Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 116-121).


XXII


On était à la veille du jour de l’an, de ce jour où tout se fait par étiquette, même une visite à son ami. On voyait les boutiques de Paris remplies de gens qui, par économie ou par avarice, marchandaient avec acharnement des objets de fantaisie, achetés à regret, pour être quelquefois offerts et reçus sans plaisir. Chacun se tourmentait pour deviner comment il pourrait satisfaire à bon marché le caprice d’une parente ou d’une amie ; après avoir rêvé aussi sérieusement à ce grand intérêt, que s’il s’agissait de tous ceux de l’Europe, le jour solennel arrivait et rien n’était décidé ; alors on se détermine à payer, deux fois sa valeur, la première chose venue, pour s’acquitter à temps d’un impôt d’autant plus exactement perçu, qu’il est mis sur l’amour-propre.

Madame de Nangis, placée auprès d’une table couverte de bonbons, de joujoux, recevait de l’air le plus gracieux la foule de courtisans qui venaient lui apporter leurs offrandes. Le plus ingénieux dans le choix de ses étrennes avait l’honneur de les voir passer à la ronde, et d’entendre toutes les femmes se récrier sur son bon goût ; l’objet de cette admiration n’était souvent que de la moindre valeur ; car, en ce genre, le génie de la nouveauté est tout, et l’on remarquait de vieux parents fort déconcertés de voir leurs solides cadeaux reçus avec indifférence, tandis qu’un almanach ou un pantin excitait la reconnaissance la plus vive. Le comte de Nangis éprouva ce désagrément dans toute sa rigueur ; il avait imaginé de donner à sa femme une boîte à ouvrage la plus riche et la plus complète ; c’était à peu près le seul bijou qu’elle n’eût pas, et le comte était ravi d’en avoir fait la découverte ; mais madame de Nangis l’eut à peine remercié de son présent, qu’elle dit à ses amies :

— Que vais-je faire de cette boite à ouvrage, moi qui ne travaille jamais !

— Vous me la donnerez, dit la petite Isaure, qui entrait dans ce moment suivie de sa gouvernante anglaise, dont l’air capable et sévère annonçait quelque chose de solennel.

En effet, elle réclama quelques instants de silence pour qu’Isaure pût faire entendre le compliment qu’elle devait adresser à sa mère. La pauvre enfant, plus tremblante qu’un criminel que l’on va juger, se plaça au milieu d’un grand cercle, et les yeux fixés à terre, elle balbutia quelques mots d’anglais qu’elle avait appris sans les comprendre, et qui furent applaudis sans être entendus. On s’extasia sur la facilité des enfants à apprendre les langues étrangères ; et la petite Isaure fut bien récompensée de l’effort qu’elle venait de faire, en parlant pour la première fois en public, par la quantité d’étrennes qu’elle reçut de toutes parts.

Celles de sa tante furent les mieux accueillies, et l’on doit ajouter à la gloire d’Isaure, qu’elle les avait bien méritées. On se rappelle qu’elles devaient être le prix de sa discrétion. Pour l’éprouver davantage, la marquise avait commandé au peintre qui venait d’achever son portrait, de commencer celui d’Isaure. Elle se proposait de l’offrir à la comtesse, mais pour que la surprise fût complète, il fallait obtenir d’Isaure qu’elle en gardât le secret. C’était beaucoup pour une petite fille accoutumée à raconter tout ce qu’elle voyait ou entendait dans la journée. Cependant le désir de plaire à sa tante, de mériter ce qu’elle lui avait promis, et cette petite vanité qui porte les enfants de tout âge à chercher les moyens de triompher d’une difficulté que l’on paraît croire au-dessus de leurs forces, donnèrent à Isaure le courage de tenir sa parole, elle se trouva bien heureuse de ce premier avantage remporté sur son caractère, quand elle vit la joie de sa mère, en reconnaissant les traits de son enfant sur les simples tablettes que lui offrait Valentine. Crainte, soupçons, chagrin, ressentiment, tout disparut devant cette douce image ; le cœur ému triompha de l’amour-propre égaré ; et la comtesse, les yeux remplis de larmes, vint se jeter dans les bras de sa belle-sœur. Elles ne se dirent pas un mot ; mais l’expression de leurs visages ne laissa pas le moindre doute sur la sincérité de leur réconciliation. Un petit nombre de personnes en fut attendri ; les autres s’en consolèrent, en disant : « Cela ne durera pas longtemps : » et le ciel, qui exauce parfois le vœu des méchants, accomplit cette prédiction.

Après avoir vanté la ressemblance du portrait d’Isaure, on discuta celle du portrait de la marquise ; les femmes le trouvaient trop flatté, et les hommes, beaucoup moins joli qu’elle. Le chevalier d’Émerange en paraissait plus mécontent qu’un autre : il y voyait mille défauts : et le plus grand, c’était, disait-il en confidence à Valentine, cet air sensible, ce regard presque tendre, et ce sourire enchanteur que l’artiste a pris sur lui de vous donner.

— Non, ajoutait-il, plus je le regarde, et moins je vois de rapport entre cette femme et vous. Ce visage offre l’image parfaite d’une personne qui ne saurait vivre sans aimer, et vous savez qu’avec le vôtre on se contente de plaire.

À cette première injure le chevalier en ajouta d’autres sur la froideur, l’insensibilité de Valentine : il finit par conclure que le bonheur d’être admirée remplirait tous les instants de sa vie, et qu’elle était condamnée à ignorer toujours les plaisirs de la tendresse. Il prononça cette sentence avec l’accent de pitié que l’on prend ordinairement en parlant d’une maladie incurable, qui ne permet plus de rien attendre du malheureux qui en est atteint.

Cette manière de la juger déplut à Valentine ; elle n’avait nulle envie de détromper le chevalier, en lui témoignant plus d’affection, mais elle était blessée de l’idée qu’il n’attribuât son indifférence qu’à la sécheresse de son cœur ; et cela, dans le moment même où ce cœur était si douloureusement affecté d’un sentiment tendre ! Cette réflexion la rendit à toutes les pensées tristes dont la réconciliation sincère de sa belle-sœur l’avait distraite un instant. Elle en parut absorbée. Le chevalier et madame de Rhétel le remarquèrent, l’un s’en réjouit ; l’autre tâcha de dissiper la tristesse dont elle ignorait la cause. Dans cette espérance, madame de Rhétel proposa à la marquise de profiter de l’heure qui leur restait avant le souper, pour aller voir le ballet nouveau. Mais Valentine refusa obstinément. La crainte de revoir Anatole sans pouvoir lui témoigner le ressentiment qu’elle éprouvait ; la crainte, mieux fondée encore, de trahir sa faiblesse par quelque regard trop indulgent ; et puis cette petite férocité amoureuse qui fait jouir de l’idée que le coupable se désole peut-être en nous attendant vainement ; tout se réunit pour décider Valentine à fuir Anatole. Elle se promit de ne pas répondre à sa dernière lettre, de n’en plus recevoir de lui, et de rassembler toutes les forces de sa raison et de son esprit pour détruire l’impression qu’il avait faite sur son cœur : elle alla jusqu’à s’accuser de folie, en pensant qu’elle avait pu se flatter un instant de trouver quelque bonheur à captiver les sentiments d’un homme qui devait lui rester éternellement inconnu. Elle se reprocha de lui avoir donné le droit de la croire une femme légère, et finit par le justifier à ses dépens. Que résulta-t-il de tant de beaux raisonnements, de tant de sages résolutions ? Vous l’avez déjà deviné, vous dont l’amour a tourmenté ou embelli la vie.