Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 99-104).


XIX


Le jour de la semaine où madame de Nangis recevait du monde étant arrivé, Valentine pensa qu’à moins de se dire malade, elle ne pouvait se dispenser de paraître chez sa belle-sœur ; mais, pour éviter l’effet de quelque nouveau caprice, elle lui fit demander si elle serait visible. Tant de cérémonial rappela à madame de Nangis ses impolitesses envers madame de Saverny, et lui inspira quelque désir de les réparer. Elle fit répondre qu’elle la verrait avec le plus grand plaisir. Mais quand Valentine entra chez elle, brillante de fraîcheur et d’élégance, la comtesse sentit expirer sa bonne volonté, et quelques mots plus froidement polis qu’affectueux remplacèrent l’accueil qu’elle s’était promis de lui faire.

La curiosité avait attiré beaucoup de monde chez madame de Nangis. La jalousie que lui inspirait sa belle-sœur n’était plus un secret pour personne ; il est vrai que M. d’Émerange, en la niant partout, ne manquait pas une occasion de la provoquer ; chaque jour amenait, entre lui et la comtesse, de ces petites scènes qui font ordinairement le désespoir des acteurs et l’amusement du public ; on s’attendait à tous moments à quelque bon scandale dont les détails piquants alimenteraient pendant trois jours au moins la conversation générale ; et chacun désirait pouvoir les raconter avec toute l’autorité d’un témoin.

M. de Nangis était, comme c’est assez l’ordinaire, le seul qui ne s’aperçût pas du trouble qui régnait dans sa maison ; il allait se plaignant à tous ses amis de la mauvaise santé de sa femme, dont les maux de nerfs augmentaient d’une manière inquiétante. Les plus charitables l’engageaient à faire faire un voyage à la comtesse, soit à Plombières ou à Barége ; mais la saison ne permettait pas de prendre les eaux, et ce conseil restait au nombre de ceux qu’on donne sans y penser, bien sûr qu’ils seront écoutés de même. Après avoir longuement fait remarquer que sa femme maigrissait et changeait beaucoup, M. de Nangis s’approcha de sa sœur, et par l’effet d’un de ces à-propos dont la malignité est si reconnaissante, il s’écria :

— Vous voilà donc enfin ? J’ai cru que c’était un parti pris de nous abandonner. Savez-vous bien que depuis près de quinze jours on n’a pas eu le plaisir de vous voir ici ?

— Ce n’est pas ma faute, répondit Valentine, en cachant mal l’embarras que lui causait la position ridicule de son frère aux yeux des gens qui l’écoutaient en souriant.

— Ah ! je m’en doute bien, reprit le comte, en s’efforçant de prendre un ton léger, c’est peut-être une plume, un chapeau, ou quelques grands intérêts de ce genre qui nous ont valu cette longue absence. Il faut si peu de chose pour brouiller deux jeunes femmes !

Fort heureusement pour tous deux, la visite d’un grand personnage vint interrompre cette conversation. Valentine tenta de se rapprocher de quelques femmes avec lesquelles elle causait habituellement, mais elle ne vit pas sans surprise que toutes semblaient l’éviter, et affecter de lui répondre avec une sorte de dédain qui tenait de l’indignation. La plupart se levaient à chaque instant pour aller demander à la comtesse comment elle se trouvait, et cela d’un ton de pitié qui semblait dire : Pauvre femme ! comme elle vous rend malheureuse ! L’une d’elles, moins discrète que les autres, se mit à dire, de manière à être entendue de madame de Saverny :

— C’est une véritable indignité ; jouer un pareil tour à une amie qui vous accueille ainsi !

Fatiguée de toutes ces impertinences, Valentine se serait retirée chez elle, si madame de Nangis n’était venue la prier de faire le whist de trois graves personnes de qui l’âge et le rang réclamaient des attentions particulières, et dont la comtesse était bien aise de s’acquitter, par les soins complaisants de sa belle-sœur. Reléguée, pour ainsi dire, dans un autre siècle, madame de Saverny passa la soirée dans l’ignorance de ce qui occupa le reste de la société ; elle entendit seulement quelques éclats de rire de madame de Nangis, qui lui firent présumer que le chevalier d’Émerange racontait une histoire dont le récit plaisant avait triomphé de la langueur de la comtesse. Lorsque ce long whist fut terminé, le chevalier s’approcha de Valentine, dans l’intention de reprendre la conversation que madame de Nangis avait si tragiquement interrompue ; mais le souvenir de cette scène ridicule inspira à Valentine une si vive frayeur de la voir recommencer, qu’elle s’éloigna du chevalier sans presque se donner le temps de lui répondre. Cet empressement à le quitter parut d’autant plus affecté, que Valentine resta seule quelques moments au milieu du salon sans savoir à qui adresser la parole ; madame de Nangis, qu’un plus long entretien entre le chevalier et sa belle-sœur aurait sans doute portée à quelque nouvelle extravagance, se blessa du motif qui avait déterminé Valentine à s’éloigner si brusquement de lui, tant il est vrai que rien ne peut calmer les agitations d’un amour-propre jaloux ! Tout l’offense et l’humilie, et, pour l’orgueil irrité, les égards mêmes sont encore des outrages.

La situation de madame de Saverny au milieu de ce cercle de curieux, d’envieux ou d’ennemis lui devint bientôt insupportable, et elle profita de la première occasion qui s’offrit pour s’y soustraire. Quand elle se vit heureusement délivrée des ennuis qui l’avaient accablée dans cette soirée, elle réfléchit aux moyens de s’en épargner de semblables. Cette manière de vivre lui présageait des chagrins de famille qu’il fallait éviter à tout prix ; mais comment y parvenir ? Elle ne pouvait réclamer les conseils de son frère, dans cette circonstance, sans trahir la comtesse ; et son cœur en était incapable. Cependant elle sentait la nécessité de s’éloigner d’une maison où sa présence jetait autant de trouble ; et si la saison l’avait permis elle serait retournée au château de Saverny. Mais quitter ainsi Paris au milieu de l’hiver, et sans pouvoir donner à son voyage un motif raisonnable, c’était presque constater une rupture dont le public aurait tiré de grandes conséquences, et puis s’éloigner de l’objet de sa reconnaissance pour aller vivre seule et livrée à de tristes souvenirs, c’était renoncer à tout espoir de bonheur. Ces inconvénients se représentant sans cesse à l’esprit de Valentine, la décidèrent à se résigner encore quelque temps à supporter ceux de sa situation présente. Elle se flatta de l’idée que, touchée de ses soins à détruire toute apparence de rivalité entre elles, sa belle-sœur reviendrait bientôt à la raison, et par conséquent à ses devoirs. Ce n’est pas que Valentine supposât qu’elle y eût jamais complétement manqué ; elle pensait avec justice qu’une femme dominée par la vanité peut se donner bien des torts avant d’être tout à fait coupable. Mais elle sentait bien aussi que le monde ne jugeait pas avec la même indulgence, et elle redoutait pour la comtesse les arrêts de ce tribunal sévère, qui condamne sans entendre. Elle en eût été moins effrayée si l’expérience lui avait appris que ces funestes arrêts ne tombent jamais sur les gens heureux.