Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 28-33).


VI


Malgré les profits qu’y trouvait son amour-propre, Valentine ne pouvait se soumettre longtemps aux agitations d’une vie aussi dissipée. Elle pria sa sœur de la laisser disposer de ses matinées, qu’elle consacrait ordinairement à l’étude, et de la dispenser quelquefois de la suivre dans ces grandes assemblées où l’ennui règne assez souvent ; mais lorsque madame de Nangis se décidait à rester chez elle, Valentine se faisait un devoir de lui tenir compagnie, et de partager avec elle le soin de faire les honneurs de sa maison. M. d’Émerange, qui s’était aperçu de cette résolution, ne manquait pas de trouver quelques prétextes pour engager madame de Nangis à ne pas sortir. Tantôt il faisait trop froid, les spectacles étaient détestables, et d’ailleurs causait-on quelque part aussi bien que chez elle ! Bonnes ou mauvaises ces raisons étaient toutes accueillies ; madame de Nangis les interprétait d’autant plus en sa faveur, que le chevalier redoublait de flatterie pour elle.

Un soir que ces dames étaient presque seules, il les surprit à rire d’une visite fort ridicule qu’elles venaient de recevoir.

— Je crois que c’est par égard pour moi, disait Valentine à sa sœur, que vous attirez chez vous ces sortes de caricatures. Vous pensez me rendre mes plaisirs de Nevers ; eh bien, vous vous trompez : nous n’avons en province rien d’aussi parfait que cela.

— Je ne sais pas, dit M. d’Émerange, quels sont les originaux qui ont le bonheur d’exciter ainsi votre gaieté, mais je défie bien Nevers d’en avoir d’aussi ridicules que ceux qu’on rencontre tous les jours à Paris.

— Eh bien, je gage, dit madame de Nangis, que vous allez reconnaitre les nôtres !

— Ah ! je les devine, reprit le chevalier, n’est-ce pas ce grand niais de baron, qui traduit l’allemand sans l’avoir appris, et fait des vers sur le oui, le non, le si, le car, enfin sur tous les monosyllabes de la langue française. Sa petite femme a des yeux rouges, et des mains noires, dignes d’exercer la muse de son mari. C’est lui qui imagina un jour de s’habiller en sauvage pour jouer un proverbe qu’il avait composé en l’honneur de la fête de la jolie duchesse de R… Il avait emprunté, pour ajouter à la vérité de son costume, une perruque de bête féroce, qui un effet si bizarre sur sa figure moutonne, qu’il fut impossible de modérer les éclats de rire, et d’entendre un seul mot de sa pièce. Ah ! c’est un homme précieux que je me ferai toujours un vrai plaisir de rencontrer !

— N’ayez pas de regret, ce n’est pas lui que nous avons vu.

Alors le chevalier passa en revue tous les gens auxquels il trouvait ou donnait des ridicules. Madame de Saverny, sans reconnaitre ses portraits, ne pouvait s’empêcher d’en rire. Il en conclut que sa malice l’amusait, et en devint plus piquant. Cependant un mot de madame de Nangis le fit changer de ton.

— Ne vous l’avais-je pas bien dit, Valentine, que la gaieté de M. d’Émerange triompherait de tous les genres de tristesse ? Vous qui vantez si bien les charmes de la mélancolie, avouez que le plaisir de rêver ne vaut pas celui de rire.

Il n’en fallut pas davantage pour faire changer de rôle au chevalier : il amena avec adresse la conversation sur des sujets plus graves, raconta sans affectation, quelques traits d’une sensibilité touchante, et jouit du plaisir de se voir écouté avec intérêt par Valentine. Madame de Nangis, que le chevalier n’avait pas accoutumée à des entretiens de ce genre, lui en témoigna son étonnement, en disant :

— Serait-il bien indiscret de vous demander où vous avez lu tout cela ? en vérité, le chevalier de Florian ne nous dirait rien d’aussi pathétique, et je ne vous aurais jamais soupçonné de sentiments si doux.

— Voilà bien de vos jugements, repartit le chevalier avec impatience ; parce qu’il est reçu dans le monde qu’on ne doit parler qu’avec son esprit, vous en concluez qu’on a le cœur sec. Ne savez-vous pas que l’on passe sa vie à afficher des défauts qu’on n’a point. Vous, qui me raillez, je vous ai vue cent fois vous parer d’une légèreté factice, et tourner en plaisanterie le trait qui provoquait le mieux votre attendrissement. Sur ce point nous sommes tous plus ou moins hypocrites.

Madame de Nangis se trouva blessée de cette réponse, et plus encore du mouvement d’humeur qui semblait l’avoir dictée. Elle s’en vengea par des épigrammes, dont Valentine essaya d’adoucir l’amertume par des mots conciliants. Tout en conservant les formes de la plus stricte politesse, la querelle devint très-vive, et laissa des impressions fâcheuses dans l’esprit de la comtesse ; elle soupçonna pour la première fois au chevalier le désir de plaire à sa belle-sœur, et l’accusa, intérieurement, d’avoir la fatuité de paraître la sacrifier à sa passion naissante. Elle en conçut d’abord une juste indignation ; car la comtesse se croyait exempte de tous reproches, par la seule raison que sa conscience était en repos sur les droits du chevalier. Comme toutes les coquettes, elle comptait pour rien le malheur de se compromettre, et s’indignait qu’on pût la soupçonner d’un tort dont elle se donnait toutes les apparences.

Le retour de M. de Nangis termina toute discussion ; il avait dîné chez l’ambassadeur d’Espagne, où l’on avait beaucoup parlé de madame de Saverny : son frère la félicita d’avoir fait la conquête la plus difficile ; celle du vieux commandeur de Saint-Albert.

— C’est un homme bizarre, dit le chevalier, mais qui n’a jamais manqué de goût.

— Il ne l’use pas, repartit la comtesse, car il n’aime personne.

— Si vous l’aviez entendu parler de Valentine, reprit M. de Nangis, vous auriez meilleure idée de son cœur.

— Il me semble, ajouta le chevalier, qu’il ne devait pas moins à madame, pour la complaisance qu’elle a eue de l’écouter toute une soirée.

— Ce n’était point par complaisance, répondit Valentine, je puis vous l’assurer, sa conversation a je ne sais quel attrait de franchise qui la rend très-attachante.

— Il est certain, interrompit la comtesse, que si vous mettiez du blanc, il n’aurait pas manqué de vous le dire, car il n’a jamais gardé le secret d’une chose désagréable.

— Il paraît, reprit M. de Nangis, que Valentine l’a corrigé du défaut de médire, car, après en avoir fait l’éloge, il a ajouté que c’était la première femme qu’il eût jugée digne de tourner la tête d’un honnête homme, et que rien ne lui semblait aussi raisonnable que de beaucoup l’aimer.

— Je ne me croyais pas si sage, dit le chevalier, de manière à n’être entendu que de Valentine.