Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 247-254).


XLIII


Peu de jours après cet entretien, Valentine fut péniblement distraite du souvenir qu’elle en conservait par de mortelles inquiétudes. M. de Nangis, ennemi déclaré de toutes les innovations, s’était constamment opposé au désir que lui avait souvent témoigné sa femme, de faire inoculer Isaure, et la pauvre enfant venait d’être atteinte de tous les symptômes d’une violente petite vérole. Dès les premiers moments de la maladie, Valentine s’était comme attachée au pied du lit de sa nièce, et avait recommandé qu’on ne laissât pénétrer personne dans son appartement. Déjà six nuits s’étaient écoulées sans qu’elle eût consenti à prendre le moindre repos, lorsqu’on vint l’avertir qu’une femme à laquelle on avait répété plusieurs fois que madame de Saverny n’était pas visible, s’obstinait à rester sur les marches de l’escalier, pour y attendre le moment où le docteur P… sortirait de chez elle. Valentine s’informa du nom de cette femme, et apprit avec étonnement qu’elle refusait de le dire.

— C’est probablement, ajouta le domestique, quelque pauvre femme qui se recommande à la charité de madame ; elle est vêtue de manière à le faire croire, et le soin qu’elle prend de cacher son visage sous un grand voile noir, prouve qu’elle est honteuse de demander l’aumône.

— Si c’est ainsi, reprit la marquise, dites-lui de me laisser son adresse, et qu’avant peu j’enverrai chez elle ; recommandez-lui surtout de s’éloigner au plus vite d’une maison dont l’air est infecté par une affreuse maladie.

Le domestique sortit pour remplir cette commission ; mais il rentra bientôt en disant à sa maîtresse, avec l’accent de la plus vive pitié :

— Ah ! madame, si vous ne daignez pas venir à son secours, cette pauvre femme va mourir ; je lui ai vainement répété qu’elle pouvait compter sur la bienfaisance de madame la marquise :

» — Je ne veux point de ses bienfaits, s’est-elle écriée en sanglotant, je ne lui demande qu’un seul mot ; qu’elle me l’accorde, ou je meurs à l’instant.

» En disant cela elle s’est traînée jusqu’à la porte du salon en me suppliant de ne la point renvoyer ; et vraiment je ne l’aurais pu faire, car ses forces l’ayant abandonnée, elle est tombée sans connaissance ; je viens demander à madame s’il ne faut pas lui faire prendre quelques gouttes d’éther.

— Conduisez-moi vers elle, dit aussitôt la marquise, après avoir recommandé à mademoiselle Cécile de ne pas quitter Isaure.

En entrant dans le salon, Valentine fut saisie d’un battement de cœur qui lui ôtait presque la respiration. Son visage, déjà altéré par l’inquiétude et les veilles, prit tout à coup un air d’effroi en apercevant cette infortunée, si digne de pitié ; elle veut s’en approcher pour la secourir, mais à peine a-t-elle fait un mouvement, que des yeux égarés se fixent sur les siens, et qu’une voix s’écrie :

— Malheureuse, elle est morte !

Ce cri funèbre retentit au cœur de Valentine, elle n’y répond que par ces mots :

— Ah ! ma sœur !

Mais ils ne sont pas entendus de cette misérable mère, elle a cru lire l’arrêt de son enfant dans le regard désespéré de Valentine ; un frisson mortel à glacé ses veines, et c’est en vain que sa sœur la rassure, la presse sur son sein ; l’excès de la douleur a suspendu sa vie. Valentine, qui la voit expirante, tente un dernier moyen : elle compte sur cet instinct maternel qui survit à tout pour lui faire deviner la présence de son enfant, et sans calculer si ses forces répondent à son courage, elle entraîne elle-même la mourante, et la dépose aux pieds du lit de sa fille.

Les inspirations du cœur sont rarement trompeuses, et l’on croirait, au succès qu’elles obtiennent dans les moments extrêmes de la vie, que touchée de notre infortune, la divinité daigne alors penser pour nous. Ce que tous les secours n’avaient pu faire, une seule plainte d’Isaure l’opéra : le son de cette voix chérie ranima les esprits de madame de Nangis, et l’existence parut lui revenir avec la certitude que son enfant respirait encore.

En ce moment le docteur P… arriva et partagea ses soins entre Isaure et sa mère. Il les prodigua avec d’autant plus de zèle, qu’il s’accusait d’être la cause de l’état où il voyait la comtesse. En effet, c’est lui qui avait parlé la veille, chez l’abbesse du couvent des Filles de la Miséricorde, du danger où se trouvait la nièce de madame de Saverny. Il l’avait peint dans toute sa force, pour engager ces dames à prendre de grandes précautions pour leurs pensionnaires, sans se rappeler que madame de Nangis habitait leur maison. Le bruit de la maladie de sa fille lui parvint bientôt, avec tous les détails qui pouvaient augmenter son effroi. Son imagination, déjà exaltée par le repentir et la douleur, se peignit la mort de son enfant comme un châtiment dû à ses fautes. Et dès-lors, le désespoir s’emparant de son âme, elle ne pensa plus qu’à revoir une seule fois l’objet de ses regrets, avant de le suivre au tombeau. Quelques louis donnés à la tourière, lui obtinrent la facilité de sortir du couvent avant qu’il fît jour. Elle erra longtemps dans les rues de Paris, sans pouvoir reconnaître celles qui la conduiraient chez Valentine ; enfin, s’étant adressée à un pauvre Savoyard que la misère rendait plus matinal qu’un autre, il lui indiqua son chemin, en marchant devant elle. C’est avec ce guide qu’elle était arrivée à la porte de l’hôtel du commandeur ; et c’est assise sur un banc de pierre, qu’elle avait attendu le moment de la voir ouvrir.

Après avoir longtemps examiné l’état d’Isaure, le docteur déclara qu’il lui paraissait moins alarmant que la veille, mais qu’il ne pouvait répondre de rien avant la fin du neuvième jour. En écoutant ces mots, la plus vive terreur se manifesta dans les yeux de la comtesse ; elle pensa que, par pitié pour elle, le docteur n’osait prononcer la sentence d’Isaure, et qu’il voulait la préparer au coup fatal par trois jours d’anxiété ; et pénétrée de cette horrible pensée, toute son attitude semblait dire :

— Où vais-je passer ces trois jours de supplice ?

Valentine comprit son silence, et dit en lui serrant la main :

— Rassurez-vous, ma sœur, nos soins la sauveront.

— Quoi, s’écria la comtesse, en se précipitant aux genoux de Valentine, vous permettrez que je ne la quitte pas ! vous, à qui l’on a fait jurer de la tenir éloignée pour toujours de sa mère, vous que j’ai si cruellement offensée, qui devez tant me haïr ! Ah ! tant de générosité ajoute à mes remords ; et c’est vous venger deux fois que de vouloir prolonger ma vie jusqu’au dernier soupir de mon enfant.

À ces mots un torrent de larmes inonda le sein de cette malheureuse mère, et la soulagea un instant de l’oppression qui l’accablait. Valentine redoubla cet attendrissement par les expressions de la plus touchante amitié, et le docteur lui-même ne put se défendre d’une émotion très-vive en contemplant le spectacle si doux du repentir qui implore, et de la vertu qui pardonne.

Avant de le laisser partir, la marquise exigea de lui le secret sur la scène dont il venait d’être témoin, et le pria de se charger d’un mot pour l’abbesse du couvent de la Miséricorde, à qui elle devait rendre compte de l’absence de la comtesse. Tout fut disposé pour cacher l’arrivée de madame de Nangis chez Valentine : les gens de la maison reçurent l’ordre de n’en point parler, même à ceux du commandeur ; et mademoiselle Cécile fut d’autant plus discrète dans cette circonstance, qu’elle avait à réparer sa réputation. Valentine fit valoir le grand intérêt qui devait les occuper uniquement, pour empêcher sa sœur de revenir trop souvent sur les regrets de sa conduite passée, et il fut convenu entre elle que désormais les soins relatifs à Isaure seraient l’unique sujet de leurs conversations.

Enfin arriva ce neuvième jour aussi redouté qu’attendu. Après un redoublement de fièvre et de délire, le calme survint tout à coup, et fut suivi d’un sommeil profond. À son réveil, Isaure entr’ouvrit les yeux reconnut sa mère, la nomma ; et ce premier mot échappé de son cœur devint le signal de la résurrection de toutes deux. Dans ce passage subit du désespoir à la joie, madame de Nangis oublia tout ce qu’elle avait promis à Valentine pour se livrer sans réserve à l’excès de sa reconnaissance.

— Ah ! mon amie, lui disait-elle, disposez de l’existence qui nous est rendue ; c’est à vos vœux que le ciel l’accorde, sa justice devait me punir en m’arrachant le seul lien qui m’attache à la terre ; mais, en adoptant ma fille, en protégeant sa mère, vous avez obtenu sa vie et mon pardon : tant de bienfaits n’étaient dus qu’aux célestes vertus d’un ange.

À la vue d’un bonheur qui était en partie son ouvrage, Valentine recueillit le fruit de tous ses sacrifices, et se félicita d’avoir acquis, par sa générosité le droit de ramener à tous les charmes d’une vie douce et pure, l’amie que tant d’erreurs semblaient condamner à d’éternels chagrins. Mais, tout en se livrant au désir d’adoucir le sort de sa belle-sœur, Valentine voulait rester fidèle à sa promesse envers son frère ; et voilà ce qu’elle imagina pour concilier ces deux intérêts. En faisant le serment de ne jamais se séparer d’Isaure, elle ne s’était point engagée à la priver des soins étrangers que pourrait exiger son éducation, et rien ne l’empêchait de les partager avec madame de Nangis, pourvu que cette dernière consentît à ne pas abuser de son autorité maternelle. Cette condition une fois remplie, Valentine proposa à sa belle-sœur d’habiter un petit appartement attenant au sien, où elle pourrait accomplir facilement le vœu de retraite absolue qu’elle avait formé. Avant d’accepter cette proposition, qui comblait tous ses désirs, la comtesse prévint Valentine qu’elle ne consentirait à s’établir chez elle qu’en qualité d’institutrice d’Isaure ; et que, pour ôter tout soupçon, elle prendrait le nom de madame de Sainte-Hélène, et passerait dans la maison pour une de ces personnes qu’un revers de fortune oblige à fuir le monde pour se consacrer à l’éducation des enfants. Le but de ce mystère était de cacher à M. de Nangis la demeure de sa femme, et Valentine l’approuva. Dès que le docteur lui eut déclaré qu’Isaure était en pleine convalescence, elle reconduisit elle-même la comtesse à son couvent, et deux jours après annonça chez elle la prochaine arrivée de madame de Sainte-Hélène. Une femme de chambre nouvelle fut arrêtée pour le service particulier de cette institutrice dont mademoiselle Cécile avait seule le secret. Quant à Isaure il ne fut pas difficile de lui faire croire que la moindre indiscrétion de sa part la priverait pour toujours de la présence de sa mère. L’effroi que lui inspirait cette menace répondait de sa soumission, et jamais on n’eut à lui reprocher un mot qui pût trahir le mystère qu’elle respecta sans chercher à en comprendre la cause.