Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 169-175).


XXXI


Le bruit d’une voiture qui entrait dans la cour réveilla madame de Nangis de l’espèce d’anéantissement qui avait succédé à sa colère ; elle craignit de se faire voir dans le désordre où elle était, et s’empressa d’ordonner qu’on éloignât, sous un prétexte quelconque, la visite qui arrivait : mais on lui répondit que le carrosse dont elle avait entendu le bruit, était celui de M. le comte, qui venait de rentrer. En effet, le comte arrive presque aussitôt. Frappé de l’altération qu’il remarque sur le visage de sa femme, il lui en demande la cause : elle hésite à répondre ; son mari insiste ; elle se trouble encore davantage ; et la nécessité de sortir d’embarras venant ajouter au désir de se venger, la comtesse feint de trahir avec peine le secret de sa belle-sœur. Elle raconte qu’un hasard, dont on ne doit accuser que la négligence de Valentine, a fait tomber entre ses mains la lettre qu’elle montre à M. de Nangis, et donne pour prétexte de l’émotion que son mari a remarquée, le chagrin profond que lui cause la conduite d’une personne qu’elle n’aurait jamais soupçonnée d’une pareille intrigue. Cette première dénonciation accueillie l’oblige à de nouveaux mensonges. Plus cette indigne action coûte à sa conscience, et mieux elle en veut assurer le prix. Enfin, l’esprit, la ruse, la trahison, la fausse pitié, tout fut employé pour abuser la tendresse d’un frère, et le porter à la plus coupable injustice.

Lorsque, par ses différentes insinuations, la comtesse eut exalté la colère de son mari contre Valentine, elle pensa que c’était le moment de les mettre en présence. La marquise venait justement de rentrer. Son frère la fit prier de se rendre auprès de lui. Elle arrive : à son aspect la comtesse frémit. Il lui semble que la preuve de ses torts est tout entière dans l’air innocent de Valentine, et que l’accusée n’a qu’à lever ses yeux pour se justifier de tant de calomnies.

— Connaissez-vous cette lettre ? dit alors M. de Nangis, du ton d’un juge sévère.

— J’ignore ce qu’elle contient, reprit en balbutiant Valentine, qui avait déjà reconnu l’écriture d’Anatole.

— Cependant elle vous est adressée, reprit le comte, et celui qui l’écrit se croit probablement assez connu de vous pour n’être pas obligé de signer.

Ici la marquise prit la lettre des mains de son frère, en lut l’adresse, et lança à sa belle-sœur un regard de mépris qui ne laissa à la comtesse aucun doute sur le soupçon qui venait d’éclairer Valentine. Confuse de voir sa lâcheté devinée, elle n’en supporta la honte que dans l’espérance de jouir à son tour de la confusion où se trouverait sa rivale, en lisant les expressions de cet amour qu’elle voulait cacher, et en répondant à l’espèce d’interrogatoire que M. de Nangis ne manquerait pas de lui faire subir. Mais elle fut bien étonnée, lorsqu’elle s’aperçut que cette lecture, loin de troubler Valentine, semblait ranimer son courage, et calmer son agitation. Le comte, surpris lui-même de cette tranquillité, dit avec impatience :

— Eh bien, madame, daignerez-vous m’expliquer ce mystère, et m’apprendre si vous connaissez l’auteur de cette lettre ?

— Je pourrais avant tout, reprit la marquise avec dignité, demander comment il se fait qu’elle se trouve dans vos mains avant de m’être parvenue ; mais je veux ignorer sur qui doit tomber le mépris attaché à de tels procédés. Votre âge, le titre de chef de notre famille, et plus encore, la tendresse que vous m’avez toujours témoignée, vous donnent sur moi les droits d’un père ; et c’est au nom de ces droits que je consens à vous répondre avec toute la sincérité que vous devez attendre de mon caractère. Cette lettre m’était destinée, et j’en connais l’auteur.

— Je désire infiniment savoir le nom de ce monsieur qui traite si bien de fat l’homme le plus aimable que je connaisse.

— Son nom ? Je l’ignore.

— Quoi ? s’écria la comtesse, en éclatant de rire d’une manière impertinente, vous ignorez le nom de celui qui veut vous suivre au delà des mers ?

Valentine ne daigna point faire attention à cette épigramme ; mais elle en punit bientôt la comtesse, en la livrant à la plus cruelle inquiétude. Après s’être épuisé en sentences plus ou moins éloquentes sur l’extravagance des femmes, M. de Nangis dit à sa sœur :

— Il ne faut pas douter que l’amour de ce beau sylphe ne soit l’unique cause des refus que vous adressez à M. d’Émerange !

— Non, répondit Valentine, cet amour n’est pas la seule cause de mon refus.

— C’est pourtant de cette belle passion dont vous avez voulu parler, en nous assurant qu’un motif secret vous empêchait d’accepter sa main.

En cet instant, les yeux de Valentine se tournèrent sur madame de Nangis, elle la vit dans l’attitude d’un coupable qui attend le prix de ses méchancetés. Un affreux tremblement agitait ses membres ; elle écoutait d’un air avide les mots qui allaient sortir de la bouche de sa belle-sœur, et semblait implorer la pitié de sa victime. Il fallait s’être laissée entraîner à tous les torts d’une passion insensée pour méconnaître ainsi le cœur de Valentine ; mais le premier châtiment de ceux qui renoncent à la vertu est de n’y plus croire. Aussi l’étonnement de madame de Nangis fut-il à son comble, lorsqu’elle entendit Valentine donner pour raison de son refus la différence de son caractère avec celui de M. d’Émerange, et beaucoup d’autres motifs, sans ajouter un mot qui pût faire soupçonner les sentiments de la comtesse. Ce procédé généreux, en dissipant sa crainte, la livra au remords ; et rien ne saurait peindre ce qu’elle souffrit en voyant son mari s’animer de plus en plus contre sa sœur, et finir par l’outrager au point d’appeler du nom d’intrigue son intimité avec Anatole. Valentine avait supporté cette injure avec la résignation qui naît de l’innocence ; mais quand elle se vit en même temps accuser de tous les manéges de la coquetterie envers le comte d’Émerange, la fierté de son âme se révolta de cette insulte. Elle déclara qu’aucune considération ne pouvait l’engager à souffrir les expressions du mépris de personne, pas même de son frère ; et elle sortit en l’assurant que désormais il n’aurait plus l’occasion de la traiter avec tant d’injustice.

— Le voilà donc arrivé ce fatal moment que j’ai si souvent redouté ! s’écria Valentine, quand elle fut seule. Mon imprudence et la plus indigne calomnie m’enlèvent jusqu’à l’estime de mon frère, je ne puis plus habiter sa maison, sans trahir l’horreur que m’inspire tout ce qui s’y passe. Il faut m’en éloigner ; il faut quitter cette famille que j’avais regardée comme un asile protecteur, et emporter avec moi le mépris et la haine de deux êtres sur qui j’avais placé mon respect et ma tendresse !

En se livrant à ces tristes pensées, Valentine fondait en larmes. Mais son attendrissement, loin d’affaiblir sa résolution, redoublait le désir qu’elle avait de cacher sa peine à tous les yeux. Dans ce dessein, elle écrivit au commandeur qu’un obstacle imprévu l’obligeait à renoncer au projet d’aller en Italie ; qu’elle était à la veille de partir pour Saverny, où une affaire importante la rappelait, mais qu’elle désirait vivement le voir avant de s’éloigner de Paris. Le domestique chargé de porter ce billet eut ordre de n’en remettre la réponse qu’à la marquise elle-même. Cette réponse se fit attendre jusqu’à dix heures du soir ; le domestique s’excusa de la rendre aussi tard, en disant qu’il s’était cru obligé d’aller jusque chez madame de Réthel, à Auteuil, ou M. de Saint-Albert devait dîner. Il ajouta, qu’en sortant de table le commandeur avait été pris subitement d’une attaque de goutte qui l’avait forcé de se mettre au lit. Le billet était écrit de la main de madame de Réthel, qui donnait à Valentine les détails de ce fâcheux accident, et l’engageait à venir s’établir quelques jours à Auteuil, pour adoucir par sa présence les maux de leur vieil ami. La plus sincère affection, la reconnaissance, tout faisait un devoir à Valentine de se rendre à cette invitation qui lui offrait en même temps une occasion de prodiguer ses soins au seul protecteur qui lui restât, et un prétexte de s’éloigner de la maison de son frère.

Elle résolut de partir le lendemain, de grand matin, pour qu’on ne s’étonnât point dans la maison de ne lui voir faire ses adieux à personne, et chargea mademoiselle Cécile d’instruire les gens de la comtesse du motif qui la déterminait à se rendre sans délai chez madame de Réthel. Ces arrangements finis, Valentine essaya de prendre quelque repos, mais le sommeil ne vint point calmer ses sens en la délivrant du souvenir de ses peines. L’idée de reposer pour la dernière fois sous le toit fraternel remplissait son âme d’amertume : elle contemplait avec douleur cet appartement si élégamment orné pour la recevoir, où elle croyait passer sa vie au sein de sa famille. La place où elle relisait les lettres d’Anatole, la table sur laquelle elle y répondait, tout, jusqu’au petit fauteuil d’Isaure, excitait ses regrets. Le cœur attache tant de prix aux moindres objets qu’il va perdre ! Valentine avait souvent désiré de n’être jamais venue dans ces lieux témoins de ses chagrins ; mais il fallait s’en exiler pour toujours, et ses larmes coulaient à la seule pensée de ne les plus revoir. C’est ainsi que la cause de nos malheurs l’est quelquefois aussi de nos regrets.