Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 74-78).


XIV


Le commandeur, qui savait seul le secret de l’embarras de Valentine, voulut y mettre fin en proposant de se lever de table ; mais elle était à peine remise de cette première émotion, qu’il en fallut dissimuler une plus vive encore. Madame de Nangis avait désiré voir la bibliothèque de M. de Saint-Albert ; c’était une des plus complètes de Paris. Il faisait remarquer sa plus belle édition à madame de Saverny, lorsqu’on entendit la comtesse s’écrier en éclatant de rire :

— C’est lui, c’est lui-même ; Valentine, ajouta-t-elle en montrant un des bustes qui décoraient ce cabinet, ma chère amie, dites-moi un peu à qui vous trouvez que ce buste ressemble ?

— Vraiment, interrompit avec empressement le commandeur, il doit ressembler au Troyen Hector ; c’est du moins ce qu’assure le Romain qui me l’a vendu.

— Il s’agit bien de votre guerrier troyen, reprit la comtesse, moi je vous dis que c’est le portrait frappant de notre inconnu, et qu’il est bien aussi beau, aussi brave, que tous vos héros d’Homère. Mais, répondez-donc, Valentine, n’êtes-vous pas d’avis de cette ressemblance ?

Madame de Saverny en était trop frappée pour oser en convenir. L’affectation du commandeur à détourner l’attention de la comtesse sur cette ressemblance, et plus encore le souvenir de ces traits si bien empreints dans la mémoire de Valentine, lui firent soupçonner que l’artiste chargé d’exécuter ce buste n’avait eu pour modèle qu’Anatole. Elle s’étonna du trouble que cette idée faisait naître en son âme, et s’efforça d’en triompher, en répondant avec gaieté aux plaisanteries de sa belle-sœur ; mais Valentine était loin de posséder cet art de dissimuler les émotions du coeur sous les apparences d’un esprit léger. Son regard, sa rougeur, combattaient avec son sourire. Elle sentit bientôt l’impossibilité de continuer une conversation qui lui coûtait tant d’efforts, et tâcha de porter l’attention de madame de Nangis sur un nouvel objet ; n’y pouvant réussir, elle se décida à profiter de sa position pour satisfaire une partie de sa curiosité. Elle conduisit Lavater auprès de ce buste, et lui témoigna le désir de savoir, d’après son système, le caractère qu’il supposait au modèle de cette belle tête. Entraîné par le plaisir d’intéresser Valentine, Lavater surmonte la timidité qui l’empêchait ordinairement de s’exprimer en français, et rassuré par l’idée de n’avoir à dénoncer que les défauts de quelque héros antique, il fait l’analyse la plus détaillée de ce portrait moral, en donnant à chaque mot une nouvelle preuve de sa profonde observation. Il démontre par tous les principes de sa science, qu’un homme doué de cette physionomie doit posséder un esprit élevé, indépendant, mais trop prompt à s’exalter ; un cœur généreux et passionné, sensible jusqu’à la faiblesse, jaloux jusqu’à l’emportement, timide et courageux, modeste et fier, docile dans ses habitudes, inébranlable dans ses résolutions ; on peut l’occuper vivement, mais jamais le distraire ; il ajoute enfin que son imagination ardente, modérée par un sentiment profond de mélancolie, lui promet de brillants succès en poésie et en peinture, et de vifs chagrins en amour.

Jamais oracle ne fit plus d’impression sur les Grecs que le jugement de Lavater n’en produisit sur l’esprit de Valentine. À mesure qu’il le prononçait, les yeux fixés sur le commandeur, madame de Saverny cherchait à en vérifier l’exactitude, et voyait avec plaisir le sourire d’approbation qui se répandait sur le visage de M. de Saint-Albert, à chaque détail que Lavater se plaisait à donner du caractère de son jeune ami. Convaincue de la fidélité de ce portrait, elle dit au commandeur, de manière à n’être entendue que de lui :

— Vous le voyez, tout le monde n’est pas aussi discret que vous. Il ne me reste plus qu’un nom à savoir ; je le saurai bientôt, et j’aurai regret de ne rien devoir à votre confiance.

— Vous devez déjà trop à mon indiscrétion, reprit-il ; mais comment un intérêt de ce genre peut-il vous occuper à travers tous ceux qui vous captivent ?

— C’est qu’il est peut-être le plus vif, répondit ingénument Valentine.

Ce mot parut surprendre le commandeur ; il prit un air méfiant, se mit à rêver, et son regard semblait dire : Serait-il vrai ?

Pendant que Valentine se reprochait l’excès de sa franchise, le chevalier riait de sa crédulité, et profitait du départ de Lavater pour dire :

— Je crois, en vérité, que vous ajoutez foi à cette nouvelle magie, et que l’esprit éloquent de Lavater vous a subjuguée au point de…

— Elle ne saurait mieux faire que de le croire, interrompit madame de Nangis, puisqu’il donne à son héros toutes les qualités de Grandisson, sans compter les défauts charmants qu’il lui accorde.

— Quoi ! toujours ce personnage mystérieux, reprit le chevalier, en témoignant de l’humeur. Ah ! par grâce, mesdames, respectez son secret ; il le garde si bien !

— Il le garderait cent fois mieux encore, reprit la comtesse, que je le saurais demain s’il m’intéressait autant que vous le supposez.

Valentine fut frappée de cette réflexion, et n’en entendit pas davantage de la petite querelle qui s’engagea entre sa belle-sœur et le chevalier. Accoutumée à les voir souvent d’un avis contraire, elle s’inquiétait peu de leurs différends. Cependant elle aurait pu remarquer qu’ils étaient plus fréquents, et qu’il régnait dans tous les discours de la comtesse une sorte d’aigreur qui devenait chaque jour moins supportable. L’innocence de Valentine l’empêcha longtemps d’en soupçonner la cause ; mais elle ne pouvait se dissimuler que madame de Nangis paraissait souvent importunée de sa présence ; et, sans oser interpréter ce changement, elle en profitait pour se livrer quelquefois à son goût pour la retraite. Ces jours-là elle ne permettait qu’à la petite Isaure de venir la troubler, et c’est en prodiguant les plus tendres soins à la fille qu’elle se vengeait des caprices de la mère.