Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 8-15).


II

Déjà cinquante femmes richement parées décoraient les salons de madame de Nangis, tandis qu’un plus grand nombre d’hommes circulait autour d’elles, en leur adressant des compliments plus ou moins sincères sur leur parure ou leur beauté. Les artistes, qui devaient faire les délices de la soirée, paraissaient n’attendre qu’un mot de la maîtresse de la maison pour commencer le concert. Elle allait en donner le signal, lorsque la prima donna s’avançant respectueusement vers elle, lui déclara, le plus poliment possible, que rien dans le monde ne lui ferait chanter une note, si son accompagnateur ordinaire n’était pas au piano. Madame de Nangis lui représenta vainement que plusieurs compositeurs d’un grand talent et fort habitués à tenir le piano, offraient de l’accompagner, si l’artiste appelé pour avoir cet honneur, et que sa réputation au concert de la reine semblait en rendre digne, ne lui inspirait pas de confiance. La célèbre cantatrice resta immuable dans sa volonté ; et madame de Nangis fut réduite à donner l’ordre d’atteler ses chevaux pour faire courir après cet indispensable confident des intentions musicales de la signora de B… Cette petite discussion jeta l’alarme dans la brillante assemblée. À l’air d’humeur qui s’était peint sur le visage de madame de Nangis, et aux gestes multipliés de la signora, qui semblaient tous dire : « Cela m’est impossible, » on avait jugé qu’elle refusait de chanter. La désolation était générale ; et les gens qui, par goût, attachaient le moins de prix à un grand air italien, paraissaient les plus inconsolables.

Le chevalier d’Émerange fut député auprès de madame de Nangis, pour savoir s’il restait encore quelque espérance ; il profita de cette occasion pour demander à la comtesse si sa belle-sœur était au nombre de toutes les jolies femmes qu’elle avait réunies.

— Non, lui répondit-elle ; si madame de Saverny était ici, vous l’auriez déjà reconnue.

— J’en ai peur, reprit le Chevalier, car un chapeau de Nevers doit être assez reconnaissable dans ce salon-ci.

— Vraiment, il ne serait pas plus ridicule que celui de madame de R… Il faut que cette femme-là soit bien sûre de son esprit pour affubler ainsi son visage ; voyez un peu que de gens s’empressent autour d’elle ; et dites ensuite, que sans le bon goût et l’élégance, on ne saurait plaire !

— Je le dirai toujours en vous voyant, dussé-je me battre avec tous les champions de la laideur de madame de R…

Madame de Nangis ne voulant pas répondre à cette flatterie, rappela au Chevalier qu’il était attendu. Il l’avait oublié, il revint auprès des personnes qui l’avaient chargé de questionner la comtesse, en leur disant :

— Soyez sans inquiétude, un léger incident retarde votre plaisir, mais vous allez l’entendre.

— De qui parlez-vous ? reprit, d’un air étonné, un de ceux à qui s’était adressé le Chevalier.

— Mais ne m’avez-vous pas dit de savoir si la signora B… se déciderait à chanter ce soir ?

— Ah ! mille pardons, s’écria tout le monde, nous avions oublié votre extrême complaisance.

— Et la cantatrice aussi, répartit le chevalier ; cela ne m’étonne pas, on est toujours puni du tort de se faire attendre.

En effet, ces mêmes gens qui, un moment auparavant, semblaient désespérés de la crainte de ne pas entendre la voix de cette célèbre virtuose, étaient presqu’aussi contrariés de voir interrompre une conversation qui les amusait. C’est ainsi qu’en France les plaisirs de l’esprit passent avant tout.

Madame de Nangis, bien convaincue de cette vérité, prévint toutes les causeries qui allaient s’établir, en réclamant l’attention générale en faveur d’un beau quatuor d’Haydn, qui fut aussi bien exécuté que mal écouté. Au quatuor l’on fit succéder la sévère sonate d’un pianiste allemand, qui commençait à assoupir l’assemblée, lorsque madame de Nangis s’écria, sans aucun égard pour le pauvre professeur :

— Ah ! voici M. Augustini.

C’était le nom de l’accompagnateur tant désiré ; chacun le répéta tout haut, en félicitant madame de Nangis du bonheur d’avoir pu le rejoindre ; et c’est au bruit de toutes ces félicitations, qu’expira le dernier accord de la sonate allemande, sans que personne songeât à en applaudir l’auteur. Madame de Nangis lui adressa seulement un de ces discours de maîtresse de maison, qui ne signifient rien, sinon qu’on veut se faire la réputation de dire un mot obligeant à toutes les personnes que l’on reçoit. Enfin, le moment de la signora B… était arrivé, et madame de Nangis jouissait du plaisir de voir le but de sa soirée rempli. Elle n’était plus tourmentée de cette crainte si naturelle d’avoir réuni tant de personnes pour les ennuyer. M. de Nangis aurait dû partager cette douce satisfaction ; mais une inquiétude d’un autre genre l’agitait. La princesse de L…, pour laquelle il avait longtemps réservé la meilleure place, venait d’arriver, et s’était assise sur la seule chaise qui se trouvait libre derrière plusieurs autres femmes. M. de Nangis souffrait le martyre, en voyant la princesse aussi mal placée, et maudissait l’impossibilité de lui offrir le siége d’une autre personne. Heureusement pour lui, madame de Nangis, encore plus touchée de la position pénible où paraissait être son mari, que de celle de la princesse, interrompit la longue ritournelle du grand air italien, pour faire passer un fauteuil auprès d’elle, et y conduire la princesse de L…

Tous ces dérangements importunaient au dernier point la signora B… et l’expression de sa physionomie n’en faisait pas mystère ; mais l’enthousiasme qu’inspirèrent les premiers accents de sa belle voix, la rendirent plus patiente à souffrir les nouvelles contrariétés qui l’attendaient. Une des plus vives fut celle d’entendre sonner toutes les pendules des salons, au milieu du point d’orgue le mieux étudié ; car pour les bravo mal placés, et tous les signes d’une admiration souvent trop bruyante, son indulgence était extrême : on s’aperçoit si peu des inconvénients de ce qui flatte !

Le bruit des applaudissements étant parvenu jusqu’aux antichambres, un domestique crut pouvoir profiter du moment où l’on ne chantait plus, pour aller prévenir la comtesse de l’arrivée de sa belle-sœur. Madame de Nangis l’attendait avec impatience depuis une semaine ; et, dans tout autre instant, elle eût été charmée de courir au-devant d’elle pour l’embrasser ; mais interrompre ainsi un grand concert par une scène de famille, lui paraissait une chose fort ridicule. Pour l’éviter, elle donna l’ordre que l’on conduisît madame de Saverny dans son appartement, et lui fit dire qu’elle irait la rejoindre, dès qu’elle pourrait s’échapper un moment.

Au nom de la marquise de Saverny, la princesse de L… s’écria :

— Quoi, c’est madame de Saverny qui vient d’arriver ? Cette jolie femme qui était aux eaux de Vichy, l’année dernière, et qui m’a si bien reçue, lorsque ma voiture s’est brisée auprès de son château ? Ah ! rien ne saurait m’empêcher d’aller l’embrasser ; où est-elle ?

Le domestique ayant répondu qu’en attendant les ordres de madame on avait fait entrer la marquise dans le petit boudoir, la princesse voulut s’y rendre à l’instant même, et madame de Nangis se trouva forcée de l’accompagner.

Elles trouvèrent madame de Saverny un peu déconcertée de sa réception. Le bruit de sa voiture n’avait attiré personne. Parvenue dans les vestibules, il lui avait fallu traverser une haie de laquais avant d’arriver à l’appartement de la comtesse, et se disputer avec l’un d’eux, pour l’empêcher de l’annoncer à haute voix dans le salon. Un autre, plus connaisseur, ayant remarque avec dédain la simplicité de sa parure, et reconnu qu’elle n’était pas digne des honneurs du concert, l’avait fait passer mystérieusement dans le boudoir, en lui recommandant de ne pas faire le moindre bruit. Elle y était depuis un quart d’heure à méditer sur la différence de cette réception avec celle dont l’espérance l’avait occupée pendant toute sa route, lorsque la princesse vint se jeter dans ses bras, en lui prodiguant toutes les expressions de la plus tendre amitié. Madame de Nangis y joignit les témoignages de la sienne ; mais tous ses soins à prouver combien elle était ravie du plaisir de revoir sa chère Valentine, dissimulaient faiblement l’impatience qu’elle éprouvait de retourner dans son salon. Madame de Saverny la devina bientôt, et supplia sa sœur de ne pas interrompre plus longtemps le concert ; elle lui demanda la permission d’en attendre la fin dans son appartement ; mais la princesse n’y voulut jamais consentir.

— Madame la comtesse, dit-elle, ne souffrez pas qu’elle nous quitte ainsi. Il faut absolument qu’elle entende chanter madame B… C’est un plaisir qu’on ne peut remettre à un autre jour puisqu’elle retourne incessamment en Italie.

— Ah ! madame, excusez-moi, reprit Valentine, je suis en habit de voyage.

— Eh ! que vous manque-t-il, interrompit la princesse, vous avez une robe de taffetas noir qui vous sied à merveille ; avec cette collerette de blonde et ce chapeau de paille, vous êtes jolie comme un ange ; allons, venez avec nous, ou bien restez, et je ne vous quitte pas.

Madame de Saverny résistait vainement aux instances de la princesse, un message de M. de Nangis, que l’absence de ces dames contrariait beaucoup, détermina Valentine à ne pas la prolonger plus longtemps. Elle sacrifia de bonne grâce les intérêts de sa vanité au désir de ses deux amies, et se résigna à se montrer la moins parée de toutes les femmes brillantes de cette assemblée, sans se douter qu’elle en fût la plus belle.