Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 104-110).


XX


Une de ces matinées où les rayons du soleil semblent engager les élégantes de Paris à braver le froid pour venir se promener en foule sur la terrasse des Tuileries, Isaure vint proposer à sa tante de l’y conduire. Valentine, après s’être assurée que madame de Nangis y consentait, fit monter Isaure dans sa voiture, et toutes deux arrivèrent bientôt dans ce beau jardin, qui était alors le rendez-vous de la meilleure compagnie. Valentine n’y resta pas longtemps sans rencontrer un grand nombre de personnes de sa connaissance ; mais la seule dont elle voulut accepter le bras fut M. de Saint-Albert, qui dit, en la remerciant du choix :

— Voilà les profits de mon âge.

En achevant ces mots, il sentit tressaillir le bras de Valentine. Surpris de ce mouvement, il regarde ce qui peut l’avoir occasionné, et ses yeux rencontrent ceux d’Anatole. Il le voit saluer respectueusement madame de Saverny ; puis s’approchant de lui, Anatole lui serre la main en levant les yeux au ciel, comme pour lui dire : Que vous êtes heureux !

Sans faire la moindre réflexion sur l’émotion qu’il avait remarquée, le commandeur proposa à Valentine de s’asseoir dans un endroit échauffé par le soleil ; elle y consentit d’autant mieux qu’elle avait assez de peine à se soutenir. L’aspect inattendu d’Anatole avait produit sur tous ses sens une impression nouvelle qui la dominait au point de ne plus être en état de parler que de lui ; mais comme elle voulait avant tout respecter son secret, elle chercha ce qu’elle en pourrait dire sans risquer de violer la promesse qu’elle lui avait faite, et ne trouva rien de mieux que de vanter l’extrême ressemblance du buste qui se trouvait dans la bibliothèque du commandeur.

— En effet, reprit ce dernier, j’en ai été frappé comme vous lorsque je le vis pour la première fois dans l’atelier du fameux G… Il revenait alors d’Italie, d’où il rapportait des objets d’art précieux, que se disputèrent bientôt les amateurs. Ravi de retrouver les traits d’un de mes amis dans cette belle tête, j’en fis l’acquisition ; l’artiste crut en rehausser le prix à mes yeux, en m’assurant qu’elle était copiée d’après l’Hector antique ; mais lorsque je lui dis franchement le motif qui me déterminait à l’acheter, il m’avoua de même qu’ayant eu le bonheur de rencontrer à Rome un jeune homme d’une figure admirable, il s’était permis de faire plusieurs copies du portrait qui lui en avait été demandé. Après diverses questions, j’acquis la certitude que ce bel Hector n’était autre qu’Anatole, et la ressemblance fut expliquée.

— Il dut être fort étonné, je pense, reprit Valentine, de se retrouver ainsi chez vous.

— Comment donc ! il m’a fait une véritable querelle pour avoir encouragé la mauvaise foi du sculpteur, qui se permettait de le vendre ainsi déguisé en Grec ; il prétendait que le ridicule en retombait sur lui ; j’ai eu toutes les peines du monde à l’empêcher de briser ce malheureux buste, et je ne l’ai conservé qu’à la condition de nier qu’il eût le moindre rapport avec ses traits.

— Madame de Nangis peut attester que vous lui tenez votre parole.

— Et madame de Saverny, que j’y manque : n’est-ce pas ce que vous voulez dire ?

— Non vraiment, vous savez bien qu’on ne se croit jamais indigne d’une confidence ; d’ailleurs, votre ami a des droits à ma discrétion, et je crois déjà lui avoir prouvé qu’il y pouvait compter.

— En effet, j’admire la vôtre, et je m’accuse même d’avoir voulu l’éprouver. Dans la joie qui l’enivrait, Anatole m’a confié la promesse qu’il a reçue de vous ; je n’ai douté ni de votre sincérité en la donnant, ni de votre résolution d’y rester fidèle ; mais entre la volonté de remplir un vœu et la puissance de l’accomplir la distance est fort grande, et j’ai été bien aise de me convaincre que, pour vous, prendre et tenir un engagement était une même chose.

» Puisque vous savez la parole qui me lie, je ne crains pas d’y manquer avec vous. Mais, pour concilier ma religion sur ce point avec le plaisir de m’entretenir d’une personne à laquelle j’ai tant d’obligations, convenons d’un point qui tranquillisera ma conscience et la vôtre. Le motif du mystère qu’il exige vous est connu ; eh bien, ne me répondez jamais sur ce qu’il faut que j’ignore ; par ce moyen, je vous parlerai sans crainte, et je vous écouterai sans scrupule.

— Rien ne s’oppose à cette condition, et je vous promets de l’observer ; mais à quoi vous mènera-t-elle ? Qui sait ? peut-être aurai-je besoin de vos avis.

— Pour l’aimer, interrompit en souriant le commandeur ; ah ! je ne donne jamais de conseils dans ces grands intérêts. Que voulez-vous que fasse la raison où règne la fantaisie ?

— Mais, qui vous parle d’aimer ? ne saurait-on réclamer vos conseils que pour une fantaisie ? En vérité vous découragez la confiance.

— J’ai cela de commun avec ceux qui la méritent ; mais je ne veux pas perdre la vôtre pour une mauvaise plaisanterie, qu’Anatole ne me pardonnerait pas.

— Ah ! c’est uniquement par égard pour lui que vous me ménagez ? Je me croyais plus de droits à votre complaisance.

— Vous en avez sur tous mes sentiments ; mais je dois l’avouer, les droits d’Anatole l’emportent dans mon cœur, et je ne puis vous cacher que s’il arrivait que je fusse obligé de sacrifier votre intérêt au sien, je n’hésiterais pas.

— Voilà de la bonne foi ; et, malgré ce que cette déclaration a de peu flatteur pour moi, je ne puis m’empêcher d’estimer beaucoup celui qui vous inspire une telle amitié. Je crois vous connaître assez pour être sûre que vous ne pouvez aimer autant, qu’un homme fort distingué.

— Et vous avez raison, reprit le commandeur en se levant pour rejoindre madame de Réthel, qui l’attendait.

Dans ce moment le chevalier d’Émerange vint à passer et fut arrêté par un jeune homme qui lui dit :

— Ah mon ami ! dites-moi quelle est cette belle femme qui parle tout près d’ici à une petite fille aussi fort jolie ? J’arrive d’Allemagne, où mon père m’a laissé impitoyablement pendant un an, et je ne connais plus une de vos beautés à la mode.

À cette exclamation le chevalier reconnut l’effet que produisait ordinairement la première vue de madame de Saverny. Il la nomma à son admirateur, qui s’empressa de lui demander s’il ne pourrait pas le présenter chez elle.

— Non, certes, répondit le chevalier d’un air qu’il s’efforçait de rendre modeste ; je suis bien loin d’avoir assez d’intimité dans sa maison pour oser y présenter personne.

En disant cela il s’approchait de Valentine, qui venait de se lever dans l’intention de rejoindre sa voiture, il lui offrit de l’y conduire, et n’ayant point de bonnes raisons pour le refuser, elle fut contrainte de l’accepter. Le regret qu’elle en ressentait redoubla lorsqu’elle rencontra pour la seconde fois Anatole. Le désir d’éviter les plaisanteries du chevalier sur cette rencontre lui fit tourner la tête de son côté, et lui adresser la parole pour fixer son attention et l’empêcher de remarquer Anatole. Cette petite ruse réussit. Le chevalier, enchanté de se montrer à tout Paris, presqu’en tête-à-tête avec madame de Saverny, et plus heureux encore de la bonne grâce qu’elle mettait à lui parler, n’aperçut point Anatole ; Valentine aussi s’efforça de ne le pas voir, et cependant la pâleur qu’elle remarqua sur son visage vint attrister la fin d’une journée qui promettait d’assez doux souvenirs.