Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 3-8).


I


— Eh bien, disait Richard, en brossant son habit de livrée, c’est donc après-demain que cette belle provinciale arrive ?

— Vraiment oui, répondit mademoiselle Julie, madame vient de m’ordonner d’aller visiter l’appartement qu’elle lui destine, pour savoir s’il n’y manque rien de ce qui peut être commode à sa belle-sœur ; je crois qu’on aurait bien pu se dispenser de faire meubler à neuf tout ce corps de logis ; madame de Saverny, accoutumée aux grands fauteuils de son vieux château, ne s’apercevra peut-être pas de tous les frais que madame a faits pour décorer son appartement à la dernière mode.

— C’est donc une vieille femme ?

— Point du tout, elle a tout au plus vingt-deux ans ; M. le comte est son aîné de plus de dix années, et madame la comtesse a bien au moins sept ou huit ans de plus que sa belle-sœur, puisqu’elle en avoue quatre.

— Et cette parente a-t-elle un mari, des enfants, une gouvernante ? Faudra-t-il servir tout ce monde-là ?

— Grâce au ciel, elle est veuve ; et je pense qu’elle est riche, car son mari était, je crois, aussi vieux que son château ; et l’on n’épouse guère un vieillard que pour sa fortune.

— Qui nous amène-t-elle ici ?

— Tout ce qu’il faut pour s’y établir, des gens, des chevaux ; enfin, jusqu’à sa nourrice.

— Ah ! c’est un peu trop fort. Je sais ce que c’est que ces grosses campagnardes, qui se croient le droit de commander à toute la maison, parce qu’elles ont nourri leur maîtresse ; ce sont de vieilles rapporteuses qui, sous prétexte de prendre les intérêts de leur cher nourrisson, vont leur raconter tout ce qui se dit ou se fait dans les antichambres ; Lapierre est bien libre de se mettre au service de celle-là ; quant à moi, je ne compte pas lui donner un verre d’eau.

— Ah ! tout cet embarras ne sera pas éternel, madame s’en lassera bientôt, surtout s’il est vrai que madame de Saverny soit aussi belle qu’on l’assure ; ne savez-vous pas Richard, que deux jolies femmes n’ont jamais demeuré bien longtemps ensemble ?

Les remarques philosophiques de mademoiselle Julie furent interrompues par le retour du carrosse de madame de Nangis. Son entrée dans la cour de l’hôtel fut un signal qui remit chacun à son poste. Mademoiselle Julie s’enfuit dans le cabinet de toilette ; Richard prit un paquet de lettres arrivées de la veille, et qu’un peu de négligence lui faisait remettre le lendemain à sa maîtresse. Et madame de Nangis les décacheta, en embrassant la petite Isaure, qui venait au-devant de sa mère avec tout le plaisir d’un enfant qui interrompt une leçon ennuyeuse, pour aller remplir un devoir amusant.

— Ah ! dit madame de Nangis, en s’adressant au Chevalier d’Émerange, voici des nouvelles de Nevers. Ma belle-sœur arrive décidément jeudi. Je vous en préviens, chevalier, c’est une personne charmante.

— À Nevers, peut-être ?

— Oui, monsieur, à Nevers, et partout ; un joli visage, une belle taille, et beaucoup d’esprit, sont appréciés dans tous les pays.

— Et c’est auprès de vous que madame de Saverny compte faire valoir tous ces avantages ? Je la plains.

— Vous me flattez aujourd’hui à ses dépens, reprit en souriant madame de Nangis, bientôt vous la louerez aux miens. Je vous connais ; la beauté a sur vous un empire absolu ; votre admiration pour elle va jusqu’au délire. C’est avec cet amour du beau en général, que vous avez trompé tant de jolies femmes qui se croyaient tendrement aimées, lorsqu’elles n’étaient que passionnément admirées.

— En vérité, madame, je ne puis accepter l’honneur que vous me faites ; car, non-seulement j’ai fort peu trompé, mais j’ai passé ma vie à l’être. Quant à l’admiration dont vous me faites un reproche, ce n’est pas ma faute si l’on m’y réduit.

Ces derniers mots furent accompagnés d’un regard que la comtesse ne voulut pas avoir l’air de comprendre ; elle reporta ses yeux sur la lettre qu’elle tenait, en acheva la lecture, et dit :

— Elle écrit à ravir. Jugez-en vous-même, ajouta-t-elle, en donnant la lettre au chevalier, et convenez que vos Sévigné de Paris ne s’expriment pas mieux.

— Cela n’est pas mal pour un style de province, répondit M. d’Émerange, après avoir lu ; mais il n’y a pas grand mérite à écrire naturellement qu’on se promet beaucoup de bonheur à vivre auprès de vous. Que veut-elle dire en parlant de ses regrets, de son deuil, et de ce goût pour la retraite, qui nous annonce sûrement quelque grande passion ?

— Ses regrets sont pour ses vassaux et quelques amies d’enfance. Son deuil est celui qu’elle a pris à la mort de son mari. Et son goût pour la retraite n’est autre chose que l’ignorance des plaisirs du grand monde. Élevée au couvent, où son père désirait la voir cloitrée pour toujours, elle n’en est sortie que pour épouser, sans dot, le marquis de Saverny. C’était un vieillard aimable quoiqu’infirme. Un jour, mon beau-père lui fit part du projet qu’il avait de sacrifier l’existence de sa fille, à la fortune de son fils. Cet usage, très-commun alors dans les familles, rendait le fils aîné possesseur de tous les revenus, et le mettait en état de soutenir dignement son rang à la cour. M. de Saverny, après avoir vainement combattu la résolution de son ami, pour en détruire l’effet, demanda la main de la pauvre Valentine ; et tout s’est arrangé pour le mieux. Après deux ans de soins et de résignation, elle est devenue la riche héritière d’un mari trop vieux pour être longtemps regretté ; et M. de Nangis profite sans scrupule de l’injustice de son père.

— Je vois que tout le monde s’est fort bien conduit dans cette affaire-là, le défunt surtout : son dernier procédé met le comble à mon estime.

— Si vous saviez tout ce que sa mort a coûté de larmes aux beaux yeux de madame de Saverny, vous n’en parleriez pas si légèrement ; elle en était encore bien affligée lorsque je la quittai l’été dernier, et cependant elle avait déjà porté plus de huit mois le deuil ; je voulais alors l’emmener à Paris, elle s’y refusa, et je n’en pus obtenir que la promesse de venir s’établir ici à la fin de son deuil. Je vois avec plaisir qu’elle me tient parole. Sa présence me sera d’une grande ressource cet hiver, car je n’aime point à aller seule dans le monde, et encore moins à y suivre M. de Nangis, dont la gravité se croirait compromise, si l’on pouvait le soupçonner d’être quelque part pour son plaisir.

— En effet, reprit le chevalier, je me suis souvent demandé quel avantage il trouvait à passer ainsi sa vie en dîners d’apparat et en visites de cérémonie.

— Je n’ai pas le droit de médire de ses goûts, puisqu’il ne gêne pas les miens. Peut-être, s’il en avait d’autres, serions-nous moins heureux. Aussi n’ai-je jamais exigé qu’il me les sacrifiât. Il reçoit mes amis avec politesse, je m’ennuie des siens avec complaisance, et rien ne trouble la paix qu’établit cette douce réciprocité.

L’arrivée de M. de Nangis mit fin à cette conversation, que rien n’empêchait de continuer devant lui, mais qui aurait perdu ce charme de confiance, qui n’appartient qu’au tête-à-tête. Le chevalier, persuadé qu’un tiers est toujours importun, se retira en promettant de revenir le lendemain soir au concert, où madame de Nangis avait invité la moitié de Paris à venir entendre une virtuose nouvellement arrivée d’Italie.