Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 38-43).


VIII


La princesse était ce soir-là à Versailles, et sa loge resta à la disposition de madame de Nangis, qui eut le chagrin de n’y recevoir personne. On donnait Armide, et Valentine se livrait au plaisir d’entendre ce chef-d’œuvre, qui réunit tous les genres de perfection, lorsque la comtesse lui dit de contempler le plus beau visage qu’elle ait vu de sa vie. Imaginant que sa sœur lui désigne une femme, elle regarde dans la loge qu’elle lui indique, et ses yeux rencontrent ceux d’un jeune homme dont la figure était en effet remarquable. Honteuse d’avoir été surprise dans ce mouvement de curiosité par celui qui l’excitait, elle rougit, baisse les yeux, et, sans oser le considérer davantage, elle répond à sa sœur qu’elle est de son avis.

— C’est probablement quelque étranger, dit la comtesse, car un homme de cette tournure-là serait déjà connu de tout Paris, s’il y était seulement depuis deux mois. Vous, qui dessinez si bien, vous devez trouver que c’est un beau portrait à faire.

Valentine essaya une seconde fois de vérifier si l’admiration de madame de Nangis était fondée ; mais le même regard qui l’avait déjà troublée l’empêcha d’en voir davantage. Elle se décida à croire sa belle-sœur sur parole. La comtesse ne se lassait point de comparer les traits de cet étranger à ceux des plus belles têtes grecques, mais elle en perdit bientôt le souvenir, tandis que Valentine, qui les avait à peine entrevus, se les rappelait encore.

Au commencement du quatrième acte, madame de Nangis, n’ayant pas aperçu le chevalier, et présumant qu’il pourrait peut-être venir chez elle, proposa à Valentine de s’en aller pour éviter les embarras de la sortie de l’Opéra, et l’inconvénient d’être obligée d’accepter la main de quelque ennuyeux. Valentine, émue par le bonheur d’Armide, regretta vivement de ne point entendre ses touchantes plaintes, et se promit de revenir à la prochaine représentation de ce bel ouvrage.

Pendant que ces dames attendaient sous le vestibule, elles virent descendre du grand escalier deux hommes, dont le plus jeune fut bientôt reconnu ; l’autre paraissait âgé de cinquante ans, c’était l’ancien gouverneur ou plutôt l’ami d’Anatole, de ce jeune étranger qu’avait remarqué la comtesse. Un hasard heureux, si l’on peut appeler ainsi ce désir vague qui entraîne à suivre les pas d’une jolie personne, avait heureusement amené ces messieurs au moment où l’on vint avertir madame de Nangis que son carrosse l’attendait. Valentine exige qu’elle y monte la première, et s’élance pour la suivre, lorsque les chevaux qui n’étaient retenus que par un cocher ivre, partent comme un éclair, entraînent le laquais qui tenait la portière, et Valentine tombe sous les pieds des chevaux d’une voiture qui se trouvait derrière ; celle de la comtesse. Elle allait en être atteinte, quand un homme se précipite sur le timon de cette voiture en reçoit un coup violent, repousse avec effort les chevaux que les cris animaient, et relevant Valentine, il la porte évanouie sous le vestibule. Au même instant, les gens de madame de Nangis reviennent suivis du carrosse, pour la chercher. On l’y transporte, après s’être assuré que la frayeur est seule cause de l’état où elle est, sans s’inquiéter de celui où on laisse l’homme qui l’a sauvée.

Un flacon de sels que portait toujours la comtesse, ranima bientôt les esprits de Valentine : elle s’efforça de tranquilliser sa belle-sœur, dont les inquiétudes étaient d’autant plus vives, qu’elle se reprochait le caprice qui l’avait conduite à l’Opéra en dépit de tout et s’accusait du malheur de Valentine. C’est en pareille occasion que l’on pouvait juger de la bonté du cœur de madame de Nangis, et lui pardonner tous les travers de son esprit. Rien n’égalait sa touchante sollicitude pour un ami souffrant, ni sa générosité pour un ami malheureux. Alors tous les intérêts d’amour-propre qui la gouvernaient dans le monde, étaient sacrifiés au désir d’obliger. Souvent envieuse du bonheur des autres, le malheur la trouvait toujours noble et courageuse. Et l’on peut dire que le tort d’abandonner ses amis dans la disgrâce, était la seule mode qu’elle ne suivît pas.

De retour à l’hôtel, madame de Nangis raconta franchement à son mari ce qui lui était arrivé à l’Opéra, en lui disant que ses reproches ne sauraient aller au delà de ceux qu’elle se faisait à elle-même. Aussi ne lui en adressa-t-il aucun, dans la crainte d’ajouter au chagrin dont elle était pénétrée en pensant au danger qu’avait couru sa sœur. Elle désirait passer la nuit auprès de son lit, mais Valentine n’y voulut pas consentir. Elle assurait n’éprouver d’autre effet de sa chute qu’un peu de courbature et un tremblement dans les nerfs causé par la frayeur. Comme il ne lui restait qu’un souvenir confus de cet événement, elle ne put satisfaire aux questions que son frère lui fit à ce sujet ; et l’on sonna Richard, qui en avait été témoin, pour lui en demander les détails. Il raconta d’abord simplement le fait, mais quand il vint à dépeindre celui qui s’était si courageusement précipité au secours de la marquise, madame de Nangis s’écria :

— Il n’en faut pas douter, ma chère, c’est notre bel étranger, et voilà un commencement de roman dans les formes. Vous êtes charmante, il est beau comme Apollon, vous ne l’avez jamais vu, il vous sauve la vie ; c’est la perfection du genre. Mais ne faudra-t-il pas connaître un peu votre héros ? Qu’est-il devenu, Richard, après notre départ ?

— Comme il me fallait suivre madame, je n’ai guère eu le temps de le savoir. J’ai seulement vu deux domestiques avec une livrée que je ne connais pas, transporter dans une belle voiture le jeune homme qui avait relevé madame la marquise. Ils étaient suivis d’un vieux monsieur qui se désespérait, en disant :

» — Le malheureux a l’épaule cassée.

» Et je crois que cela se pourrait bien, car à la manière dont il s’est jeté sur les chevaux, il doit avoir reçu un violent coup de timon.

Valentine fut saisie d’effroi en apprenant l’affreux accident, dont le sien était causé ; elle donna l’ordre qu’on s’informât à qui elle avait tant d’obligation, et se promit de ne rien négliger pour lui en témoigner sa reconnaissance. M. de Nangis qui partageait ce sentiment, s’engagea à faire des démarches pour apprendre le nom de cet étranger, et l’aller remercier d’une action aussi généreuse.

L’esprit trop agité de cet événement, Valentine passa la nuit sans dormir. Elle médita sur le hasard qui avait conduit ce jeune homme à sortir de l’Opéra en même temps qu’elle, et sur le mouvement d’humanité qui l’avait porté à tout risquer pour la sauver. Une grande âme pouvait seule être susceptible d’un si noble désintéressement ; et Valentine se plaisait à faire l’énumération de toutes les qualités qui dérivent de celle-là. Son imagination, exaltée par la reconnaissance, se peignait toutes les vertus réunies dans celui qui venait de lui offrir la preuve d’un cœur aussi compatissant ; elle aurait voulu trouver quelque ingénieux moyen de l’en remercier, sans être obligée d’avoir recours à ces phrases vulgaires qu’on adresse également à l’homme qui vous sauve la vie, et à celui qui ramasse votre éventail. Mais l’idée de se trouver en présence de cet étranger l’embarrassait ; elle sentait que sa jeunesse et les agréments qui le distinguaient, intimideraient sa reconnaissance, et le trouble qui naissait de ces diverses réflexions la jetait dans des pensées vagues, que rien ne pouvait ni fixer ni distraire.