Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 20-23).


IV


Il était neuf heures du matin, lorsque Valentine s’entendit réveiller par une petite voix qui lui disait assez bas :

— Ma tante, dormez-vous ?

— Ah ! c’est toi, ma chère Isaure ! viens, que je t’embrasse.

— Je n’y vois pas, je vais appeler Antoinette pour ouvrir les volets.

À peine Antoinette est entrée, qu’Isaure est sur le lit de sa tante qui la serre dans ses bras.

— Comme tu es grandie depuis six mois, chère enfant ; regarde-moi un peu ! Tu as les mêmes yeux que ton père !

— Oh ! cela n’est pas possible, ma tante, car M. d’Émerange me dit tous les jours que je suis jolie, parce que je ressemble à maman.

— Ce monsieur peut avoir raison, mais il ne saurait empêcher que tu n’aies les yeux bleus de ton père : au reste, peu m’importe qu’ils soient noirs ou bleus. Si l’on te trouve déjà quelque ressemblance avec ta mère, c’est que tu es probablement aussi bonne qu’aimable.

— Je le crois bien ; mon maitre de piano est fort content ; et mon papa dit que si je travaille toujours aussi bien, il me fera jouer l’année prochaine devant le monde.

— L’année prochaine ! mais tu seras bien jeune encore.

— Pas si jeune, j’aurai sept ans. Miss Birton dit qu’à cet âge-là on n’est plus un enfant.

— Qu’est-ce que c’est que miss Birton ?

— C’est une nouvelle gouvernante que maman m’a donnée pour m’apprendre l’anglais ; mais je ne crois pas qu’elle reste longtemps ici ; elle se plaint toujours.

— Tu ne lui obéis peut-être pas assez ?

— Ce n’est pas cela qui la fâche ; mais elle dit qu’on n’a point assez d’égards pour elle : par exemple, hier on ne l’a pas invitée au concert ; et elle m’a grondée toute la soirée. Je pourrais bien la faire gronder aussi, moi, si j’allais répéter tout ce qu’elle disait hier de maman.

— Ce serait une méchanceté dont j’espère qu’Isaure est incapable ; c’est déjà trop de me le dire.

Tout en écoutant le bavardage de sa nièce, madame de Saverny s’habillait, et se disposait à se rendre chez sa belle-sœur pour s’informer de ses nouvelles ; mais Isaure lui apprit que l’on n’entrait jamais chez sa mère avant midi, elle ajouta :

— Je vais voir si mon papa est dans son cabinet. Je le préviendrai de votre réveil, et nous viendrons déjeuner avec vous.

Elle revint bientôt accompagnée de M. de Nangis, qui se livra tout entier au plaisir de revoir sa sœur. Il s’excusa de n’avoir pu le lui témoigner la veille. Mais elle devait savoir qu’au jour de réunion les étrangers passent avant tout. Il lui parla dans le plus grand détail des avantages qu’elle pourrait retirer de son séjour à Paris. Le premier de tous, à ses yeux, était de faire faire à sa sœur un grand mariage. Dans les idées de M. de Nangis, le bonheur n’était autre chose qu’un état brillant dans le monde ; et c’est dans la franchise de son amitié, qu’il conseillait à sa sœur de tout sacrifier au projet d’un second établissement, digne de sa fortune. Valentine avait un sincère désir de se laisser diriger dans sa conduite par son frère. Elle rendait justice à ses bonnes qualités, à l’esprit d’ordre qui le caractérisait ; mais elle se sentait incapable d’être heureuse d’un bonheur qu’il lui aurait choisi ; leurs goûts étaient trop différents.

Madame de Saverny, docile sur tous les petits intérêts de la vie, avait cependant une volonté immuable. On la voyait sans cesse soumettre ses projets, ses plaisirs, aux caprices de ses amis ; mais aucun d’eux n’eût obtenu le sacrifice d’un de ses sentiments. Élevée dans la retraite la plus austère, elle avait appris à mépriser les joies et les tourments de la vanité. Les religieuses, chargées de son éducation, sachant que la volonté de son père la condamnait à vivre loin du monde, lui en avaient fait un tableau effrayant ; à force de lui répéter que l’égoïsme et la perfidie dirigeaient toutes les actions des hommes, Valentine en avait conçu tout naturellement une sorte de défiance qui nuisait à son bonheur. L’assurance d’une sincère amitié lui semblait une politesse, l’éloge une flatterie, et le serment un mensonge. Cependant son âme tendre ne pouvait se passer d’affections vives. Mais la dévotion la plus exaltée les avait toutes concentrées, jusqu’au moment où M. de Saverny vint mériter son attachement et sa reconnaissance, et lui prouva qu’un homme, élevé dans de bons principes, peut se conserver vertueux au milieu du grand monde ; mais soit faiblesse, ou prudence, il ne chercha point à détruire les préventions qui la rendaient souvent injuste envers les autres hommes. Peut-être avait-il prévu qu’en mettant son esprit à l’abri des dangers de la séduction, elle n’en aurait encore que trop à vaincre pour son cœur. Une longue habitude du monde avait démontré à M. de Saverny que le plus grand malheur d’une femme n’est pas de succomber au sentiment qu’elle éprouve, mais au caprice qu’elle inspire ; et sa tendresse vraiment paternelle pour Valentine, avait voulu la préserver du malheur si commun d’être dupe de la vanité d’un fat ou de la légèreté d’un étourdi.