Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 110-116).


XXI


À dater de ce jour, madame de Saverny perdit de son goût pour la retraite, et en prit un très-vif pour la promenade et les spectacles ; il est vrai qu’un hasard assez explicable l’y faisait rencontrer souvent Anatole, placé presque toujours dans l’endroit le plus obscur de la salle, aux loges du rez-de-chaussée ; il était plutôt deviné qu’aperçu par Valentine, à qui la moindre lueur suffisait pour lire sur les traits d’Anatole tout ce qui se passait dans son cœur. Une certaine retenue l’engageait parfois à fuir ses regards ; mais alors un attrait irrésistible semblait triompher de sa volonté, et ses yeux revenaient d’eux-mêmes puiser dans ceux d’Anatole le feu qui les animait.

Depuis que madame de Nangis affectait de s’éloigner de Valentine, madame de Réthel s’en rapprochait. Une grande conformité de principes et de goût rendait chaque jour leur liaison plus intime. Le commandeur s’en réjouissait, car c’était son ouvrage. En effet, révolté de l’abandon où madame de Nangis laissait sa belle-sœur, il avait conçu l’idée d’engager sa nièce à la suivre quelquefois dans le monde, où la réputation d’une jeune femme dépend si souvent de celle qui l’accompagne : madame de Réthel, flattée de cette préférence, se prêtait de bonne grâce aux désirs que témoignait Valentine, et trouvait tout simple qu’ayant été élevée à la campagne, elle voulût un peu s’amuser des plaisirs de Paris. Madame de Nangis voyait naître cette intimité avec satisfaction ; car elle connaissait l’antipathie de M. d’Émerange pour madame de Réthel, et elle espérait que tous les charmes de Valentine ne le détermineraient pas à braver le malaise qu’il éprouvait toujours en présence de madame de Réthel. Pendant quelque temps cette supposition se trouva juste ; mais le chevalier se lassa bientôt d’un éloignement si contraire à ses projets. On le vit redoubler d’assiduités auprès de madame de Saverny, en dépit de tout ce qu’elle tentait pour s’y soustraire. Il imagina un moyen de la contraindre à recevoir ses soins, en confiant sous le secret, au comte de Nangis, le dessein qu’il avait de lui demander la main de sa sœur, aussitôt que la mort d’un vieil oncle le rendrait héritier d’un grand titre et d’une fortune considérable. M. de Nangis savait que les espérances du chevalier étaient bien fondées ; et de plus que cet oncle, attaqué d’une maladie grave, ne pouvait prolonger longtemps l’impatience de son neveu. L’idée de ce mariage enchantait la vanité de M. de Nangis, et il ne doutait pas que sa sœur n’en fût aussi flattée que lui ; il voyait d’avance dans son futur beau-frère, un homme dont l’esprit et la fortune obtiendraient bientôt le plus grand crédit à la cour ; et l’on sait qu’aux yeux de M. de Nangis, avoir du crédit, c’était posséder toutes les qualités humaines.

D’après l’effet d’un sentiment délicat, que le chevalier sut bien faire valoir, il prévint le comte que rien ne l’engagerait à se déclarer à madame de Saverny, avant l’événement qui devait le mettre à portée de lui offrir une fortune digne d’elle. Cette réserve fut très-approuvée ; et M. de Nangis promit de récompenser tant de délicatesse, en donnant au chevalier les occasions les plus fréquentes de témoigner à Valentine le désir qu’il avait de lui plaire. C’est par suite de cette convention que M. d’Émerange se faisait conduire par le comte, dans tous les lieux où il savait rencontrer madame de Saverny, et qu’il s’assurait l’accueil que l’on ne peut refuser à un ami de sa famille. On présume bien que le chevalier avait fait promettre avant tout à M. de Nangis, de ne point mettre la comtesse dans la confidence, sous le prétexte assez plausible qu’elle n’en saurait pas garder le secret à sa belle-sœur. Mais l’habitude que M. de Nangis avait de traiter sa femme à peu près comme un enfant, rendait la recommandation inutile.

Valentine, loin de deviner ce qui se passait entre eux, se demandait souvent comment la gravité de son frère pouvait s’arranger de la conversation d’un ami aussi léger ; mais elle s’en étonnait moins en pensant à l’extrême facilité de M. d’Émerange, à prendre le ton qui convenait le mieux aux gens qu’il avait intérêt de captiver, et cette réflexion lui faisait craindre de voir cette amitié durer beaucoup trop longtemps pour le repos de toute sa famille. Le sien en fut le premier troublé, car à la suite d’une soirée que le chevalier avait passée dans la loge de madame de Saverny, voici le billet qu’elle reçut :


ANATOLE À VALENTINE.

« Serait-il possible que l’être le plus parfait se fût laissé séduire par les agréments frivoles d’un homme incapable d’aimer ; tant de beauté, de qualités célestes, deviendraient le partage d’un cœur égoïste ? et celui que le plus pur amour anime, n’obtiendrait pas même un souvenir ! Non, sur ce fait, je n’en croirai que vous ; s’il est vrai que l’insensibilité, l’ironie, enfin toutes les vertus d’un fat, aient le don de vous plaire, je ne dois plus rien adorer au monde, et vous me verrez fuir désespéré, comme le malheureux dont un profane vient de renverser l’idole. »

Le ton de ce billet offensa Valentine, et, sans pitié pour le sentiment qu’il exprimait, elle ne vit que l’injustice de vouloir dicter des lois sans s’exposer à en recevoir.

— Puisqu’un obstacle que j’ignore, pensa-t-elle, doit me priver éternellement du plaisir de le voir, de quel droit m’imposerait-il le sacrifice des soins qu’un autre peut m’offrir ? Certes, je n’encourage pas ceux du chevalier, et ne cache pas même assez à quel point je les redoute ; mais si des motifs qui me sont personnels m’engagent à détruire ses espérances, je n’en veux recevoir l’ordre de personne.

C’est ainsi que la fierté de Valentine s’indignait de l’empire qu’Anatole se croyait déjà sur elle. Tant de despotisme lui semblait autorisé par la faiblesse qu’elle avait eue de recevoir ses lettres après l’aveu qu’il avait osé lui faire, elle se reprochait même d’avoir répondu à la première, et plus encore, de s’être laissée tromper par l’apparence de cette respectueuse soumission qui paraissait devoir la rassurer sur tous les sentiments d’Anatole. Cependant elle aurait bien voulu accorder les intérêts de son cœur et ceux de sa dignité ; mais son imagination chercha vainement un moyen d’instruire Anatole de l’indifférence que lui inspiraient tous les agréments du chevalier, sans qu’elle fût obligée de se justifier elle-même du tort de le trouver aimable.

Une visite du commandeur vint très à propos la tirer de cet embarras. Il s’aperçut bientôt du ressentiment qu’elle tâchait de dissimuler, et sans en demander la cause, il s’amusa à la deviner ; il parla d’abord des folies de madame de Nangis, comme d’un sujet très-propre à donner de l’humeur ; mais Valentine se mit à excuser la comtesse avec tant de douceur et d’indulgence, que le commandeur se dit :

— Non, ce n’est pas cela.

Et il passa au chevalier d’Émerange.

Valentine ne laissa point échapper cette occasion de lui avouer combien elle était contrariée du bruit qui se répandait dans le monde sur son prétendu mariage avec le chevalier ; elle entra dans tous les détails qui devaient le mieux convaincre M. de Saint-Albert, du peu de succès du chevalier auprès d’elle, et comme elle en parlait naturellement et sans dépit, le commandeur se dit : Ce n’est pas encore cela. Après avoir tenté aussi inutilement plusieurs autres épreuves, il pria Valentine de lui montrer ce fameux jasmin dont madame de Réthel raffolait, et qu’elle prétendait être plus beau que celui de la princesse de L…

— Je suis charmée qu’il lui plaise autant, répondit Valentine, avec un empressement extraordinaire, je vais le faire porter chez elle.

En disant ces mots, elle sonna pour en donner l’ordre, et mit tant de vivacité dans ce mouvement, que le commandeur soupçonna qu’il était l’effet d’une résolution pénible ; il assura que madame de Réthel ne consentirait jamais à causer tant de chagrin à celui qui lui avait offert ce bel arbuste.

— Vraiment, reprit Valentine, en affectant un air gai que l’inflexion de sa voix démentait ; en le donnant, je ne fais d’injure à personne, car j’ignore à qui je le dois.

— Et moi, je le sais, répliqua le commandeur ; et c’est au nom de l’amitié que je vous prie de le conserver. Ma nièce saura l’aimable intention que vous aviez de lui faire ce joli présent ; un autre l’apprendra peut-être aussi, cela doit suffire à votre vengeance.

En finissant ces mots, M. de Saint-Albert quitta madame de Saverny, et la laissa confondue de se voir ainsi devinée ; mais il rit en lui-même du succès de sa petite ruse. En se rappelant les soins de Valentine à lui prouver qu’elle n’aimait point le chevalier, son agitation au premier mot qu’il lui avait adressé sur un sujet relatif à Anatole, et le dépit qu’elle avait montré en sacrifiant un présent qu’elle croyait tenir de lui, il présuma que quelques reproches dictés par la jalousie avaient excité cette grande colère ; et il se dit :

— Pour le coup, c’est cela.