Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 220-235).


XL


Après huit jours de fièvre, Valentine revint à la santé et au souvenir de ses peines. Mais l’affaiblissement qui suit la maladie calme aussi les idées, et l’on croirait qu’après avoir ainsi approché de la mort, l’âme renaît dégagée des illusions qui égarent dans la vie. Ce repos des sens, que produit la raison, n’est pas toujours de longue durée ; et Valentine en désira profiter pour entendre du commandeur le récit de tout ce qui lui restait encore à apprendre sur Anatole. M. de Saint-Albert voulut d’abord se justifier, par le serment qui l’engageait, du secret qu’il avait gardé envers elle. Mais Valentine lui ayant répondu que sa discrétion était un titre de plus à l’estime qu’elle lui portait, il lui dit :

— Vous avez raison de m’en louer, car elle m’a bien coûté ; mais vous allez voir si je pouvais moins faire pour l’être que j’aime le plus au monde.

» J’avais vingt-huit ans, une fortune médiocre, et le peu d’avantages que vous me connaissez, lorsque je devins passionnément amoureux de la fille du marquis de Belduc. Sa beauté a fait tant de bruit dans le temps, que M. de Saverny vous en aura peut-être parlé. Les attraits qui captivaient les hommages d’un grand nombre d’adorateurs, ne m’auraient pas séduit, si l’intimité de son père avec toute ma famille ne m’avait fourni les occasions de la voir souvent, et de me convaincre qu’il était possible de réunir les qualités d’une âme sensible aux ornements d’un esprit supérieur, et tous les charmes de la modestie à ceux de la figure. Cette découverte décida du destin de ma vie ; je me reprochai le temps que j’avais perdu dans ce commerce de galanterie, où plusieurs femmes s’étaient livrées au plaisir de me trahir sans se donner la peine de me tromper, et je consacrai tous mes instants au soin de prouver à Mélanie que je ne vivais que pour elle. Son cœur me devina bientôt, et répondit au mien. Modestie à part, je ne puis expliquer cette préférence que par l’excès de mon amour ; car, dans le nombre de mes rivaux, il y en avait de très-séduisants ; et je crois que s’ils avaient pu se résoudre à s’aimer un peu moins eux-mêmes, ils auraient été plus aimés que moi.

» Lorsque je reçus l’aveu de Mélanie, je me crus roi de l’univers, je défiai toutes les puissances du monde de s’opposer à l’accomplissement de notre bonheur mutuel. Nous en avions déjà fixé l’époque ; et, comme nous formions tous ces projets sous les yeux de nos parents, nous ne doutions pas de leur consentement. Mais le marquis de Belduc ne nous laissa pas longtemps jouir d’une si douce illusion : il entra un matin chez sa fille, l’embrassa plus tendrement qu’à l’ordinaire, et lui déclara qu’il touchait enfin au moment de voir son ambition satisfaite. Ce début glaça l’âme de Mélanie ; elle pressentit nos malheurs, et ce fut avec tous les signes d’un profond désespoir qu’elle apprit de son père qu’il venait de promettre sa main au duc de Linarès. Mélanie, insensible à l’honneur de devenir la femme d’un grand d’Espagne, osa le refuser. Son père, furieux, l’accusa de caprice ; elle crut se justifier en avouant notre amour. En effet, cette nouvelle fut assez bien accueillie de son père ; il approuva son choix tout en déplorant la nécessité de le sacrifier aux grands intérêts de sa famille, et finit par lui dire qu’il connaissait assez la noblesse de mes sentiments pour attendre de moi la soumission qui servirait d’exemple à Mélanie. À peine eut-il terminé cet entretien, qu’il se rendit chez moi, et commença sans préambule le récit de ce qui venait de se passer entre sa fille et lui.

» — J’ai répondu de votre honneur, ajouta-t-il, et ne crois pas m’être trop engagé en assurant ma fille que vous étiez incapable d’abuser de votre empire sur son cœur pour l’encourager dans une désobéissance qui détruirait mon bonheur sans accomplir le vôtre. Vous savez comme moi le résultat de ces mariages d’inclination qui font d’abord le désespoir des parents et bientôt après celui des époux. D’ailleurs, avec Mélanie, vous n’auriez même pas la ressource de tenter cette folie ; elle est trop attachée à ses devoirs pour que la passion la plus vive l’égare au point de se déshonorer. Mais vous pouvez la rendre malheureuse toute sa vie : dites-lui que le sublime de l’amour est de résister aux obstacles ; qu’elle doit refuser le plus beau sort pour vivre d’un sentiment dont la constance finira par m’attendrir. Elle croira toutes ces belles phrases, persistera dans son refus ; je l’enfermerai au couvent ; elle y prendra le voile ; et je partirai pour Saint-Domingue, où j’irai vivre du produit de la seule habitation qui me reste.

» J’essayai vainement d’opposer à toutes ces raisons les intérêts de notre amour et le bonheur que je trouverais à donner ma fortune à Mélanie, sans rien attendre de celle de son père. Il répondait à tout :

» — Je suis ruiné. Le duc de Linarès, épris de Mélanie, consent à l’épouser sans dot ; il a déjà obtenu de son souverain la promesse d’un gouvernement qu’il me destine ; vous voyez que ce mariage, en plaçant ma fille au rang le plus distingué, illustre ma maison et répare ma fortune. Jugez maintenant si un galant homme peut se permettre de priver toute une famille d’aussi grands avantages, sans s’exposer aux reproches de sa conscience, et même à ceux de la femme qu’il rendrait victime de son amour.

» Ce dernier argument l’emporta sur tous les autres. L’honneur parut m’ordonner ce grand sacrifice. Je le promis au marquis ; et je tins parole.

» Je ne vous dirai pas ce qu’il m’en coûta pour déterminer Mélanie à se soumettre aux ordres de son père. Dès que j’eus obtenu de son amour la promesse de m’oublier, je m’enfuis en Angleterre pour n’être pas témoin de ce fatal mariage. Quelques mois après, je passai à Malte, où je prononçai des vœux dictés par le désespoir. Lorsque je revins en France, au bout de deux ans, Mélanie était en Espagne : j’appris qu’elle était mère, et qu’elle devait peut-être la vie à son enfant ; car, lors de son départ de Paris, elle était atteinte d’une maladie de langueur qu’elle ne voulait combattre d’aucune manière. Le désir de conserver son enfant fut le seul motif qui l’engagea à prendre quelque soin de sa santé ; et je crois que c’est à cette maladie qu’on doit attribuer l’infirmité d’Anatole. On fut quelque temps sans s’en apercevoir, et plus encore à espérer pour lui un heureux changement. Il paraissait impossible que la nature, en comblant cet enfant de ses dons les plus précieux, eût voulu en détruire l’effet par la privation la plus cruelle. Le duc de Linarès, après avoir mis à bout la science de tous les médecins d’Espagne, se décida à venir consulter ceux de Paris. C’est alors que je revis Mélanie ; elle me présenta à son mari en lui disant :

» — Voici un ancien ami de ma famille, je l’aime comme un frère. »

» Et tout me prouva, à mon grand regret, la sincérité de cet aveu. L’amour maternel remplissait uniquement le cœur de Mélanie, et j’aurai pu penser qu’elle avait perdu jusqu’au souvenir de ma passion pour elle, si le nom d’Anatole qu’elle avait donné à son fils, ne m’avait prouvé que ce nom, qui est le mien, lui était encore cher. Un sentiment très-blâmable et très-commun chez la plupart des hommes, me fit tenter plusieurs moyens de ranimer dans le cœur de Mélanie l’amour qu’elle avait sacrifié au devoir ; mais ce coupable projet faillit me coûter jusqu’à l’estime de Mélanie. Je n’obtins le pardon d’en avoir conçu l’idée que par le serment d’y renoncer à jamais, et plus encore peut-être par le penchant qui m’entraînait à partager sa tendresse pour son fils. Dès-lors l’état de cet aimable enfant devint l’objet de toutes mes sollicitudes ; je fis plusieurs voyages dans la seule intention de courir après de prétendus docteurs dont les journaux attestaient les miracles, et dont les consultations prouvaient l’ignorance. Enfin, lorsqu’il nous fut bien démontré qu’il n’existait aucun moyen de le guérir de cette infirmité, nous prîmes le parti de chercher à en triompher, en confiant Anatole aux soins de ce bienfaiteur de l’humanité, dont les élèves sont autant de prodiges. L’abbé de l’Épée fut bientôt frappé des dispositions inouïes d’Anatole : il prédit tout ce qu’il serait un jour ; mais, pour accomplir une éducation qui lui promettait tant de succès, il exigea du duc et de la duchesse de Linarès une entière confiance, et la promesse de ne déranger par aucune distraction le plan qu’il formait pour son élève. Comme la faiblesse de Mélanie ne lui aurait pas permis de tenir cet engagement dans toute la rigueur nécessaire, elle consentit à retourner avec son mari en Espagne, après m’avoir fait jurer de veiller sur son fils aussi tendrement que s’il était le mien. C’est à ce devoir sacré que j’ai dû toutes les consolations de ma vie. Avec quel plaisir je rendais compte à cette tendre mère de tous les progrès de son enfant ! Et comment vous peindrai-je la joie qui pénétra mon âme, lorsqu’après dix années d’absence, je conduisis cet aimable jeune homme dans les bras de sa mère. Je crus qu’elle succomberait à l’excès de son bonheur, en retrouvant dans son fils la sensibilité, l’esprit, et toutes les qualités qui le mettent au rang des gens les plus aimables. Dans sa reconnaissance pour l’abbé de l’Épée, elle aurait voulu pouvoir lui faire accepter sa fortune entière ; mais on sait que le désintéressement de ce philosophe égalait sa bienfaisance. À cette époque, je fus rappelé en France pour le mariage de ma nièce, et quelques affaires de famille, dont le résultat vint augmenter de beaucoup ma fortune. J’appris, peu de temps après, la mort du duc de Linarès, et la faveur dont le roi d’Espagne venait d’honorer son fils, en employant ses talents dans la diplomatie. Il avait alors vingt ans, et le séjour de la cour commençait à devenir dangereux pour lui ; plusieurs des femmes qu’il y rencontrait sans cesse, affectaient d’abord de le traiter avec le dédain ou la protection qu’on a pour un infirme ; mais s’apercevant bientôt que ce défaut était racheté par les agréments et les qualités les plus séduisantes, on les voyait changer de manières et devenir aussi prévenantes pour lui qu’elles avaient paru dédaigneuses. Sa fierté naturelle le garantit quelque temps des piéges de la coquetterie ; il sentait que dans sa position le succès pouvait seul mettre à l’abri du ridicule, et son cœur n’étant pas encore atteint, il triomphait sans peine du trouble de son imagination ; mais quand on n’est soutenu dans sa sagesse que par la crainte d’un revers, on doit facilement succomber à la certitude de réussir : et c’est ce qui arriva. Anatole, se trouvant un soir chez la reine, reçut deux mots tracés au crayon sur l’éventail de la jolie comtesse d’Alméria. Cette jeune veuve, aussi emportée dans ses désirs qu’inconstante dans ses affections, avait imaginé que le plus sûr moyen de lui inspirer une passion folle était de l’attacher par la reconnaissance. L’idée de captiver tous les sentiments d’un homme que son malheur et ses avantages rendaient également intéressant, flattait son amour-propre. Ce caprice lui présentait tous les charmes d’une liaison qui pouvait se changer en attachement sérieux, et devenir le but de son ambition après avoir été celui de son amusement. Mais la duchesse de Linarès, qui redoutait l’empire qu’une femme de ce caractère pourrait exercer sur le cœur exalté de son fils, mit tous ses soins à l’éloigner d’elle. L’état de sa santé lui en fournit bientôt l’occasion. À la suite d’une maladie grave, les médecins ordonnèrent à la duchesse les eaux de Pise, et son fils s’empressa de l’y accompagner. Quelque temps après le départ d’Anatole, la comtesse Alméria le punit du tort d’être absent : c’était un crime qui n’obtenait jamais grâce à ses yeux. Le bruit de sa vengeance parvint bientôt à la duchesse ; elle en instruisit Anatole avec tous les ménagements convenables, et fut très-étonnée de le trouver beaucoup plus modéré dans ses regrets qu’elle ne l’aurait espéré. La précipitation avec laquelle il avait obtenu son bonheur lui avait souvent donné l’idée qu’il pourrait le perdre de même ; et d’ailleurs cette félicité fugitive avait plus enivré ses sens que pénétré son âme. Loin d’éprouver ce vide affreux où laisse l’abandon du seul objet qu’on puisse aimer au monde, quelque chose l’avertissait que la perte d’une femme, qui n’était que jolie, se réparait facilement par la possession d’une autre ; et il fut bientôt convaincu de cette vérité, lorsque les préférences de plusieurs belles Italiennes vinrent achever de le distraire du chagrin d’être trahi. La duchesse de Linarès, ravie de voir l’effet que produisait sur son fils le séjour de l’Italie, résolut de s’y fixer quelque temps. Elle se rendit à Rome dans l’intention d’y passer l’hiver ; mais lorsque le printemps vint parer de sa verdure les beaux sites et les ruines dont raffolait Anatole, il fut impossible de l’arracher de cette terre de souvenirs. Son imagination s’enflamma à l’aspect de tant de merveilles ; le désir de les chanter et de les retracer le rendit peintre et poëte, et il se livra aux arts avec toute la passion de son caractère. Mais, comme ce genre d’étude est celui qui dispose le mieux un cœur tendre aux impressions de l’amour, on le vit bientôt tomber dans des accès de mélancolie qui menaçaient d’altérer sa santé. Sa mère s’en inquiéta et voulut en savoir la cause. C’est alors qu’il lui fit l’aveu du sentiment pénible qui attristait son âme, en pensant que le ciel l’avait condamné à ne jamais goûter l’unique bonheur qui lui faisait envie. Je n’ai rien lu de plus touchant que la lettre où il demandait pardon à sa mère d’oser désirer la tendresse d’une autre femme, lorsqu’il était l’objet de son amour maternel. Mais, lui disait-il, peignez-vous le désespoir d’un cœur dévoré du besoin d’aimer, sans jamais pouvoir prétendre à inspirer le moindre retour. « Quoi ! ce délire enchanteur dont je vois partout les traces, ce feu qui anima le Tasse et Pétrarque, cette reconnaissance divine qui naît des faveurs d’un sentiment partagé ; enfin, tous ces bienfaits de l’amour, je ne les connaîtrai jamais : réduit au misérable avantage de profiter d’un instant de caprice ou des calculs de l’intérêt, je dois mourir sans rencontrer un cœur qui réponde jamais aux battements du mien. » La duchesse, affligée de le voir se livrer ainsi aux idées d’un malheur sans espoir, imagina de distraire Anatole par un voyage à Paris. Elle le chargea d’y faire l’acquisition d’une terre qu’elle viendrait habiter aussitôt qu’elle aurait obtenu de la reine d’Espagne la permission de se retirer de la cour. Ce fut par pure obéissance qu’Anatole se sépara de sa mère pour se rendre ici, suivi de son ancien gouverneur. Ils me remirent une lettre de la duchesse qui m’instruisait de ses craintes sur son fils, et le confiait encore une fois à mes soins. Vous devinez sans peine avec quel plaisir je les lui prodiguais. En recherchant toutes les occasions de le distraire, je me crus simplement inspiré par le désir d’accomplir les volontés d’une femme chérie ; mais bientôt, captivé par tout ce qu’Anatole a d’aimable, je sentis que son bonheur était indispensable au mien, et dès ce moment je ne m’occupai plus que des moyens de l’assurer. L’acquisition du château de Merville fut celui qui me réussit le mieux. Anatole s’obstinait à fuir les plaisirs du grand monde. Vainement l’ambassadeur d’Espagne, son parent, l’ancien ami de son père, voulut le présenter dans les maisons les plus agréables de Paris. Excepté à la cour, où il consentit à le suivre quelquefois, il refusa de l’accompagner dans les endroits où ses manières et son rang lui promettaient l’accueil le plus flatteur. Dans cette disposition d’esprit, le séjour de la campagne lui parut le seul convenable à ses goûts. Il s’y fixa pour faire exécuter sous ses yeux le plan tracé par lui, et qui devait rendre Merville un des plus beaux lieux de la France. Le soin d’embellir la retraite destinée à sa mère parvint à le distraire, pendant plusieurs mois, de ses tristes rêveries ; mais j’en prévoyais le retour, et je cherchais à l’éloigner en attirant Anatole à Paris, sous différents prétextes. Ses amis se joignaient à moi pour imaginer sans cesse de nouveaux motifs de l’y retenir ; mais nous commencions à nous voir au bout de nos ressources en ce genre, lorsqu’un soir, d’heureuse ou fatale mémoire, dit le commandeur en fixant les yeux sur Valentine, je vis entrer chez moi M. de Selmos, cet ancien gouverneur d’Anatole, la pâleur sur le front, et dans tout le désordre d’un homme qui vient annoncer une affreuse nouvelle. L’excès de sa douleur ne lui permit pas de me préparer au spectacle qui allait me frapper, et je pensai mourir d’effroi en voyant déposer sur mon lit le corps inanimé de ce pauvre Anatole. Le désespoir de son gouverneur, les larmes que répandaient ses gens, tout me persuada qu’il n’existait plus, et je frémis encore du souvenir de ce qui se passa dans mon âme à cette horrible idée. Mais le chirurgien qu’on avait fait appeler vint me rendre la vie en m’assurant que le malade ne tarderait pas à revenir de l’évanouissement où l’avait plongé la violence du coup qu’il avait reçu. En effet, Anatole ouvrit bientôt les yeux : son premier mouvement fut de me tendre la main, ensuite il la porta sur sa blessure, en me faisant signe qu’elle n’était point dangereuse. Cependant il avait l’épaule cassée et une forte contusion à la poitrine. On le saigna après avoir pansé sa blessure, et je fus étonné de voir son visage conserver, au milieu des souffrances les plus aiguës, une expression de bonheur que j’y remarquais pour la première fois. Impatient d’expliquer ce mystère, je questionnai M. de Selmos, qui me raconta ce qui venait de se passer à l’Opéra. Quand j’appris que c’était pour vous que mon ami venait de risquer sa vie, et peut-être celle de sa mère, je vous en demande pardon, Valentine, je me fis le reproche de lui avoir peint trop fidèlement le plaisir que j’avais eu à vous rencontrer et celui que je trouvais chaque jour à découvrir autant de sensibilité que de modestie dans une femme que son esprit et sa beauté auraient pu rendre vaine. Je me reprochai surtout de lui avoir dit qu’il existait entre vous et la duchesse de Linarès une ressemblance qui me rappelait sa mère à votre âge ; car, à dater de ce moment, il ne chercha plus qu’une occasion de vous voir. Le hasard la lui fournit bientôt, et j’ai su qu’il avait déjà joui plusieurs fois du plaisir de vous admirer avant d’avoir eu le bonheur de vous secourir.

» La joie qu’il ressentait de vous avoir peut-être sauvé la vie approchait du délire ; je tentai vainement de lui persuader que sa blessure exigeait le plus parfait repos : il voulut être transporté sur-le-champ à Merville, pour mieux cacher les suites de cet événement ; et, après m’avoir déclaré que son existence entière tenait au secret qu’il voulait garder auprès de vous, il défendit à ses gens de dire un mot de ce qui lui était arrivé à la sortie de l’Opéra. Le chirurgien reçut la même recommandation, et je le décidai à nous suivre à Merville, pour y soigner Anatole jusqu’à son parfait rétablissement. Ce voyage ne parut pas augmenter les souffrances du malade, ou du moins il n’osa point s’en plaindre. Pour obtenir de lui quelque soumission aux ordres du docteur, j’étais obligé de lui donner chaque jour de vos nouvelles, et de répondre à toutes les questions qu’il ne cessait de me faire sur votre compte. Comme son état exigeait une parfaite immobilité, nous ne lui permettions aucun signe ; mais il s’en vengeait en écrivant au crayon, sur ses tablettes, des phrases auxquelles je répondais dans son langage ; ensuite il essayait de tracer un profil dont je reconnaissais les traits, et que pour rendre plus frappant il effaçait, puis retraçait encore ; enfin, je reconnus tous les symptômes d’une passion qui allait ranimer sa vie. Je pressentis les chagrins qu’elle pourrait lui coûter, et lui en fis un tableau effrayant ; mais je me sentis forcé de l’approuver, lorsqu’il m’assura que tous les tourments de l’amour étaient préférables à cet état de langueur qui menaçait d’éteindre toutes les facultés de son âme. D’ailleurs, il prétendait être fort heureux du seul bonheur de vous aimer, pourvu qu’il n’eût jamais à supporter vos dédains. L’idée de vous attacher par la reconnaissance, en vous restant inconnu, l’égarait au point de croire que, s’il obtenait cette faveur, il ne lui resterait plus rien à désirer. Ce sentiment si désintéressé, si peu dangereux pour vous, me toucha vivement, et je le regardais comme un moyen d’occuper dignement le cœur d’Anatole. En pensant ainsi, j’étais loin de me flatter du moindre succès pour son amour ; mais je dois vous avouer que voyant tout ce que la reconnaissance vous inspirait pour lui, je n’ai pas eu le courage d’en diminuer l’impression, en vous cachant qu’il était aussi digne de votre estime que de votre intérêt. Comment aurais-je pu me refuser au plaisir de voir ses yeux briller de la plus pure joie quand je lui parlais de vous ! Comment n’aurais-je pas été entraîné par la certitude plus séduisante encore de lui faire passer des moments enchanteurs, en lui disant seulement que vous pensiez souvent à lui !

Ici Valentine leva les yeux au ciel, et le commandeur répondit à ce regard en ajoutant :

— Je sens combien cette complaisance vous paraît coupable ; mais, avant de blâmer ma conduite, voyez un peu ce qui la justifie : d’abord, j’étais lié par un serment qui ne me permettait pas d’arrêter les conjectures de votre imagination par le moindre mot qui aurait pu vous faire soupçonner la vérité ; je savais que la loyauté du caractère d’Anatole s’opposerait toujours à ce qu’il vous trompât, et que, loin de profiter de l’intérêt romanesque que son mystérieux amour devait vous inspirer, il vous avait avoué qu’un obstacle invincible le condamnait à s’éloigner éternellement de vous. Ensuite je vous dirai que cet obstacle, qui paraît si insurmontable aux yeux de beaucoup de personnes et peut-être aux vôtres, ne me frappait pas de même. Habitué à voir Anatole depuis son enfance, je me suis plus occupé des avantages qui le distinguent que de la disgrâce qui l’afflige. D’ailleurs, ayant appris sans peine son langage, je ne sentais aucun des inconvénients de ce malheur ; j’étais avec lui comme auprès d’un étranger dont on entend la langue, et qui s’exprime avec toute la vivacité d’une imagination ardente et d’un esprit supérieur. Combien de fais cette conversation originale et piquante m’a-t-elle consolé de l’ennui d’un bavardage insipide ! Enfin, les moments que j’ai passés près d’Anatole sont au nombre des plus heureux de ma vie, et l’on ne doit pas s’étonner que, trouvant en lui la réunion de toutes les qualités aimables, j’aie pu concevoir un instant l’espérance de le voir aimé.