour elle. Son cœur me devina bientôt, et répondit au mien. Modestie à part, je ne puis expliquer cette préférence que par l’excès de mon amour ; car, dans le nombre de mes rivaux, il y en avait de très-séduisants ; et je crois que s’ils avaient pu se résoudre à s’aimer un peu moins eux-mêmes, ils auraient été plus aimés que moi.

» Lorsque je reçus l’aveu de Mélanie, je me crus roi de l’univers, je défiai toutes les puissances du monde de s’opposer à l’accomplissement de notre bonheur mutuel. Nous en avions déjà fixé l’époque ; et, comme nous formions tous ces projets sous les yeux de nos parents, nous ne doutions pas de leur consentement. Mais le marquis de Belduc ne nous laissa pas longtemps jouir d’une si douce illusion : il entra un matin chez sa fille, l’embrassa plus tendrement qu’à l’ordinaire, et lui déclara qu’il touchait enfin au moment de voir son ambition satisfaite. Ce début glaça l’âme de Mélanie ; elle pressentit nos malheurs, et ce fut avec tous les signes d’un profond désespoir qu’elle apprit de son père qu’il venait de promettre sa main au duc de Linarès. Mélanie, insensible à l’honneur de devenir la femme d’un grand d’Espagne, osa le refuser. Son père, furieux, l’accusa de caprice ; elle crut se justifier en avouant notre amour. En effet, cette nouvelle fut assez bien accueillie de son père ; il approuva son choix tout en déplorant la nécessité de le sacrifier aux grands intérêts de sa famille, et finit par lui dire qu’il connaissait assez la noblesse de mes sentiments pour attendre de moi la soumission qui servirait d’exemple à Mélanie. À peine eut-il terminé cet entretien, qu’il se rendit chez moi, et commença sans préambule le récit de ce qui venait de se passer entre sa fille et lui.

» — J’ai répondu de votre honneur, ajouta-t-il, et ne crois pas m’être trop engagé en assurant ma fille que vous étiez incapable d’abuser de votre empire sur son cœur pour l’encourager dans une désobéissance qui détruirait mon bonheur sans accomplir le vôtre. Vous savez comme moi le résultat de ces mariages d’inclination qui font d’abord le désespoir des parents et bientôt après celui des époux. D’ailleurs, avec Mélanie, vous n’auriez même pas la ressource de tenter cette folie ; elle est trop attachée à ses devoirs pour que la passion la plus vive l’égare au point de se déshonorer. Mais vous pouvez la rendre malheureuse toute sa vie : dites-lui que le sublime de l’amour est de résister aux obstacles ; qu’elle doit refuser le plus beau sort pour vivre d’un sentiment dont la constance finira par m’attendrir. Elle croira toutes ces belles phrases, persistera dans son refus ; je l’enfermerai au couvent ; elle y prendra le voile ; et je partirai pour Saint-Domingue, où j’irai vivre du produit de la seule habitation qui me reste.

» J’essayai vainement d’opposer à toutes ces raisons les intérêts de notre amour et le bonheur que je trouverais à donner ma fortune à Mélanie, sans rien attendre de celle de son père. Il répondait à tout :

» — Je suis ruiné. Le duc de Linarès, épris de Mélanie, consent à l’épouser sans dot ; il a déjà obtenu de son souverain la promesse d’un gouvernement qu’il me destine ; vous voyez que ce mariage, en plaçant ma fille au rang le plus distingué, illustre ma maison et répare ma fortune. Jugez maintenant si un galant homme peut se permettre de priver toute une famille d’aussi grands avantages, sans s’exposer aux reproches de sa conscience, et même à ceux de la femme qu’il rendrait victime de son amour.

» Ce dernier argument l’emporta sur tous les autres. L’honneur parut m’ordonner ce grand sacrifice. Je le promis au marquis ; et je tins parole.

» Je ne vous dirai pas ce qu’il m’en coûta pour déterminer Mélanie à se soumettre aux ordres de son père. Dès que j’eus obtenu de son amour la promesse de m’oublier, je m’enfuis en Angleterre pour n’être pas témoin de ce fatal mariage. Quelques mois après, je passai à Malte, où je prononçai des vœux dictés par le désespoir. Lorsque je revins en France, au bout de deux ans, Mélanie était en Espagne : j’appris qu’elle était mère, et qu’elle devait peut-être la vie à son enfant ; car, lors de son départ de Paris, elle était atteinte d’une maladie de langueur qu’elle ne voulait combattre d’aucune manière. Le désir de conserver son enfant fut le seul motif qui l’engagea à prendre quelque soin de sa santé ; et je crois que c’est à cette maladie qu’on doit attribuer l’infirmité d’Anatole. On fut quelque temps sans s’en apercevoir, et plus encore à espérer pour lui un heureux changement. Il paraissait impossible que la nature, en comblant cet enfant de ses dons les plus précieux, eût voulu en détruire l’effet par la privation la plus cruelle. Le duc de Linarès, après avoir mis à bout la science de tous les médecins d’Espagne, se décida à venir consulter ceux de Paris. C’est alors que je revis Mélanie ; elle me présenta à son mari en lui disant :

» — Voici un ancien ami de ma famille, je l’aime comme un frère. »

» Et tout me prouva, à mon grand regret, la sincérité de cet aveu. L’amour maternel remplissait uniquement le cœur de Mélanie, et j’aurai pu penser qu’elle avait perdu jusqu’au souvenir de ma passion pour elle, si le nom d’Anatole qu’elle avait donné à son fils, ne m’avait prouvé que ce nom, qui est le mien, lui était encore cher. Un sentiment très-blâmable et très-commun chez la plupart des hommes, me fit tenter plusieurs moyens de ranimer dans le cœur de Mélanie l’amour qu’elle avait sacrifié au devoir ; mais ce coupable projet faillit me coûter jusqu’à l’estime de Mélanie. Je n’obtins le pardon d’en avoir conçu l’idée que par le serment d’y renoncer à jamais, et plus encore peut-être par le penchant qui m’entraînait à partager sa tendresse pour son fils. Dès-lors l’état de cet aimable enfant devint l’objet de toutes mes sollicitudes ; je fis plusieurs voyages dans la seule intention de courir après de prétendus docteurs dont les journaux attestaient les miracles, et dont les consultations prouvaient l’ignorance. Enfin, lorsqu’il nous fut bien démontré qu’il n’existait aucun moyen de le guérir de cette infirmité, nous prîmes le parti de chercher à en triompher, en confiant Anatole aux soins de ce bienfaiteur de l’humanité, dont les élèves sont autant de prodiges. L’abbé de l’Épée fut bientôt frappé des dispositions inouïes d’Anatole : il prédit tout ce qu’il serait un jour ; mais, pour accomplir une éducation qui lui promettait tant de succès, il exigea du duc et de la duchesse de Linarès une entière confiance, et la promesse de ne déranger par aucune distraction le plan qu’il formait pour son élève. Comme la faiblesse de Mélanie ne lui aurait pas permis de tenir cet engagement dans toute la rigueur nécessaire, elle consentit à retourner avec son mari en Espagne, après m’avoir fait jurer de veiller sur son fils aussi tendrement que s’il était le mien. C’est à ce devoir sacré que j’ai dû toutes les consolations de ma vie. Avec quel plaisir je rendais compte à cette tendre mère de tous les progrès de son enfant ! Et comment vous peindrai-je la joie qui pénétra mon âme, lorsqu’après dix années d’absence, je conduisis cet aimable jeune homme dans les bras de sa mère. Je crus qu’elle succomberait à l’excès de son bonheur, en retrouvant dans son fils la sensibilité, l’esprit, et toutes les qualités qui le mettent au rang des gens les plus aimables. Dans sa reconnaissance pour l’abbé de l’Épée, elle aurait voulu pouvoir lui faire accepter sa fortune entière ; mais on sait que le désintéressement de ce philosophe égalait sa bienfaisance. À cette époque, je fus rappelé en France pour le mariage de ma nièce, et quelques affaires de famille, dont le résultat vint augmenter de beaucoup ma fortune. J’appris, peu de temps après, la mort du duc de Linarès, et la faveur dont le roi d’Espagne venait d’honorer son fils, en employant ses talents dans la diplomatie. Il avait alors vingt ans, et le séjour de la cour commençait à devenir dangereux pour lui ; plusieurs des femmes qu’il y rencontrait sans cesse, affectaient d’abord de le traiter avec le dédain ou la protection qu’on a pour un infirme ; mais s’apercevant bientôt que ce défaut était racheté par les agréments et les qualités les plus séduisantes, on les voyait changer de manières et devenir aussi prévenantes pour lui qu’elles avaient paru dédaigneuses. Sa fierté naturelle le garantit quelque temps des piéges de la coquetterie ; il sentait que dans sa position le succès pouvait seul mettre à l’abri du ridicule, et son cœur n’étant pas encore atteint, il triomphait sans peine du trouble de son imagination ; mais quand on n’est soutenu dans sa sagesse que par la crainte d’un revers, on doit facilement succomber à la certitude de réussir : et c’est ce qui arriva. Anatole, se trouvant un soir chez la reine, reçut deux mots tracés au crayon sur l’éventail de la jolie comtesse d’Alméria. Cette jeune veuve, aussi emportée dans ses désirs qu’inconstante dans ses affections, avait imaginé que le plus sûr moyen de lui inspirer une passion folle était de l’attacher par la reconnaissance. L’idée de captiver tous les sentiments d’un homme que son malheur et ses avantages rendaient également intéressant, flattait son amour-propre. Ce caprice lui présentait tous les charmes d’une liaison qui pouvait se changer en attachement sérieux, et devenir le but de son ambition après avoir été celui de son amusement. Mais la duchesse de Linarès, qui redoutait l’empire qu’une femme de ce caractère pourrait exercer sur le cœur exalté de son fils, mit tous ses soins à l’éloigner d’elle. L’état de sa santé lui en fournit bientôt l’occasion. À la suite d’une maladie grave, les médecins ordonnèrent à la duchesse les eaux de Pise, et son fils s’empressa de l’y accompagner. Quelque temps après le départ d’Anatole, la comtesse Alméria le punit du tort d’être absent : c’était un crime qui n’obtenait jamais grâce à ses yeux. Le bruit de sa vengeance parvint bientôt à la duchesse ; elle en instruisit Anatole avec tous les ménagements convenables, et fut très-étonnée de le trouver beaucoup plus modéré dans ses regrets qu’elle ne l’aurait espéré. La précipitation avec laquelle il avait obtenu son bonheur lui avait souvent donné l’idée qu’il pourrait le perdre de même ; et d’ailleurs cette félicité fugitive avait plus enivré ses sens que pénétré son âme. Loin d’éprouver ce vide affreux où laisse l’abandon du seul objet qu’on puisse aimer au monde, quelque chose l’avertissait que la perte d’une femme, qui n’était que jolie, se réparait facilement par la possession d’une autre ; et il fut bientôt convaincu de cette vérité, lorsque les préférences de plusieurs belles Italiennes vinrent achever de le distraire du chagrin d’être trahi. La duchesse de Linarès, ravie de voir l’effet que produisait sur son fils le séjour de l’Italie, résolut de s’y fixer quelque temps. Elle se rendit à Rome dans l’intention d’y passer l’hiver ; mais lorsque le printemps vint parer de sa verdure les beaux sites et les ruines dont raffolait Anatole, il fut impossible de l’arracher de cette terre de souvenirs. Son imagination s’enflamma à l’aspect de tant de merveilles ; le désir de les chanter et de les retracer le rendit peintre et poëte, et il se livra aux arts avec toute la passion de son caractère. Mais, comme ce genre d’étude est celui qui dispose le mieux un cœur tendre aux impressions de l’amour, on le vit bientôt tomber dans des accès de mélancolie qui menaçaient d’altérer sa santé. Sa mère s’en inquiéta et voulut en savoir la cause. C’est alors qu’il lui fit l’aveu du sentiment pénible qui attristait son âme, en pensant que le ciel l’avait condamné à ne jamais goûter l’unique bonheur qui lui faisait envie. Je n’ai rien lu de plus touchant que la lettre où il demandait pardon à sa mère d’oser désirer la tendresse d’une autre femme, lorsqu’il était l’objet de son amour maternel. Mais, lui disait-il, peignez-vous le désespoir d’un cœur dévoré du besoin d’aimer, sans jamais pouvoir prétendre à inspirer le moindre retour. « Quoi ! ce délire enchanteur dont je vois partout les traces, ce feu qui anima le Tasse et Pétrarque, cette reconnaissance divine qui naît des faveurs d’un sentiment partagé ; enfin, tous ces bienfaits de l’amour, je ne les connaîtrai jamais : réduit au misérable avantage de profiter d’un instant de caprice ou des calculs de l’intérêt, je dois mourir sans rencontrer un cœur qui réponde jamais aux battements du mien. » La duchesse, affligée de le voir se livrer ainsi aux idées d’un malheur sans espoir, imagina de distraire Anatole par un voyage à Paris. Elle le chargea d’y faire l’acquisition d’une terre qu’elle viendrait habiter aussitôt qu’elle aurait obtenu de la reine d’Espagne la permission de se retirer de la cour. Ce fut par pure obéissance qu’Anatole se sépara de sa mère pour se rendre ici, suivi de son ancien gouverneur. Ils me remirent une lettre de la duchesse qui m’instruisait de ses craintes sur son fils, et le confiait encore une fois à mes soins. Vous devinez sans peine avec quel plaisir je les lui prodiguais. En recherchant toutes les occasions de le distraire, je me crus simplement inspiré par le désir d’accomplir les volontés d’une femme chérie ; mais bientôt, captivé par tout ce qu’Anatole a d’aimable, je sentis que son bonheur était indispensable au mien, et dès ce moment je ne m’occupai plus que des moyens de l’assurer. L’acquisition du château de Merville fut celui qui me réussit le mieux. Anatole s’obstinait à fuir les plaisirs du grand monde. Vainement l’ambassadeur d’Espagne, son parent, l’ancien ami de son père, voulut le présenter dans les maisons les plus agréables de Paris. Excepté à la cour, où il consentit à le suivre quelquefois, il refusa de l’accompagner dans les endroits où ses manières et son rang lui promettaient l’accueil le plus flatteur. Dans cette disposition d’esprit, le séjour de la campagne lui parut le seul convenable à ses goûts. Il s’y fixa pour faire exécuter sous ses yeux le plan tracé par lui, et qui devait rendre Merville un des plus beaux lieux de la France. Le soin d’embellir la retraite destinée à sa mère parvint à le distraire, pendant plusieurs mois, de ses tristes rêveries ; mais j’en prévoyais le retour, et je cherchais à l’éloigner en attirant Anatole à Paris, sous différents prétextes. Ses amis se joignaient à moi pour imaginer sans cesse de nouveaux motifs de l’y retenir ; mais nous commencions à nous voir au bout de nos ressources en ce genre, lorsqu’un soir, d’heureuse ou fatale mémoire, dit le commandeur en fixant les yeux sur Valentine, je vis entrer chez moi M. de Selmos, cet ancien gouverneur d’Anatole, la pâleur sur le front, et dans tout le désordre d’un homme qui vient annoncer une affreuse nouvelle. L’excès de sa douleur ne lui permit pas de me préparer au spectacle qui allait me frapper, et je pensai mourir d’effroi en voyant déposer sur mon lit le corps inanimé de ce pauvre Anatole. Le désespoir de son gouverneur, les larmes que répandaient ses gens, tout me persuada qu’il n’existait plus, et je frémis encore du souvenir de ce qui se passa dans mon âme à cette horrible idée. Mais le chirurgien qu’on avait fait appeler vint me rendre la vie en m’assurant que le malade ne tarderait pas à revenir de l’évanouissement où l’avait plongé la violence du coup qu’il avait reçu. En effet, Anatole ouvrit bientôt les yeux : son premier mouvement fut de me tendre la main, ensuite il la porta sur sa blessure, en me faisant signe qu’elle n’était point dangereuse. Cependant il avait l’épaule cassée et une forte contusion à la poitrine. On le saigna après avoir pansé sa blessure, et je fus étonné de voir son visage conserver, au milieu des souffrances les plus aiguës, une expression de bonheur que j’y remarquais pour la première fois. Impatient d’expliquer ce mystère, je questionnai M. de Selmos, qui me raconta ce qui venait de se passer à l’Opéra. Quand j’appris que c’était pour vous que mon ami venait de risquer sa vie, et peut-être celle de sa mère, je vous en demande pardon, Valentine, je me fis le reproche de lui avoir peint trop fidèlement le plaisir que j’avais eu à vous rencontrer et celui que je trouvais chaque jour à découvrir autant de sensibilité que de modestie dans une femme que son esprit et sa beauté auraient pu rendre vaine. Je me reprochai surtout de lui avoir dit qu’il existait entre vous et la duchesse de Linarès une ressemblance qui me rappelait sa mère à votre âge ; car, à dater de ce moment, il ne chercha plus qu’une occasion de vous voir. Le hasard la lui fournit bientôt, et j’ai su qu’il avait déjà joui plusieurs fois du plaisir de vous admirer avant d’avoir eu le bonheur de vous secourir.

» La joie qu’il ressentait de vous avoir peut-être sauvé la vie approchait du délire ; je tentai vainement de lui persuader que sa blessure exigeait le plus parfait repos : il voulut être transporté sur-le-champ à Merville, pour mieux cacher les suites de cet événement ; et, après m’avoir déclaré que son existence entière tenait au secret qu’il voulait garder auprès de vous, il défendit à ses gens de dire un mot de ce qui lui était arrivé à la sortie de l’Opéra. Le chirurgien reçut la même recommandation, et je le décidai à nous suivre à Merville, pour y soigner Anatole jusqu’à son parfait rétablissement. Ce voyage ne parut pas augmenter les souffrances du malade, ou du moins il n’osa point s’en plaindre. Pour obtenir de lui quelque soumission aux ordres du docteur, j’étais obligé de lui donner chaque jour de vos nouvelles, et de répondre à toutes les questions qu’il ne cessait de me faire sur votre compte. Comme son état exigeait une parfaite immobilité, nous ne lui permettions aucun signe ; mais il s’en vengeait en écrivant au crayon, sur ses tablettes, des phrases auxquelles je répondais dans son langage ; ensuite il essayait de tracer un profil dont je reconnaissais les traits, et que pour rendre plus frappant il effaçait, puis retraçait encore ; enfin, je reconnus tous les symptômes d’une passion qui allait ranimer sa vie. Je pressentis les chagrins qu’elle pourrait lui coûter, et lui en fis un tableau effrayant ; mais je me sentis forcé de l’approuver, lorsqu’il m’assura que tous les tourments de l’amour étaient préférables à cet état de langueur qui menaçait d’éteindre toutes les facultés de son âme. D’ailleurs, il prétendait être fort heureux du seul bonheur de vous aimer, pourvu qu’il n’eût jamais à supporter vos dédains. L’idée de vous attacher par la reconnaissance, en vous restant inconnu, l’égarait au point de croire que, s’il obtenait cette faveur, il ne lui resterait plus rien à désirer. Ce sentiment si désintéressé, si peu dangereux pour vous, me toucha vivement, et je le regardais comme un moyen d’occuper dignement le cœur d’Anatole. En pensant ainsi, j’étais loin de me flatter du moindre succès pour son amour ; mais je dois vous avouer que voyant tout ce que la reconnaissance vous inspirait pour lui, je n’ai pas eu le courage d’en diminuer l’impression, en vous cachant qu’il était aussi digne de votre estime que de votre intérêt. Comment aurais-je pu me refuser au plaisir de voir ses yeux briller de la plus pure joie quand je lui parlais de vous ! Comment n’aurais-je pas été entraîné par la certitude plus séduisante encore de lui faire passer des moments enchanteurs, en lui disant seulement que vous pensiez souvent à lui !

Ici Valentine leva les yeux au ciel, et le commandeur répondit à ce regard en ajoutant :

— Je sens combien cette complaisance vous paraît coupable ; mais, avant de blâmer ma conduite, voyez un peu ce qui la justifie : d’abord, j’étais lié par un serment qui ne me permettait pas d’arrêter les conjectures de votre imagination par le moindre mot qui aurait pu vous faire soupçonner la vérité ; je savais que la loyauté du caractère d’Anatole s’opposerait toujours à ce qu’il vous trompât, et que, loin de profiter de l’intérêt romanesque que son mystérieux amour devait vous inspirer, il vous avait avoué qu’un obstacle invincible le condamnait à s’éloigner éternellement de vous. Ensuite je vous dirai que cet obstacle, qui paraît si insurmontable aux yeux de beaucoup de personnes et peut-être aux vôtres, ne me frappait pas de même. Habitué à voir Anatole depuis son enfance, je me suis plus occupé des avantages qui le distinguent que de la disgrâce qui l’afflige. D’ailleurs, ayant appris sans peine son langage, je ne sentais aucun des inconvénients de ce malheur ; j’étais avec lui comme auprès d’un étranger dont on entend la langue, et qui s’exprime avec toute la vivacité d’une imagination ardente et d’un esprit supérieur. Combien de fais cette conversation originale et piquante m’a-t-elle consolé de l’ennui d’un bavardage insipide ! Enfin, les moments que j’ai passés près d’Anatole sont au nombre des plus heureux de ma vie, et l’on ne doit pas s’étonner que, trouvant en lui la réunion de toutes les qualités aimables, j’aie pu concevoir un instant l’espérance de le voir aimé.



XLI


Le récit du commandeur fit rêver longtemps Valentine ; elle ne l’avait interrompu par aucune réflexion et n’en fit pas davantage après l’avoir attentivement écouté, mais elle adressa à M. de Saint-Albert plusieurs questions sur différents petits événements qui avaient excité sa surprise, et que l’intimité secrète de Saint-Jean et de mademoiselle Cécile lui expliqua bientôt. Le prix des innocents services de mademoiselle Cécile, qui se bornait à dire à Saint-Jean les projets de sa maîtresse, était tout entier dans l’espérance d’épouser ce brave garçon, que son maître récompensait généreusement ; et Valentine n’osa pas punir des indiscrétions qu’elle feignit de regarder comme un excès de confiance amoureuse.

Le commandeur, s’apercevant de l’espèce d’abattement où paraissait être Valentine, s’excusa de l’avoir fatiguée par un aussi long entretien, et voulut se retirer pour lui laisser prendre quelque repos ; mais elle n’y consentit qu’après lui avoir fait promettre de cacher au duc de Linarès qu’elle avait découvert son secret. Il lui en donna l’assurance :

— Comptez sur ma parole, lui dit-il ; j’y serai d’autant plus fidèle que je ne saurais vous trahir sans le désespérer. Jugez-en vous-même.

En finissant ces mots, le commandeur remit à Valentine la lettre suivante, et il sortit.


Anatole à M. de Saint-Albert.

« J’apprends, mon excellent ami, que le marquis d’Alvaro vient d’exposer, au salon du Louvre, le tableau que je lui avais envoyé pour le faire encadrer et vous l’offrir. Je tremble que cette indiscrétion ne me coûte plus que la vie, en apprenant à Valentine mon nom et mes malheurs. La seule idée de perdre avec mon secret jusqu’au souvenir qu’elle me conserve me livre au plus affreux désespoir ; car, il n’en faut pas douter, l’instant qui lui dévoilerait à quel supplice la nature m’a condamné changerait tous ses sentiments pour moi. À la place de ce tendre intérêt, dont je relis chaque jour les témoignages, la dédaigneuse pitié viendrait accabler mon amour du poids de ses humiliations ; au lieu d’inspirer à Valentine cette affection qui faisait mon bonheur, je serais réduit à sa reconnaissance, ou peut-être son cœur, indigné de l’audace du mien, ne me pardonnerait pas d’oser l’adorer. Ah ! mon ami, sauvez-moi de ce malheur cent fois pire que la mort, et n’essayez plus de me prouver que mes craintes à ce sujet sont exagérées. Je sais comme vous de combien d’éléments divins le ciel a composé l’âme de Valentine ; mais, plus elle est supérieure à tout ce qu’on admire, plus elle a le droit d’exiger de celui qui aspire à lui plaire. Je me rends justice ; les faibles qualités qui m’ont acquis votre amitié pourraient me mériter la sienne ; mais le même sentiment qui dans votre cœur est la source de mes plus douces consolations, de sa part ne me semblerait qu’un outrage fait à mon amour. Songez qu’un moment dans ma vie j’ai joui du plaisir enivrant de contempler sur ses traits enchanteurs une partie de l’émotion qui pénétrait mes sens ; que plus d’une fois ses yeux ont répondu aux miens, et voyez si je pourrais survivre à l’illusion qui m’a valu tant de félicité. »


À cette lettre en était jointe une autre pour le marquis d’Alvaro, par laquelle on le priait de faire porter sans délai le tableau d’Anatole chez le commandeur. Deux jours après, Valentine sortit pour la première fois de son appartement, et lorsqu’elle entra chez M. de Saint-Albert, elle ne s’étonna point d’y trouver ce tableau à la place d’un ancien portrait de famille, qui jusqu’alors avait eu les honneurs du salon. Souvent, les yeux fixés sur l’ouvrage d’Anatole, elle le considérait sans proférer une parole. Ses amis respectaient son silence et bornaient leurs soins à distraire son esprit, sans chercher à pénétrer ce qui se passait dans son âme. Discrétion bien rare en amitié !

Les médecins venaient de déclarer que la santé de Valentine était parfaitement rétablie ; cependant son teint n’avait point repris son éclat, son regard était triste, et tout en elle montrait un état languissant ; mais lorsque madame de Réthel en témoignait quelque inquiétude au docteur, il lui répondait, avec cette assurance que l’on met assez souvent à décider des choses que l’on ne comprend pas, que les maladies inflammatoires étaient toujours suivies d’un accablement profond, qui n’empêchait pas de se bien porter ; et madame de Réthel, sans y rien comprendre non plus, adoptait cette sentence.

Le commandeur, moins facile à rassurer, désirait qu’un événement quelconque pût distraire Valentine de la vie monotone qu’elle avait adoptée. Une lettre de M. de Nangis ne vint que trop tôt seconder ses vœux ; elle était datée de Londres, et contenait le récit de l’aventure scandaleuse qui venait de lui révéler l’indigne conduite de sa femme. La scène s’était passée au château de Varennes, où la comtesse avait eu l’imprudence d’emmener avec elle la jeune baronne de Tresanne, dont la beauté commençait à faire autant de bruit que les extravagances. La certitude de la rencontrer à Varennes était entrée pour beaucoup dans la promesse que M. d’Émerange avait faite à madame de Nangis de l’y suivre. Deux jours s’étaient à peine écoulés que la plus parfaite intimité régnait déjà entre le comte et la jolie baronne ; mais ce n’était pas sans conditions que madame de Tresanne s’était décidée à récompenser d’avance l’éternel amour que lui avait juré M. d’Émerange. Le sacrifice de madame de Nangis en avait été la première récompense, et il fut résolu entre eux qu’après avoir satisfait aux devoirs d’usage en pareil cas, le comte se dégagerait sans retour d’une chaîne importune. Déjà plusieurs tentatives lui avaient prouvé la difficulté de réussir. La comtesse était moins résignée que jamais à perdre les avantages d’une liaison qui coûtait aussi cher à sa conscience qu’à son repos, et madame de Tresanne, prévoyant bien que les ménagements du comte ne serviraient qu’à prolonger l’erreur de sa victime, feignit de s’irriter de tant de complaisance, et déclara positivement à M. d’Émerange qu’elle aimait mieux céder l’empire de son cœur que de le partager plus longtemps. Cette menace produisit tout l’effet qu’elle en pouvait attendre ; la crainte de voir s’échapper sa nouvelle conquête avant de l’avoir constatée publiquement, soumit les volontés du comte à toutes celles de madame de Tresanne, et il s’en remit à elle du choix des moyens à employer. La persévérance de la comtesse en ayant fait échouer plusieurs, madame de Tresanne se décida au plus atroce comme au plus infaillible. Un billet anonyme instruisit M. de Nangis de la perfidie de sa femme, en lui indiquant une occasion de s’en convaincre. Dès ce moment, la colère et le désespoir régnèrent dans le château de Varennes : madame de Tresanne s’empressa d’en sortir au premier bruit de l’éclat qu’elle avait provoqué ; et, sans vouloir en apprendre la cause au comte d’Émerange, elle lui ordonna de tout quitter pour la suivre à Bagnères. Elle s’y rendit sans s’arrêter pour soustraire M. d’Émerange aux premiers effets du ressentiment de M. de Nangis. Les amis de la comtesse retournèrent bientôt à Paris dans l’intention charitable d’y publier l’aventure scandaleuse dont il venait d’être témoins, et que le brusque départ de M. de Nangis allait certifier à tous ceux qui oseraient en douter. Effectivement, ce malheureux époux, sans calculer si la conduite présente de sa femme n’était pas le fruit de l’indulgence outrée qu’il avait montrée pour ses premières inconséquences, croyait réparer les torts de sa faiblesse par un excès de sévérité ; c’est ainsi que l’on punit souvent des fautes qu’avec plus de soin on aurait pu prévenir. Après une scène violente, dans laquelle la comtesse avait fait l’aveu de tout ce que sa folle passion lui avait suggéré contre Valentine, le comte de Nangis était parti brusquement pour Londres, en arrachant Isaure des bras de sa coupable mère. Abandonnée de tout ce qui lui était cher ; livrée aux injures de la médisance implacable dont elle avait si souvent dirigé les traits ; enfin, seule avec ses remords, cette infortunée s’était réfugiée dans un couvent de Paris, où les soins pieux des Sœurs de la Miséricorde ne parvenaient point à calmer les tourments de son cœur. Ce cœur, si souvent dominé par la vanité, n’éprouvait plus alors que la honte et les regrets d’avoir perdu tous ses droits maternels. La crainte de ne pouvoir réparer les fautes de sa vie en la consacrant tout entière à l’éducation et au bonheur de sa fille, ôtait à madame de Nangis tout espoir de consolation. Malgré la frivolité de son esprit, elle avait observé que la sévérité des gens du monde se laissait désarmer à la vue d’une jeune personne dont la candeur et les vertus faisait oublier les égarements de sa mère. En effet, comment se rappeler les torts d’une femme coupable, en admirant l’ouvrage d’une mère aussi tendre que sage ! Et quel homme assez méchant oserait porter atteinte au respect qu’elle inspire à sa fille, en affectant de ne le point partager ?



XLII


Valentine prévoyait depuis longtemps les malheurs qui menaçaient sa famille, et cependant, en les apprenant, elle en fut frappée comme d’une nouvelle inattendue ; le bonheur de reconquérir l’estime de son frère, qui la priait en grâce de se charger de l’éducation d’Isaure, ne la consolait pas du triste événement qui lui valait une aussi éclatante réparation. En répondant à la lettre ou M. de Nangis la conjurait de lui pardonner son injustice et les injures qui lui avaient été dictées par une femme perfide, elle avait tenté de modérer l’indignation de son frère, en excitant sa pitié pour le sort de cette malheureuse mère, qui, lui disait-elle, serait encore digne de sa tendresse, si de misérables flatteurs, trop bien accueillis par lui-même, ne s’étaient fait un jeu d’égarer sa raison. Il y avait autant de vérité que d’indulgence dans cette supposition ; mais M. de Nangis était trop irrité pour se rendre aux avis de sa sœur ; il les mit sur le compte de la générosité naturelle au caractère de Valentine, et n’en persista pas moins dans le dessein de punir rigoureusement celle qui venait de l’outrager.

Comme il se méfiait avec juste raison de l’extrême bonté de sa sœur, ce n’est qu’après avoir exigé d’elle la promesse de ne jamais confier à une autre le soin d’élever Isaure, qu’il s’était déterminé à la lui envoyer. Avec quel plaisir cette aimable enfant se retrouva dans les bras de Valentine ! et combien de fois elle remercia son père de l’avoir confiée à sa tante pendant le grand voyage que venait d’entreprendre sa mère ! car c’est ainsi qu’on avait motivé l’absence de la comtesse, et la cause des larmes qu’elle avait vue inonder son visage au moment de leur séparation.

La présence d’Isaure sembla ranimer l’existence de Valentine. Elle consentit à quitter la campagne pour se rendre à Paris, dans l’unique intention d’y faire donner à son élève les leçons des meilleurs maîtres. Mais l’attachement qu’elle portait à ses amis ne lui permettant pas de s’en séparer, elle accepta la proposition que lui fit madame de Réthel, de partager l’hôtel qu’elle occupait avec son oncle.

De retour à Paris, il se fit un grand changement dans les habitudes de la marquise : on la voyait sortir tous les matins à la même heure, et passer le reste de la journée dans la retraite. Le salon du commandeur était le seul où l’on pût la rencontrer quelquefois ; car pour les fêtes et le spectacle, elle paraissait également décidée à les fuir ; et l’on trouvait cette conduite assez simple après l’éclat qui venait d’avoir lieu dans sa famille. Mais ce qui parfois échappe aux yeux des indifférents, attire l’attention d’un ami, et M. de Saint-Albert, loin d’expliquer si facilement les motifs qui inspiraient à Valentine le désir de s’éloigner de toutes les personnes qui possédaient autrefois sa confiance, redoutait les suites de cet état de contrainte perpétuelle. Il essayait quelquefois de vaincre la résolution qu’elle semblait avoir prise d’éviter toute conversation relative à Anatole, en se faisant apporter devant elle les lettres qu’il recevait de lui ; mais il en lisait tout haut le timbre, la date, et même les premières lignes, sans que Valentine lui témoignât la moindre curiosité d’en savoir davantage ; et le commandeur ne retirait d’autre résultat de ces petites épreuves, que de voir se prolonger le silence rêveur de Valentine.

Un jour pourtant que M. de Saint-Albert lisait, comme à l’ordinaire, sa correspondance, tandis que sa nièce et madame de Saverny s’occupaient à broder, elles l’entendirent prononcer quelques mots sans suite, et d’une voix qui semblait altérée par l’émotion la plus pénible.

— Ciel ! s’écria madame de Réthel, quelle triste nouvelle vous apprend-on ?

— Ce n’est rien, reprit-il, en cherchant à se remettre, mais vous savez qu’il est impossible de ne point partager les impressions que la duchesse de Linarès sait peindre avec tant de vérité ; sa manière touchante de parler de ses peines, de ses inquiétudes, les fait passer tout entières dans le cœur de ses amis.

— Lui serait-il arrivé quelque malheur ? demanda vivement Valentine.

— Non, pas à elle.

Cette réponse fit pâlir la marquise, et parut lui ôter la force de faire une autre question. Madame de Réthel, s’apercevant de ce qu’elle éprouvait, s’empressa d’interroger son oncle sur la santé d’Anatole.

— Mais, lui répondit-il, d’après ce que me mande sa mère, il se porte aussi bien qu’on peut le faire avec un coup d’épée dans le bras.

— Un coup d’épée s’écrièrent à la fois Valentine et son amie.

— Il faut bien, reprit le commandeur, d’un ton calme, payer de quelque chose le plaisir de punir les impertinences d’un fat.

Ce nom de fat, que M. de Saint-Albert ne prononçait jamais qu’en parlant de M. d’Émerange, fit tressaillir Valentine, elle pensa qu’elle seule était cause de l’événement malheureux dont elle n’osait demander les détails ; elle s’en fit tout haut le reproche, et ses yeux se remplirent de larmes.

— Cessez de vous accuser, lui répondit le commandeur, d’un fait dont vous êtes complétement innocente. C’est pour y soigner la santé de sa mère qu’Anatole est resté à Bagnères un mois de plus qu’il ne le devait. Vous savez quel motif vient d’y conduire dernièrement M. d’Émerange ; ce n’est pas vous qui lui avez dicté les couplets insultants qu’il s’est amusé à composer sur les amours discrets d’un muet de naissance, et dont, malheureusement pour lui, une copie est tombée entre les mains d’Anatole. Ainsi donc ne vous reprochez pas la blessure qui vient de défigurer pour toujours un visage moins joli qu’insolent ; c’est un trait de la justice divine, dont la gloire était réservée à l’adresse d’Anatole. M. d’Émerange a follement pensé qu’on pouvait insulter impunément un homme que son infirmité dispensait du devoir de la vengeance. Cette lâcheté a été justement punie ; et la Providence devrait frapper de même tous ceux qui ne consacrent qu’à nuire les dons heureux qu’ils ont reçus du ciel.

— Mais Anatole est aussi blessé, dit Valentine, avec inquiétude.

Très-légèrement, reprit le commandeur, et sur ce point on peut en croire la duchesse : je voudrais bien être aussi rassuré sur l’état de cette bonne mère. Jugez de ce qu’elle a dû souffrir lorsqu’elle a appris par l’effet du hasard le moment où son fils allait se battre. Je m’étonne qu’elle ait résisté à une semblable épreuve, et j’en redoute les suites pour sa santé.

— Ah ! mon cher oncle, interrompit madame de Réthel, si vous avez cette crainte, ne souffrez pas que la duchesse de Linarès se livre avec confiance aux médecins des eaux. Écrivez à son fils de nous la ramener. C’est ici qu’elle trouvera les plus savants docteurs et ses meilleurs amis.

— Vraiment elle avait bien le projet de se rendre à Paris ; mais son fils refuse de l’y suivre, ajouta le commandeur, en regardant Valentine, avant d’avoir obtenu un consentement à son retour de la même personne qui ordonna son départ…

— Eh qu’allez-vous répondre ? demanda la marquise.

— Mais ce qu’il vous plaira.

— Je ne saurais, reprit-elle, me prévaloir d’un ordre que je n’ai donné qu’en obéissant. C’est à vous à le rétracter.

— Je ne le puis.

— Qui vous en empêche ?

— Le devoir que je me suis imposé de ne plus décider des actions de mes amis.

— Vous n’avez pas juré, j’espère, de ne plus leur servir d’interprète.

— Non ; mais c’est un oubli que je peux réparer.

— Attendez pour cela, dit Valentine, en se levant, que vous ayez répondu au duc de Linarès que rien ne s’oppose à son prochain retour.



XLIII


Peu de jours après cet entretien, Valentine fut péniblement distraite du souvenir qu’elle en conservait par de mortelles inquiétudes. M. de Nangis, ennemi déclaré de toutes les innovations, s’était constamment opposé au désir que lui avait souvent témoigné sa femme, de faire inoculer Isaure, et la pauvre enfant venait d’être atteinte de tous les symptômes d’une violente petite vérole. Dès les premiers moments de la maladie, Valentine s’était comme attachée au pied du lit de sa nièce, et avait recommandé qu’on ne laissât pénétrer personne dans son appartement. Déjà six nuits s’étaient écoulées sans qu’elle eût consenti à prendre le moindre repos, lorsqu’on vint l’avertir qu’une femme à laquelle on avait répété plusieurs fois que madame de Saverny n’était pas visible, s’obstinait à rester sur les marches de l’escalier, pour y attendre le moment où le docteur P… sortirait de chez elle. Valentine s’informa du nom de cette femme, et apprit avec étonnement qu’elle refusait de le dire.

— C’est probablement, ajouta le domestique, quelque pauvre femme qui se recommande à la charité de madame ; elle est vêtue de manière à le faire croire, et le soin qu’elle prend de cacher son visage sous un grand voile noir, prouve qu’elle est honteuse de demander l’aumône.

— Si c’est ainsi, reprit la marquise, dites-lui de me laisser son adresse, et qu’avant peu j’enverrai chez elle ; recommandez-lui surtout de s’éloigner au plus vite d’une maison dont l’air est infecté par une affreuse maladie.

Le domestique sortit pour remplir cette commission ; mais il rentra bientôt en disant à sa maîtresse, avec l’accent de la plus vive pitié :

— Ah ! madame, si vous ne daignez pas venir à son secours, cette pauvre femme va mourir ; je lui ai vainement répété qu’elle pouvait compter sur la bienfaisance de madame la marquise :

» — Je ne veux point de ses bienfaits, s’est-elle écriée en sanglotant, je ne lui demande qu’un seul mot ; qu’elle me l’accorde, ou je meurs à l’instant.

» En disant cela elle s’est traînée jusqu’à la porte du salon en me suppliant de ne la point renvoyer ; et vraiment je ne l’aurais pu faire, car ses forces l’ayant abandonnée, elle est tombée sans connaissance ; je viens demander à madame s’il ne faut pas lui faire prendre quelques gouttes d’éther.

— Conduisez-moi vers elle, dit aussitôt la marquise, après avoir recommandé à mademoiselle Cécile de ne pas quitter Isaure.

En entrant dans le salon, Valentine fut saisie d’un battement de cœur qui lui ôtait presque la respiration. Son visage, déjà altéré par l’inquiétude et les veilles, prit tout à coup un air d’effroi en apercevant cette infortunée, si digne de pitié ; elle veut s’en approcher pour la secourir, mais à peine a-t-elle fait un mouvement, que des yeux égarés se fixent sur les siens, et qu’une voix s’écrie :

— Malheureuse, elle est morte !

Ce cri funèbre retentit au cœur de Valentine, elle n’y répond que par ces mots :

— Ah ! ma sœur !

Mais ils ne sont pas entendus de cette misérable mère, elle a cru lire l’arrêt de son enfant dans le regard désespéré de Valentine ; un frisson mortel à glacé ses veines, et c’est en vain que sa sœur la rassure, la presse sur son sein ; l’excès de la douleur a suspendu sa vie. Valentine, qui la voit expirante, tente un dernier moyen : elle compte sur cet instinct maternel qui survit à tout pour lui faire deviner la présence de son enfant, et sans calculer si ses forces répondent à son courage, elle entraîne elle-même la mourante, et la dépose aux pieds du lit de sa fille.

Les inspirations du cœur sont rarement trompeuses, et l’on croirait, au succès qu’elles obtiennent dans les moments extrêmes de la vie, que touchée de notre infortune, la divinité daigne alors penser pour nous. Ce que tous les secours n’avaient pu faire, une seule plainte d’Isaure l’opéra : le son de cette voix chérie ranima les esprits de madame de Nangis, et l’existence parut lui revenir avec la certitude que son enfant respirait encore.

En ce moment le docteur P… arriva et partagea ses soins entre Isaure et sa mère. Il les prodigua avec d’autant plus de zèle, qu’il s’accusait d’être la cause de l’état où il voyait la comtesse. En effet, c’est lui qui avait parlé la veille, chez l’abbesse du couvent des Filles de la Miséricorde, du danger où se trouvait la nièce de madame de Saverny. Il l’avait peint dans toute sa force, pour engager ces dames à prendre de grandes précautions pour leurs pensionnaires, sans se rappeler que madame de Nangis habitait leur maison. Le bruit de la maladie de sa fille lui parvint bientôt, avec tous les détails qui pouvaient augmenter son effroi. Son imagination, déjà exaltée par le repentir et la douleur, se peignit la mort de son enfant comme un châtiment dû à ses fautes. Et dès-lors, le désespoir s’emparant de son âme, elle ne pensa plus qu’à revoir une seule fois l’objet de ses regrets, avant de le suivre au tombeau. Quelques louis donnés à la tourière, lui obtinrent la facilité de sortir du couvent avant qu’il fît jour. Elle erra longtemps dans les rues de Paris, sans pouvoir reconnaître celles qui la conduiraient chez Valentine ; enfin, s’étant adressée à un pauvre Savoyard que la misère rendait plus matinal qu’un autre, il lui indiqua son chemin, en marchant devant elle. C’est avec ce guide qu’elle était arrivée à la porte de l’hôtel du commandeur ; et c’est assise sur un banc de pierre, qu’elle avait attendu le moment de la voir ouvrir.

Après avoir longtemps examiné l’état d’Isaure, le docteur déclara qu’il lui paraissait moins alarmant que la veille, mais qu’il ne pouvait répondre de rien avant la fin du neuvième jour. En écoutant ces mots, la plus vive terreur se manifesta dans les yeux de la comtesse ; elle pensa que, par pitié pour elle, le docteur n’osait prononcer la sentence d’Isaure, et qu’il voulait la préparer au coup fatal par trois jours d’anxiété ; et pénétrée de cette horrible pensée, toute son attitude semblait dire :

— Où vais-je passer ces trois jours de supplice ?

Valentine comprit son silence, et dit en lui serrant la main :

— Rassurez-vous, ma sœur, nos soins la sauveront.

— Quoi, s’écria la comtesse, en se précipitant aux genoux de Valentine, vous permettrez que je ne la quitte pas ! vous, à qui l’on a fait jurer de la tenir éloignée pour toujours de sa mère, vous que j’ai si cruellement offensée, qui devez tant me haïr ! Ah ! tant de générosité ajoute à mes remords ; et c’est vous venger deux fois que de vouloir prolonger ma vie jusqu’au dernier soupir de mon enfant.

À ces mots un torrent de larmes inonda le sein de cette malheureuse mère, et la soulagea un instant de l’oppression qui l’accablait. Valentine redoubla cet attendrissement par les expressions de la plus touchante amitié, et le docteur lui-même ne put se défendre d’une émotion très-vive en contemplant le spectacle si doux du repentir qui implore, et de la vertu qui pardonne.

Avant de le laisser partir, la marquise exigea de lui le secret sur la scène dont il venait d’être témoin, et le pria de se charger d’un mot pour l’abbesse du couvent de la Miséricorde, à qui elle devait rendre compte de l’absence de la comtesse. Tout fut disposé pour cacher l’arrivée de madame de Nangis chez Valentine : les gens de la maison reçurent l’ordre de n’en point parler, même à ceux du commandeur ; et mademoiselle Cécile fut d’autant plus discrète dans cette circonstance, qu’elle avait à réparer sa réputation. Valentine fit valoir le grand intérêt qui devait les occuper uniquement, pour empêcher sa sœur de revenir trop souvent sur les regrets de sa conduite passée, et il fut convenu entre elle que désormais les soins relatifs à Isaure seraient l’unique sujet de leurs conversations.

Enfin arriva ce neuvième jour aussi redouté qu’attendu. Après un redoublement de fièvre et de délire, le calme survint tout à coup, et fut suivi d’un sommeil profond. À son réveil, Isaure entr’ouvrit les yeux reconnut sa mère, la nomma ; et ce premier mot échappé de son cœur devint le signal de la résurrection de toutes deux. Dans ce passage subit du désespoir à la joie, madame de Nangis oublia tout ce qu’elle avait promis à Valentine pour se livrer sans réserve à l’excès de sa reconnaissance.

— Ah ! mon amie, lui disait-elle, disposez de l’existence qui nous est rendue ; c’est à vos vœux que le ciel l’accorde, sa justice devait me punir en m’arrachant le seul lien qui m’attache à la terre ; mais, en adoptant ma fille, en protégeant sa mère, vous avez obtenu sa vie et mon pardon : tant de bienfaits n’étaient dus qu’aux célestes vertus d’un ange.

À la vue d’un bonheur qui était en partie son ouvrage, Valentine recueillit le fruit de tous ses sacrifices, et se félicita d’avoir acquis, par sa générosité le droit de ramener à tous les charmes d’une vie douce et pure, l’amie que tant d’erreurs semblaient condamner à d’éternels chagrins. Mais, tout en se livrant au désir d’adoucir le sort de sa belle-sœur, Valentine voulait rester fidèle à sa promesse envers son frère ; et voilà ce qu’elle imagina pour concilier ces deux intérêts. En faisant le serment de ne jamais se séparer d’Isaure, elle ne s’était point engagée à la priver des soins étrangers que pourrait exiger son éducation, et rien ne l’empêchait de les partager avec madame de Nangis, pourvu que cette dernière consentît à ne pas abuser de son autorité maternelle. Cette condition une fois remplie, Valentine proposa à sa belle-sœur d’habiter un petit appartement attenant au sien, où elle pourrait accomplir facilement le vœu de retraite absolue qu’elle avait formé. Avant d’accepter cette proposition, qui comblait tous ses désirs, la comtesse prévint Valentine qu’elle ne consentirait à s’établir chez elle qu’en qualité d’institutrice d’Isaure ; et que, pour ôter tout soupçon, elle prendrait le nom de madame de Sainte-Hélène, et passerait dans la maison pour une de ces personnes qu’un revers de fortune oblige à fuir le monde pour se consacrer à l’éducation des enfants. Le but de ce mystère était de cacher à M. de Nangis la demeure de sa femme, et Valentine l’approuva. Dès que le docteur lui eut déclaré qu’Isaure était en pleine convalescence, elle reconduisit elle-même la comtesse à son couvent, et deux jours après annonça chez elle la prochaine arrivée de madame de Sainte-Hélène. Une femme de chambre nouvelle fut arrêtée pour le service particulier de cette institutrice dont mademoiselle Cécile avait seule le secret. Quant à Isaure il ne fut pas difficile de lui faire croire que la moindre indiscrétion de sa part la priverait pour toujours de la présence de sa mère. L’effroi que lui inspirait cette menace répondait de sa soumission, et jamais on n’eut à lui reprocher un mot qui pût trahir le mystère qu’elle respecta sans chercher à en comprendre la cause.



XLIV


Isaure avait repris ses forces, sa gaieté, et l’on ne craignait même plus pour son joli visage ; Valentine venait d’en apprendre l’heureuse nouvelle à son frère ; madame de Nangis, ravie du bonheur de retrouver son enfant, de recevoir les consolations d’une amie, oubliait le monde et ses travers, auprès des objets de son affection. Enfin tout semblait promettre à Valentine le repos auquel elle aspirait depuis si longtemps. Mais une seule idée troublait encore son âme, et lui faisait éprouver que la douceur d’une vie calme ne peut rien contre les agitations du cœur.

Un matin, la marquise se disposant à sortir, comme à son ordinaire, Isaure vint lui demander, de la part de sa mère, à qui était une voiture attelée de six chevaux de poste qui venait d’entrer dans la cour. Devinant bien ce qui motivait la curiosité de la comtesse, Valentine fit appeler mademoiselle Cécile, qui répondit :

— Cette voiture est celle de la duchesse de Linarès.

— Viendrait-elle loger ici ? demanda vivement la marquise.

— Je ne le crois pas, madame, car les gens qui se trouvaient dans sa voiture de suite, ont reçu ordre d’aller tout préparer pour la recevoir dans l’appartement qu’elle occupe ordinairement chez l’ambassadeur d’Espagne.

— Dites qu’on ôte mes chevaux, reprit Valentine, après un moment de silence ; je ne sortirai pas.

— En donnant cet ordre, elle congédia Isaure et alla se renfermer dans son cabinet. Elle y était depuis une heure, lorsque M. de Saint-Albert se fit annoncer. À son aspect il la vit rougir, et il s’excusa de venir ainsi la troubler.

— Je le vois, dit-il, ma présence vous importune ; c’est l’effet que produit communément celle d’un ami qui n’inspire plus de confiance ; mais tranquillisez-vous : je ne viens pas questionner votre cœur, ni vous parler des sentiments que je lui suppose ; j’avais prévu ce que vous cherchez à dissimuler, et je suis bien loin de le blâmer. Tout ce que je vous demande, c’est de m’aider à rappeler la raison d’un insensé qui est au moins digne de votre pitié.

Puis s’apercevant que Valentine hésitait à répondre, le commandeur ajouta :

— Anatole sait que vous demeurez ici et dans sa résolution de n’y point venir, il me supplie de lui permettre de vous écrire. Comme je me rends à l’instant même chez lui pour le lui défendre par toute l’autorité de mon amitié, j’ai cru devoir vous en prévenir, et vous supplier de vous prêter au moyen très-innocent dont je viens de convenir avec sa mère, pour le ramener à des sentiments plus raisonnables.

— Et, quel est ce moyen demanda Valentine ?

— Mais en pareil cas, celui qui ôte toute espérance, me semble le meilleur. La passion d’Anatole est arrivée à un point qui touche au délire. Six mois d’absence et de regrets n’ont fait que l’exalter, et l’idée qu’elle ne peut plus troubler votre repos, l’encourage encore. Il est temps d’y mettre un frein en lui prouvant qu’il ne doit exister entre vous qu’une simple amitié puisque le choix d’un nouvel époux va bientôt assurer votre bonheur.

— Mais ce serait l’abuser…

— Que vous importe, interrompit le commandeur, cela ne vous engage à rien, pas même à le tromper ; nous vous demandons pour toute grâce, de ne pas nous contredire. C’est de moi seul qu’il apprendra les projets que je vous supposerai, et je sais d’avance qu’il se soumettra à tout ce que l’honneur ordonne en pareille circonstance. Une fois convaincu de votre prochain mariage, il sentira la nécessité de renoncer aux illusions romanesques qu’il nourrit depuis trop longtemps, et cessant de garder un secret désormais inutile, il sacrifiera bientôt les intérêts de son amour-propre au plaisir de jouir sans contrainte de votre affection. Combien alors cette tendre mère vous bénira d’avoir rendu son fils à la vie par l’amour, et à la raison par l’amitié. Vous deviendrez l’ange tutélaire de cette intéressante famille, et votre vieil ami vous devra la fin de toutes ses peines.

— Ah ! si tant de bonheur est en ma puissance, s’écria Valentine avec l’accent de la plus vive émotion, je consens à tout pour vous l’assurer. Oui, dites à votre ami que mon cœur n’est plus libre, et qu’avant peu j’aurai disposé de ma main ; mais en lui faisant cette confidence, ménagez sa sensibilité, persuadez-lui bien que j’ai besoin de son bonheur pour être heureuse, et qu’il doit vivre pour être l’objet de mon éternelle reconnaissance.

En disant ces derniers mots, le visage de Valentine s’anima des plus vives couleurs, et son regard brilla du feu de l’enthousiasme. Le commandeur surpris de l’air inspiré qu’il remarquait en elle, la considéra quelque temps en silence, puis se levant tout à coup, il la quitta pour se rendre auprès d’Anatole.

Deux heures après, la marquise reçut le billet suivant :

« Votre bonheur est décidé, madame, et vous daignez encore vous occuper du mien ! Tant de bonté ne m’étonne pas. J’y voudrais répondre en vous obéissant ; mais vous m’ordonnez en vain d’être heureux. Le ciel moins généreux que vous, me défend d’y prétendre, et la fin de mes tourments est l’unique vœu qu’il me permette désormais de former. Ah ! puisse-t-il bientôt l’accomplir, en me laissant pour dernière pensée le souvenir du seul moment où j’aie aimé la vie ! »

À peine Valentine a-t-elle achevé la lecture de ce billet, qu’elle fait demander si M. de Saint-Albert est de retour. On lui répond qu’il vient de rentrer ; elle se rend aussitôt près de lui, et, sans perdre de temps, elle le prie de lui dire franchement comment Anatole a reçu la nouvelle qu’il vient de lui porter. Le ton décidé qui accompagnait cette prière en faisait presque un ordre, et le commandeur pensa qu’il fallait qu’un sentiment violent agitât Valentine pour altérer ainsi la douceur de sa voix. Il essaya d’abord de lui répondre vaguement en lui laissant entendre qu’il valait mieux pour elle-même qu’elle ignorât l’effet d’un désespoir que le temps seul pourrait calmer ; mais la marquise ayant insisté de manière à ne lui laisser aucun moyen d’éluder une réponse positive.

— Eh bien, dit-il, puisque vous voulez savoir les projets qu’il médite en son extravagance, apprenez qu’il part cette nuit même pour aller cacher, je ne sais où, la douleur qui l’accable. J’ai vainement employé mon ascendant sur lui pour le déterminer à prendre quelque parti plus sage. Je n’ai rien obtenu de tout ce que j’ai demandé, même au nom de sa mère. Il m’a fait jurer de ne la quitter de ma vie, et de faire tout ce qui dépendrait de moi pour vous lier avec elle ; car il ne doute pas que le bonheur de vous voir souvent ne la console de l’absence de son fils. Il a paru attacher le plus vif intérêt à ce que je pusse vous réunir ce soir même toutes deux chez moi. J’ai promis de satisfaire à tout ce qu’il exigeait de mon amitié, pourvu qu’il renonçât au désir de vous revoir encore une fois. Il ne voulait que se trouver sur votre passage, au moment où vous viendrez chez ma nièce ; mais j’ai résolu de vous sauver une semblable entrevue, qu’il n’est pas lui-même en état de supporter.

— Je vous en remercie, interrompit Valentine (sans paraître fort émue de ce qu’elle venais d’entendre), et j’accepte avec empressement l’offre que vous me faites de me présenter aujourd’hui à votre ancienne amie. Vous m’excuserez, si j’arrive un peu tard. Je me suis engagée à conduire ce soir Isaure à l’Opéra ; c’est une récompense depuis longtemps promise, je ne saurais manquer à ma parole : madame de Réthel vient de s’engager à nous y accompagner, et si la duchesse ne doit se rendre qu’à dix heures chez vous, nous nous y trouverons avant elle.

— Puisque cet arrangement est celui qui vous convient le mieux, reprit le commandeur d’un air piqué, je vais tout disposer pour satisfaire au vœu de mon ami, sans nuire à vos projets.

À ces mots, Valentine quitta le commandeur, sans paraître remarquer le mécontentement qu’il témoignait.

— Voilà bien les femmes ! s’écria-t-il, lorsqu’elle fut partie : exaltées jusqu’à la folie, quand l’amour les domine ; insensibles jusqu’à la dureté, quand le prestige de leur imagination est détruit.

À l’heure du spectacle, la marquise et son amie font de vaines instances pour le déterminer à leur donner la main ; il s’y refuse en disant que de tristes adieux à faire le privent de l’avantage de partager les plaisirs de ces dames. Après plusieurs phrases de ce genre, fort bien comprises de Valentine, il la voit s’éloigner sans en obtenir d’autre réponse que ces mots : À ce soir. Blessé de tant de marques de légèreté, il veut en faire le récit à son malheureux ami, et lui prouver qu’il ne peut sans crime sacrifier le bonheur de sa famille entière au regret de n’être point aimé d’une femme ingrate. Dans ce dessein, il se fait conduire chez Anatole, et n’apprend pas sans étonnement qu’il vient de partir pour l’Opéra. Un valet de chambre est appelé, il confirme cette réponse, et dit qu’en effet son maître s’est déterminé tout à coup à sortir après avoir reçu un billet.

— Et savez-vous de quelle part il venait, interrompt vivement le commandeur ?

— Non, monsieur. Je sais seulement qu’un domestique, portant la livrée de madame la marquise de Saverny, m’a chargé de le remettre à mon maître.

Ces mots augmentent encore la surprise de M. de Saint-Albert. Il veut éclaircir le mystère, et se rend sans délai à l’Opéra. En entrant dans la salle, il aperçoit Anatole dans le fond de la loge de l’ambassadeur d’Espagne. Il le voit debout, appuyé sur une colonne, et les yeux fixés de manière à lui indiquer l’endroit où se trouve madame de Saverny. Le commandeur tourne alors ses regards de ce côté, et il est frappé de l’air rayonnant de Valentine. L’émotion la plus vive semble animer ses traits, et tout en elle démontre autant de trouble que de joie. En vain la plus célèbre danseuse captive l’attention du public, Valentine profite de ce moment pour se livrer au plaisir de revoir Anatole, mais l’expression d’un bonheur dont il ne se croit pas la cause, lui devient bientôt insupportable. Son désespoir s’en irrite, il veut fuir pour en cacher l’excès. Déjà il n’a plus qu’un pas à faire pour être à jamais séparé de celle qu’il adore. Cette funeste pensée l’arrête un instant ; il se retourne, et veut par un dernier regard lui dire un éternel adieu ; mais un signe de Valentine lui dit : Restez. Il n’ose en croire ses yeux ni reconnaître le langage qu’il parle, qu’il entend, et que Valentine vient d’apprendre pour lui ; un second signe ajoute, je vous aime, et il tombe anéanti sous le poids de sa félicité.

Au même instant le commandeur arrive, l’entraîne hors de la salle, et lui prodigue tous ses soins ; Valentine, tourmentée d’une douce inquiétude, n’attend pas la fin du spectacle pour se rendre chez M. de Saint-Albert. Un seul mot instruit madame de Réthel de ce qui se passe dans l’âme de son amie. Elle n’a plus de secrets pour elle, et trouve du plaisir à lui avouer que depuis trois mois les leçons de l’abbé de l’Épée l’ont rendue très-savante dans le langage d’Anatole.

— Quoi ! s’écrie madame de Réthel, c’est donc à cette occupation que vous consacriez ces longues matinées où vous étiez invisible pour tout le monde.

— Vraiment, oui, répondit Valentine ; lorsque j’ai senti que rien ne pouvait m’empêcher de l’aimer, j’ai voulu apprendre à le lui dire.

— Comme elle achevait ces mots, la voiture s’arrête ; on l’ouvre précipitamment, et la marquise s’élance dans les bras de M. de Saint-Albert qui s’écrie :

— Ô mon amie ! est-il bien vrai ?

L’émotion de Valentine ne lui permet pas de répondre ; elle se laisse conduire par le commandeur sans voir où il l’entraîne. Bientôt Anatole est à ses pieds. Une femme, baignée de pleurs, la presse sur son sein ; à ses traits, aux transports de sa reconnaissance, Valentine devine qu’elle embrasse la mère d’Anatole, et son cœur éprouve tout ce que le ciel a voulu attacher de divin au plaisir de faire des heureux.



XLV


Voilà, dira-t-on, un trait d’héroïsme au-dessus du courage des femmes. Ce n’est pas dans l’amour qu’inspire un homme, dont les qualités brillantes rachètent une disgrâce qui ne le rend à charge à personne, qu’on doit admirer l’effort d’un si beau dévouement ; c’est dans la résolution de braver le ridicule attaché à un choix semblable, que se trouve tout le sublime d’une action si généreuse ! Madame de Saverny n’est pas à se repentir d’en avoir offert l’exemple. En la voyant devenir l’épouse d’Anatole, d’abord on pensa dans le monde qu’elle se sacrifiait à la reconnaissance ; mais bientôt la réalité de son bonheur vint prouver aux plus incrédules, que la certitude d’être constamment adorée peut suffire à la félicité d’une femme sensible ; et que, dans une union formée par l’amour, on s’entend toujours assez tant qu’on s’aime beaucoup.

M. de Nangis quitta Londres pour être témoin du mariage de sa sœur, qui se fit à Merville. Avant de se rendre à l’église, Valentine demanda à son frère la permission de lui présenter la gouvernante d’Isaure, l’amie intéressante dont les soins l’avait aidée à rappeler son enfant à la vie.

— Conduisez-moi vers elle, répond le comte, impatient de remercier celle à qui il croit devoir la plus douce consolation qui lui reste.

Au même instant, Valentine ouvre la porte d’un cabinet où madame de Nangis attendait en tremblant l’arrêt qui devait finir ou éterniser son supplice. Sans laisser aux deux époux le temps de se livrer aux différents sentiments qui les agitent, Valentine les conduit dans les bras l’un de l’autre, en disant :

— Le pardon de madame de Nangis est bien dû à la mère d’Isaure !

— Mais que dira le monde ? s’écria le comte, en essuyant les larmes qui s’échappaient de ses yeux.

— Restez ici près de nous, reprit Valentine ; et vous ne le saurez pas. Ce monde vaut-il donc la peine de tant lui sacrifier ? et la peur d’une raillerie doit-elle empêcher de pardonner des torts expiés par la douleur et le repentir ? Ah ! tout me le prouve : ce n’est pas dans les plaisirs bruyants de ce monde frivole qu’on peut trouver l’oubli de ses chagrins. Imitez-moi, mon frère ; ayez le courage d’être heureux. Qu’en arrivera-t-il ? On plaisantera de l’excès de votre bonté ; on rira de mon choix ; et l’on enviera bientôt notre bonheur.


FIN.



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