Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 139-144).


XXVI


Deux jours après l’entretien qui avait jeté tant de trouble dans l’esprit de Valentine, elle reçut un billet du commandeur, qui lui demandait s’il pourrait avoir l’honneur de la voir dans la matinée ; ce message lui inspira des soupçons : elle répondit au commandeur qu’elle l’attendait ; et lorsqu’elle le vit arriver, elle lui témoigna franchement l’impatience qu’elle avait d’apprendre ce qui lui procurait le plaisir de le voir d’aussi bonne heure.

— Ah ! vous devinez, dit-il, que je ne viens pas ici tout simplement pour vous faire ma cour. Vous me trouvez peut-être l’air important d’un ambassadeur chargé d’une mission délicate ; je suis bien aise d’avoir le maintien convenable dans une circonstance aussi solennelle.

— Ah mon Dieu ! qu’allez-vous m’annoncer, interrompit Valentine en riant de la plaisante gravité qu’affectait le commandeur.

— Il ne s’agit point de rire, reprit-il, mais d’écouter posément tout ce que l’ambition, la raison, et l’intérêt, vont vous dire par ma bouche. Une personne qui me fait l’honneur de me supposer beaucoup de crédit sur votre esprit, compte sur mes conseils pour vous déterminer à assurer d’un seul mot le bonheur de toute votre famille. J’ai promis de répondre à cette honorable preuve de confiance par tout le zèle qui pourrait m’en rendre digne. En véritable diplomate, je me suis bien gardé de nier l’influence que l’on me croyait sur la grande puissance que l’on voulait soumettre ; car j’ai remarqué que les professeurs en ce genre aimaient mieux compromettre leur crédit que d’en laisser douter ; et vous voudrez bien, j’espère, ne pas démentir une réputation dont je suis aussi fier.

— Quoi, vous seriez député par mon frère pour me parler mariage.

— Précisément.

— Et c’est sur les avis de votre sagesse que l’on fonde l’espérance de me faire faire une folie ?

— Pourquoi pas ? Ce ne serait pas la première fois que ma sagesse aurait aussi bien réussi.

— Eh bien, je veux la mettre à l’épreuve dans cette circonstance, et m’en rapporter à tout ce qu’elle décidera. Je verrai quels seront ses arguments pour me prouver que je dois épouser l’homme du monde qui me convient le moins ?

— Qu’il vous convînt, ou non, si vous l’aimiez, comme je l’ai cru un moment, vous trouveriez mes arguments admirables. Mais il n’est point question ici de vos sentiments. Un homme bien né, beau, riche et spirituel, vous offre sa main. Tant d’avantages réunis ne vous laissent qu’un seul motif de refus. Je sais que vous pourrez parlez de la crainte d’un nouveau lien, du désir de rester libre et de l’inconstance reconnue du chevalier ; mais tous ces prétextes ne voudront jamais dire au fond que ces mots : Je ne vous aime pas. Et je me trompe fort, ou M. d’Émerange ne vous pardonnera pas cette injure.

— Cependant, je ne compte pas l’épouser par terreur de son ressentiment.

— Ce serait d’autant plus mal calculé, que cela ne vous mettrait point à l’abri de celui que vous devez le plus redouter. Dans la position où vous vous trouvez, vous n’avez qu’à choisir entre deux vengeances ; si vous redoutez celle du chevalier, la comtesse vous en punira. Ne vous offensez pas de cette réflexion, ce n’est pas le moment d’employer des subterfuges pour vous démontrer la vérité ; je n’ai pas envie d’insulter, par la plus sotte médisance, une femme que vous devez aimer en dépit de ses torts ; mais l’amitié dont vous m’honorez, me fait un devoir de vous garantir, s’il se peut, du mal que sa vanité cherchera à vous faire.

— J’avoue qu’elle est faible, inconsidérée, mais, j’en suis sûre, elle n’est pas méchante, dit Valentine, les larmes aux yeux.

— Non ; mais elle le deviendrait bientôt, si elle se doutait une minute de la préférence qu’on vous accorde.

— Hélas ! pour lui laisser ignorer cette malheureuse préférence je m’exilerais, je crois, au bout du monde ?

— Beau moyen ! M. d’Émerange vous y suivrait, la comtesse en tomberait malade, et rien ne manquerait au scandale.

— Que faut-il donc faire pour éviter tant de malheurs ?

— Il faut se résoudre à tromper l’amour-propre du chevalier, ou bien consentir à le satisfaire.

— Vous me supposez trop de finesse, ou trop de résignation.

— Si vous vous décidez au premier parti, je vous réponds du succès ; et, à vous parler sans détour, je ne vois pas ce qui vous empêcherait de prendre le second. Les défauts du chevalier auraient de grands inconvénients pour une femme ordinaire, mais celle dont l’esprit et la beauté flatteront son orgueil, n’aura jamais à en souffrir.

— Il est égoïste.

— Tant mieux ; les égoïstes sont des maris parfaits ; ils ont pour leurs femmes et leurs enfants cette tendre affection qu’ils portent sur tout ce qui fait partie d’eux-mêmes. Je vous proteste que ce défaut, si détestable dans la société, est une vertu de ménage.

— Je ne saurais l’apprécier.

— D’ailleurs, continua M. de Saint-Albert, je vous crois capable d’opérer de grandes conversions ; et puis il y a si peu de différence entre les défauts des gens du monde, que ce n’est guère la peine de les discuter. Le mieux est de ne les pas voir ou de les aimer, et c’est ce que l’amour apprend à merveille.

— Sans doute mais il faut de l’amour.

— À votre âge, on en a toujours.

— Je ne m’en sens pourtant pas pour M. d’Émerange.

— C’est que vous en éprouvez pour un autre… Voilà le grand secret que l’émotion qui vous colore en ce moment m’apprendrait assez, si je ne l’avais deviné depuis longtemps. Mais l’objet de cet amour, que le bonheur ne doit point couronner, tout en vous aimant avec idolâtrie, serait désespéré de voir sacrifier un sort brillant aux intérêts de sa folle passion ; ne regardez pas ce noble sentiment comme une supposition de ma part, je viens d’en acquérir la preuve. Avant de me rendre auprès de vous, j’ai voulu consulter mon ami sur la démarche que votre frère exigeait de moi, et je dois rendre justice à celui qui vous inspire un si vif intérêt ; il s’en est montré digne, en me conjurant de sacrifier sa vie au bonheur de la vôtre.

— Indigne générosité ! s’écria Valentine, hors d’elle-même ; et c’est lui qui m’engage à épouser un homme qu’il méprise !

— Ne vous abusez point, c’est de la haine qu’il a pour lui et non pas du mépris. Son injustice envers le chevalier prouve assez les moyens qu’il lui croit de vous plaire ; mais qu’importe l’opinion d’un rival ? C’est de la probité qu’il faut, même en amour. Il n’est permis de disposer de la destinée d’une femme, qu’autant qu’on espère la rendre heureuse ; lorsqu’on n’a pas cette espérance, on ne peut s’opposer à ce qu’un autre se charge du soin de son bonheur.

— Je le sens, le mien est à jamais perdu ; mais au moins n’aurai-je pas à me reprocher de l’avoir sacrifié à de vaines considérations. Ma résolution est irrévocablement prise, et je ne réclame plus vos conseils que sur la manière de la faire connaître ; en refusant les offres de M. d’Émerange, je conviens que j’ai de grands ménagements à garder. Indiquez-moi les plus convenables ; et je vous réponds de ma docilité. Mais n’en exigez pas davantage de la raison d’une femme, qui aime mieux vivre malheureuse à son gré que de se voir comblée des bienfaits qui excitent l’envie de tout le monde.

Après avoir écouté attentivement ces derniers mots de Valentine, le commandeur lui prit la main, la porta à ses lèvres avec toutes les marques d’un attendrissement qu’il ne pouvait dissimuler, et il sortit en répétant son exclamation favorite : Quel dommage !