Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 78-85).


XV


La réflexion de madame de Nangis sur le secret d’Anatole revint si souvent à l’esprit de Valentine, qu’elle finit par la trouver toute simple, et s’étonna d’avoir cessé aussi vite les démarches qui pouvaient lui offrir des renseignements certains sur ce qu’il lui restait à savoir d’Anatole. Après avoir rejeté celles qui ne lui paraissent pas convenables, elle se fit conduire un matin à l’Opéra, et, sous prétexte de louer une loge à l’année, elle demande celle où elle a vu pour la première fois Anatole. On lui répond que la loge qu’elle désigne n’est pas libre, mais qu’on ne doute pas que l’ambassadeur d’Espagne n’ait la complaisance de la lui céder dès que Son Excellence apprendra que c’est madame la marquise de Saverny qui le désire. Valentine insiste pour que l’on n’adresse point à l’ambassadeur une demande aussi indiscrète, et défend positivement qu’on la fasse en son nom. Le commis chargé de la location des loges, ne voyant que l’intérêt de son administration, promet bien à la marquise de se conformer à ses ordres, mais c’est en formant le projet de lui désobéir. À peine l’a-t-elle quitté, qu’il écrit à l’intendant de l’ambassadeur tout ce qu’il avait promis de ne pas dire ; il y ajouta quelques-unes des questions échappées à la curiosité de Valentine, et finit par offrir à Son Excellence le choix de deux autres loges en face de la sienne, qu’il assura être meilleures.

La réponse du duc de Moras ne se fit pas attendre, et Valentine, l’ayant rencontré quelques jours après chez la princesse de L…, resta interdite quand il vint la remercier de lui avoir offert l’occasion de faire une chose qui lui fût agréable, en lui cédant sa loge à l’Opéra.

— Elle sera bien mieux occupée, ajouta-t-il, et je m’assure la reconnaissance de mes anciens voisins. Quelle agréable surprise pour eux de voir arriver une aussi belle personne à la place de leur vieux diplomate !

Valentine, révoltée de l’indiscrétion commise en son nom, s’en défendit avec tant de chaleur, qu’elle s’en justifia mal. Son trouble, en écoutant le duc de Moras, son indignation contre ce commis qu’elle menaçait de faire punir de son impertinence, enfin, ce dépit qu’on éprouve toujours à la suite d’une démarche imprudente et mal interprétée, lui donna l’air d’une personne qui craint d’être devinée. On avait trouvé tout simple le caprice qui l’avait engagée à désirer la loge du duc de Moras, on s’étonna de lui voir mettre tant d’importance à s’en défendre ; et chacun y prêta le motif qui lui parut le plus probable. C’est ainsi qu’on juge souvent dans le monde de l’étendue d’une inconséquence par le plus ou moins de soin qu’on porte à s’en disculper.

Fort heureusement pour Valentine, la princesse interrompit les excuses et les remercîments qu’elle adressait au duc de Moras, en disant :

— Regardez, madame, le joli présent que je viens de recevoir !

Et elle conduisit la marquise auprès d’une table sur laquelle se trouvait un jasmin d’Espagne d’une rare beauté. Il avait la forme d’un oranger : sa tige élancée était recouverte d’un buisson de fleurs, et tout attestait qu’il avait déjà bravé bien des hivers, Valentine convint qu’elle n’en avait jamais vu de pareil, et cependant son goût pour les fleurs lui avait fait souvent rechercher les plus belles, et les serres du château de Saverny étaient citées parmi les plus complètes en ce genre. Aux airs modestes que le duc de Moras prit en voyant chacun admirer cet arbuste, Valentine devina que c’était lui qui l’avait offert, et lui en fit compliment. Il y répondit en avouant qu’il le tenait d’un de ses amis qui l’avait fait venir d’Espagne, et qu’il ne croyait pas qu’il y en eût d’aussi grand en France.

En sortant de chez la princesse, madame de Saverny se rendit chez la présidente de C…, où devait se trouver madame de Nangis. Elles y passèrent toutes deux le reste de la journée ; et lorsque Valentine rentra chez elle, le premier objet qui frappa sa vue fut un jasmin semblable à celui qu’elle avait, admiré le matin même chez la princesse de L… : elle reconnut jusqu’au vase qui le contenait, et ne douta pas un instant que la princesse ne lui en eût voulu faire le sacrifice. Pour mieux s’en assurer, elle demanda à sa femme de chambre de quelle part on l’avait apporté ; mais mademoiselle Cécile, qui avait toujours le talent d’ignorer ce qu’elle ne voulait pas dire, répondit que deux hommes qu’elle avait pris pour des jardiniers l’avaient déposé dans l’antichambre, en recommandant de le placer auprès du lit de madame. Cette réponse affermit Valentine dans l’idée que la princesse, ayant remarqué son admiration pour cet arbuste, avait voulu s’en priver pour elle. C’était à ses yeux une indiscrétion de plus que de l’accepter, et cependant comment refuser un sacrifice offert avec tant de délicatesse ? Après s’être vivement reproché tout ce qu’elle croyait avoir dit et fait d’inconvenant depuis plusieurs jours, Valentine décida qu’elle irait le lendemain, au lever de la princesse, la remercier de son aimable attention, et la conjurer au nom de l’ambassadeur, qu’elle privait déjà de sa loge, de conserver les fleurs qu’il lui avait offertes avec tant de plaisir.

La princesse était encore au lit quand la marquise arriva. Un valet de chambre alla s’informer si elle était visible, et madame de Saverny entra dans le salon pour y attendre sa réponse. On peut se figurer sa surprise lorsqu’elle aperçut sur la table de la princesse le même jasmin qu’elle y avait vu la veille. Sans pouvoir expliquer ce nouveau mystère, elle chercha un autre motif à donner à sa visite ; car, sans se rendre compte du sentiment qui la retenait, elle ne voulait point parler du présent qu’elle avait reçu, avant d’avoir découvert celui qu’elle en devait remercier. Elle était encore dans l’embarras de choisir un prétexte raisonnable, quand on vint l’avertir que la princesse l’attendait. Elle arriva près d’elle avec toute la confusion d’une personne qui ne sait ce qu’elle va dire. La princesse ne s’en aperçut point, et termina son embarras en lui disant :

— Je devine ce qui m’attire le plaisir de vous voir d’aussi bonne heure, ma chère Valentine ; vous savez ce qui s’est dit hier soir chez moi, et combien je me suis plainte de votre silence. Me laisser apprendre la nouvelle de votre prochain mariage par le bruit qu’il fait dans le monde, vous conviendrez que c’est me traiter avec bien peu de confiance, et que mon amitié méritait mieux de vous.

La princesse ajouta tant d’autres reproches obligeants à ceux-ci, qu’elle donna à Valentine le temps de se remettre un peu de son étonnement, et de chercher à profiter de la méprise.

— Avant de me justifier, lui dit-elle, d’un tort que je n’ai point, permettez-moi, madame, de me plaindre aussi de votre facilité à m’accuser.

— Quoi ! interrompit la princesse, ce mariage n’est point vrai ?

— Je ne sais même pas à qui l’on me fait l’honneur de m’accorder.

— Ah ! vous savez au moins que le chevalier d’Émerange brûle de vous obtenir.

— Moi… madame… répondit Valentine avec embarras.

— Pourquoi vous troubler, ma chère Valentine ? je ne veux pas arracher votre secret ; croyez plutôt que si vous me réduisiez à le deviner, je saurais le respecter. Votre situation m’est connue ; je sens tous les égards que vous devez à votre belle-sœur ; mais quand vous aurez beaucoup sacrifié à sa sensibilité, il faudra toujours finir par lui porter le coup fatal, et je vous prédis que son caractère emporté ne vous tiendra pas compte de vos ménagements.

— Ah ! madame, pouvez-vous faire une semblable supposition ?

— Je ne suppose rien, je vous jure, et ne fais que vous répéter ce qui se dit dans le monde.

— Oserait-on y calomnier la conduite de madame de Nangis ? Ce serait une indignité !

— Je le pense ainsi ; mais ni vous ni moi n’avons la puissance de l’empêcher. Tant qu’on voit une femme recevoir les soins d’un homme aimable, on dit qu’elle les encourage ; s’attriste-t-elle de ses assiduités auprès d’une autre, on la dit jalouse. C’est une vieille routine adoptée par la malignité, et que rien ne saurait changer ; mais remarquez que ces mêmes gens si prompts à supposer les torts qu’on leur cache, n’en sont pas moins indulgents pour tous ceux qu’on leur montre, et que souvent, pour les désarmer, il suffit de paraître ne les pas craindre.

— Et comment ne craindrait-on pas une méchanceté dont les suites peuvent devenir si funestes ? Le caractère de mon frère est assez connu, je pense, pour ne pas laisser supposer qu’il endurât patiemment de tels propos.

— Soyez tranquille, le bruit n’en parviendra jamais à ses oreilles ; sur ce point, la discrétion française l’emporte sur le plaisir de nuire : on verrait avec horreur celui qui troublerait par une lâche trahison la paix conjugale d’un mari ; et la société en ferait bientôt justice.

Ce ne fut pas sans peine que la princesse parvint à faire comprendre à Valentine les subtilités de ce code des lois mondaines, qui condamne la délation sans punir la calomnie. Les idées que madame de Saverny s’était faites au véritable honneur s’accordaient mal avec cet honneur de convention, parfois sévère et parfois complaisant, qu’on lui assurait avoir un si grand empire dans le monde. Si toute autre personne lui en eût ainsi parlé, elle l’aurait accusée d’une légèreté blâmable ; mais les vertus, la conduite de la princesse de L…, ne laissaient aucun doute sur la pureté de ses principes. Elle parlait des travers de la société comme de ces infirmités incurables qu’il faut bien tolérer chez les autres, mais dont on ne saurait trop se garantir pour son propre compte ; et ce fut d’elle que Valentine reçut la première leçon de cette aimable indulgence, qui est le sceau de la supériorité en tous genres.