Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 254-263).


XLIV


Isaure avait repris ses forces, sa gaieté, et l’on ne craignait même plus pour son joli visage ; Valentine venait d’en apprendre l’heureuse nouvelle à son frère ; madame de Nangis, ravie du bonheur de retrouver son enfant, de recevoir les consolations d’une amie, oubliait le monde et ses travers, auprès des objets de son affection. Enfin tout semblait promettre à Valentine le repos auquel elle aspirait depuis si longtemps. Mais une seule idée troublait encore son âme, et lui faisait éprouver que la douceur d’une vie calme ne peut rien contre les agitations du cœur.

Un matin, la marquise se disposant à sortir, comme à son ordinaire, Isaure vint lui demander, de la part de sa mère, à qui était une voiture attelée de six chevaux de poste qui venait d’entrer dans la cour. Devinant bien ce qui motivait la curiosité de la comtesse, Valentine fit appeler mademoiselle Cécile, qui répondit :

— Cette voiture est celle de la duchesse de Linarès.

— Viendrait-elle loger ici ? demanda vivement la marquise.

— Je ne le crois pas, madame, car les gens qui se trouvaient dans sa voiture de suite, ont reçu ordre d’aller tout préparer pour la recevoir dans l’appartement qu’elle occupe ordinairement chez l’ambassadeur d’Espagne.

— Dites qu’on ôte mes chevaux, reprit Valentine, après un moment de silence ; je ne sortirai pas.

— En donnant cet ordre, elle congédia Isaure et alla se renfermer dans son cabinet. Elle y était depuis une heure, lorsque M. de Saint-Albert se fit annoncer. À son aspect il la vit rougir, et il s’excusa de venir ainsi la troubler.

— Je le vois, dit-il, ma présence vous importune ; c’est l’effet que produit communément celle d’un ami qui n’inspire plus de confiance ; mais tranquillisez-vous : je ne viens pas questionner votre cœur, ni vous parler des sentiments que je lui suppose ; j’avais prévu ce que vous cherchez à dissimuler, et je suis bien loin de le blâmer. Tout ce que je vous demande, c’est de m’aider à rappeler la raison d’un insensé qui est au moins digne de votre pitié.

Puis s’apercevant que Valentine hésitait à répondre, le commandeur ajouta :

— Anatole sait que vous demeurez ici et dans sa résolution de n’y point venir, il me supplie de lui permettre de vous écrire. Comme je me rends à l’instant même chez lui pour le lui défendre par toute l’autorité de mon amitié, j’ai cru devoir vous en prévenir, et vous supplier de vous prêter au moyen très-innocent dont je viens de convenir avec sa mère, pour le ramener à des sentiments plus raisonnables.

— Et, quel est ce moyen demanda Valentine ?

— Mais en pareil cas, celui qui ôte toute espérance, me semble le meilleur. La passion d’Anatole est arrivée à un point qui touche au délire. Six mois d’absence et de regrets n’ont fait que l’exalter, et l’idée qu’elle ne peut plus troubler votre repos, l’encourage encore. Il est temps d’y mettre un frein en lui prouvant qu’il ne doit exister entre vous qu’une simple amitié puisque le choix d’un nouvel époux va bientôt assurer votre bonheur.

— Mais ce serait l’abuser…

— Que vous importe, interrompit le commandeur, cela ne vous engage à rien, pas même à le tromper ; nous vous demandons pour toute grâce, de ne pas nous contredire. C’est de moi seul qu’il apprendra les projets que je vous supposerai, et je sais d’avance qu’il se soumettra à tout ce que l’honneur ordonne en pareille circonstance. Une fois convaincu de votre prochain mariage, il sentira la nécessité de renoncer aux illusions romanesques qu’il nourrit depuis trop longtemps, et cessant de garder un secret désormais inutile, il sacrifiera bientôt les intérêts de son amour-propre au plaisir de jouir sans contrainte de votre affection. Combien alors cette tendre mère vous bénira d’avoir rendu son fils à la vie par l’amour, et à la raison par l’amitié. Vous deviendrez l’ange tutélaire de cette intéressante famille, et votre vieil ami vous devra la fin de toutes ses peines.

— Ah ! si tant de bonheur est en ma puissance, s’écria Valentine avec l’accent de la plus vive émotion, je consens à tout pour vous l’assurer. Oui, dites à votre ami que mon cœur n’est plus libre, et qu’avant peu j’aurai disposé de ma main ; mais en lui faisant cette confidence, ménagez sa sensibilité, persuadez-lui bien que j’ai besoin de son bonheur pour être heureuse, et qu’il doit vivre pour être l’objet de mon éternelle reconnaissance.

En disant ces derniers mots, le visage de Valentine s’anima des plus vives couleurs, et son regard brilla du feu de l’enthousiasme. Le commandeur surpris de l’air inspiré qu’il remarquait en elle, la considéra quelque temps en silence, puis se levant tout à coup, il la quitta pour se rendre auprès d’Anatole.

Deux heures après, la marquise reçut le billet suivant :

« Votre bonheur est décidé, madame, et vous daignez encore vous occuper du mien ! Tant de bonté ne m’étonne pas. J’y voudrais répondre en vous obéissant ; mais vous m’ordonnez en vain d’être heureux. Le ciel moins généreux que vous, me défend d’y prétendre, et la fin de mes tourments est l’unique vœu qu’il me permette désormais de former. Ah ! puisse-t-il bientôt l’accomplir, en me laissant pour dernière pensée le souvenir du seul moment où j’aie aimé la vie ! »

À peine Valentine a-t-elle achevé la lecture de ce billet, qu’elle fait demander si M. de Saint-Albert est de retour. On lui répond qu’il vient de rentrer ; elle se rend aussitôt près de lui, et, sans perdre de temps, elle le prie de lui dire franchement comment Anatole a reçu la nouvelle qu’il vient de lui porter. Le ton décidé qui accompagnait cette prière en faisait presque un ordre, et le commandeur pensa qu’il fallait qu’un sentiment violent agitât Valentine pour altérer ainsi la douceur de sa voix. Il essaya d’abord de lui répondre vaguement en lui laissant entendre qu’il valait mieux pour elle-même qu’elle ignorât l’effet d’un désespoir que le temps seul pourrait calmer ; mais la marquise ayant insisté de manière à ne lui laisser aucun moyen d’éluder une réponse positive.

— Eh bien, dit-il, puisque vous voulez savoir les projets qu’il médite en son extravagance, apprenez qu’il part cette nuit même pour aller cacher, je ne sais où, la douleur qui l’accable. J’ai vainement employé mon ascendant sur lui pour le déterminer à prendre quelque parti plus sage. Je n’ai rien obtenu de tout ce que j’ai demandé, même au nom de sa mère. Il m’a fait jurer de ne la quitter de ma vie, et de faire tout ce qui dépendrait de moi pour vous lier avec elle ; car il ne doute pas que le bonheur de vous voir souvent ne la console de l’absence de son fils. Il a paru attacher le plus vif intérêt à ce que je pusse vous réunir ce soir même toutes deux chez moi. J’ai promis de satisfaire à tout ce qu’il exigeait de mon amitié, pourvu qu’il renonçât au désir de vous revoir encore une fois. Il ne voulait que se trouver sur votre passage, au moment où vous viendrez chez ma nièce ; mais j’ai résolu de vous sauver une semblable entrevue, qu’il n’est pas lui-même en état de supporter.

— Je vous en remercie, interrompit Valentine (sans paraître fort émue de ce qu’elle venais d’entendre), et j’accepte avec empressement l’offre que vous me faites de me présenter aujourd’hui à votre ancienne amie. Vous m’excuserez, si j’arrive un peu tard. Je me suis engagée à conduire ce soir Isaure à l’Opéra ; c’est une récompense depuis longtemps promise, je ne saurais manquer à ma parole : madame de Réthel vient de s’engager à nous y accompagner, et si la duchesse ne doit se rendre qu’à dix heures chez vous, nous nous y trouverons avant elle.

— Puisque cet arrangement est celui qui vous convient le mieux, reprit le commandeur d’un air piqué, je vais tout disposer pour satisfaire au vœu de mon ami, sans nuire à vos projets.

À ces mots, Valentine quitta le commandeur, sans paraître remarquer le mécontentement qu’il témoignait.

— Voilà bien les femmes ! s’écria-t-il, lorsqu’elle fut partie : exaltées jusqu’à la folie, quand l’amour les domine ; insensibles jusqu’à la dureté, quand le prestige de leur imagination est détruit.

À l’heure du spectacle, la marquise et son amie font de vaines instances pour le déterminer à leur donner la main ; il s’y refuse en disant que de tristes adieux à faire le privent de l’avantage de partager les plaisirs de ces dames. Après plusieurs phrases de ce genre, fort bien comprises de Valentine, il la voit s’éloigner sans en obtenir d’autre réponse que ces mots : À ce soir. Blessé de tant de marques de légèreté, il veut en faire le récit à son malheureux ami, et lui prouver qu’il ne peut sans crime sacrifier le bonheur de sa famille entière au regret de n’être point aimé d’une femme ingrate. Dans ce dessein, il se fait conduire chez Anatole, et n’apprend pas sans étonnement qu’il vient de partir pour l’Opéra. Un valet de chambre est appelé, il confirme cette réponse, et dit qu’en effet son maître s’est déterminé tout à coup à sortir après avoir reçu un billet.

— Et savez-vous de quelle part il venait, interrompt vivement le commandeur ?

— Non, monsieur. Je sais seulement qu’un domestique, portant la livrée de madame la marquise de Saverny, m’a chargé de le remettre à mon maître.

Ces mots augmentent encore la surprise de M. de Saint-Albert. Il veut éclaircir le mystère, et se rend sans délai à l’Opéra. En entrant dans la salle, il aperçoit Anatole dans le fond de la loge de l’ambassadeur d’Espagne. Il le voit debout, appuyé sur une colonne, et les yeux fixés de manière à lui indiquer l’endroit où se trouve madame de Saverny. Le commandeur tourne alors ses regards de ce côté, et il est frappé de l’air rayonnant de Valentine. L’émotion la plus vive semble animer ses traits, et tout en elle démontre autant de trouble que de joie. En vain la plus célèbre danseuse captive l’attention du public, Valentine profite de ce moment pour se livrer au plaisir de revoir Anatole, mais l’expression d’un bonheur dont il ne se croit pas la cause, lui devient bientôt insupportable. Son désespoir s’en irrite, il veut fuir pour en cacher l’excès. Déjà il n’a plus qu’un pas à faire pour être à jamais séparé de celle qu’il adore. Cette funeste pensée l’arrête un instant ; il se retourne, et veut par un dernier regard lui dire un éternel adieu ; mais un signe de Valentine lui dit : Restez. Il n’ose en croire ses yeux ni reconnaître le langage qu’il parle, qu’il entend, et que Valentine vient d’apprendre pour lui ; un second signe ajoute, je vous aime, et il tombe anéanti sous le poids de sa félicité.

Au même instant le commandeur arrive, l’entraîne hors de la salle, et lui prodigue tous ses soins ; Valentine, tourmentée d’une douce inquiétude, n’attend pas la fin du spectacle pour se rendre chez M. de Saint-Albert. Un seul mot instruit madame de Réthel de ce qui se passe dans l’âme de son amie. Elle n’a plus de secrets pour elle, et trouve du plaisir à lui avouer que depuis trois mois les leçons de l’abbé de l’Épée l’ont rendue très-savante dans le langage d’Anatole.

— Quoi ! s’écrie madame de Réthel, c’est donc à cette occupation que vous consacriez ces longues matinées où vous étiez invisible pour tout le monde.

— Vraiment, oui, répondit Valentine ; lorsque j’ai senti que rien ne pouvait m’empêcher de l’aimer, j’ai voulu apprendre à le lui dire.

— Comme elle achevait ces mots, la voiture s’arrête ; on l’ouvre précipitamment, et la marquise s’élance dans les bras de M. de Saint-Albert qui s’écrie :

— Ô mon amie ! est-il bien vrai ?

L’émotion de Valentine ne lui permet pas de répondre ; elle se laisse conduire par le commandeur sans voir où il l’entraîne. Bientôt Anatole est à ses pieds. Une femme, baignée de pleurs, la presse sur son sein ; à ses traits, aux transports de sa reconnaissance, Valentine devine qu’elle embrasse la mère d’Anatole, et son cœur éprouve tout ce que le ciel a voulu attacher de divin au plaisir de faire des heureux.