Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 43-48).


IX


Le malheureux cocher dont l’imprudence avait causé tout ce désastre, fut impitoyablement chassé. Valentine tenta vainement de demander sa grâce ; M. de Nangis ne se laissa point fléchir ; mais le pauvre Saint-Jean, en quittant la maison, reçut de madame de Saverny, pour consolation, quelques louis, et l’assurance de sa protection. Mademoiselle Cécile, la nouvelle femme de chambre de la marquise, qui avait été chargée de remplir cette commission auprès de lui, y joignit la promesse de rappeler à sa maîtresse les recommandations qu’elle lui avait fait espérer dès qu’il trouverait à se placer.

L’accident arrivé à Valentine fit bientôt assez de bruit pour que l’on envoyât de toutes parts s’informer de ses nouvelles. Elle fut accablée de visites, et en supporta patiemment l’importunité, dans l’espérance d’apprendre le nom de celui qu’elle désirait tant connaître. Mais personne ne se trouvait avoir d’ami à qui il fût arrivé une semblable aventure ; et les questions de Valentine n’eurent pas plus de succès que les démarches de son frère. Pour expliquer ce mystère, on décida que Richard s’était trompé en croyant ce jeune homme grièvement blessé, et que c’était probablement un étranger qui ne devait pas séjourner à Paris, et que les suites de cet événement n’y avaient pas retenu. Cette explication suffit à tout le monde, excepté à Valentine, qui ne la trouva pas assez positive pour la dispenser de toutes recherches. On lui dit que le commandeur de Saint-Albert avait envoyé son valet de chambre s’informer de l’état où elle se trouvait, quelques moments après qu’on l’eut ramenée de l’Opéra. Cette circonstance la frappa, elle était sûre de n’avoir point vu le commandeur au spectacle ; et il n’y avait à la sortie que les deux personnes dont elle désirait tant savoir le nom : elle pensa donc que le commandeur n’avait pu être aussitôt instruit de sa chute que par le récit de l’une de ces deux personnes, et conçut l’espérance d’apprendre de lui tout ce qui pouvait satisfaire sa curiosité. Le motif en était trop noble pour le cacher ; et Valentine écrivit un billet au commandeur, pour l’inviter à venir la voir un instant. Mais on fit répondre qu’il était à la campagne, et n’en reviendrait que dans huit jours. Il fallut se résigner à attendre, et peut-être à paraître ingrate, lorsqu’on était pénétrée d’une si vive reconnaissance.

Le chevalier d’Émerange n’avait pas manqué cette occasion de donner des preuves d’intérêt à madame de Saverny ; mais ne voulant plus se compromettre avant de savoir l’effet que produiraient ses soins, il se renferma dans les expressions d’une politesse affectueuse. La préoccupation de Valentine lui parut d’un bon augure, il ne supposa point qu’un autre pût en être l’objet, et répondit sans méfiance aux questions de madame de Nangis, quand elle lui demanda s’il n’avait pas rencontré dans le monde celui qu’elle appelait en riant le bel Étranger. Le chevalier dit qu’il était poursuivi par ce personnage mystérieux qu’il n’avait jamais vu, et dont tout le monde lui demandait le nom. Il ajouta qu’étant arrivé quelques jours avant aux Tuileries, il avait été accosté par une foule de gens qui avaient tous compté sur lui pour leur apprendre ce qu’était un homme fort remarquable par la noblesse de sa taille et de ses traits, et qui venait de monter à cheval, après s’être promené quelque temps avec un de ses amis.

— Je vous avoue, poursuivit le chevalier, que cette curiosité me parut trop ridicule pour la partager : je m’en fais le reproche, actuellement que je soupçonne ce beau monsieur d’être votre héros. Cependant, calmez vos regrets par le souvenir de madame de V…, qui fut sauvée du feu dans une auberge, par le plus bel homme de France, dont elle devint folle, et qui aurait peut-être fait la passion de sa vie, si elle n’avait pas eu l’idée d’aller un jour acheter une robe de satin dans je ne sais quelle boutique à Lyon, où son libérateur déroulait des étoffes au public avec une grâce toute particulière.

— Ah ! quelle chute horrible, s’écria la comtesse, quelle affreuse découverte !

— Pour l’amour, peut-être dit Valentine, mais pour la reconnaissance, je ne vois pas ce qui rendrait honteuse d’en témoigner à un marchand d’étoffes ?

— Certainement, reprit le chevalier, il n’y a là rien de honteux, mais il est toujours gênant d’avoir des obligations à des gens trop fiers pour recevoir de l’argent, et trop pauvres pour être vos amis. On ne sait comment s’acquitter, et l’on devrait exiger d’un garçon de boutique, qui vous rend un pareil service, d’ajouter au bas de son mémoire : tant pour avoir sauvé la vie de madame.

On rit de cette idée folle, et le chevalier parvint à jeter tant de ridicule sur ces prétendus héros mystérieux, toujours prêts à braver quelque danger, que personne n’osa dire un mot en faveur de celui qui s’était exposé pour Valentine.

La société de madame de Nangis était en général dominée par l’esprit de M. d’Émerange. Les jeunes gens le prenaient pour modèle, et croyaient imiter son élégance en singeant ses manières. Comme tous les imitateurs, ils faisaient rarement un juste emploi des défauts ou des agréments qu’ils lui empruntaient ; l’un, séduit par l’ironie piquante qui égayait sa conversation, sans choquer les convenances, se moquait lourdement des choses les plus sacrées, croyant imiter la grâce avec laquelle le chevalier semblait se sacrifier en faisant l’aveu de ses défauts. Un autre se vantait de vices abominables. Tous exagéraient son affectation à plaire sans aimer ; ils traduisaient son naturel en familiarité, son indifférence en impolitesse, et son enthousiasme en fureur. C’était enfin le chef le plus séduisant d’une école détestable. Les vieux parents de ces jeunes étourdis, accusant le chevalier de leurs travers, essayaient vainement de les éloigner d’un modèle aussi dangereux. Dans le dépit de voir leurs conseils méprisés, ils formaient un parti d’opposition contre le chevalier, que celui-ci s’amusait quelquefois à gagner par des prévenances flatteuses et des témoignages d’une estime particulière. Personne ne savait mieux que lui, pour ainsi dire, jouer de l’amour-propre des autres ; son talent allait jusqu’à s’attirer la protection de la présidente de C…, qui arrivait toujours chez sa nièce avec l’intention de l’engager à recevoir moins souvent un homme dont les assiduités finiraient par la compromettre, et qu’un éloge adroitement indirect, ou l’apologie de quelque orateur du parlement, rendait aussi indulgente pour le chevalier, qu’elle s’était promise d’être sévère. Quant aux autres femmes de la société de madame de Nangis, elles en pensaient du bien ou du mal, en raison du plus ou moins de soins qu’elles en recevaient. Madame de Rethel était la seule qui se piquât sur ce point d’une noble indépendance ; elle écoutait sans impatience comme sans intérêt, et s’amusait parfois des moyens qu’elle lui voyait employer pour parvenir à son but. Aussi le chevalier avait-il pour elle autant de haine que d’égards. C’est ainsi que les gens habitués à dominer pardonnent plutôt au censeur qui les fronde, qu’au sage qui les observe.