Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 121-129).


XXIII


Valentine ne pouvant surmonter la tristesse qui l’accablait, prit le parti de se retirer d’assez bonne heure, malgré les instances que firent le commandeur et sa nièce pour l’engager à entendre deux scènes d’une tragédie nouvelle que l’auteur avait promis de lire après souper. Mais, pour être digne d’une semblable confidence, il faut avoir l’esprit libre et paraître tout occupé de ce grand intérêt. En pareil cas, la moindre distraction est un crime ; et la marquise se méfiait trop de son attention pour s’exposer au ressentiment d’un auteur tragique.

Elle venait de rentrer dans son appartement, et mademoiselle Cécile commençait déjà à la déshabiller, lorsqu’un joli petit chien, de race anglaise, vint sauter après elle, et lui faire mille caresses. Elle demanda comment il se trouvait là. Mademoiselle Cécile répondit d’un air fort naturel, qu’ayant entendu aboyer près de la petite porte du jardin, la curiosité l’y avait conduite.

— C’est là, ajouta-t-elle, que j’ai trouvé ce joli chien, qui a probablement perdu son maître en entrant dans le jardin, pendant que le jardinier en avait laissé la porte ouverte. J’ai d’abord regardé dans la rue si quelqu’un le cherchait ; mais n’ayant vu personne, et la nuit commençant à venir, je n’ai pas voulu exposer un si joli petit animal à être volé par quelques passants qui le maltraiteraient peut-être. J’ai pensé que madame voudrait bien le garder jusqu’au moment où son maître le réclamerait.

La marquise approuva l’action charitable de mademoiselle Cécile, et témoigna le désir de garder le chien, qu’elle trouvait charmant, et qui semblait déjà s’attacher à elle. Mais sa conscience ne lui permettait pas de se l’approprier avant d’avoir fait toutes les démarches qui devaient le rendre à son véritable maître. Un collier d’or qu’elle aperçut à son cou lui parut devoir être un indice certain pour apprendre à qui il appartenait ; elle dit à mademoiselle Cécile d’approcher un flambeau, et prenant le chien sur ses genoux :

— Je ne me trompe point, dit-elle, il y a quelque chose de gravé sur son collier, c’est sûrement l’adresse de son maître.

— Je ne le crois pas, reprit mademoiselle Cécile, en s’efforçant de cacher un sourire malin.

— Cependant voici bien…

Ici la marquise se tut… et la plus vive surprise éclata dans ses yeux. Mademoiselle Cécile n’eut pas l’air d’y faire attention, et se contenta de dire :

— Puisque le collier ne dit rien, nous pouvons garder le chien sans scrupule.

Cette réflexion tira Valentine de la rêverie où elle était tombée. Elle se leva pour achever de se déshabiller ; et lorsque mademoiselle Cécile voulut emmener le chien avec elle, la marquise lui donna l’ordre de le laisser coucher sur un des coussins de son cabinet.

On veut savoir quels sont les caractères magiques qui ont causé l’étonnement de Valentine et la douce émotion qui lui avait succédé. On s’attend peut-être à quelques-unes de ces devises ingénieuses qui sont les talismans ordinaires de l’amour, ou bien à ces emblèmes de fidélité qu’on ne manque jamais de trouver sur le collier du chien d’une coquette ; mais rien d’aussi spirituel n’avait frappé les yeux de Valentine ; et ce simple mot pardon, avait causé tout le trouble de son âme. Que de choses ce mot disait à Valentine ! Pouvait-elle méconnaître la main qui l’avait tracé, et ne pas deviner que la crainte de voir renvoyer sa lettre n’eût engagé le coupable à se servir d’un autre interprète ! Ce seul mot lui apprenait que le commandeur l’avait trahie, que son ressentiment était connu, et qu’on voulait l’apaiser. En fallait-il davantage pour livrer son cœur aux plus douces conjectures ?

Dès ce moment Love devint le favori de Valentine et le meilleur ami d’Isaure, qui s’étonna beaucoup de lui voir caresser M. de Saint-Albert la première fois qu’il vint chez sa tante, comme s’il avait revu une ancienne connaissance. Ce nom de Love avait remplacé le mot gravé sur le collier, et semblait y répondre. Cependant Valentine persistait dans la résolution de laisser ignorer sa clémence ; elle craignait qu’un premier tort aussi facilement pardonné ne fût suivi d’un tort moins excusable, et quelque chose l’avertissait que, sa faiblesse une fois connue, elle perdrait pour toujours son indépendance. Ce raisonnement soutint quelque temps son courage ; mais il succomba bientôt à l’ennui d’une existence que rien n’animait plus à ses yeux. Le plus grand des inconvénients de l’amour n’est pas dans les peines qu’il cause, mais dans l’habitude de ces mêmes agitations dont le cœur ne peut plus se passer. Ces longues journées, passées sans l’espérance de recevoir une lettre ou de rencontrer un regard d’Anatole, paraissaient à Valentine une éternité à franchir. Elle essayait en vains d’accélérer les heures, en les consacrant aux occupations qui l’amusaient autrefois ; une distraction vague, une tristesse sans objet, la rendaient incapable d’aucune application. Elle s’étonnait de voir tant de gens s’agiter pour des intérêts médiocres, quand les plus importants n’excitaient que son indifférence ; enfin, son âme était livrée à cette morne langueur qui succède aux agitations de l’amour, et qui les fait regretter. Dans cet état pénible, on voit souvent la femme la plus sage désirer d’en sortir, même au prix d’un malheur ; et l’on peut mettre les fautes qui en résultent au nombre de celles que le besoin de vivre fait commettre.

Un matin que Valentine ne se trouvait point disposée à recevoir des visites, elle forma le projet de mener Isaure à l’abbaye de Saint-Denis, qu’elle n’avait jamais vue. Isaure crut que c’était pour la récompenser de son application à apprendre l’histoire de France, et elle se promit d’étonner sa tante par son érudition. Alors il se fit dans sa petite tête un bouleversement de noms et de dates que le plus savant n’aurait pu démêler. Comme on ne lui avait pas demandé le secret sur cette visite, elle alla dire à toute la maison combien elle se réjouissait de passer la matinée à voir des tombeaux ; et c’est en sautant de joie, qu’elle monta dans la voiture qui devait la conduire à cet asile de la mort.

L’aspect d’un lieu aussi imposant modéra bientôt cette vive gaieté, qui fit place au respect religieux qu’imprime à tous les âges la vue d’un temple révéré. Le silence, habitant de ces voûtes gothiques, semble inviter l’enfant qui les parcourt, comme le vieillard qui vient y prier, à n’en point troubler le repos. Une sainte terreur s’empara de l’âme de Valentine, lorsqu’elle se vit, pour ainsi dire, seule entre ces trois puissances, la divinité, les grandeurs et la mort.

— C’est donc ici, pensa-t-elle, que viennent se briser les sceptres de nos rois ! Celui dont l’ambition ensanglanta la terre repose à côté du héros qui mourut pour son pays, et le même caveau renferme l’auteur de la Saint-Barthélemy et la victime du fanatisme. Ici pour le crime et pour la vertu les honneurs sont égaux ; le rang seul les assigne ; mais toute la pompe des monuments élevés à la tyrannie ne diffère pas de l’horreur qu’inspire le souvenir de ses cruautés. On s’éloigne en frémissant du superbe tombeau de Catherine de Médicis, pour venir tomber aux pieds de celui de Henri IV, et l’arroser des larmes du regret et de la reconnaissance.

Le suisse de l’abbaye vint interrompre les méditations de Valentine, en lui débitant du ton le plus emphatique et le plus monotone, les noms et les titres des princes qui étaient inhumés dans les différentes chapelles. Après lui avoir fait passer en revue les tombeaux de nos rois, depuis la première jusqu’à la dernière race, il la conduisit dans la chapelle particulière où se trouvait le beau mausolée de cet infortuné duc d’Orléans, assassiné par le duc de Bourgogne, et si vivement regretté par cette femme adorable dont il avait souvent trahi l’amour. En considérant les traits nobles et doux d’une statue en marbre, aux pieds de laquelle on voyait un arrosoir penché et versant de l’eau en forme de larmes, la marquise reconnut bientôt l’intéressant auteur de cette devise : « Rien ne m’est plus ; plus ne m’est rien. » Émue par le souvenir des malheurs de Valentine de Milan, elle ne put supporter l’idée d’en entendre le récit de la bouche de l’homme qui l’accompagnait, et elle se mit à raconter elle-même à sa nièce, comment cette vertueuse princesse avait succombé à la douleur de n’avoir pu venger la mort de son époux. Isaure demanda alors ingénuement, si elle n’aurait pas mieux fait de pardonner.

— En effet, reprit la marquise, c’eût été plus digne d’elle et plus heureux pour ses enfants, qui l’auraient peut-être perdue moins jeune ; car le plaisir de faire grâce doit faire vivre plus longtemps que celui de se venger ; mais on n’a pas le droit de lui reprocher un tort qui lui coûta la vie, et que tant de bonnes actions rachetèrent.

En cet instant, le démonstrateur un peu piqué de voir madame de Saverny empiéter sur ses droits, se retira vers la grille de la chapelle ; et la marquise profita de ce moment de liberté pour examiner à son aise le monument érigé à la mémoire des vertus et du malheur. On ne peut réfléchir sur la destinée d’un être innocent et constamment malheureux, sans éprouver le besoin d’espérer en cette justice céleste qui doit un jour tout punir et tout récompenser. De cette consolante idée, découlent tous les sentiments religieux, et cette noble résignation de l’âme qui fait regarder les tourments de la vie comme autant de gages d’une éternelle félicité. L’aspect d’une victime de l’amour et du sort ranima ces pensées dans l’esprit de Valentine ; animée d’une piété touchante, elle se prosterna sur les marches d’un autel qui se trouvait en face du tombeau, et là, pénétrée d’un saint respect, elle pria le ciel de lui épargner les tourments d’un amour malheureux, ou de lui inspirer la vertu qui les surmonte.

En implorant la bonté divine sur sa destinée, Valentine éprouva l’attendrissement qui naît du souvenir de ses peines, et de l’espérance de les voir calmées. Son visage embelli par la prière, se couvrit de douces larmes. Elle voulut les cacher à Isaure, et se servit, pour les essuyer, d’un voile de mousseline qui flottait sur ses épaules ; puis se retournant, elle aperçut Isaure, agenouillée à ses côtés, et redisant sa prière du matin ; ne voulant pas la troubler dans cet acte de piété, la marquise ne fit aucun mouvement, et fixa seulement les yeux sur le piédestal qui supportait la statue de Valentine de Milan. Mais elle crut s’abuser, lorsqu’elle vit au bas de la devise incrustée dans le marbre, ces mots tracés au crayon : « Elle aussi n’a jamais pardonné. » Persuadée qu’elle était frappée d’une vision, Valentine se lève brusquement pour s’en convaincre ; ce mouvement précipité fait tomber son voile ; une main s’avance pour le ramasser, et c’est à travers les colonnes et les ornements gothiques du monument funèbre, que Valentine aperçoit Anatole. Il serre sur son cœur le voile encore humide des larmes qu’elle vient de verser en pensant à lui. L’expression de son visage, son attitude suppliante, semblent la conjurer de lui laisser ce gage de réconciliation ; et Valentine, succombant à son émotion, n’ose ni l’accorder ni le reprendre. Son silence paraît un consentement à Anatole. La joie et la reconnaissance brillent dans ses yeux. Il porte le voile à ses lèvres, et disparaît.

L’espace d’un moment suffit à tant de sensations différentes ; et Valentine était seule, lorsqu’Isaure vint la rejoindre, après avoir achevé sa prière. Elles sortirent toutes deux à pas lents de ce lieu solennel qui devait leur laisser de profonds souvenirs. Isaure en revint, l’esprit frappé de cette impression que reçoit l’enfance à la première vue des tombeaux, et Valentine en rapporta ce recueillement céleste, ce bonheur de vivre, que peuvent seuls inspirer la religion et l’amour.