Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 85-90).


XVI


De tous les sentiments qui tourmentent l’esprit, l’impatience étant bien certainement le plus difficile à dissimuler, on aime à s’y livrer sans témoin : aussi madame de Saverny forma-t-elle le projet de s’enfermer chez elle pendant quelques jours, pour calmer l’agitation que faisaient naître en son âme tant d’incidents étranges, et méditer sur la conduite qu’elle devait tenir.

Elle s’occupa d’abord des moyens de détruire les espérances du chevalier d’Émerange sur son prétendu mariage, et de faire cesser un bruit dont elle se plaisait à exagérer les conséquences dangereuses, sans oser s’avouer celle qu’elle redoutait le plus. La difficulté était de faire connaître ses intentions au chevalier ; comment imposer silence à un homme qui ne s’explique point, et l’obliger à nier un projet qui n’a peut-être jamais été le sien ? Ces réflexions arrêtaient Valentine, et plus encore, l’idée de partager le ridicule attaché aux femmes qui se croient adorées au premier mot galant qu’on leur adresse, et qui se vantent de leurs rigueurs avant qu’on ait songé à leur plaire. Après s’être longtemps consultée sur le parti qu’elle devait prendre à ce sujet, Valentine résolut d’avoir recours aux conseils de son frère : elle était sûre de trouver en lui un défenseur des usages du monde, qui ne lui permettrait pas de les blesser en cette circonstance, et pleine de confiance dans la manière dont il la guiderait, elle ne chercha plus qu’à se distraire d’une pensée qui l’agitait péniblement, pour se livrer à des conjectures plus agréables.

L’envoi de ce beau jasmin, et le mystère qui l’accompagnait, étaient bien dignes d’exercer l’imagination d’une femme déjà tourmentée par un sentiment de curiosité qui s’augmentait de jour en jour. Mais pour cette fois Valentine se crut au moment de voir cesser l’obscurité qui lui causait tant d’impatience. Elle ne pensa pas qu’il lui fût permis d’accepter ce présent sans savoir de qui elle le tenait, et il lui parut fort simple de questionner le duc de Moras sur un fait qu’il ne pouvait ignorer. Dans cette résolution elle ne chercha plus qu’une occasion prochaine de rencontrer l’ambassadeur d’Espagne ; mais mademoiselle Cécile entra, remit une lettre à sa maîtresse, et la marquise changea de projet.

À la seule vue de l’adresse, Valentine reconnut l’écriture, et rougit ; elle hésita quelque temps à rompre le cachet ; et voyant que mademoiselle Cécile ne se disposait point à sortir, elle demanda si l’on attendait la réponse.

— Non, madame, répondit Cécile, cette lettre est venue par la poste, mais j’attends, pour savoir les ordres de madame, et quelle robe je dois lui apprêter.

— Je m’habillerai plus tard, reprit avec impatience la marquise.

— Madame ne dînera donc pas aujourd’hui chez madame la comtesse, car le maître d’hôtel vient de me dire que l’on était au moment de servir.

— Non, je resterai chez moi : faites dire à ma belle-sœur qu’une légère indisposition m’y retient.

— Si madame est malade, je puis en prévenir le docteur Petit ; je viens de le voir entrer, il n’y a qu’un instant, chez madame de Nangis.

— Gardez-vous en bien ; je n’ai besoin que de repos et ne veux être troublée par personne.

Ces derniers mots furent dits d’un ton à prouver à mademoiselle Cécile qu’on ne faisait point d’exception pour elle. Aussi s’empressa-t-elle d’aller remplir sa commission, tout en méditant sur l’émotion qu’elle avait remarquée dans les yeux de sa maîtresse en lui remettant cette lettre, et sur le désir qu’elle avait si franchement manifesté de la lire sans témoin.

Voici ce qu’elle contenait :

« S’il est vrai, madame, qu’un heureux hasard m’ait donné quelques droits à votre reconnaissance, permettez que je les réclame, en vous suppliant de me sacrifier le faible intérêt de curiosité que je vous inspire ; encore un mot de vous, et le mystère qui me dérobe à vos yeux cesserait bientôt ; mais alors tout serait anéanti pour moi. Réduit à fuir l’objet d’un sentiment divin qui remplit mon âme, mon existence ne serait plus qu’un long deuil. Ah ! par pitié, laissez-moi l’unique bonheur auquel je puisse prétendre ! Si vous saviez combien l’idée d’occuper quelquefois sa pensée fait tressaillir mon cœur ! avec quels soins je m’informe de ses projets, de ses désirs ! à quels transports me livre la seule espérance de l’apercevoir ! non, jamais vous ne consentiriez à me ravir une si douce félicité.

» Je n’en doute point, madame, vous accueillerez ma prière ; le ciel n’a pas réuni tant de charmes, sans y joindre la sensibilité qui sait respecter et plaindre le malheur ; et je vous devrai encore le seul bien qui puisse m’attacher à la vie.

» Je suis, etc.

» ANATOLE. »


— Oui, s’écria Valentine, après avoir lu ; sa prière est sacrée, et la reconnaissance me fait une loi de la respecter ; je renonce dès ce moment à tout espoir de le connaître : il aime, il est malheureux, son sort paraît dépendre du mystère qui l’entoure. Ah ! que je meure plutôt que de troubler la vie de celui à qui je dois la mienne ! Mais comment le rassurer ? comment lui faire savoir le serment que je fais de ne plus chercher à pénétrer le secret qu’il exige ?

En disant ces mots, les yeux de Valentine retombèrent sur la lettre d’Anatole, et y virent, auprès de la signature, l’adresse du ministre des affaires étrangères. Elle présuma que c’était là qu’Anatole attendait sa réponse, et qu’il avait probablement chargé un des secrétaires du ministre de recevoir pour lui les lettres dont l’adresse ne portait que son nom de baptême. Persuadée qu’elle remplissait un devoir indispensable, elle s’empressa d’écrire un billet dont les expressions nobles et simples attestaient la franchise du sentiment qui les avait dictées. Pas un trait piquant, pas un mot dont la coquetterie eût pu tirer parti. C’était la promesse positive d’observer religieusement le silence imposé par Anatole et dont la reconnaissance lui faisait un devoir.

Lorsque l’âme est émue d’un sentiment généreux, les petites considérations disparaissent ; aussi Valentine ne fut-elle point troublée dans cette démarche par l’idée de répondre à un inconnu, dont le but était peut-être de s’amuser de sa crédulité, et de profiter de la lettre qu’il avait si facilement obtenue d’elle, pour divertir ses confidents ; une telle supposition n’entra pas dans son esprit, malgré sa disposition naturelle à un peu de méfiance. Cependant la conduite mystérieuse d’Anatole en pouvait inspirer à de plus confiants. Mais, sait-on jamais bien par quel motif on doute, ou l’on croit ? N’a-t-on pas vu des illusions durer toute la vie, malgré l’évidence attachée à les détruire ! Et la vérité qui prouve n’est-elle pas souvent sacrifiée à l’erreur qui persuade ?