Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 235-241).


XLI


Le récit du commandeur fit rêver longtemps Valentine ; elle ne l’avait interrompu par aucune réflexion et n’en fit pas davantage après l’avoir attentivement écouté, mais elle adressa à M. de Saint-Albert plusieurs questions sur différents petits événements qui avaient excité sa surprise, et que l’intimité secrète de Saint-Jean et de mademoiselle Cécile lui expliqua bientôt. Le prix des innocents services de mademoiselle Cécile, qui se bornait à dire à Saint-Jean les projets de sa maîtresse, était tout entier dans l’espérance d’épouser ce brave garçon, que son maître récompensait généreusement ; et Valentine n’osa pas punir des indiscrétions qu’elle feignit de regarder comme un excès de confiance amoureuse.

Le commandeur, s’apercevant de l’espèce d’abattement où paraissait être Valentine, s’excusa de l’avoir fatiguée par un aussi long entretien, et voulut se retirer pour lui laisser prendre quelque repos ; mais elle n’y consentit qu’après lui avoir fait promettre de cacher au duc de Linarès qu’elle avait découvert son secret. Il lui en donna l’assurance :

— Comptez sur ma parole, lui dit-il ; j’y serai d’autant plus fidèle que je ne saurais vous trahir sans le désespérer. Jugez-en vous-même.

En finissant ces mots, le commandeur remit à Valentine la lettre suivante, et il sortit.


Anatole à M. de Saint-Albert.

« J’apprends, mon excellent ami, que le marquis d’Alvaro vient d’exposer, au salon du Louvre, le tableau que je lui avais envoyé pour le faire encadrer et vous l’offrir. Je tremble que cette indiscrétion ne me coûte plus que la vie, en apprenant à Valentine mon nom et mes malheurs. La seule idée de perdre avec mon secret jusqu’au souvenir qu’elle me conserve me livre au plus affreux désespoir ; car, il n’en faut pas douter, l’instant qui lui dévoilerait à quel supplice la nature m’a condamné changerait tous ses sentiments pour moi. À la place de ce tendre intérêt, dont je relis chaque jour les témoignages, la dédaigneuse pitié viendrait accabler mon amour du poids de ses humiliations ; au lieu d’inspirer à Valentine cette affection qui faisait mon bonheur, je serais réduit à sa reconnaissance, ou peut-être son cœur, indigné de l’audace du mien, ne me pardonnerait pas d’oser l’adorer. Ah ! mon ami, sauvez-moi de ce malheur cent fois pire que la mort, et n’essayez plus de me prouver que mes craintes à ce sujet sont exagérées. Je sais comme vous de combien d’éléments divins le ciel a composé l’âme de Valentine ; mais, plus elle est supérieure à tout ce qu’on admire, plus elle a le droit d’exiger de celui qui aspire à lui plaire. Je me rends justice ; les faibles qualités qui m’ont acquis votre amitié pourraient me mériter la sienne ; mais le même sentiment qui dans votre cœur est la source de mes plus douces consolations, de sa part ne me semblerait qu’un outrage fait à mon amour. Songez qu’un moment dans ma vie j’ai joui du plaisir enivrant de contempler sur ses traits enchanteurs une partie de l’émotion qui pénétrait mes sens ; que plus d’une fois ses yeux ont répondu aux miens, et voyez si je pourrais survivre à l’illusion qui m’a valu tant de félicité. »


À cette lettre en était jointe une autre pour le marquis d’Alvaro, par laquelle on le priait de faire porter sans délai le tableau d’Anatole chez le commandeur. Deux jours après, Valentine sortit pour la première fois de son appartement, et lorsqu’elle entra chez M. de Saint-Albert, elle ne s’étonna point d’y trouver ce tableau à la place d’un ancien portrait de famille, qui jusqu’alors avait eu les honneurs du salon. Souvent, les yeux fixés sur l’ouvrage d’Anatole, elle le considérait sans proférer une parole. Ses amis respectaient son silence et bornaient leurs soins à distraire son esprit, sans chercher à pénétrer ce qui se passait dans son âme. Discrétion bien rare en amitié !

Les médecins venaient de déclarer que la santé de Valentine était parfaitement rétablie ; cependant son teint n’avait point repris son éclat, son regard était triste, et tout en elle montrait un état languissant ; mais lorsque madame de Réthel en témoignait quelque inquiétude au docteur, il lui répondait, avec cette assurance que l’on met assez souvent à décider des choses que l’on ne comprend pas, que les maladies inflammatoires étaient toujours suivies d’un accablement profond, qui n’empêchait pas de se bien porter ; et madame de Réthel, sans y rien comprendre non plus, adoptait cette sentence.

Le commandeur, moins facile à rassurer, désirait qu’un événement quelconque pût distraire Valentine de la vie monotone qu’elle avait adoptée. Une lettre de M. de Nangis ne vint que trop tôt seconder ses vœux ; elle était datée de Londres, et contenait le récit de l’aventure scandaleuse qui venait de lui révéler l’indigne conduite de sa femme. La scène s’était passée au château de Varennes, où la comtesse avait eu l’imprudence d’emmener avec elle la jeune baronne de Tresanne, dont la beauté commençait à faire autant de bruit que les extravagances. La certitude de la rencontrer à Varennes était entrée pour beaucoup dans la promesse que M. d’Émerange avait faite à madame de Nangis de l’y suivre. Deux jours s’étaient à peine écoulés que la plus parfaite intimité régnait déjà entre le comte et la jolie baronne ; mais ce n’était pas sans conditions que madame de Tresanne s’était décidée à récompenser d’avance l’éternel amour que lui avait juré M. d’Émerange. Le sacrifice de madame de Nangis en avait été la première récompense, et il fut résolu entre eux qu’après avoir satisfait aux devoirs d’usage en pareil cas, le comte se dégagerait sans retour d’une chaîne importune. Déjà plusieurs tentatives lui avaient prouvé la difficulté de réussir. La comtesse était moins résignée que jamais à perdre les avantages d’une liaison qui coûtait aussi cher à sa conscience qu’à son repos, et madame de Tresanne, prévoyant bien que les ménagements du comte ne serviraient qu’à prolonger l’erreur de sa victime, feignit de s’irriter de tant de complaisance, et déclara positivement à M. d’Émerange qu’elle aimait mieux céder l’empire de son cœur que de le partager plus longtemps. Cette menace produisit tout l’effet qu’elle en pouvait attendre ; la crainte de voir s’échapper sa nouvelle conquête avant de l’avoir constatée publiquement, soumit les volontés du comte à toutes celles de madame de Tresanne, et il s’en remit à elle du choix des moyens à employer. La persévérance de la comtesse en ayant fait échouer plusieurs, madame de Tresanne se décida au plus atroce comme au plus infaillible. Un billet anonyme instruisit M. de Nangis de la perfidie de sa femme, en lui indiquant une occasion de s’en convaincre. Dès ce moment, la colère et le désespoir régnèrent dans le château de Varennes : madame de Tresanne s’empressa d’en sortir au premier bruit de l’éclat qu’elle avait provoqué ; et, sans vouloir en apprendre la cause au comte d’Émerange, elle lui ordonna de tout quitter pour la suivre à Bagnères. Elle s’y rendit sans s’arrêter pour soustraire M. d’Émerange aux premiers effets du ressentiment de M. de Nangis. Les amis de la comtesse retournèrent bientôt à Paris dans l’intention charitable d’y publier l’aventure scandaleuse dont il venait d’être témoins, et que le brusque départ de M. de Nangis allait certifier à tous ceux qui oseraient en douter. Effectivement, ce malheureux époux, sans calculer si la conduite présente de sa femme n’était pas le fruit de l’indulgence outrée qu’il avait montrée pour ses premières inconséquences, croyait réparer les torts de sa faiblesse par un excès de sévérité ; c’est ainsi que l’on punit souvent des fautes qu’avec plus de soin on aurait pu prévenir. Après une scène violente, dans laquelle la comtesse avait fait l’aveu de tout ce que sa folle passion lui avait suggéré contre Valentine, le comte de Nangis était parti brusquement pour Londres, en arrachant Isaure des bras de sa coupable mère. Abandonnée de tout ce qui lui était cher ; livrée aux injures de la médisance implacable dont elle avait si souvent dirigé les traits ; enfin, seule avec ses remords, cette infortunée s’était réfugiée dans un couvent de Paris, où les soins pieux des Sœurs de la Miséricorde ne parvenaient point à calmer les tourments de son cœur. Ce cœur, si souvent dominé par la vanité, n’éprouvait plus alors que la honte et les regrets d’avoir perdu tous ses droits maternels. La crainte de ne pouvoir réparer les fautes de sa vie en la consacrant tout entière à l’éducation et au bonheur de sa fille, ôtait à madame de Nangis tout espoir de consolation. Malgré la frivolité de son esprit, elle avait observé que la sévérité des gens du monde se laissait désarmer à la vue d’une jeune personne dont la candeur et les vertus faisait oublier les égarements de sa mère. En effet, comment se rappeler les torts d’une femme coupable, en admirant l’ouvrage d’une mère aussi tendre que sage ! Et quel homme assez méchant oserait porter atteinte au respect qu’elle inspire à sa fille, en affectant de ne le point partager ?