Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 192-197).


XXXV


La nouvelle de la prochaine présentation de la marquise, jointe à toutes celles qui se débitaient sur ses prétendues aventures, excita les clameurs de toute la brillante société de Paris. Plusieurs femmes d’un rang distingué furent sollicitées, par ces officieuses personnes que l’on trouve partout, pour tâcher de faire parvenir aux oreilles de la reine les bruits qui couraient sur madame de Saverny. Mais quand on avait l’honneur d’approcher souvent de la reine, on savait avec quel mépris elle recevait toute espèce de dénonciation de ce genre ; d’ailleurs c’était madame la princesse de L… qui devait présenter elle-même la marquise, et toutes les tentatives de la méchanceté échouaient devant cette marque de considération particulière.

Le dépit de ne pouvoir réussir à éloigner Valentine de la cour, redoubla la curiosité de voir l’accueil qu’elle y recevrait, et toutes les personnes qui par leur rang pouvaient y être admises ne manquèrent point à cette cérémonie. Déjà les galeries de Versailles étaient remplies de courtisans dont l’ironie s’exerçait, en attendant mieux, sur la famille de M. de Nangis, sans s’apercevoir que le comte était là très à portée de les entendre. Après y avoir bien réfléchi, il n’avait pas cru pouvoir se dispenser d’assister à la présentation de sa sœur, surtout en pensant qu’on l’avait accordée à sa sollicitation. Mais il avait conjuré la comtesse de n’en pas être témoin, pour éviter disait-il, l’embarras d’une entrevue désagréable, et l’inconvénient d’offrir à toute la cour le spectacle de leur désunion.

Enfin, l’on vint avertir que le roi allait passer dans les grands appartements, et tout rentra dans le plus profond silence. Lorsque toute la cour fut rangée auprès de Sa Majesté, on vit paraître la princesse de L… dans le costume le plus simple, et tenant par la main la marquise de Saverny, dont la magnifique parure semblait rivaliser avec l’éclat de sa beauté. Jamais plus de noblesse et plus de modestie n’avaient embelli tant d’attraits. La timidité qui colorait son teint en augmentait la fraîcheur ; son regard à demi baissé semblait réclamer l’indulgence, en même temps que sa taille élégante et son noble maintien commandaient l’admiration. Elle fit ses révérences sans assurance et sans gaucherie, et ce fut avec toutes les grâces de la simplicité, qu’elle répondit aux choses obligeantes que le roi daigna lui dire.

Cette réception déconcertait bien de malignes espérances ; les femmes en témoignaient tout haut leur dépit :

— Voilà, disaient-elles, comme avec de la beauté on peut tout se permettre impunément : prêchons, après de pareils exemples, la vertu à nos filles ! Mais si la vérité n’arrive jamais aux pieds du trône, le monde qui la connaît sait punir les erreurs.

À ces discours les hommes, déjà séduit par l’aspect de Valentine, essayaient de répondre qu’avant de la juger aussi sévèrement, il fallait attendre des preuves plus positives de son inconséquence. Quelques-uns refusaient tout net de la croire coupable, et les plus malveillants ne savaient comment accorder tant de travers avec tant de modestie.

Valentine un peu remise du premier trouble inséparable d’une solennité dont on est le principal objet essaya de lever les yeux pour contempler ce spectacle brillant et nouveau pour elle ; mais toute la pompe de la cour disparut bientôt à ses regards, lorsque les portants du côté où était placé le corps diplomatique, elle reconnut l’ambassadeur d’Espagne, et près de lui… Anatole. Qui pourrait peindre l’émotion qui s’empara d’elle au moment où leurs yeux se rencontrèrent ! Elle eut besoin de tout son courage pour n’y pas succomber, et elle crut que la princesse de L…, touchée de son état arrivait pour lui sauver la vie, quand elle vint la prendre pour la conduire chez les princesses du sang, et lui faire faire, suivant l’usage, quelques visites dans le château.

Elle fut invitée à souper le même jour chez la comtesse d’Art… C’est là que l’attendaient l’intrigue et la jalousie des femmes qui se promettaient de lui faire payer ses triomphes du matin par toutes les humiliations de la soirée ; la princesse de L… était chez la reine, et madame de Réthel se trouvant forcée de retourner auprès de son oncle, rien ne s’opposait au projet d’affliger la marquise. Il est vrai que la bonté de la comtesse d’Art… lui répondait d’un accueil agréable ; mais les premières politesses finies, la comtesse et les princes ses frères se mettraient au jeu, et la pauvre Valentine resterait livrée à elle-même ou plutôt à la vengeance de toutes ses rivales. C’est ce qui arriva bientôt. Dès que la comtesse rompit le cercle pour s’approcher de la table, toutes les femmes s’éloignèrent de Valentine en lui prodiguant les marques du plus humiliant dédain. Confuse de se voir ainsi abandonnée au milieu du salon, elle fut se placer auprès de la jeune duchesse de M…, qu’elle avait souvent rencontrée chez madame de Nangis. Mais la duchesse qui la croyait de bonne foi coupable de tous les procédés que lui reprochait sa belle-sœur, se mit à lui tourner le dos, comme pour l’empêcher d’entendre ce qu’elle racontait d’elle à une autre personne. Malgré la paix de sa conscience, Valentine éprouvait le supplice de s’entendre calomnier sans pouvoir se défendre, et de se voir insultée sans oser se plaindre. L’arrivée de M. d’Émerange vint encore ajouter à l’horreur de sa position. À peine daigna-t-il la saluer. Cette impolitesse ne l’aurait pas affectée, s’il ne l’avait pas aggravée par les airs les plus impertinents.

La crainte de voir la marquise recevoir quelques soins du petit nombre de personnes qui ne jouaient pas, les lui fit rassembler autour de lui, et captiver leur attention par des récits amusants. Souvent on l’accablait de questions auxquelles il répondait en élevant le ton :

— Non, ce n’est pas cela, vous êtes par trop méchant.

Puis, jetant un regard sur Valentine, il reprenait à voix basse la défense de l’accusée, et l’entremêlait de plaisanteries si piquantes, que les auditeurs riaient encore plus des ridicules de la coupable, qu’ils ne s’indignaient de ses fautes. Ce manége dura jusqu’au moment où la soirée finit. Valentine en vit approcher le terme avec toute l’impatience d’un prisonnier qui attend sa délivrance. Et lorsque ses chevaux l’entraînèrent loin de ce séjour où l’intrigue est un mérite, et l’innocence un ridicule, elle s’écria, le cœur oppressé de larmes :

— Ah ! fuyons pour toujours des lieux où la bonté du souverain ne garantit pas de tant d’insultes, où le moindre succès s’achète par tant d’humiliations ! Je n’y dois plus paraître, puisque le ciel m’a refusé la fausseté, la souplesse et l’audace.