Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 130-134).


XXIV


L’étourderie naturelle à l’âge d’Isaure lui empêcha de remarquer que sa tante revenait sans le voile de mousseline qu’elle lui avait vu le matin ; mais mademoiselle Cécile, dont l’esprit d’ordre allait parfois jusqu’à la tyrannie, ne manqua pas de demander à sa maîtresse, d’un ton respectueusement impérieux, ce qu’elle avait fait de son voile. La marquise lui répondit, avec le trouble d’une enfant qui ment à sa gouvernante, qu’elle n’en savait rien.

— Ah ! je devine, madame l’aura sûrement oublié dans sa voiture. Et, sans perdre de temps, mademoiselle Cécile descend dans la cour, retourne tous les coussins de la berline, et ne trouvant rien, finit par conclure que la marquise aura laissé son voile dans l’église de Saint-Denis ; elle veut absolument qu’un domestique monte à cheval pour l’aller chercher, mais on refuse tout net de lui obéir, en répondant qu’on ne fera ce voyage que par les ordres de madame ; et la marquise est obligée d’employer son autorité pour s’opposer au zèle de mademoiselle Cécile, en disant que ce voile ne vaut pas tant de recherches, et qu’il est inutile d’en faire de nouvelles.

On se doute bien que, le soir même de ce beau jour pour Anatole, Valentine reçut une lettre où le repentir, la reconnaissance et l’amour, se peignaient à chaque ligne. L’espérance d’être aimé s’y laissait entrevoir à travers les regrets d’un amour sans espoir. Un reste de sentiment jaloux se mêlait aux serments de ne plus offenser par d’injustes reproches celle dont on n’avait pas le droit d’enchaîner la liberté. Pour le sacrifice de la vie entière, on n’exigeait d’autre retour qu’un peu d’amitié et quelque confiance : mais la moindre preuve d’indifférence frapperait d’un coup mortel le cœur le plus dévoué. Enfin, cette lettre était un chef-d’œuvre de passion. C’est avouer qu’elle n’avait pas le sens commun. Aussi Valentine en fut-elle enchantée ; la joie qu’elle en ressentit donna à sa physionomie une expression si différente de celle qu’on y avait remarquée la veille, que madame de Nangis ne put s’empêcher de lui dire que l’aspect des tombeaux produisait sur elle d’étranges effets.

— Je vous ai vue, ajouta-t-elle, revenir quelquefois de l’Opéra, l’air triste et abattu, mais vivent les cimetières pour vous rendre à la gaieté !

Valentine était de trop bonne humeur pour s’offenser de cette mauvaise plaisanterie ; le chevalier d’Émerange y joignit les siennes en tâchant de les rendre piquantes, mais la marquise s’amusait à déconcerter leur malice par de vives reparties que la fatuité du chevalier lui faisait regarder comme autant d’agaceries de la part de Valentine. Cette petite lutte plaisait assez à la comtesse ; elle remarquait dans les réponses du chevalier une certaine amertume qui devait piquer sa belle-sœur ; et tout ce qui semblait nuire à leur intimité rassurait la comtesse. Jamais sécurité ne fut plus mal fondée, car pendant que le chevalier plaisantait Valentine sur la prétendue mélancolie qui lui faisait rechercher l’aspect des plus tristes lieux pour en rapporter les sentiments les plus gais, il admirait cette variété d’impressions qui la rendaient tour à tour si mélancolique et si piquante, et se peignait d’avance tout le plaisir réservé à celui qui pourrait d’un seul mot faire naître la tristesse ou la joie sur ce beau visage.

Malgré sa finesse et sa grande habitude d’observer, M. d’Émerange se flattait d’être pour beaucoup dans les agitations du cœur de Valentine : on s’étonnera peut-être de voir un homme d’esprit se tromper aussi lourdement sur les vrais sentiments d’une femme ; mais quand on réfléchira que le chevalier, sans cesse témoin des hommages qu’on offrait à la marquise, avait pu se convaincre que nul n’était payé de la moindre préférence ; que de plus, il s’était assuré, par M. de Nangis, de la parfaite indifférence de sa sœur pour ses voisins de Saverny ; et qu’enfin tout décelait dans les actions de Valentine le trouble intérieur qui naît d’un sentiment combattu, on trouvera bien simple que M. d’Émerange s’en attribuât l’honneur ; mais si toutes ses raisons ne justifiaient pas assez l’excès de sa présomption, l’expérience l’expliquerait suffisamment. Car personne n’ignore que si parfois l’amour rend fous les gens d’esprit, l’amour-propre les rend souvent imbéciles.

Par une suite de son aveuglement, le chevalier crut devoir faire part à M. de Nangis des espérances qu’il concevait, et l’engager à prévenir, par quelques mots, la marquise sur leur projet. On devait profiter pour cela de la courte absence du chevalier, qui partait incessamment pour aller recevoir le dernier soupir de cet oncle dont l’avarice n’avait tant amassé que pour satisfaire la prodigalité d’un neveu.

Ce fait convenu, le chevalier partit l’âme enivrée du plus doux espoir, et n’éprouvant d’autre embarras que celui de cacher sa joie aux amis du mourant. Le lendemain de son départ, Valentine était à l’Opéra, parée d’un bouquet de jasmin qu’Anatole dut reconnaître, et bien plus occupée de sa présence que de l’absence du chevalier, lorsque M. de Nangis vint lui dire tout bas, et d’un air fin, que sa préoccupation serait remarquée de tout le monde, excepté de celui qui en était l’objet ; c’est dommage, ajouta-t-il ; car on doit être bien fier de vous rendre aussi rêveuse. Comme on suppose facilement ce que l’on craint, Valentine s’imagina que son frère voulait parler d’Anatole, et cette idée la troubla. Le comte ne s’étonna point de la voir aussi émue ; et, sans s’expliquer davantage, il lui dit qu’ayant à lui parler d’affaires importantes, il l’engageait à venir déjeuner dans son cabinet le lendemain : elle promit de se rendre à l’invitation ; mais cet entretien demandé avec tant de solennité tourmenta cruellement l’esprit de Valentine. Elle se perdit en conjectures pour en deviner le motif, et s’efforça vainement d’espérer quelque heureuse nouvelle. Un secret pressentiment lui faisait redouter les avis de son frère ; et, comme le pigeon de La Fontaine, Valentine croyait beaucoup aux pressentiments.