Œuvres de Auguste Brizeux/03/Texte entier

Œuvres de Auguste Brizeux/03
Œuvres de Auguste BrizeuxAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. --Tm).
ŒUVRES


de

AUGUSTE BRIZEUX

ŒUVRES


de

AUGUSTE BRIZEUX




LA FLEUR — D’OR
HISTOIRES POÉTIQUES I-II



PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, passage choiseul, 23-31

LA FLEUR D’OR

(LES TERNAIRES)

PRÉFACE


Ce voyage poétique, d’un bourg de Bretagne aux villes d’Italie, semble demander, si rapide qu’il soit, quelques mots d’introduction.

C’est qu’aux fantaisies de la route, au libre plaisir d’aller et de voir, venait se joindre la recherche d’un but plus élevé : de là, comme un double voyage, idéal et réel. Si le précédent volume de Marie s’adressait avant tout au sentiment, celui-ci, même en face des splendeurs de la nature et de l’art, à travers les épisodes, délassements du chemin, devra donc s’adresser souvent à la réflexion.

Heureux peut-être qui s’en tient aux seules émotions de l’âme, aux habitudes du foyer, aux simples joies du pays natal ! Cette idée, symbolisée dans le chant de La Fleur d’Or[1], a même donné le titre de ce recueil ; cependant, après les fraîches années de jeunesse et d’inspiration, combien pourraient, dans la vie et dans l’art, négliger la science et impunément se passer d’elle ?

C’est la nécessité de cette recherche pénible, mais fructueuse, qui, conciliant à ce livre les hommes de pensée, décide l’auteur à le placer comme un lien et un anneau entre ses autres œuvres.

Au surplus, à ceux qui gardent une riante image de quelques hameaux d’Armorique d’après l’idylle qui les chanta, l’auteur doit annoncer qu’il reste toujours fidèle à son genre de poésie et à ses premiers instincts. Il sent trop le bonheur de pouvoir se dire : J’ai un pays ! Si donc il s’en éloigne, c’est pour y revenir bientôt et mieux enseigné : encore, dans cette excursion vers le Midi, emmène-t-il tous ses souvenirs, et aux fleurs de l’oranger se plaît-il à mêler les fleurs jaunes de la lande. Mais, besoin de l’âme et des yeux, il faut voir de plus près le soleil.

Rentré dans son village natal, et prêt à se replonger à la source de ses inspirations, puisse aujourd’hui le voyageur ne pas croire ses pas entièrement perdus ! Puissent même, dans les lieux qu’il a parcourus ou dans le monde des idées, ceux qui le suivraient, trouver avec plaisir quelques-unes de leurs impressions prévues dans ses notes poétiques et utilement résumées ! C’est que, prise dans son essence, la vie d’un seul est la vie de tous.


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LA FLEUR D’OR



LIVRE PREMIER


EN BRETAGNE




Les trois Voyages


 
Pour avoir rang parmi les Sages,
Tout homme, durant ses trois âges,
Doit faire ici-bas trois voyages.
 
Parcourir la terre et les mers,
S’imprégner des climats divers,
Sied aux jours florissants et verts.

Pour les jours virils, l’âme humaine
Ouvre son immense domaine
Où l’esprit entre et se promène.

Puis on va calme au dernier jour ;
Mais, jeune ou vieux, le seul séjour,
C’est le royaume de l’Amour.




L’Église blanche


Là-bas, à mi-chemin du Scorf et de l’Ellé,
Sous les chênes vois-tu cette chapelle blanche
Où, garçon de douze ans, tu chantais le dimanche,
Si pur qu’on t’aurait pris pour un jeune ange ailé ?
Eh bien ! parcours le monde, aux sages des écoles
Demande le secret caché dans leurs paroles ;
Puis, rentré dans le bourg où fleurissait ton cœur.
Tu t’écriras : « Orgueil ! vain orgueil de connaître !
« Mon Dieu, le vrai savoir, je le savais peut-être,
« Lorsque à douze ans je chantais dans le chœur. »

Au sortir de ton presbytère,
Ce jour que vers Moel-lan nous cheminions tous deux.
Ainsi tu gourmandais mes pensers hasardeux ;
Et moi, tout en marchant, l’œil fixé sur la terre.
Je savourais le miel de ta parole austère.
 
Bientôt une autre voix fit lever mes regards.
Comme deux saints dans la légende,
En discourant de Dieu s’en venaient par la lande
Le recteur de Moel-lan et celui de Clô-harz.

Ô troupe amie et fraternelle !
Du grand nid d’Arzannô tous les trois envolés,
Sur trois pays voisins ensemble ils sont allés
S’abattre et reposer leur aile :

Si l’an jette une plainte, au son de cette voix
Les autres d’accourir, et bientôt ils sont trois.
Dans leur charité mutuelle.
Heureux ces trois amis ! Heureux aussi le sol
Où, guidé par le ciel, s’est arrêté leur vol !
 
Dans ce coin du monde celtique
Le temps n’a point brisé le joug tbéocratique,
Pour ces fronts de croyants joug facile et léger,
Que tous veulent subir, dont nul ne veut changer ;
Comme devant Ior s’inclinaient nos ancêtres,
Tout Breton vit heureux sous la main de ses prêtres :
Il leur remet son âme, eux s’en font les gardiens ;
Et dans leur majesté ces druides chrétiens,
Maîtres, mais partageant les communes angoisses,
Promènent le niveau de Dieu sur les paroisses.
 
Et cependant j’échappe à vos graves conseils !
Cette chaleur qui vient des mystiques soleils
Parfois languit au fond des âmes,
Et pour se raviver demande d’autres flammes.

L’idée au loin rayonne et, libre, me sourit ;
Dans ses détours il faut la suivre :
De mon cœur j’ai fermé le livre,
J’ouvre celui de mon esprit.

Mais s’il reparaît dans la lande,
Au voyageur lassé, prêtres, tendez la main :
Ouvrez-lui votre cœur, que le sien s’y répande,
Nul sans beaucoup d’ennuis ne fait un long chemin.
Et s’il veut vous chanter, ô race forte et grande,
Faites silence autour du vieux dôl-men !

Ô trinité d’amis, alors dans votre chaîne
Comme un ancien anneau vous me rattacherez ;
Nous irons visiter notre église et son chêne.
Et, courant vers la mer, les deux fleuves sacrés.
Quand reviendront au bourg le barde et les trois prêtres,
Le grand nid d’Arzannô frémira, tous les hêtres
Agiteront dans l’air leur feuillage troublé :
Quelle paroisse d’Armorique
Eut plus digne couvée, essaim plus poétique ?
Chantez, fleuve du Scorf ! chantez, fleuve d’Ellé !




À Marie endormie


À midi, quand j’entrai dans ta chaumière sombre,
Tu dormais, succombant à la chaleur du jour.
Tes cheveux dénoués flottaient noirs et sans nombre ;
Je te vis, et sur moi planaient encor dans l’ombre
Les grandes ailes de l’Amour !




La Fleur d’Or


À la main une fleur sauvage,
Deux amoureux causaient le soir au coin d’un bois,
Deux blancs ramiers aussi chantaient sous le feuillage.
Mais les amants avaient une plus douce voix.

la jeune fille.

Mon ami, je vous le demande.
En quel temps m’aime votre cœur :
Quand la fleur d’or est sur la lande ?
On quand le genêt prend sa fleur ?

le jeune homme.

Lande et genêt, sur tous deux brille
Une fleur d’or qui sait charmer ;
Mais sur la lande, ô jeune fille !
S’ouvre la fleur qui fait aimer.

la jeune fille.

Pourquoi, pourquoi la lande a-t-elle.

Mon ami, la fleur des amours ?
le jeune homme.

C’est que la lande, ô jeune belle !

Hiver, été, fleurit toujours. —


Fleur d’amour, de bonheur, et vous, fleur idéale.
Sagesse, que si loin on va souvent chercher,
Fleurs d’or, pour vous cueillir, vers ma terre natale
N’aurais-je donc qu’à me pencher ?




Le Chant du Chêne


De feuilles et de glands les branches sont couvertes,
Amis, chantons le chêne, honneur des forêts vertes :
Malheur à qui détruit ce géant des grands bois !
Bretagne, tu n’étais qu’ombrages autrefois.

Songez aux anciens dieux, songez aux anciens prêtres.
Sous les chênes sacrés sont couchés nos ancêtres ;
Ouvrez la dure écorce, et vous verrez encor
La druidesse blonde et sa faucille d’or.
 
Arbres toujours sacrés ! chaque nuit sur leurs branches
Les morts vont en pleurant sécher leurs toiles blanches,
Et les joyeux lutins, autour de leur vieux tronc.
Les petits nains velus viennent danser en rond.

Un chêne de cent ans avec son grand feuillage,
Un Breton chevelu dans la force de l’age.
Sont deux frères jumeaux, au corps dur et noueux.
Deux frères pleins de sève et de vigueur tous deux.

J’ai vu, pres de l’Izol, un chêne dont la tête
Arrêtait le vent d’ouest, ce vent que rien n’arrête,
Et deux lutteurs de Scaer si fermes sur leurs pieds
due leurs pieds dans la terre étaient comme liés.
 
Si la foudre abattait ce géant de Cornouaille,
Dans ses immenses flancs qu’un navire se taille :
À l’œuvre, charpentiers ! puis, venez, matelots !
Le roi de la colline est aussi roi des flots.
 
Sur le noble cadavre en foule qu’on se rue !
Façonnons des fléaux, des pieux, une charrue ;
Mais d’abord élevons, à l’angle des chemins,
L’arbre où l’Expiateur laissa clouer ses mains.
 
Vous mettrez sur ma tombe un chêne, un chêne sombre,
Et le rossignol noir soupirera dans l’ombre :
« C’est un barde qu’ici la mort vient d’enfermer,
Il chantait son pays et le faisait aimer. »




À l’Avenir


Pourquoi m’appeler, Avenir ?
Aurais-tu dans tes mains la santé, la jeunesse.
Tous ces biens du passé qui s’échappent sans cesse ?
Un seul de tes espoirs vaut-il un souvenir ?
Hors du temps, par la vie inconnue et sans terme.
Où, pour ne plus mourir, tout bonheur a son germe,
Je te suivrais sans peur, guide au vol empressé :
Là je retrouverais l’innocence première,
Le cœur plein de gaité, les yeux pleins de lumière.
Les bonheurs charmants du Passé.




Les deux Routes



I


Deux routes vers le Bien mènent d’un pas égal,
L’amour du Bien lui-même et la haine du Mal,
Et chaque homme, selon que son penchant l’entraîne,
Suit vers le but commun ou l’amour ou la haine ;
La haine est d’un cœur fier et d’un sens affermi
Que le péril excite et pousse à l’ennemi ;
L’amour, d’un cœur pensif, intelligent et tendre
Qui, plaignant les pervers, voudrait s’en faire entendre
Amour, haine, lequel de ce double sentier
Choisir ? tous deux sont sûrs : j’ai suivi le premier.

II


Si le Mal devant moi passe comme invisible,
Je ne suis point aveugle et surtout insensible ;
Plus d’une fois mon œil s’ouvrit épouvanté,
Et mon cœur sait des coups qui l’ont ensanglanté.
Mais pourquoi ramener la chose inexplicable ?
L’homme doit mépriser le fardeau qui l’accable.

Chaque jour dans la route il marche en s’allégeant,
Jusqu’à l’heure où, plus tendre et plus intelligent,
Meilleur, il rentrera dans ce monde harmonique
Que chante incessamment mon âme synthétique.

III


Il vit pourtant, il vit, celui qui doit mourir,
Plus fort, on le dirait, plus il nous voit souffrir,
Et bien des malheureux, sans puissance en eux-mêmes,
Sous ses hideuses mains se renversent tout blêmes.
C’est de lutter aussi ! Comme les premiers saints
Qui soumettaient le diable à leurs pieux desseins,
Et le menaient en laisse, un signe sur la tête,
C’est, en invoquant Dieu, de combattre la Bètc,
En lui criant : « Obstacle, oh ! tu t’abaisseras !
Pour produire le Bien, Mal, tu m’obéiras ! »




À l’Avenir


 
Je cède à ta voix, Avenir !
Je veux (nouvel effort) suivre tes vastes ailes
Si je tombe frappé de blessures mortelles,
Pour mon pays heureux puissé-je te bénir ! —
Je t’ouvre mes bras, Avenir !




L’Èloge de Nantes


 
Tes fils ont accueilli la mère du poète,
Ô Nantes ! dans tes murs j’acquitterai ma dette ;
De mes jours c’est un doux emploi :
L’aimer, puis chanter ceux qui l’aiment comme moi.
 
Nantes n’a plus au front ses parures ducales,
Mais toujours on la nomme une reine des eaux :
La Loire avec amour baigne ses larges cales,
Et jusqu’à l’Océan soulève ses vaisseaux.

Lorsque les blancs sauniers, par les jours de marée,
Amènent dans son port le sel de leurs palus,
Elle écoute en rêvant cette langue sacrée,
La langue des aïeux qu’elle ne parle plus.

Puis elle se souvient de Félix, son apôtrc,
Laborieux édile et pontife inspiré,
D’une main répandant l’Ëvangile, et de l’autre
Creusant l’immense fosse où le fleuve est entré.


Ô temple de Félix, opulentes murailles,
Les Normands t’ont brûlé, religieux manoir,
Sanctuaire incrusté de l’étain de Cornouailles,
Si luisant que la lune en faisait son miroir !
 
Mais grâce, grâce enfin pour ces hordes nomades !
Quelles destructions peuvent nous effrayer,
Dans ce siècle vanté, nous, témoins des noyades,
Ces hymens de la mort célébrés par Carrier !

De la vague et du feu cité victorieuse.
Suis tes riches destins ! Les travailleurs sont rois.
A l’Inde qui t’appelle obéis, voyageuse !
Mais orne ton vaisseau du Mercure gaulois.

Ce père du commerce inventa l’harmonie,
Partout à la pensée ouvrant un libre essor ;
Médite l’attribut de son double génie :
De la bouche du dieu sortaient deux chaînes d’or.

à boulay-paty


Je t’adresse ces vers, poète de la Loire :
Toi, redis-les aux bords amoureux de tes sons,
Auteur de fiers sonnets et de molles chansons,
Qui restent dans le cœur comme dans la mémoire.




Les Goëlands


Un brick appareillait dans un des ports de Nantes.
Et des femmes en pleurs, des filles, des amantes
Erraient dans les rochers, tout le long de la mer ;
Puis, dansant une ronde, elles chantaient cet air :

« Ce matin, à la mer haute.
Les jeunes gens du Croisic
Vont s’embarquer sur leur brick,
Mes sœurs, chantons sur la côte.
Goëlands, goëlands,
Ramenez-nous nos amants ! »

Les goélands volaient par milliers sur les lames.
De la terre au navire, et des marins aux femmes
Ils allaient, revenaient, passaient en tourbillons
Sur la ronde plaintive et dans les pavillons.
 
« Goëlands, aux ports d’Espagne
Guidez nos chers matelots,

 
Et parlez-leur sur les flots
Des filles de la Bretagne.
Goëlands, goëlands,
Ramenez-nous nos amants ! »

Le brick ouvre sa voile ; adieu ! l’ancre est tirée.
Il part comme un marsouin, poussé par la marée.
Les fidèles oiseaux l’ont suivi ; mais, hélas !
Les femmes vers la mer tendaient en vain les bras.

« Suivez, suivez leur voyage,
En Espagne, en tout pays !
Ne craignez pas leurs fusils,
Les amis au blanc plumage.
Goëlands, goëlands,
Ramenez-nous nos amants ! »




À la Fantaisie


Puiqu’il vous plaît, ma chère Fantaisie,
De voler en chantant vers tout objet aimé,
Et, comme en l’alvéole étroit et bien ferme,
De condenser votre ambroisie.
Allez, ô Fantaisie, allez faire du miel !
Sur les fleurs de la terre et sur les fleurs du ciel
Cherchez partout la liqueur blonde :
Des jardins au désert et de la plaine au mont
Allez ! votre calice est sûr s’il n’est profond.
Dieu vous protège, abeille vagabonde !


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LIVRE DEUXIÈME


À PARIS




Vœu de l’Art


 
De beaux marbres mirant leur front dans un bassin
Épurent, en passant, les yeux des jeunes mères,
Qui moulent le fruit de leur sein
Sur ces merveilleux exemplaires.

Par le clairon des vers de beaux faits répétés
Éveillent à l’honneur plus d’une âme affaiblie,
Les grands hommes sont imités.
Et la vertu se multiplie.

Heureux effet de l’art, produit harmonieux,
Alors qu’on voit s’unir dans une seule trame
La beauté qui charme les yeux
Et la beauté qui touche l’àme.




Jacques le Maçon


I

le mari.

Adieu, mes bons petits. Toi, plus frais qu’une pomme,
Mon Paul, un gros baiser. Encore un ! encore un !
Femme, entre vos deux bras serrez donc mieux votre homme :
Songez que jusqu’au soir je vais rester à jeun.

la femme.

Vous, Vincent, veillez mieux sur vos échafaudages,
Ah ! pour me mettre en deuil il suffit d’un faux pas.
Enfoncez bien vos pieux, nouez bien vos cordages.
Vraiment le long du jour ici je ne vis pas.

le mari.

La bâtisse s’achève ; avec notre ami Jacques
Bientôt je reviendrai, nous serons joyeux tous :
Du vin, un bon rôti, des œufs rouges de Pâques !
Tu sais, Jacques, tu sais que ta place est chez nous.

 

II

 

Courage ! encore une journée,

Et cette reine des maisons
Dans Paris sera terminée ;
Courage, apprentis et maçons !
 
Avec leurs marteaux, leurs truelles,
Et des gravats plein leurs paniers.
Comme ils sont vifs sur leurs échelles !
Moins vifs seraient des mariniers.

Qu’on prépare un bouquet de fête :
Au pignon il faut le planter.
Les plumes au vent, sur le faite,
Voyez-vous le moineau chanter ?

Eux, ce soir, les gars de Limoge,
Du travail chanteront la fin ;
Et vous entendrez votre éloge.

Bourgeois, si vous payez le vin.


III

la femme.

Sainte mère du Christ, vous êtes mon refuge,
Le matin je vous prie et le soir derechef !
Des frayeurs d’une femme, hélas ! vous êtes juge,
Vous-même avez tremblé pour votre bon Joseph.

 
Comme moi, vous n’aviez, recours des indigentes,
Que les deux bras du saint appelé votre époux,
Au risque de ses jours élevant des charpentes,
Construisant des maisons qui n’étaient pas pour vous.
 
Mais votre esprit veillait ! Moi, faible et presque morte,
Que puis-je pour celui qui me donne ses jours ?
Vierge, comme son corps rendez son âme forte ;
Dans ses hardis travaux soutenez-le toujours.

IV

Dieu ! quelle rumeur sur la place !

« À l’aide, à l’aide, Limousins !
Du foin, de la paille ! oh ! de grâce.
Des matelas et des coussins !
 
« Si l’un à cette pierre blanche
Peut s’accrocher, ils sont sauvés…
Ah ! tous deux font craquer la planche !
Ils vont tomber sur les pavés. »

Et vers l’étai qui se balance,
Tous restent là, les bras en haut ;
Alors, dans le morne silence,
On entendit sur l’échafaud :
 
« J’ai trois enfants, Jacque, une femme !
Jacque un instant le regarda :
« C’est juste ! » dit cette bonne âme,

Et dans la rue il se jeta.


V


Ah ! ton nom, ton vrai nom, que ma voix le répande,
Toi que j’appelai Jacque, ô brave compagnon !
Inconnu, qui portais une âme douce et grande.
Pour l’honneur du pays, héros, dis-moi ton nom !
 
Sommes-nous au-dessous des temps de barbarie ?
Les tiens dans ton hameau ne t’ont point rapporté !
Ils ne t’ont point nommé saint de leur confrérie !
Les rimeurs se sont tus ! l’orgue n’a point chanté !
 
Des amis, un surtout, pleurant sur ton cadavre,
Quelques mots du journal, voilà ton seul honneur :
Honte à qui voit le mal sans que le mal le navre,
Ou qui, voyant le bien, n’est ivre de bonheur !




Tableau d’Intérieur


à madame mélanie bixio

 
À vous qui connaissez le prix d’une humble chose,
À vous, peintre, voici quel tableau je propose.
Dans votre atelier noir et de chêne boisé,
Quand vos nièces, vos sœurs à l’air si reposé
S’occupent sous la lampe à leurs travaux d’aiguille,
À l’heure où votre époux se plaît dans sa famille,
Quand sous votre maison on entend couler l’eau,
Tant le dedans est calme ; oh ! faites ce tableau,
Comme parmi les siens avec son cœur pour aide
Et d’une main exacte en fit Lucas de Leyde ;
Ce tableau, peignez-le dans sa sincérité.
Pourvu que la molle clarté
Du soir à travers la persienne.
Les bleuâtres vapeurs s’élevant de la Seine
En harmonisent les contours :
L’art vit par l’idéal aussi bien que nos jours.

Île Saint-Louis.




Les deux Statuaires
À Auguste Barbier

Les Athéniens ont créé l’art,
et l’art est la noble couronne du
génie plébéien.

Ballanche.


premier statuaire.

Le grand prêtre m’a dit : « Toi qui sculptes la pierre,
Comme tes fils un jour, comme autrefois ton père,
Sur mon commandement, dans les rites prescrits,
Tu vas représenter l’immortel Osiris.
En taillant ce granit, toujours qu’il t’en souvienne :
Ton ouvrage est le mien, ma pensée est la tienne,
Ton orgueil doit plier comme un faible roseau,
Et ma main doit guider le fer de ton ciseau ;
Moi, prêtre d’Osiris, moi, reflet de sa gloire,
j’enseigne au nom des dieux ce qu’on peut faire et croire. »

second statuaire.

De la blanche Paros ce marbre fut tiré.
Pour Delphe au double mont et son temple sacré.
J’en veux former un dieu, moi, le Grec Cléoméne,
Combattant à Platée et sculpteur dans Athéne.

Quels transports surhumains quand le marbre en éclats
Tombe, comme tombaient les barbares soldats !
L’artiste libre et fier et roi de son génie,
Lorsqu’il travaille, entend une douce harmonie :
Une muse l’anime et découvre à ses yeux
Sous la pierre jalouse un corps mystérieux.

premier statuaire.

« Que le dieu soit assis ; que sa tunique étroite
L’entoure jusqu’aux pieds sans plis et toute droite ;
Que le long de son corps ses deux bras soient liés,
Et qu’un lien pareil rapproche ses deux pieds ;
Que ses yeux sans regard, sa bouche sans parole,
De l’immobilité soient l’effrayant symbole :
Les peuples apprendront, en contemplant leur dieu,
due tout est immuable, éternel en ce lieu ;
due la loi règle tout, jusqu’à l’air de la face ;
Qu’on doit vivre immobile et muet, à sa place. »

second statuaire.

Apollon, jeune dieu qui sais lancer les traits
Et suis ta sœur Diane à travers les forêts,
Intrépide coureur à la taille élancée,
Chantre à la lyre d’or, ô dieu de la pensée,
Du bloc qui te retient sors léger, triomphant,
Ta chlamyde flottante abandonnée au vent !
Sur ton front, dans tes yeux, que la Grèce ravie
Admire, en t’adorant, le mouvement, la vie !
Ô dieu jeune, dieu libre, ô dieu plein de beauté.
Montre-nous comme on marche avec grâce et fierté !




À E.


I

Le jour naît : dans les prés et sous les taillis verts
Allons, allons cueillir et des fleurs et des vers,
Tandis que la ville repose ;
La fleur ouvre au matin plus de pourpre et d’azur,
Et le vers, autre fleur, s’épanouit plus pur
À l’aube humide qui l’arrose.

Que de fleurs ont passé qu’on n’a point su cueillir !
Sur sa tige oubliée, ah ! ne laissons vieillir
Aucune des fleurs de ce monde.
Allons cueillir des fleurs ! par un charme idéal.
Qu’avec l’encens des vers leur parfum matinal
Amoureusement se confonde.
 
Allons cueillir des vers ! sous la fleur du buisson
Entendez-vous l’oiseau qui chante sa chanson ?
Tout chante et fleurit, c’est l’aurore !
Je veux chanter aussi : blonde fille du ciel.
Ainsi de fleur en fleur va butinant son miel
L’abeille joyeuse et sonore.

Cueillons des fleurs ! Et puis, heureux de mon fardeau,
Je reviendrai m’asseoir prés du léger rideau
Qui voile cncor ma bien-aimée,
Et, du bruit de mes vers dissipant son sommeil,
Je ferai sur ses yeux et sur son front vermeil
Tomber une pluie embaumée.

Riante et mollement soulevée à demi,
Je veux que de mes fleurs sur son front endormi
Sa blanche main suive la trace ;
Et qu’en un doux silence admirant leurs couleurs,
Elle doute longtemps qui, des vers ou des fleurs,
Ont plus de fraîcheur et de grâce.

II

Mes rustiques habits étaient là dans la chambre,
Costume sauvage et brillant :
Je songeais en les déployant
Aux lieux qui m’ont vu jeune, aux retours en septembre.

Elle, toute au présent, riait de mes soucis ;
Ou sur mon passé, chose éteinte,
Revenant légère et sans crainte
(Mais s’abusant peut-être), écoutait mes récits.

Souvent les fruits lointains sont plus doux, bien qu’étrange
Au cœur d’un autre on aime à voir,
À doubler par lui son savoir :
Notre esprit curieux se plaît à ces échanges.

J’écoute, disait-elle ; allons, barde, chantez ! »
Et, le front penché sur la glace,
Elle rattachait avec grâce
Ses cheveux, noirs bandeaux sur ses tempes jetés.

III

En elle je n’aimai d’abord que la beauté,
La bouche humide et fraîche ouverte à la gaité,
Et l’or bruni de ses épaules,
Et les frêles contours de ce corps souple et fin
Qui plie à chaque pas, comme à l’air du matin
Le long des eaux tremblent les saules.

J’ai connu la beauté ! que m’importait alors
Si nulle âme, en parlant, n’animait ce beau corps,
Ces longues paupières d’Arabe ?
Heureux de respirer ce souffle virginal,
Ou d’écouter, rêveur, de sa voix de cristal
Tomber quelque molle syllabe.

Pardon, si tu le peux ! à tes genoux, pardon !
Lorsque, le cœur brisé, pâle et dans l’abandon,
Plus faible que toi, faible femme.
Je vins tout éploré te dire mes douleurs,
Ta secrète beauté s’éveilla sous mes pleurs.
Et tu me révélais ton âme.
 
O larmes ! ô soupirs ! ô mystères d’amour !
Femmes, pour nous charmer, vous avez tour à tour
La beauté visible et cachée ;

Êtres deux fois doués ! Êtres puissants et doux !
Vous domptez notre force ; elle marche après vous
D’un double lien attachée.

IV

Ah ! dis-moi, jeune femme, autour de ta demeure
N’entends-tu pas de voix qui pleure ?
Comme moi tu perdis le rire aux ailes d’or ;
Mais ton crédule espoir l’appelle-t-il encor ?
Heureuse d’espérer ! — Après un long silence,
Lorsqu’un hymne en secret de mon âme s’élance,
Ce n’est plus vers mes jours de printemps et de fleurs
C’est assez d’écarter de moi l’ange des pleurs,
Cet ange toujours pâle et toujours lamentable
Qui pleure à mon chevet et qui pleure à ma table.
Mais si le rire ailé rentre dans ma maison.
Si l’été qui fleurit sèche sous un rayon
Mes larmes, tu verras la chanteuse alouette
Envier dans le ciel ma voix qu’on dit muette,
Les bardes, s’cveillant, diront : « C’est lui ! c’est lui ! »
Et les tranquilles eaux du Leff… Mais aujourd’hui !
Ah ! dis-moi, jeune et douce femme,
N’cntends-tu pas des voix qui pleurent dans ton âme ?

V

Si je viens à passer, sur ton front, en tremblant.
Hélas ! n’abaisse pas ainsi ton voile blanc,
Toute pâle et toute troublée ;

 
Au bras qui te conduit n’attache plus ton bras ;
Comme pour m’évitcr, ne presse plus tes pas
Vers quelque solitaire allée.

Eh bien ! si ma rencontre importune tes yeux,
Parle avec confiance et décide en quels lieux
Il faut pour toi que je m’exile ;
Ton amour fut ma paix, mon bonheur, mon soutien,
Qu’aujourd’hui mon repos ne trouble plus le tien ;
Commande, je serai docile.

Alors tes yeux ternis reprendront leur azur,
Le jour comme autrefois naîtra limpide et pur,
La nuit s’écoulera sans fièvre ;
Tu t’abandonneras à ta sécurité.
Et l’innocence aimable et la douce gaîté
Souriront encor sur ta lèvre.

Dis un mot et je pars. — Sans trop d’ennuis pour toi,
Si je puis cependant demeurer, souffre-moi ;
Et, lorsque au détour d’une rue
Tout à coup devant toi m’offrira le hasard,
Passe libre et sans peur, ne crains pas mon regard ;
Je ne t’aurai pas reconnue.

Seulement (je t’en prie !), oh ! quand tu seras loin,
Quand je pourrai braver et soupçons et témoin,
Vers toi que je tourne la tête.
Pour observer encor ton pas modeste et lent,
El tout ce qu’à mon cœur ce marcher indolent
Rappelle de grâce secrète.


Alors, alors mon cœur bondira ! mille accords,
Mille vœux dans mon cœur retentiront alors.
Et se répandront sur ta route ;
Et mille illusions, mille prospérités,
Comme des anges purs iront à tes côtés.
Ce jour-là, si le ciel m’écoute !




Les trois Plaisirs


À Charles Coran


Penser, puis répandre sans bruit
Les vers qu’aisément on écrit,
Sont les trois plaisirs de l’esprit.
 
Aimer Dieu, son pays, sa dame,
Voilà les trois plaisirs de l’àme :
Plongez-la dans sa triple flamme.
 
Le bal au son lointain des cors,
La table et les tendres accords,
Tels sont les trois plaisirs du corps.

Plaisirs du corps, plaisirs de l’âme,
Et de l’esprit, tout nous réclame :
Plongeons-nous dans leur triple flamme.




Le vieux Collège


À la mémoire de M. Sallentin


Dans une ville, en Flandre, et tout près des remparts
(Car un triple fossé l’enclôt de toutes parts),
Près des bords de la Scarpe il est un vieux collège.
Les cours durant deux mois sont couvertes de neige ;
Mais l’air de la campagne, en passant sur les murs,
Vous apporte, l’été, l’odeur des pavots mûrs,
Des trèfles, des colzas et de toutes les graines
Dont ces hommes du Nord ensemencent leurs plaines ;
Vous entendez au loin les danses des faubourgs,
Tout le long des remparts les fifres, les tambours,
Et ces odeurs, ces bruits, se mêlant à l’étude,
Ne sont pas sans douceur dans cette solitude.
 
Aussi, lassé du monde, un jour je voulus voir
Les toits du vieux collège, et la cour, le parloir
Où, le cœur haletant sous ce ciel de fumée,
Je vins, enfant breton, de ma lande embaumée :
Ces lieux où j’arrivai jeune et rempli d’effroi,
J’y revenais cherclier ce qu’ils gardaient de moi.

En deux jours s’accomplit ce voyage facile.
Aussitôt je montai vers les murs de la ville ;

Et là, dès le matin, assis sur le gazon.
Je regardai longtemps notre ancienne maison.
« Au-devant de la vie allons avec courage,
M’écriai-je ; acceptons les devoirs d’un autre âge ;
Que l’enfant devienne homme et marche à l’avenir ;
Mais de ce long trajet sachons nous souvenir :
Celui-là vit deux fois de qui l’âme naïve
Des âges tour à tour garde une empreinte vive,
Et sous ses blancs cheveux, dans sa voix, son regard,
Montre à la fois l’enfant, l’homme mûr, le vieillard.
Ainsi puissé-je vivre et, depuis mon enfance,
Joindre l’âge qui fuit à l’âge qui s’avance,
Dans ma pensée unir ma tombe à mon berceau,
Sans qu’à toute la chaîne il manque un seul anneau !
Quel vieillard désolé, qui, fouillant dans son âme,
La croyait pour jamais éteinte à toute flamme,
Bien loin dans sa jeunesse enfin n’a retrouve
Un reste de chaleur sous la cendre couvé ;
D’une ancienne amitié quelque vive parcelle ;
Un amour tiède encore ; et de leur étincelle
N’a senti s’animer un sang stérile et vieux,
Et des éclairs de joie illuminer ses yeux ? »
 
Moi-même, à ces pensers sentant ma force accrue,
Du collège en courant je pris l’étroite rue ;
Et bientôt j’entendais les chansons du portier
Et l’affreux grincement des dents de son métier,
Lorsque au bruit de mes pas quelqu’un poussa la grille,
Et je fus entouré de toute la famille.
Dans la loge, parmi ces gens gais et dispos,
Ce furent entre nous bien des joyeux propos ;
Pourtant j’étais pensif, car midi sonnait l’heure

Où les jeux animaient jadis notre demeure,
Et la cour restait vide, et les bruyantes voix,
Les cris n’éclataient plus dans l’air comme autrefois.
Mais, en regardant bien, devant les vitres sombres
Je voyais deux à deux passer de grandes ombres,
Des lignes se croiser et des fantômes blancs
Dans les angles des murs s’enfoncer à pas lents ;
Et lorsque j’écoutais, au bas de la fenêtre,
Des bruits qu’on eût en vain tâché de reconnaître,
Des soupirs étouffés, des plaintes et des toux
De moment en moment s’élevaient jusqu’à nous.
Troublé, j’ouvris la porte : une odeur douce et fade,
Telle que sur son lit en exhale un malade,
Me saisit tout à coup ; près de me trouver mal,
Je vis que le collège était un hôpital !

Hideux et tout perclus, courbés sur leurs béquilles,
Autour des bâtiments et le long des charmilles,
Plus de trente vieillards, usés d’âme et de corps,
Silencieusement erraient comme des morts ;
Étendus au soleil, d’autres tremblaient les fièvres,
Ou cherchant un peu d’air ouvraient leurs pâles lèvres ;
Et d’autres, n’ayant plus de force pour souffrir,
Semblaient à cette place être venus mourir,
Si bien qu’en s’appelant les deux enfants, mes guides,
Que n’épouvantaient plus ces figures livides,
Seuls firent plus de bruit dans cette triste cour
Que les trente vieillards qui rôdaient alentour.
Quelques-uns pour nous voir soulevèrent la tête
Et, par beaucoup d’efforts redressant leur squelette,
Arrêtèrent sur nous un regard sans clarté,
Mélange de souffrance et de stupidité :

Toute leur vie était dans ce regard sincère ;
Mais une vie, hélas ! si pleine de misère
Que mes vers ne pourraient jamais en dire assez
Sur tant de maux présents, sur tant de maux passés.
Voilà ce qu’on voyait dans cette cour étrange
Et comment, jeune encor, j’appris comme tout change.

On m’ouvrit la maison. En montant l’escalier,
Je me mis à songer à mes jours d’écolier,
À cet âge où l’on rit, à cet âge où l’on joue :
Quand, les cheveux à l’air et le feu sur la joue,
Ici je grandissais, et par quels habitants
Nous étions remplacés après si peu de temps.
Le monde m’apparut dans toute sa tristesse.
Moi, loin de mon enfance et loin de ma vieillesse.
Ainsi qu’un voyageur entre deux sommités,
Je mesurais la vie à ses extrémités ;
Et, voyant tant de force autrefois dépensée.
De science aujourd’hui sans profits amassée,
Je cherchai dans mon cœur ce qu’on ne pourra voir
Ensemble réunis, la force et le savoir.

Alors l’un des vieillards, l’aumônier, sage prêtre
Qui d’après quelques mots me devina peut-être.
Me dit en souriant : « Si vieillesse pouvait !
— Ah ! repris-je aussitôt, si jeunesse savait ! »
Ainsi de ces deux mots de l’humaine sagesse
Tous les deux nous sentions la sévère justesse,
Lui chargé d’un savoir inutile aujourd’hui,
Moi qui courais sans frein au même but que lui.

Cependant, m’abreuvant à cette amère source,

Et d’un pas rcsolu, je reprenais ma course,
Comme quelqu’un nourri de fiel et de dégoût,
Mais ferme et qui s’obstine à vivre jusqu’au bout ;
Et, seul, je visitai les études, les classes,
L’endroit où l’on jouait durant le temps des glaces,
Et ce n’était partout que sombres ateliers,
Que malades errant de paliers en paliers ;
Les infirmiers de loin montraient leur face pale,
Et la maison semblait en deuil et toute sale.

Après bien des détours, dans un grand corridor
(Dernier coin habité qu’il fallait voir encor)
J’arrivai : cette chambre autrefois fut la mienne ;
J’en reconnus la porte et la serrure ancienne ;
Mais au dedans, hélas ! on n’avait rien laissé :
Mon nom sur la muraille était même effaccé ;
Mes plus chers souvenirs, mes cartes, mes estampes,
Ce gracieux portrait de Vierge aux belles tempes,
Et qui, me souriant avec sérénité,
M’enseignait combien douce et calme est la beauté.
Tout avait disparu ! Dans ma chambre, ô mystère !
Sans oreille et sans voix, gisait un grabataire !
Dans la force du mal seulement ses deux yeux,
Ses yeux chargés de pleurs se tournaient vers les cieux
Et cherchaient une image aux lambris étendue :
On y voyait dans l’air une croix suspendue,
Et sur terre un martyr à sa claie attaché,
Qui regardait le Christ dans le ciel bleu penché ;
Or, le sang répandu par la divine plaie
Comme un baume arrosait le martyr sur sa claie,
Et le front de l’apôtre et le front du Sauveur,
Tous deux resplendissaient d’amour et de ferveur.

Ô malheureux perclus, vieillard sans espérance,
C’était là ton recours dans ta longue souffrance !
Comme le saint martyr, toi, cloué sur tes draps,
Tu voulais voir le Christ qui te tendait les bras !
Par tes sourds râlements, par tes larmes sans doute.
Du sang miraculeux tu cherchais une goutte ;
Et tu disais : « Seigneur, penchez-vous par ici !
Jésus, ayez pitié de moi, je souffre aussi ! »

Assez, assez de cris, de tortures, de larmes !
Laissons venir le sort, à présent j’ai mes armes.
Sortons de cette chambre ! Assez, assez de pleurs !
L’âme mûrit bien vite à ces grandes douleurs.
 
Ainsi de ce collège où commença ma vie,
Pour la seconde fois je faisais ma sortie ;
Mais j’avais l’air plus grave et le pied moins léger.
Car je ne rentrais plus au monde en étranger.

La douleur ! voilà donc. Seigneur, le joug suprême
Où celui qui vous hait et celui qui vous aime
Passent également ; et vos plus chers élus
Sont ceux que votre main, dit-on, courbe le plus.
Pourtant, grâce. Seigneur ! Je saurais mal connaître,
Au bras qui sans pitié nous poursuit, un doux maître.
La douleur, ô mon Dieu, quand elle vient sur moi,
Me remplit de surprise aussi bien que d’effroi ;
Toujours, quand reparaît son spectre, je m’étonne ;
Si ma tête s’incline au bruit du ciel qui tonne,
La clarté d’un beau jour m’attire vers les cieux,
Et je me sens meilleur lorsque je suis heureux.




À Lucy


Lucy, depuis un temps, lors même qu’on te loue,
Une rougeur soudaine éclate sur ta joue,
Ta voix hésite et tremble, et tes regards troublés
S’éteignent à travers tes cils longs et mouillés :
Quand ton âme est sans tache, oh ! pourquoi cette honte,
Et sur ton front si blanc cette rougeur qui monte ?
Enfant, ah ! pauvre enfant en proie au ver rongeur !
Cette hydre dévorante et qu’on nomme rougeur.
Je la connais ! Deux ans, jeune et l’ame encor pure.
Grandissant comme toi, j’ai senti sa morsure,
Et son souffle de feu, vif et subtil poison,
Courir par tous mes sens et troubler ma raison.
N’est-ce pas ? Dans le cœur c’est comme une hydre affreuse,
Qui sans cesse y retord ses anneaux et le creuse,
Et jamais ne sommeille, et cherche à s’élancer
Dès qu’un œil attentif sur vous vient se fixer ;
La flamme de son corps vous consume au passage,
Elle sort par vos yeux, luit sur votre visage,
L’air manque, tous vos sens sont domptés à la fois,
Et vous restez sans pouls, sans regards et sans voix !…
Ô tourment de l’enfer, honte, éternel supplice

Qui marque la vertu de la couleur du vice,
À la tendre innocence ôte son doux repos,
Et son rire si frais, et tous ses gais propos !…
Prends courage pourtant, ô blonde enfant qu’on aime.
Lasse de sa victime, un jour et d’elle-même
La rougeur s’en ira ; mais alors dans ton cœur
Avec son trouble aimable entrera la pudeur.




À plus d’un


Dans ton intérêt, ne te corromps pas.
Ta jeunesse aima les plus belles choses,
L’art, la liberté, fleurs au ciel écloses.
Épargne ces fleurs tombant sous tes pas.
 
Obscurci longtemps par une colline,
Ton astre rayonne et prend son essor.
Hélas ! dirons-nous devant l’astre d’or :
L’esprit monte au ciel et l’âme décline.
 
Pour bien achever votre double cours.
Il faut, noble esprit, il faut, ô belle âme.
L’un à l’autre unis, flamme dans la flamme.
Monter vers le ciel et monter toujours.


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LIVRE TROISIÈME


AU BORD DE LA MÉDITERRANÉE




Consultation


au docteur P***, de marseille


 
Hélas ! hélas ! l’illusion est brève !
Enseignez-nous, docteur, quelque long rêve
Pour nous charmer.
À trop courir le corps demande trêve. —
Il faut rimer. —
À trop rimer l’esprit manque de sève.
Il faut aimer. —
À trop aimer le cœur moins vif achève
De se calmer.
Hélas ! hélas ! l’illusion est brève !
Enseignez-nous, docteur, quelque long rêve.




Au bord de la Méditerranée


Sur ce lac azuré, délices des étoiles,
Poussés par la vapeur ou poussés par le vent,
J’ai vu mille vaisseaux qui cinglaient au Levant :
Qu’allaient-elles chercher si loin, ces blanches voiles ?
Quel trésor apportait ce rouage savant ?



 
Hommes pâles du Nord, en longeant ces rivages,
Regardez leurs temples croules,
Leurs îlots chauves ou brûlés ;
De vos rudes aïeux ce sont là les ravages :
Vos cœurs ne sont-ils pas troublés ?

Sur ces mers elle a pris naissance,
Celle qui d’un œil sûr dirige vos vaisseaux :
Science est son grand nom ; instruits à ses travaux,
Anglais, et vous, marins de France,
Faut-il de vos duels ensanglanter ses eaux ?

 
Voyez quel soleil pur a doré cette nymphe
Plus blonde qu’un rayon de miel !
Épanouis à son beau ciel,
De vos corps appauvris et froids fondez la lymphe ;
Vos âmes, purgez-les de fiel.

Ô pays de force et de grâce,
J’ai pour vous tout l’amour qu’on a pour la beauté,
Et pour les seins féconds qui nous ont allaité !
De Bro-hâff descendit ma race.
Tout Celte se souvient du Pays-de-l’Eté[2].
 
En nous l’Elbe saumâtre et les neiges des pôles
N’ont point infiltré leur langueur,
Tels le chef nous mena, vainqueur,
Tels nous sommes restés à l’occident des Gaules,
Vierges d’esprit, vierges de cœur.

Toi, mère auguste, ô terre orphique,
De tes abaissements, mère, relève-toi !
Les barbares s’en vont, le sabre n’est plus roi :
Voici ta fille pacifique
Qui revient et formule une nouvelle loi.

Aux hardis écuyers rouvrez les hippodromes.
Leurs jardins aux nobles songeurs ;
Avec vos toits d’or, vos rougeurs,
Mirez-vous dans les mers, beaux temples polychromes,
Et souriez aux voyageurs.

 
Pareilles aux blanches statues,
Que les âmes partout se dressent sans effort,
Sous les rayons du Sud, sur les glaces du Nord !
Les barrières sont abattues,
L’Esprit circule en paix de l’un à l’autre bord.




Sur ce lac azuré, délices des étoiles,
Poussés par la vapeur ou poussés par le vent.
J’ai vu mille vaisseaux qui cinglaient au Levant :
Qu’allaient-elles chercher si loin, ces blanches voiles :
Quel trésor apportait ce rouage savant ?




Symboles


À mes Frères


 
Jai vu, près du Blaved qui tombe en ses bassins,
Le port de Lorient, tout entouré d’écume,
Sauvagement le soir se coucher dans la brume ; —
Gênes sort de la mer avec ses hauts gradins,
Son môle en plein soleil, ses palais, ses jardins ;
L’odeur des orangers embaume ses approches,
Et le port retentit du carillon des cloches :
Si l’on entre, aussitôt mille détours obscurs ;
Vous sentez sur vos bras tomber l’air froid des murs ;
Tout est sombre et muet ; des boutiques d’orfèvres
Sortent des hommes bruns mordant leurs pâles lèvres ;
Quelque chose de triste et qu’on ne saurait voir
Glace cette cité de marbre blanc et noir : —
Dans notre Lorient tout est clair dès qu’on entre ;
De la porte de ville on va droit jusqu’au centre :
Ainsi marchent ses fils au sentier du devoir.




Les deux Fleurs


le voyageur.

Arrête ton cheval, saute à bas, mon vieux faune !
Et va, bon voiturin, du côté de la mer :
Sur le bord de cette anse où le flot est si clair,
Coupe, dans les rochers, coupe cette fleur jaune.

le voturin.

C’est une fleur sauvage, ô seigneur étranger !
Là-bas nous trouverons des bouquets d’oranger.

le voyageur.

Non, laisse l’oranger embaumer le rivage,
Pour ces parfums si doux je suis barbare encor ;
Mais sur ma terre aussi poussent les landiers d’or.
Et j’aime la senteur de cette fleur sauvage.


Près du golfe de la Spezzia.




Le Semeur


Ma vie est ailleurs et mon âme aussi.
Aux premiers brouillards s’enfuit l’hirondelle,
Mais juin la retrouve à son toit fidèle :
Pourquoi, bourgs d’Ellé, m’appeler ainsi ?

Dieu plaça mon nid sous la fleur des landes,
Près d’une rivière au fond de granit,
Je vole aujourd’hui bien loin de mon nid,
Mais j’y reviendrai les ailes plus grandes.
 
Pour vous, ô Bretons, voyez mon amour !
Comme en tous pays et de plage en plage
Je m’en vais semant la plante sauvage,
Qui devant vos pas doit fleurir un jour !

Déjà dans Paris a germé la graine ;
Si vous y venez le cœur oppressé,
Vous dites : « Ici le barde a passé !
Voici la fleur d’or, sœur de la verveine. »

 
Qu’elle croisse aussi sous les myrtes verts,
Où tous les chanteurs, délices du monde,
Viennent saluer la lumière blonde ;
Où pour vous, amis, je sème des vers.

Mais, vous, protégez mes courses lointaines,
Car les énervés de cœur et d’esprit
Et tous ces gloutons que rien n’assouvit
S’en vont par troupeaux boire à nos fontaines.




Le Rêve


 
Cette nuit je révais. Sous une forteresse
Mon corps était couché (le rêve sait pourquoi),
Et bombes et boulets, lancés avec adresse,
Tombaient incessamment, tombaient autour de moi ;
Tant que je m’écriai : « Si le ciel ne m’assiste,
Mon heure va sonner ; à mon âge c’est triste ! »
Résigné, j’attendais un des terribles coups :
« Qu’il vienne enfin, qu’il vienne et creuse aussi ma tombe. »
Mais rien ne m’atteignait, car ma mère, à genoux,
Écartait en priant le boulet et la bombe.




À un Sage


À Terenzio Mamiani
I


Sur les bords de l’Acqua-Sola,
Sage, vous méditiez plus d’une fraîchc idylle,
À ces riantes fleurs mêlant d’un doigt facile
Celles qu’aux purs sentiers Platon vous révéla :
Un jour le Quirinal vous salua ministre :
(Temps d’espoir et de crainte, aube douce et sinistre !)
Le poète se tut et l’orateur parla.

II


Sur les bords de l’Acqua-Sola,
Quand votre noble voix mourut dans la tempête,
Vous êtes revenu philosophe et poète,
Et l’idylle a souri vous disant : « Me voilà ! »
Ô sainte fleur de l’art que le vulgaire outrage,
Qui, lorsque tout périt, survit seule à l’orage,
Fleur que respirait Dante et qui le consola !




Lettre
à un Chanteur de Tréguier


 
Comme je voyageais sur le chemin de Rome,
Iannic Coz, une lettre arrivait jusqu’à moi ;
On y parle de vous, brave homme,
Des chanteurs de Trcguier vous le chef et le roi.
 
« Grâce à Jean, disait-on, sans tes vers point de fête.
Aux luttes il les chante, il les chante aux Pardons ;
Et le tisserand les répète
En poussant sa navette entre tous ses cordons.

« Mon sonneur les sait mieux que matines et laudes ;
Pour Iannic le chanteur, ce malin Trégorrois,
Il t’a dû bien des crêpes chaudes.
Bien du cidre nouveau pour rafraîchir sa voix. »
 
Voila ce qu’on m’écrit et j’ai tressailli d’aise :
À moi le bruit, à vous le cidre jusqu’au bord ;
Sur un seul point, ne vous déplaise,
Beau chanteur, mon ami, nous serons peu d’accord.


Certain libraire intrus sous sa presse maudite
A repétri pour vous et travaillé mon grain ;
Mon cœur de barde s’en irrite ;
Moi-même dans le four j’aime à mettre mon pain.

Mangez-le. De grand cœur, ami, je vous le donne ;
Mais gardez, en l’offrant, d’y jeter votre sel ;
Assez pour la table bretonne
Mêlent au pur froment un levain criminel.

Si quelque nain méchant fendait votre bombarde,
Faussait l’anche, ou mettait du sable dans les trous,
Vous crîriez !… Ainsi fait le barde.
Le juge peut m’entendre : Ami, le savez-vous ?
 
Pourtant je veux la paix. — Pour les jours qui vont suivre
Ce triste hiver, voici ma nouvelle chanson ;
Que vos sacs se gonflent de cuivre ;
Bien repu, chaque soir, rentrez à la maison.

Des forêts à la mer poursuivez votre quête ;
Qu’on redise après vous Les Conscrits de Plô-Meúr ;
Ne chantez pas à pleine tête :
Faites pleurer les yeux et soupirer le cœur.


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LIVRE QUATRIÈME


À FLORENCE




Chemin faisant


 
Qand le front porte encor sa chevelure blonde,
Ô délices de voir et d’aller par le monde !
D’aller, tout à la fois pensif et confiant,
Laissant l’âme s’ouvrir à tout ce qui féconde :
Homme par la pensée et par le cœur enfant.




L’Eglise byzantine


Une lune d’argent se penchait sur la terre ;
Nous, dans Pise la Sainte arrivés, aussitôt
Nous avons fait trois fois le tour du baptistère,
Comme des pèlerins au temps du bon Giotto,
Et là, tout enivrés d’extases enfantines,
Dôme, nous embrassions tes portes byzantines ;
Puis cet hymne d’amour qu’inspire la beauté
S’exhalant de mon âme, en pleurant j’ai chanté :

I


« De l’union des temps religieux symbole,
Salut, art opulent, ô bel art byzantin,
Où l’Europe et l’Asie ont mêlé leur parole
Dans un accord libre et divin !

II

 
« L’esprit s’était enfui des temples de l’Attique,
Pour son âge nouveau leur voûte manquait d’air ;

Et voici qu’attristé du sombre arceau gothique,
Il cherche un autre asile aussi calme et plus clair,
À lui-même plus harmonique.

III

 
« Tu pourras l’accueillir, art humain et sacré,
Avec toi l’ame monte à Dieu sans s’y confondre :
Salut, docte formule, ô modèle épuré.
Où des temps opposés les lois viennent se fondre ! »

Et nous allions encor par la noble cité,
Aspirant son air doux, rasant ses larges dalles :
Tout brillait revêtu d’une molle clarté,
Les vieux murs crénelés et les tours féodales ;
Et le chantre évoqué des choses idéales,
Dante nous précédait avec solennité.




Giannina


Près de Fiésole.


 
Plus de sombres pensers ! Poètes radieux,
Ouvrons à la beauté notre esprit et nos yeux ;
 
Partout, dans les palais, sous le chaume paisible,
Suivons-la ; dans les cœurs voyons cette invisible ;
 
Et comme aux jours de foi couronnés par les arts,
due la consolatrice enchante les regards !

La grâce vit encor, la grâce florentine,
Elle qu’aimaient le marbre et la toile divine.

Hier, j’ai vu s’unir dans un groupe charmant
La bouche d’une mère et celle d’une enfant.

Légère, elle passait, sur le front sa corbeille.
Où dormait dans les feurs sa fille, fleur vermeille :

De cette blonde enfant elle a fait son bijou,
Blanche agrafe à son cœur, collier d’or à son cou ;

 
Sur le bord du chemin parfois elle la pose,
Et donne son sein blanc à cette bouche rose ;
 
Puis, telle que l’oiseau s’élançant du buisson,
Joyeuse, elle reprend sa route et sa chanson…

Et moi, qui m’en venais morne et baissant la têe,
Devant ce frais tableau, réjoui, je m’arrête.
 
Influence charmante ! Amant de la beauté !
En me laissant aller à mon cœur, j’ai chante.
 
O vivante madone et si pleine de grâce !
Les fleurs de poésie ont germé sur sa trace.
 

à jules sandeau

Voulez-vous ce bluet de mon humble chemin.
Poète qui semez des lis à pleine main ?




Heures de trêve


Et de mes jours et de mes nuits
Ce rêve était le premier rêve ;
Je disais : « Que dans mes ennuis
Dieu m’accorde au moins une trêve ! »

J’ai ce repos, Dieu soit béni !
Pourtant ma tristesse est pareille :
Chaque jour est si tôt fini !
La nuit j’y songe et me réveille.

Un cœur sous le mal affaissé
Dans le présent ne sait plus vivre,
La dure épreuve du passé
Lui fait craindre ce qui doit suivre.

Moment calme et réparateur
Où l’âme à peine se confie,
Oh ! ne passez qu’avec lenteur,
Doux épisode de ma vie !

Florence




L’Aleatico


À Ferdinand Rosellini


 
La poésie émane,
Émane mollement du vase de mon cœur,
Depuis que j’y versai cette heureuse liqueur,
Douce comme le ciel de la blonde Toscane.
Eh quoi ! le bon Pétrarque oublia la boisson
Où le barde étranger enivre sa chanson !
Ah ! ce vin réjouit l’esprit sans qu’il l’offusque !
Je l’appelle un nectar, un élixir divin :
Si j’étais le Grand-Duc, je boirais de ce vin
Dans un beau vase étrusque.

Tu vois dans ce palais ce grand arc et son dard :
Eh bien, Toscan subtil, je l’appelle un symbole.
— Oui, Barde, saluons ce symbole de l’art
Qui nous sert à lancer la divine parole :
Homère l’inventeur au poète romain
Le transmit ; depuis Dante il va de main en main.
Dis : ai-je pénétré l’ingénieux emblème ?

— Bien, Toscan. Cependant l’arc a-t-il voyagé ?
Ou, d’Homère à Milton (grand et nouveau problème !),
Tous ont-ils changé d’arc quand le but a changé ?

Qu’elle est prompte et subtile,
La flamme de l’esprit chez vous, peuple toscan 1
Elle éclate soudain comme un feu de volcan,
Ou jusqu’au fond du cœur pénètre comme l’huile.
Instruisez un barbare égaré dans vos murs !
Versez-moi de ce vin fait des fruits les plus mûrs !
Il vous donne la force, il vous donne la grâce,
Des Celtes à Florence un vestige est resté :
Par leur grand souvenir à ce vin exalté,
Je veux chanter ma race.

Le char celte, le char tout en bois de bouleau,
Je l’ai vu ! Le timon, le cercle de la roue
Avec les membres durs et tors d’un arbrisseau
Furent construits sans bronze ou fer ; rien qui les noue.
À Florence, au milieu des arts dans leur splendeur,
Pour un enfant de l’Ouest ce char a sa grandeur.
Où sont les deux coursiers, les coursiers blancs du Celte ?
Leurs attaches de cuir pendent le long du char :
Lui-même où donc est-il, le guerrier jeune et svelte ?
Qu’il vienne l’arc en main et lance au loin son dard !

La poésie émane.
Émane mollement du vase de mon cœur,
Depuis que j’y versai cette heureuse liqueur.
Douce comme le ciel de la blonde Toscane.
Eh quoi ! le bon Pétrarque oublia la boisson
Où le barde étranger enivre sa chanson !

Ah ! ce vin rejouit l’esprit sans qu’il l’offusque !
Je l’appelle un nectar, un élixir divin :
Si j’étais le Grand-Duc, je boirais de ce vin
Dans un beau vase étrusque.




La Fleur qui m’est douce


 

Laccord des vers et des lyres

Murmure dans son sommeil :
Il a de nobles délires,
Il rêve marbres, porphyres,
Temples au fronton vermeil.

S’il s’éveille, tout enchanté
Sa pensée et son regard ;
Et, lyre lui-même, il chante
Et la nature vivante
Et les symboles de l’art.

Il dit le jeune Persée
Debout, le glaive à la main,
Et, prompt comme la pensée,
Hermès, dieu du caducée.
Au ciel prenant son chemin.

Tous les dieux de l’Étrurie
Dans leurs vêtements soyeux
Passent ; et la théorie
Déroule avec symétrie

Ses anneaux mystérieux.


Puis Cimabué, grave et calme,

Erre autour de la cité :
Armé de sa docte palme,
Il reflète d’un front calme
La primitive beauté.

Fleur, d’où le savoir émane
Comme un parfum épuré,
Par un invisible arcane,
De toi, beau lis de Toscane,
Tout esprit s’est enivré :
 
Pourtant la fleur qui m’est douce
Croît sur les caps de la mer ;
Sauvage comme la mousse,
Sans l’art de l’homme elle pousse,

Libre au bord du gouffre amer.




À ma Mère en Italie


Elle voulut partir, malgré le poids des ans,
Pour suivre en Italie un de ses chers enfants,
Cœur d’or, solide esprit, mais faible créature,
Et que l’art confiait aux mains de la nature.
En vain lui disait-on : « C’est trop loin. — Non, j’irai.
S’il part d’ici sans moi, seule ici, j’en mourrai.
Est-ce trop de nous deux (une mère, une femme).
Pour bien soigner son corps, pour réjouir son âme ?
Et puis, vous le savez, j’ai là mon autre fils,
Que le soleil retient aussi dans ce pays,
Le premier-né d’eux tous, ma ressemblance même,
Pauvre chanteur errant qui me fuit, mais qui m’aime.
Ah ! tout mon cœur se trouble !… Allons, pas de refus !
Je me fais vieille, hélas ! ne le verrai-je plus ? »
Et tu suivis ton cœur, qui seul te persuade,
Pour voir ton fils absent et voir ton fils malade.

Oh ! dans l’hôtel de Gêne et dans cet escalier,
duand tu me rencontras au détour du palier,
Oh ! comme tu m’ouvris tes bras, et quelles larmes
Sortirent de nos yeux toutes pleines de charmes,

Si bien que, près de nous, sans oser se montrer.
Un serviteur pleurait en nous voyant pleurer !
Mais bientôt nous voilà tous quatre par la ville ;
Moi, dans ces murs brillants de leur gloire civile,
Guide joyeux et fier, en passant je nommais
Tous ces monceaux de marbre appelés des palais ;
Et je voyais ton corps, courbé par le voyage,
Se dresser, et la joie éclairer ton visage.
Tout ce qu’a de plus grand ou la nature ou l’art,
Tout aura donc brillé sous tes yeux, bien que tard :
Spectacle inespéré, merveilles inouïes,
Que tu pourras longtemps conter à tes amies,
Quand vous prenez le frais au bord du grand chemin,
Ou, durant les chaleurs, sur le banc du jardin.
Dans Gêne et dans Florence ainsi quelques semaines
Passèrent, jours heureux pourtant mêlés de peines,
Car chaque heure disait qu’il faudrait se quitter ;
Et je vous vis un soir en voiture monter.
Ô moment du départ, baisers, adieu suprême !
Odieuse voiture emportant ce qu’on aime,
Et qui vous laisse seul ! Puis l’on va dans un coin
Tomber sur une pierre et pleurer sans témoin !…
 
Aujourd’hui, de retour dans ta ville bretonne,
Quand tu passes, plus d’un se retourne et s’étonne :
« A son âge, partir ! » Or, dans notre cité,
Pour un exploit moins grand, jeune, on serait cité ;
Par ce pieux voyage une noble couronne
S’ajoute à l’humble éclat qui déjà t’environne ;
Car si quelque chanteur, des amis du dessin,
Tous des enfants de l’art, sortirent de ton sein,
On dit : « Voici la mère ! » Oui, même les merveilles

Qui, le jour, m’inspirant, la nuit charment mes veilles,
Ont doublé de douceurs ; toujours s’en vont mes pas
Où nous allions, ton bras appuyé sur mon bras ;
Et dans les grands palais la riche galerie,
Dans l’église où pour moi tu priais attendrie,
Partout me rappelant ton cœur pur et ton goût,
Ma mère, je te vois et je te suis partout.




Camée


  
Jai vu tes quatre enfants, tes quatre filles blondes,
S’en aller à l’école avec leurs têtes rondes,
Leurs cheveux blonds et courts ; et toi, dans le chemin,
Comme leur grande sœur tu leur donnais la main ;
L’ouvrage terminé, le soir, à la même heure,
J’ai vu tes quatre enfants regagner leur demeure,
Leurs livres avec ordre attachés sous leurs bras,
Songeant à leurs leçons qu’elles disaient tout bas ;
Et toi, les retrouvant si fraîches, si légères,
Tu revenais joyeuse avec tes écolières.
C’était, soir et matin, durant ce bel été,
Comme un chœur gracieux égayant la cité.





Les Frères de la Miséricorde


À coups redoublés le Bargello sonne,
Mon pâle voisin quitte le café ;
Toujours plus bruyant le tocsin résonne,
Un autre s’en va : qu’est-il arrivé ?

« Seigneur, nous logeons dans la même auberge,
Quels sont ces gens noirs couverts jusqu’aux yeux ?
Pour porter des morts et tenir un cierge,
Leurs doigts sont bien blancs ? Je suis curieux.
 
— Seigneur étranger, nul ne peut connaître
Ces hommes voilés pour faire le bien :
C’est un ouvrier, le Grand-Duc peut-être ;
Sous cet habit noir chacun est chrétien. »




À un Religieux


 
Tu n’as point redouté le cloître solitaire,
Le silence, et la règle invariable, austère,
Les macérations de la chair et du cœur,
Et quatre fois par jour les stations au chœur.
Tu prononças tes vœux ferme et tout d’une haleine ;
Et, lorsqu’on te vêtit de la robe de laine,
Qu’on rasa tes cheveux, sur ce front tonsuré
Sans pâlir tu jetas l’habillement sacré.
Aujourd’hui doux et calme au milieu de tes frères,
Ensemble vous passez les heures en prières.
Et vous errez, le soir, à l’ombre du jardin,
Comme ces saints reclus que peignait Pérugin,
Qui marchaient deux à deux entourés d’auréoles,
Et la paix de leur cœur coulant dans leurs paroles.
 
Si jeune, avec un cœur plein de joie et de feu,
D’ordinaire à ce monde on ne dit point adieu ;
On lutte plus longtemps ; sous une robe noire
On a peur d’étouffer tout amour, toute gloire ;
On se confie au temps, à ses amis, au sort,
Quelquefois en secret on espère en la mort :

Quand tout fait faute, heureux qui sur toi se replie,
Ô résignation, grande et sainte folie !
Hélas ! il est au monde, au milieu de nous tous,
Des êtres que le sort a brisés de ses coups,
Cœurs résignés aussi, mais sans feu, sans extase,
Esprits ou corps souffrants que leur mal seul embrase,
Ces fiers infortunés passent silencieux,
Graves, froids et cachant leurs pleurs à tous les yeux :
Ils savent qu’aujourd’hui toute plainte importune,
Mais qu’on est trop vengé par la douleur commune ;
Ils savent, si le mal les poigne, y mettre un frein,
Offrir à tout venant un visage serein,
Et trouver sans efforts l’expression choisie
Pour discourir sur Dieu, l’âme et la poésie.
Oh ! cent fois plus heureux au fond de ton couvent,
Sous les frais oliviers où tu t’en vas rêvant,
Dans ton cloître de pierre, au fond de ta cellule,
Mille fois plus heureux, si tu peux sans scrupule
Te dire tout à Dieu ; si l’arbre de la foi
Où tu vins t’appuyer n’a point fléchi sous toi ;
Si, comme au premier jour, humble, tendre et fidèle,
Tu suis avec candeur Jésus ton doux modèle ;
Si tu ne glisses pas dans son étroit sentier ;
Si sa mystique chair te nourrit tout entier !

Quand tu partis (ce fut ta dernière faiblesse),
Sur le refuge ouvert à ta longue vieillesse
Tu voulus un ciel chaud, un air pur et joyeux,
Pour t’égayer un jour, pauvre religieux !
Renonçant à l’amour de toute créature,
Du moins tu voulus vivre encor dans la nature.
Près du beau fleuve Arno, sous le ciel florentin,

 
Tu choisis ton abri. C’est là que le matin
S’emplit de bruits charmants ; et que la luciole,
Le soir, le long des eaux mollement glisse et vole ;
Là des citronniers d’or couronnant la cité,
Des palais, et des tours, et le fleuve argenté,
Le noble fleuve Arno qui dans sa transparence
Reflète avec orgueil les vieux ponts de Florence !




Chants alternés


Sans ce triste hasard, nous nous serions aimes !
À ses yeux en passant comme à demi fermés,
À sa molle pâleur, à cette douce haleine
Qui sortit de sa bouche et vint jusqu’à la mienne,
Tout mon cœur tressaillit, elle aussi (je l’ai vu)
Sentit à mon approche un frisson imprévu ;
Son beau front se tourna ; — mais, au seuil de l’église,
Entre elle et moi déjà la foule s’était mise ;
Et de loin vers l’Arno la regardant marcher,
Timide voyageur, je n’osais approcher.

Un prince de Léon (Léon en Armorique)
Vers le monde enchanté sur un char s’envola ;
Puis, les yeux éblouis par ce monde féerique.
Muet d’amour, il se troubla.

Je t’ai promis des vers, brune enfant de Florence,
Mais pour te bien louer, les muses de la France
Ont une voix amère ; et nul ne m’a doué
Du grand art que chez toi retrouva Cimabué.
De son art tout divin si j’avais le mystère,

Tu serais un bel ange ; et comme au baptistère
Sur la porte de bronze on voit un séraphin
Qui chante vers le ciel son cantique sans fin,
Ainsi tu chanterais rayonnante de gloire.
Et tu tiendrais en main un long archet d’ivoire.
 
« Las ! disait dans son cœur le prince de Léon,
Que ne suis-je saint Luc ou que ne suis-je Orphée !
Comment poindre le ciel avec notre limon,
Et comment chanter une fée ? »

Dans un enclos voisin du grand palais Pitti,
Vous, mon âme, restez quand je serai parti ;
Ou qu’après moi, du moins, une part de vous-même,
Mon âme, reste encor dans cet enclos que j’aime !
Errez, errez sans fin à l’ombre des grands murs,
Passez devant la grille et parmi les blés mûrs ;
Le soir, n’oubliez pas les vaches dans l’étable.
Vous y boirez du lait qui fume sur la table ;
Et parfois vous viendrez vers mon pale horizon
Me dire ce qu’on fait dans la chère maison.
 
Globes, ciel éthéré, régions sans égales
Où plane comme un dieu l’héritier d’Occismor,
Durement retombé des sphères idéales,
Pourra-t-il respirer encor ?

Le long du Mugnoné, de Florence à Fiésole
je m’en vais, atiachant mes yeux sur chaque saule ;
Je passe le torrent, sur son lit desséché
Je m’incline, et sans voir je reste ainsi penché ;
J’aspire autour de moi les parfums de la route ;


Si la voix d’un oiseau sort des buissons, j’écoute ;
Me voici dans Fiésole ; et le soir, au retour,
Mon cœur qui se souvient s’emplit encor d’amour :
Longtemps il reviendra, dans ses jours de souffrance,
Le long du Mugnoné, de Fiésole à Florence.

« On revient sans ennui par un si doux chemin,
Disait le prince, errant sous des berceaux de roses ;
Et les choses d’hier plairont encor demain,
Si le cœur se mêle à ces choses. »

J’ai dit : « Tu vas la voir pour la dernière fois,
Regarde bien ses traits pendant que tu les vois !
Hélas ! regarde bien ses tempes florentines,
Ses yeux bruns, son sourire, et sous ses lèvres fines
Toutes ses belles dents ; regarde bien encor
Ses cheveux sur son front couleur de miel et d’or ;
Retiens ! si tu le peux, son accent, ses manières,
Et garde dans ton cœur ses paroles dernières ;
Et puis, en t’en allant, attendris ton regard,
Afin qu’on se souvienne un peu de ton départ. »
 
Quels furent les adieux du prince de la fée ?
Elle écarta les plis de son voile d’azur ;
Et lui, comme un parfum pour son âme étouffée,
S’enivra de son souffle pur…




Palinodie
(Après un voyage)


Gaz, nouveautés, parleurs, sont arrives de France,
Le mystère charmant s’est enfui de Florence.
Après l’ardent soleil, plus de grand palais noir
Où les yeux enflammés se reposent le soir,
Plus de grave pensée à suivre sur les dalles,
Comme Dante faisait en traînant ses sandales,
Quand devant la Madone un peu d’huile brûlait,
Feu solitaire et pur qui saintement veillait ;
Une foule bruyante en tous lieux vous coudoie.
Même la volupté s’attriste à cette joie :
Ô rêverie, amour, Esprits silencieux,
Les démons turbulents vous chassent vers les cieux !
Vous, artistes, amants de la beauté choisie,
Comme de pur éther vivant de poésie,
Vous dites, retrouvant ici l’ennui du Nord :
« Allons, allons plus loin, pour voir si tout est mort ! »


Séparateur

LIVRE CINQUIÈME


À ROME




Lettre à Berthel


 
Ècris-moi, mon ami, si devant ta faucille
Le seigle mûr de couleuvres fourmille ;
Dis-moi, brave Berthel, si les chiens altérés
Errent par bande aux montagnes d’Arrez.

Hélas ! durant ce mois d’ardente canicule,
Tout fermente ; et partout un noir venin circule.
Pour charmer les serpents tu m’as dit tes chansons :
Quand, dressés sur la queue, ils sifflent prêts à mordre,
On siffle ; eux de rentrer leur dard et de se tordre,
Et, charmés, de s’étendre aux rebords des buissons.

Ainsi, d’un pied hardi je vais dans la campagne.
Puis je porte à la main un bâton de Bretagne
(De nœuds égaux formé, garni d’un bout de fer) :
La fougère suffit pour trancher les couleuvres ;
Mais les chiens dans ce mois errent, je crains leurs œuvres,
Eux craignent mon bâton lorsqu’il tourne dans l’air.
 
Écris-moi, mon ami, si devant ta faucille
Le seigle mûr de couleuvres fourmille ;
Dis-moi, brave Berthel, si les chiens altérés
Errent par bande aux montagnes d’Arrez.

Près de Frascati.




Aux environs d’Albano


Bois où se sont perdus Merlin et Viviane,
Avicz-vous plus d’arôme aux coupes de vos fleurs ?
Plus d’email à vos pieds ? Sur la verte liane
Les oiseaux brillaient-ils de plus riches couleurs ?
Ô délices du lac d’Alhane !

Calme et parfum ! Et puis des couples gracieux
Qui la main dans la main, lentement, sous les chênes,
Vont former quelque danse aux collines prochaines.
Je passe et poliment on me sourit des yeux.
Ainsi, vers Comanâ, cheminant un dimanche,
De chaque feutre noir, de chaque coiffe blanche,
M-arrivait un bonjour, mais grave et sérieux.
 
Ébloui des splendeurs de cette terre épique,
À midi je m’assieds sous la chaleur du jour ;
Je tourne encor les yeux vers la Sabine antique,
Puis, vaincu, je les ferme au bruit d’un chant rustique :
Un jour Milton dormant eut un baiser d’amour.

Pour les dames allant vers leur villa de marbre
Sans gloire et sans lauriers mon front ne brille pas ;
Mais, filles d’Albano, sous l’ombre de cet arbre
Arrêtez, arrêtez vos pas !
Les lèvres qui chantaient ma jeune paysanne
S’ouvrent encore et mon cœur en émane.




À S. Mauto


(Nom italien Je saint Malô)


 
Comment, bon saint Malô, pauvre évêque breton,
Une église de Rome a-t-elle pris ton nom ?
Ah ! dans cette cité païenne et catholique,
Quand, fatigué de voir et d’admirer toujours,
Enfin je découvris ton humble basilique,
Ah ! cirques et forums, colonnades et tours,
Comme tout disparut ! et, durant quelques jours,
Mon pays me revint frais et mélancolique.
Malô, l’illusion fidèle me poursuit :
Ton bâton pastoral dans Rome me conduit.
 
Hier encor j’errais, et maisons, monastères,
Théâtres, tout dormait ; le Tibre coulait noir,
Et je suivais ses bords, lorsque, par ce beau soir,
Saint-Pierre m’apparut inondé de lumières :
Avait-on allumé pour mon saint inconnu
Cette fête magique où seul j’étais venu ?
Des milliers de flambeaux (grandeurs toutes romaines !)
Éclairaient sans témoins et le dôme et la nuit,
Et sous la colonnade on entendait le bruit
Des immenses fontaines.


Éclat du Vatican, luxe pontifical,
M’écriai-je, ici-bas vous n’avez point d’égal !
Le ciel allume seul une pareille fête,
Délices de l’Arabe errant dans les déserts ;
Immobile et serein, seul, après la tempête,
Sur l’Océan plaintif il tient ses yeux ouverts,
Pour apaiser la vague et les grands monstres verts ;
Malô, de tels flambeaux scintillaient sur ta tête,
Quand, guidant ton esquif, un ange aux ailes d’or
T’envoyait convertir les païens de l’Arvor !

Patron des voyageurs, les fils de ton rivage,
Venus à ce milieu de l’univers chrétien,
Connaîtront désormais ton nom italien,
Et tu seras un but dans leur pèlerinage.
Les plus tendres de cœur à Rome apporteront
Quelques fleurs des landiers pour réjouir ton front :
Mais là-bas, près des mers, sous ta sombre chapelle,
Fête-les au retour, bon saint, et souris-leur
Quand sur ton humble autel ils mettront une fleur
De la ville éternelle.




Pour
l’Académie de France à Rome


inscription


Ici la ruche d’or des abeilles de l’Art.
Chaque automne, fuyant la Seine et son brouillard,
Fervents nous arrivons sous l’abri des grands arbres,
Près du buis odorant qui pousse entre les marbres,
Dans la chaleur et la clarté.
Nous venons recueillir le miel de la Beauté :
Car la divine fleur qu’Homère fit éclore,
La fleur de poésie a son arôme encore.
Et de la ruche d’or quand te vient la moisson,
Tu savoures, Paris, sous ton pâle horizon,
Oubliant, ce jour-là, tes bruits et tes secousses,
Le miel savant de l’Art qui fait les mœurs plus douces.




Les Dieux chez Anacréon
(D’après un bas-relief de M. Guillaume)


I

 
Poètes, consacrez toujours
Votre Muse aux saintes amours :
Qu’elle chante, voilée, au fond du sanctuaire ;
 
Cependant, Muse, viens parfois
Comme en Grèce, chez nous Gaulois,
Tes cheveux dénoués, viens égayer la terre.

II


Dans Téos, la ville au ciel clair,
L’errante lune argentait l’air,
Le myrte et l’hyacinthe exhalaient leurs aromes ;

Alors, parcourant la cité,
Un chœur avec légèreté
Vint danser sur un seuil aux marbres polychromes :

 
« Ouvrez, Anacréon, ouvrez !
C’est l’enfant aux cheveux dorés,
L’enfant joueur, Amour, qui frappe à votre porte.

— Ouvrez à Bacchus, beau vieillard !
Ma coupe, merveille de l’art,
Est pleine de bonheur : c’est un dieu qui l’apporte.

— Ouvre, mon cher Anacréon !
Au seuil de ta fraîche maison
J’accours, ma lyre en main, moi, chanteuse d’Asie. »

La clef de bronze fait un tour,
Puis avec Bacchus et l’Amour
Chez cet heureux vieillard entre la Poésie.

III

 
Ô charme et puissance des lieux !
Je vous vis, esprit sérieux,
Sous le beau ciel romain sculptant la Grèce antique.

Et sur le mode ionien
J’accorde, moi, barde chrétien,
La harpe aux sons plaintifs, la harpe d’Armorique.




Les Cornemuses


Un pauvre Italien, de figure romaine,
Jouant de la piva tristement se promène ;
 
Or, nul pour l’écouter ne s’arrête, et l’enfant
De maison en maison toujours s’en va chantant.
 
Un seul, au premier bruit de l’instrument rustique,
Tressaillit (il venait, celui-là, d’Armorique) :

— Ami, prends cet argent et sonne encore un air !
Vous, mes yeux, fermez-vous à ce ciel pur et clair !
 
Ah ! le corn-boud résonne au loin, l’Océan fume.
Et la fille d’Arvor a passé dans la brume ;
 
Plus légère en passant qu’une biche aux abois.
Ou qu’une blanche fée aux clairières des bois…
 
Sonne encore, ô piva, sonne, instrument sauvage !
Une voix te répond sur un autre rivage ;

De l’Est à l’Occident, pays, répondez-vous :
L’un si cher à mon cœur, l’autre à mes yeux si doux !

Qu’aujourd’liui ma province en songe m’apparaisse,
Là tous mes souvenirs, là toute ma tendresse ;
 
Un jour si le corn-boud chante aux brouillards d’Arvor,
Je dirai : « Levez-vous devant moi, pays d’or ! »
 
Et la rouge Sabine et l’Italie entière
Éblouiront mes yeux avides de lumière.




Les Fleurs sombres


À Xavier Marmier


Ècrase à tes pieds la mélancolie,
Cette fleur du Nord et d’un ciel souffrant,
Dont le froid calice inondé de pluie
S’exhale en poisons et trouble Ophélie
Le long du torrent.

Mais aux bords latins si tu veux descendre,
La tristesse y croît, fleur bonne au plus fort,
Qui rend l’homme doux et la femme tendre,
Et calme l’esprit quand il faut s’étendre
Aux draps de la mort.




Aspirations


Que de fois mon esprit a crié : Liberté !
Quand mon coeur murmurait tout bas : Autorité !

Admirons la pensée aussi libre que l’aigle,
La suprême raison qui trouve en soi sa règle,
Le peuple déjà mûr à proclamer ses droits
Et qui dans son forum semble un conseil de rois ;
Mais aimons le ramier fidèle à sa colline,
La pensée humble et douce et la foi qui s’incline ;
Aimons l’homme ingénu que son cœur seul défend
Et le peuple soumis à Dieu comme un enfant.
Vous fûtes mon soutien à travers cette vie,
Sœur de la Piété, noble Philosophie !
Ma force vient de vous. Fatigué, sans chemin.
Vous m’avez prudemment ramené par la main,
Et dans un ciel d’été comme on voit les étoiles,
Votre doigt m’a montré le Beau pur et sans voiles ;
Et pourtant bien des fois lisant dans vos jardins,
Sous vos portiques frais entourés de gradins,
Je songe encore au temple, à ses riants symboles :
Mon cœur faible a besoin du lait des paraboles.

 
Hélas ! il fut un temps où la terre et le ciel
Cliantaient et célébraient un hymne universel.
Sur le sommet des monts, sur les eaux, dans la plaine,
Quand tout vague soupir, toute voix, toute haleine
Étaient les mille accords de ce clavier divin
Que les anges de Dieu faisaient vibrer sans fin :
Instrument plein d’amour, concert sublime et tendre,
Que l’oreille de l’homme alors pouvait entendre ;
Car lui-même parlant un langage inspiré
De la création menait le chœur sacré !




Hymne au Père


Nous pouvons comparer la
Divinité à un triangle dont les
trois côtés sont égaux.
Les Platoniciens.


I


Pure essence de tout, dont un nombre est l’emblème,
Combien de fois, type suprême,
Trouvas-tu ton bonheur à sortir de toi-même ?

Combien, après tes longs travaux,
Beau triangle mystique aux trois côtés égaux,
Es-tu rentre dans ton repos ?

Puissance, Amour, Sagesse, ô mouvant équilibre !
Accord triple qui toujours vibre !
Dans ses épanchements force incessante et libre !

Nos temps venus, sainte Unité,
Tu te développas selon ta volonté,
Et l’univers fut enfanté.


Belle œuvre harmonieuse en tout ce qu’elle enferme,
Où, comme la fleur à son germe.
Chaque être répondait à son principe et terme.

Pour l’être simple, mais complet,
Sans voile dans les cieux le triangle brillait,
Dans l’homme imprimant son reflet.

Crime ou faiblesse, un jour (Trinôme, grâce ! grâce !),
Amour, Sagesse, tout s’efface !…
Toi seul. Père indulgent, n’as point caché ta face.

II

 
Homme marqué du sceau fatal,
À présent suis la voie où t’a lancé le Mal,
Esprit boiteux, cœur inégal !

Des humaines erreurs va dérouler la trame.
Et, triste de ton propre blâme.
Tâche par le savoir de refaire ton âme.

Ô labeur toujours avorté !
Entrevoir l’astre pur toujours d’un seul côté.
amais toute la vérité !

Pèlerin vague, errer de système en système,
Et, l’œil louche, la face bléme,
Etudier le monde et soi comme un problème !

 
Seigneur, il est long, le détour
Qui doit ramener l’homme à son premier séjour,
Jardin de candeur et d’amour.

Sur sa route pourtant vous lui versiez la manne.
Et celui qui de vous émane.
Père, vint racheter ce captif d’Arimane,

Et Lui, l’Esprit, l’ardent Milieu,
Sur ce front autrefois illuminé par Dieu
Descendit en langues de feu.

III

 
Ainsi, marchant vers vous, Sagesse, Amour, Puissance,
Sous l’arbre vert de sa naissance
L’homme un jour s’assoira fort d’une autre innocence.

Le théâtre de son labeur.
Ce monde, il le rendra baigné de sa sueur.
Changé, mais comme lui meilleur.

Et toi, triple clarté, que nul œil n’a sondée,
Mais que tous voyaient en idée,
Des dòl-mens de la Gaule aux autels de Judée,

Dans ton éclat primordial.
Tu brilleras encor sur ton ciel de cristal,
Beau triangle équilatéral !




Le Gladiateur


À Edouard Turquely


Dans Rome capitale, impératrice et reine,
Cent mille spectateurs, l’œil fixé sur l’arène,
Y regardaient mourir
Le beau gladiateur qui, couché sur le sable,
HtouiTait dans sa gorge un râle insaisissable,
Sans paraître souffrir.

Car c’était là sa gloire à lui, vaillant athlète,
De périr noblement et sans baisser la tête,
Mais tourné vers les cieux ;
Il fallait, pour mieux plaire à son juge terrible,
Que la mort fût décente et que l’instant horrible
Ne blessât point les yeux.

Ainsi, poètes saints aux deux ailes de flamme,
Qui parcourez le monde en répandant votre âme
À travers les chemins.
Quand vous mourez d’ennuis autant que de vieillesse,
Au suprême moment levez avec noblesse,
Levez au ciel les mains.


Au Colisée.




En traversant le Forum


Sous ces arcs où passaient vos aïeux dans les fers,
Ces temples, ces palais volés à l’univers,
Pour vous, la torche en main, hurlant sur vos cavales,
Quelle âpre volupté, Goths, Huns, Alains, Vandales,
Par le fer et le feu de venger les humains,
Ô Barbares, fléaux des barbares Romains !
L’Orgueil, et l’Avarice et la Luxure immonde
S’enfuyaient devant vous, rénovateurs du monde ;
La Louve et ses petits, avides carnassiers,
Mouraient enfin, mouraient sous vos libres coursiers !




Aux Prêtres de Bretagne


Des hommes éloignés du sol de leurs ancêtres,
Par force, par devoir, ou par un vague ennui,
À vous, chefs du troupeau, nos évêques, nos prêtres,
Ces esprits inquiets écrivent aujourd’hui.

Nous n’irons pas troubler les pères et les mères,
Vous, leurs guides secrets, cette lettre est pour vous ;
Et, n’ayant à parler que de choses amères,
Nous ne parlerons pas dans la langue de tous.

Est-il vrai ? dans les bourgs et les plus humbles trêves
Les écoles d’enfants surgissent par milliers,
Tant que le bruit des flots murmurant sur les grèves
Ne pourrait plus couvrir la voix des écoliers.
 
Bien ! il faut que la terre où toute vie abonde
Reçoive et rende au jour la semence des blés,
Et que l’esprit de l’homme, autre terrain, féconde
Les germes immortels en lui-même assemblés.


Mais, prêtres, est-il vrai ? Dans ces classes sans nombre
Notre langage à nous ne résonne jamais ;
Nos vieux saints ont pleuré dans leur chapelle sombre :
« Las ! dit Hoël, les fils des guerriers que j’aimais ! »

Donc, à notre retour, du milieu de la lande
Le joyeux ali-ké ne s’élèvera plus,
Les pâtres traîneront quelque chanson normande,
Et nous serons pour eux comme des inconnus.

Oh ! l’ardent rossignol, le linot, la mésange,
Pour louer le Seigneur n’ont pas la même voix :
Dans la création tout s’unit, mais tout change,
Et la variété c’est une de ses lois.
 
Le niveau, c’est la mort ! — Ô prêtres d’Armorique,
Si calmes, mais si forts sous vos surplis de lin,
Anne laissa tomber le joug sur la Celtique :
Sauvez du moins, sauvez la harpe de Merlin !

Par dela le détroit, chez nos frères de Galles,
On n’a point oublié la bannière d’azur ;
Le barde vénéré siège encor dans les salles,
Et des livres fervents prônent le grand Arthur !
 
Prêtres, je vous le dis : vous, nos maîtres, nos sages,
Refroidissant les cœurs par trop d’austérités,
Vous avez aboli les antiques usages,
Et le peuple ennuyé rêve les nouveautés.


Devant vous les lutteurs se sauvent de Cornouailles,
Vous coupez les cheveux des jeunes gens de Scaer,
Et, pasteurs des esprits, vous n’avez pour vos ouailles
Qu’un langage incorrect et d’un mélange amer.

Niveleurs imprudents ! la vieille langue éteinte,
Tous les vices nouveaux chez vous arriveront,
Et si vous élevez sur l’autel la croix sainte,
Nul au pied de la croix n’inclinera son front.
 
Dieu vous donna le soin de la vivante chaîne,
Il en est temps, sondez ses mystiques anneaux,
Affermissez le roc où doit grandir le chêne ;
Entretenez la digue où s’amassent les eaux. —

Et toi dont le premier j’ai chanté les bruyères,
Qui vivras dans mes vers avec tes chastes mœurs,
Pardonne, ô mon pays, et pardonne à mes frères
Si nous jetons de loin ces sinistres clameurs :
 
Tout amour est craintif ! Puis, une telle crise
Semble bouleverser tes flancs près de s’ouvrir !
Mais, fidèle à toi-même et gardant ta devise,
Bretagne, tu diras encor : « Plutôt mourir ! »




Sur d’anciens Amis


Tes blancs cercueils de marbre, ô villa d’Albani,
Ont dés longtemps perdu leurs reliques superbes,
Mais la fleur y reluit fraîche parmi les herbes :
Tels les cœurs d’où mon nom semble à jamais banni,
Où survit mon amour, cette fleur immortelle,
Embaumant des tombeaux qui ne savent rien d’elle.




À la Maison d’Horace


Tivoli.


Aux murs de ta maison, sous les frais oliviers
Où tes mètres savants s’accordaient avec grâce,
Un poète est venu rêve dans tes sentiers,
Sage et riant poète Horace.
 
Plus de parvis sonnant sous les pieds du danseur,
Plus d’onyx élégant, de coupe de sardoine ;
Où ta lyre a chanté psalmodiait au chœur
La voix monotone d’un moine.

Mais le vin brillait là parmi les gazons verts,
Les vallons déployaient leurs douceurs immortelles,
Là, cueillant une fleur, je murmurai tes vers
Au murmure des cascatelles.




Talismans


Talismans d’amitié, triple et mystique envoi,
Protégez ceux que j’aime et parlez-leur de moi.




I


Les vers comme les chants ont un pouvoir féerique ;
Ainsi le croit Eir-Inn ou la verte Armorique.
Dans ton berceau d’osier, un matin, cher enfant,
On cachera ces vers : leur pouvoir te défend ;
Mais vers Clone-Menà, froid pays de ta mère,
Un jour, quand tu suivras le daim sur la bruyère,
Pense au barde breton, alors muet vieillard,
Et chante au son du cor ses vers dans le brouillard.
Les chants comme les vers ont un pouvoir féerique ;
Ainsi le croit Eir-Inn ou la verte Armorique.
 

II

 
Bonne grand’mère, à toi les célestes soutiens !
Ce chapelet bénit par le chef des chrétiens,

Tout prcs de ton fauteuil suspends-le dans ta chambre.
Vois, ses cinquante grains sont d’aloès et d’ambre :
Qu’ils parfument entre eux ton modeste réduit
Et, t’occupant le jour, te consolent la nuit !
L’hiver de notre vie est souvent morne et sombre,
Et de tes pleurs secrets seule tu sais le nombre ;
Prends donc ce chapelet, et puisse chaque grain
Défilé sous tes doigts entraîner un chagrin !

III


Celui qui recevra cette feuille séchée
De mon envoi pieux aura l’âme touchée.
À Saint-Onofrio je la cueillis un soir
Sous le chêne du Tasse, ombrage calme et noir
Où jadis entouré de moines au front blême,
Lui, plus triste qu’eux tous, leur lisait son poème :
Là vint pour s’abriter le grand infortuné
Attendant que le jour du triomphe eût sonné.
Et c’est là qu’il mourut ; car nous autres poètes,
Toujours nous demandons des couvents ou des fêtes.



 
Talismans d’amitié, triple et mystique envoi,
Protégez ceux que j’aime et parlez-leur de moi.




L’Hôtellerie


Nous sommes de gais voyageurs,
Un peintre de Baden, un sculpteur, des poètes,
Pour toute belle cliose ayant des âmes prêtes,
Les fermant aux soucis rongeurs :
Nous sommes fils de l’art et de gais voyageurs.

Pays du Latium, adieu !
Au pied de ses volcans voici la Grande-Grèce,
Où l’esprit est esclave et la terre maîtresse :
Salut à la terre de feu !
Pays du Latiuni et d’Étrurie, adieu !

Vienne Liber, le dieu pourpré !
Winter, entonnez-nous un refrain d’Allemagne,
Et moi qui sais aussi plus d’un air de montagne,
Sous ces vignes je chanterai :
Auprès du barde blond vienne le dieu pourpré !


Séparateur

LIVRE SIXIÈME


À NAPLES




Vendredi


  
Vendredi ! nous entrons dans Naples en tremblant,
Un païen eût marqué ce jour d’un caillou blanc.
 

Alors ce n’était qu’une ronde

Dansant autour du golfe bleu ;
Tout célébrait Vénus féconde ;
Et l’Amour menait, jeune dieu,
Toutes les Puissances du feu,

Toutes les Puissances de l’onde.

Les dieux ont fui, les jours mêmes ont eu leur sort.
Nous marquons d’une croix vendredi, jour de mort.


À genoux ! sur sa croix d’ébène

Voici le blanc Crucifie :
Heureux tout cœur mortifié !
Fuyez la joie, aimez la peine,
L’ancien monde est modifié ;

Mourez, la mort est souveraine.

Vendredi ! nous passons dans Naples en tremblant,
Un païen eût marqué ce jour d’un caillou blanc.

Non, vivez ! sur un arbre infâme

Si l’Homme-Dieu fut torturé,
Si dans l’angoisse il rendit l’âme,
Le tombeau n’a rien dévoré :
Et doublement régénéré,

Reparait le Fils de la femme.

Les dieux ont fui, mais l’homme a triomphé du sort.
Et nous trouvons la vie où l’on trouvait la mort.





Hymne au Fils


Le monde t’appelait, triple et simple Unité !
Le miroir symbolique où rayonne ta face,
En fragments sous ses pieds l’homme l’avait jeté :
De ton miroir, ô Vérité,
Il fallait refondre la glace.

Ô mystique Pêcheur, le monde t’appelait !
Dans les bourbiers infects nageaient tes créatures ;
Toi, les enveloppant des plis de ton filet,
Pêcheur mystique, il te fallait
Les ramener aux sources pures.

Le monde t’appelait, ô doux Crucifié !
Agneau d’expiation ! volontaire victime !
Pour apaiser du ciel la juste inimitié,
Pour retremper dans la pitié
Les cœurs endurcis par le crime.




Les Dissonances


Un soleil si chaud brûla ma figure,
J’ai dû tant changer à tant voyager,
Que d’un franc Romain je me crois l’allure ;
Mais un vigneron à brune encolure
Me dit en passant : « Bonjour, étranger ! »

Pétrarque à la main (roi des élégances),
J’arrondis mon style et me crois Toscan :
Le ton primitif se fond en nuances ;
Mais soudain ma voix part en dissonances…
Oh ! je suis un fils du barde Guîclan[3] !




Camée


Laissant traîner sa robe, à la fois doux et grave,
Les cheveux négligés, dans le palais d’Octave
Il entrait à pas lents, et le soir, au festin,
Rêvait à sa Mantoue, à ses forêts de pin.
Un mot l’eût fait rougir. Sur le bras de Mécène
Souvent il s’appuj’ait afin de prendre haleine,
Comme font, sous le poids d’un ennui pénétrant,
Ceux dont le corps est faible ou bien le cœur souffrant.
Entre ses grands amis tel fut le doux Virgile.
À consumer ses jours la muse fut agile ;
De sa tombe il voit Naple : un destin le guida
Où l’on dit qu’en mourant la sirène aborda.




Les trois Frères


I


Tu reçus en naissant le don de la beauté,
Un front pur, un regard plein de sérénité
D’où sortait par éclairs, comme une chaste flamme,
L’idéale beauté que renfermait ton âme.
Les vierges, les enfants et les anges de Dieu
(Ce qu’on voit de plus doux en tout temps, en tout lieu),
Morts à jamais sans toi, retrouvèrent la vie,
Et ta main amoureuse en sema l’Italie :
Salut et gloire à toi, peintre envoyé du ciel,
Jeune ange au long profil appelé Raphaël !

II

 
À celui qui dormit sur l’épaule du Maître
Salut ! L’ami loyal fait oublier le traître.
Sous ses longs cheveux bruns, salut au bien-aimé,
Par qui, tout étant fait, le corps fut embaumé,
Et conservée aussi la plus tendre parole
De la nouvelle loi qui rapproche et console.

 
Tous ces mots de géhenne et de peuple maudit,
Sur ses lèvres de miel nul ne les entendit,
Mais ces mots : « Aimez-vous, enfonts, les uns les autres, »
Voilà ce que disait le plus doux des apôtres.
 

III

 
L’évangéliste Jean, le peintre Raphaël,
Ces deux beaux envoyés de l’amour éternel,
Ont un frère en Jésus, digne que Jésus l’aime,
Bien qu’il soit né païen et soit mort sans baptême ;
Virgile est celui-là : tant l’aimable douceur
Au vrai Dieu nous élève et fait toute âme sœur.
Donc, comme une couronne autour de l’Évangile,
Inscrivez ces trois noms : Jean, Raphaël, Virgile,
Le disciple fervent, le peintre au pur contour,
Le poète inspiré qui devina l’amour.




Frutti di Mare


Vers le tomber du jour à la Mergellina
Vint l’étranger ; vous, à votre fenêtre,
Une quenouille en main, vous souriiez, Nina…
Mon cœur a dit : « Peut-être ? »

Il revient, l’étranger, manger des fruits de mer ;
De vos doigts fins écorçant une orange,
Ou lissant vos cheveux, vous entonnez un air :
Plus d’un regard s’échange.

Puis, ses paniers au bras, voici le brun pêcheur ;
Dans l’eau saline il trempe l’huître fraîche…
Ah ! son œil en dessous rit à votre œil moqueur.
J’ai compris : double pêche !

Oui-da, beaux fruits de mer, long regard virginal
Prennent deux fois l’étranger : on le guette…
Heureux Napolitains, ainsi, sa’ns trop de mal,
La dot est bientôt faite.




À Luigi Parisi


Lorsque, joyeux enfant, tu courras sur la grève,
Comme un dauphin léger quand tu fendras les mers,
Devant le Pausilippe, ô Luigi, prie en rêve
Pour qui sauva tes jours et te nomme en ses vers.
 
« Au secours ! au secours ! » Et ta voix lamentable
Sur l’onde s’éteignait… Oh ! oui, je vais à toi !
Et jetant mes habits les plus lourds sur le sable,
Dans l’abîme j’entrais, ne songeant plus à moi.

Ou je disais (rapide éclair) : « Merci, mon ange,
De cet instant pieux que vous venez m’ofFrir !
Pour ses jours, ô Seigneur, tous mes jours en échange.
Enfant, à lui de vivre ; homme, à toi de mourir.

« C’est là qu’on peut mourir, il est une belle heure
Qui brise avec amour les terrestres liens :
Lorsqu’une âme ici-bas plus haut aspire et pleure,
L’heure sonne… Oh ! j’entends ! heure, je suis des tiens. »


Et comme ce jour-là c’était le jour de fête
De mon aïeule morte et vivant dans le ciel,
Mon cœur croyait la voir des mers rasant le faîte,
Et me tendant la main vers le monde éternel.

Puis de loin je criais : « Courage ! enfant, courage ! »
Et mes bras s’allongeaient, sonores, sur les flots ;
Et bien des voix aussi m’arrivaient du rivage.
Voix de jeunes baigneurs et de vieux matelots.

Enfin, je te saisis, mourante créature !
Et sur l’arène d’or bientôt te soulevant,
Heureux tu souriais à l’heureuse nature ;
Moi, triste, je songeais : hélas ! j’étais vivant.
 
Mais, comme un voyageur cueille aux terres lointaines
Une fleur qui lui parle, un jour, du temps ancien,
À ceux qui m’entouraient, plages napolitaines.
J’ai demandé son nom : tous ont béni le mien !
 
Lorsque, joyeux enfant, tu courras sur la grève.
Comme un dauphin léger quand tu fendras les mers,
Devant le Pausilippe, ô Luigi, prie en rêve
Pour qui sauva tes jours et te nomme en ses vers.




Morgana[4]


À Hersart de la Villemarqué


UN PÂTRE.

Debout, mes bons seigneurs ! c’est assez pour Morphée.
Allons voir Morgana la fée,
Sur un char de vapeurs avec l’aube arrivée.

Chaque été, prenant son essor.
Légère, elle s’en vient des brumes de l’Arvor
Bâtir ici ses palais d’or.

Au pâtre de Reggio si vous tardez à croire,
Gravissons le haut promontoire :
Là nous verrons la fée et dans toute sa gloire.


Que de monde ! ouvrez bien les yeux :
Le prodige veut naître, et déjà des flots bleus
S’étend le miroir onduleux.

Place au pâle étranger ! Car peut-être Morgane
(Comme au pasteur notre Diane)
Un soir lui dévoila sa beauté diaphane.

UN VOYAGEUR.

Non ! — Pourtant d’aïeul en aïeul,
Comme un saint talisman que l’aîné portait seul,
Mon nom me faisait son filleul.

Enfant, j’errai longtemps aux féeriques royaumes,
M’enivrant de couleurs, d’arômes :
Hélas ! je suis encore un chasseur de fantômes !
 
Oh ! le caprice est mon vainqueur.
Sujet d’un bon Génie ou d’un Esprit moqueur,
Je cède aux rêves de mon cœur.

LE PÂTRE.

Regardez ! regardez ! docte magicienne,
Sur la vague sicilienne,
La fée a commencé son œuvre aérienne.

Ah ! voyez sous les doigts divins
S’entasser les coteaux sillonnés de ravins…
J’entends frissonner les sapins !

UN ARTISTE.

L’amour grossier des champs, ô pâtre, te fascine !
Œuvre de Morgane ou d’Alcine,
Cet amas de châteaux splendides, c’est Messine.

UN VOYAGEUR.

Moi, je vous dis : c’est Bod-cador !
Val qu’Arthur emplissait des appels de son cor,
Où dans la nuit il chasse encor.

C’est la tour de Léon, c’est un pic de Cornouailles,
Elven couronné de broussailles :
Mon cœur, voici Carnac, le champ des funérailles !

Ô bonne fée, à mon retour.
Sur nos grèves à toi, dès le réveil du jour,
Une belle chanson d’amour !

Pour tes fils d’Occident, ô toi qui recomposes
Un pays dans les vapeurs roses.
Et sous l’ardent Midi charmes leurs cœurs moroses !




Courbé par ses réflexions.
Un savant écoutait : « Ah ! dit-il, épargnons
Leur beau miroir d’illusions ! »




La Plainte du Pêcheur


Fenestra vascin…


Fenêtre demi-close et maîtresse cruelle,
Quels soupirs et quels feux vous me faites jeter !
Mon cœur est un volcan, il tonne, il étincelle
Pour vous si belle aux yeux qu’on ne peut vous chanter,
Ô maîtresse cruelle !

Que la neige, ô Stella, vous serve de modèle !
La neige est blanche et froide et se laisse toucher :
Vous êtes, ô Stella, blanche et froide comme elle,
Vous me voyez mourir, mais sans vous approcher,
Ô maîtresse cruelle !





Le Chemin nouveau


À Monsieur Amédée Chéron


 
Ddans l’Esprit absorbé priait un camaldule,
Lorsque éclate un grand bruit, comme un bruit d’ouragan.
Le bon moine tressaille, il sort de sa cellule
Et d’un œil alarmé consulte le volcan :

Vésuve sommeillait, la terre était heureuse ;
Mais au pied du couvent, sur un chemin de fer.
Roulaient des chars, jetant leur vapeur sulfureuse
Et conduits par Mercure échappé de l’enfer.

Ô moine, que fais-tu dans ta sphère idéale ?
Vois, le temps est vaincu, l’espace est rapproché.
Vous, mortels, qui passez comme une bacchanale,
Oublîrez-vous le but final, le but caché ?

De Naples à Castellamare




Accord


La vague qui roulait menaçante la veille,
Sous le soleil levant brilla calme et vermeille ;
Or, tandis qu’à mes pieds, vague, tu t’apaisais.
J’allais sondant la vie et, pensif, je disais :

C’est là notre destin : l’homme est, à son aurore,
Un tout harmonieux qui cependant s’ignore ;
Il suit son innocence avec sécurité,
Et s’en va plein de foi, de douceur, de gaîté ;
Mais l’ombre vient, la route à ses regards s’efface,
Et de son conducteur l’enfant quitte la trace.
À travers les détours de ce voyage obscur
Il cherche un autre ami moins riant et plus sûr ;
Longtemps il erre seul : enfin sa conscience
Comme un guide éprouvé lui donne la science ;
Et ses forces, trouvant leur accord à la fois,
Forment un nouveau tout et qui comprend ses lois.
Bien heureux désormais quand l’épreuve est finie,
Et que son être entier n’est plus qu’une harmonie,
S’il se complaît lui-même en sa tranquillité
Et s’il ne brise plus cette sage unité !




Lettre à Loïc


 
Au pays de Kerné, toi qui sous un vieux maître
Appris tant de latin qu’on t’appelait le prêtre,
Habile clerc, dis-moi si la fleur d’or
Sur les landiers de l’Aven brille encor.
 
Ici les lieux sont tels que dans l’antique idylle :
La vigne est fraîche et pend aux branches de l’ormeau,
Chaque vallon renvoie un bruit de chalumeau,
Et voici l’humble case avec son toit d’argile.
Prends garde, pèlerin ! sous ce vert coudrier
Une bergère fuit l’appel du chevrier ;
Le bouc saute à l’entour ; aux cris de la cigale
L’amoureuse colombe en paix couve ses œufs ;
Le taureau va suivant sa compagne, et les bœufs
Au loin, le long des prés, tondent l’herbe inégale.

Habile clerc, dis-moi si la fleur d’or
Sur les landiers de l’Aven brille encor,
Au pays de Kerné, toi qui sous un vieux maître
Appris tant de latin qu’on t’appelait le prêtre.

Près de Cumes




Les Nymphes et les Fées


I


Fille d’une Suissesse et d’un père Écossais,
Née au bord de l’Ellé quand, moi, je grandissais,
Nos trois payS rivaux, Suisse, Écosse, Bretagne,
Ont soufflé dans ton cœur l’air frais de la montagne ;
Lorsque tes grands yeux clairs brillent si doucement,
On pense à l’eau d’azur qui roule au lac Léman ;
Il est, près de la Clyde, il est sur la colline
Un bouleau, jeune aussi, que chaque brise incline ;
Ton front prêt à rougir sitôt qu’on a parlé,
C’est la fleur rose au bord du fleuve Ellé.

J’ai vu, j’ai vu passer les nymphes et les fées,
Blanches filles de l’Ouest, brunes filles du Sud ;
Je compterais plutôt les vagues de Ker-Lud[5],
Ou les brises du soir dans Sorrente étouffées.

 

II

 
Je fus comme ébloui lorsque, dans Procida,
Un soir je vis entrer Maria-Agatha,
Pour me faire admirer, fille encore enfantine,
Sur son corset doré sa rohe levantine :
De peur de trop la voir je détournai les yeux.
Mais quel air de chrétienne, oh ! quel air sérieux,
Quand, passant au milieu d’une belle jeunesse,
Le dimanche matin elle vint de la messe !
Ce charmant souvenir dans mon ame est resté,
Marie-Agathe, et mes vers l’ont chanté.

J’ai vu, j’ai vu passer les nymphes et les fées.
Blanches filles de l’Ouest, brunes filles du Sud ;
Je compterais plutôt les vagues de Ker-Lud,
Ou les brises du soir dans Sorrente étouffées.

III

 
Comme je traversais le ruisseau de Ker-lorh,
Anna, sur un talus semé de boutons d’or,
Joyeuse et s’enivrant de la belle nature,
Chantait le mois d’avril et chantait la verdure.
Pour boire au clair ruisseau s’arrêta mon cheval,
Et j’aspirai la voix pure comme un cristal.
Je ne m’étonne plus, fille heureuse de vivre,
Si Loïc, votre clerc, s’ennuie avec son livre,
Et si, quand vous chantez seule parmi les fleurs,
Sur son cahier on voit tomber ses pleurs.


J’ai vu, j’ai vu passer les nymphes et les fées,
Blanches filles de l’Ouest, brunes filles du Sud ;
Je compterais plutôt les vagues de Ker-Lud,
Ou les brises du soir dans Sorrente étouffées.

 

POUR Mlle HÉLÈNE SCHOUVALOFF

Naples, dans cet air tiède oubliant les hivers,
Une vierge du Nord vint aussi sur ta grève,
Sorrente, elle a passé sous tes feuillages verts.
Et plus d’un aujourd’hui, plus d’un évoque en rêve
La douceur de ses yeux, la douceur de ses vers.


Séparateur

LIVRE SEPTIÈME


À VENISE




La Courtoisie


La belle Courtoisie est née Italienne :
Par la ville elle va saluant de la main,
Et nul ne la peut dire ou noble, ou plébéienne ;
Hors des murs, on la voit sur le bord du chemin,
De loin reconnaissable aux lignes de sa tête,
Elégance lombarde ou grand type romain ;
Si près d’elle, égaré, le voyageur s’arrête,
Avec discrétion elle s’approche aussi,
Et dans les mots choisis que son front pur refléte
Désigne le sentier sans attendre merci.




En revenant du Lido


Oh ! malheur à celui dont la mâle constance
Veut braver sa fortune et braver l’existence ;
Qui, cent fois éprouvé, mais sourd à la frayeur,
S’obstine au fol espoir d’un avenir meilleur :
Au livre où de tout temps nos heures sont prédites
Ses yeux ne liront plus que des lignes maudites ;
L’inflexible destin, d’un doigt mystérieux,
Trace autour de ses pas un cercle impérieux,
Et riant des combats où s’use sa faiblesse,
Dans le cercle fatal le ramène sans cesse,
Tant qu’épuisé d’efforts il tombe sans appui.
Victime de lui-même et victime d’autrui.
Lido ! Lido ! j’ai vu tes grèves désolées,
Ton sable jaune et fin, où confuses, mêlées,
On retrouve le soir les traces des serpents
Au soleil de midi déroulés et rampants :
Ici venait Byron ; d’un œil mélancolique
Il regardait au loin briller l’Adriatique,
Ou, pour dompter son âme, il poussait au galop
Son coursier hennissant au bruit de chaque flot,

Et le noble animal écrasait les vipères
Qui gagnaient en sifflant leurs venimeux repaires…
Non, non, j’avais mal dit ! Le courageux est fort,
Marchons sur les serpents et triomphons du sort.
Ah ! si, tels que Jésus heureux dans les supplices,
Souvent vous ne mettiez dans vos pleurs vos délices,
Songeant que les pervers ne savent ce qu’ils font,
Ou si dans un mépris silencieux, profond,
Vous n’aimiez à garder vos amères pensées,
Comme dans l’Arsenal des flèches amassées,
Hommes doux mais puissants, tout à coup au grand jour
Montrez l’àpre vigueur que cache en vous l’amour,
Saisissez le méchant, serrez-le sans relâche,
Et bientôt vous verrez pâlir le front du lâche !




L’Andromède


LItalie enchaînée et nue au bord de l’onde
Laisse pendre en pleurant sa chevelure blonde :
Hélas ! elle voudrait cacher sa nudité,
Car l’étranger qui passe outrage sa beauté.
Il se rit sans pitié de cette voix plaintive
Et meurtrit le sein pur de la noble captive ;
Elle, alors, soulevant ses bras chargés de fers,
Tristement dans ses yeux roule des pleurs amers,
Et cherche vers le ciel, comme une autre Andromède,
Si quelque beau guerrier ne vient pas à son aide.


Avant 1848.




Funérailles d’un Amour


À la Contessa Z — i


I

 
De vos jardins, signera,
Cette plainte coulera,
Aux vins de Chypre et d’Asie
Sur les myrtes adoucie.
 
Venise, ah ! tes grands revers
Assez troubleront mes vers :
Aujourd’hui mes pleurs à celle
Qui fut Venise la Belle,

La ville du carnaval
Et du luxe oriental
Quand sous les masques de soie
S’ébattaient amour et joie.

Tout finit ! hélas ! hélas !
Pour l’amour sonnons un glas.
Pour lui, mes sœurs et mes frères,
Tristement vidons nos verres.

II

 
Hélas ! j’ai vu, l’autre jour,
Conduire en terre un Amour,
Un Amour mort de vieillesse :
Il avait trois ans, comtesse.

Vingt autres enfants, les fils
De la divine Cypris,
Roses ou blancs comme neige.
Formaient le gentil cortège,

Portant sur leurs fronts bouclés
Et de leurs bras potelés
Leur frère Amour, noble et sage
Comme n’en vit point notre âge.

Bouquets et rubans flétris
L’entouraient, tristes débris,
Dards émoussés par les âmes,
Arc brisé, torches sans flammes.
 
Puis des Amours à genoux.
Lisant de vieux billets doux,
Au passage de la bière
Semblaient dire leur prière.

Et ce n’étaient que sanglots,
Larmes coulant à longs flots
De ces bouches toutes rondes
Et de ces paupières blondes.

 
Un seul, railleur et narquois,
Disait, brisant son carquois :
« Lequel de nous le va suivre ?
Amour ne peut longtemps vivre. »

III

 
Aux jardins de la Brenta
Ainsi ma plainte éclata,
Non sans grâce tempérée
Par vous, ô liqueur dorée !
 
Puis ma voile, grand linceul,
Me ramena triste et seul :
Aux rencontres des gondoles
Plus de vives barcarolles ;

Mais l’aigre pleur des courlis
Du canal rasant les plis,
Ou la voix des sentinelles
Qui se répondent entre elles.

Tout est muet, tout est noir,
Comme au fond du désespoir :
Dans les palais, dans les âmes.
Plus d’amour ni plus de flammes.




Væ Victis


Pour moi, je regarde ces Vénètes
(de la Gaule) comme les fondateurs
de Venise dans le golfe Adriatique.
Strab., liv. iv.


Lècho des temps passés n’est-il pas mort en vous,
Gaulois-Italiens ? Savcz-vous qui vous êtes ?
De graves érudits vont répétant chez nous :
« Oui, les Vénitiens sont enfants des Vénètes. »
Et moi, de votre gloire amoureux et jaloux,
Comme un frère je pleure ici sur vos défaites.
 
Tous ces hommes du Nord au visage épaté
Ce soir nous observaient, et lui, brave jeune homme,
Élevé dans l’orgueil de sa belle cité :
« Oh ! Venise avilie, et vous, Florence et Rome ! »
Vinrent d’autres soldats leur baguette à la main,
Lui, pâle, m’entraîna par un autre chemin :

« Oui, fuyons, taisons-nous, car nous n’avons plus d’armes.
Ils ont pris nos couteaux, car nos couteaux tuaient.
Le dirai-je (et ses yeux se gonflèrent de larmes) ?
Nous hommes d’un sang noble, ô dieux ! ils nous frappaient.

Væ victis ! mot cruel qui durement s’expie !
Le sais-tu, Brenn[6] féroce, ô sauvage insensé ?
Ainsi tu t’écriais, le fer sur l’Italie ;
Hélas ! sur tes enfants l’anathème a passé.
Vous donc, vainqueurs nouveaux, plus de parole impie :
Ce dard revient frapper le bras qui l’a lancé.

Oui, malheur aux vaincus, car le plus fort abuse,
Il aime sous ses pieds à fouler tous les cœurs :
Mais le joug le plus dur pourtant faiblit et s’use,
L’esclave s’affranchit ou par force ou par ruse.
Tôt ou tard malheur aux vainqueurs !…
Ô changement du sort ! ô justice confuse !
Flux, reflux éternels et de sang et de pleurs !




La Plainte de Silvio


En traversant la vallée
Et les monts couverts de bois,
Une voix douce et voilée
Jusqu’à notre âme est allée.
La douce et touchante voix !

« Entendez-vous, dit mon guide,
Le chant du pauvre Silvio ?
Lorsqu’en sa prison humide
Il chante, oh ! sa voix timide
Dans mon cœur trouve un écho.

— À la voix qui te supplie
Pourtant tu n’obéis pas ;
Et ta mère l’Italie,
Par ses bourreaux avilie,
En pleurant te tend les bras ! »




L’Asile


Reposons-nous ailleurs, le doute a hérissé
De trop de dards aigus la couche du passé.
Mais croire, mais aimer quand toute âme s’envole,
Et quand chaque matin voit tomber chaque idole !
Cependant il le faut, croyons, aimons encor,
Croyons bien aux plaisirs et pour eux aimons l’or,
Croyons à cela seul qu’on ne doit plus rien croire,
Hors aux baisers cueillis sur un beau front d’ivoire ;
Dieu mort, ils ont tué l’amour et l’amitié :
Croyons tous au malheur sans croire à la pitié,
Et cherchons loin, bien loin, un asile suprême
Pour oublier enfin les autres et nous-méme.
Ô vous, frères amis, qui d’un monde hideux,
Voyageurs éplorés, êtes sortis tous deux,
L’un éteignant sa vie au creux de la vallée,
L’autre emportant au cloître une âme désolée,
Mais tous deux expirant d’une si douce voix
Que votre sol natal en agita ses bois,
Ah ! s’il est loin du monde un lieu sûr où l’on dorme,
Répondez, Amaury, dites, Joseph Delorme,

Où le lit est meilleur et le sommeil plus long :
Est-ce à l’ombre du cloître ? Est-ce au creux du vallon ?
En nous-même peut-être il est un sûr refuge
Où l’âme en descendant sait juger qui la juge,
Un sanctuaire calme où le doute acéré
Malgré tous ses replis n’a jamais pénétre :
Beau temple intérieur tout rempli d’eaux lustrales,
De mets fortifiants et d’essences vitales.
Si les corps sont régis par l’éternelle loi,
Sonde ta destinée, âme, et rassure-toi !
Quel Titan espéra dans ses deux mains géantes
Détruire une de vous, molécules vivantes ;
Ou de l’âme déserte exiler sans retour
La divine espérance et le divin amour ?




À un Navire grec


Dauphin léger, fuyant vers les blanches Cyclades,
Mes rêves te suivront dans tes joyeux détours,
Sous les caps élégants aux belles colonnades,
Du poète et du peintre éternelles amours…
Ô mer, ô ciel d’azur si doux aux cœurs malades !
Et moi pour l’Occident je pars et pour toujours :
Là, parmi mes graves peuplades
Et près des flots brumeux s’assombriront mes jours.
Quand tu seras nageant vers les blanches Cyclades.




Après une Tempête


La mer est calme, un souffle heureux enfle les voiles,
La vapeur obéit aux mains des matelots,
Tout le bleu firmament est émaillé d’étoiles
Qui viennent émailler le bleu miroir des flots.

On cause avec douceur ; aux murmures des femmes
Se mêle par éclats le rire des enfents ;
Tous les rangs sont unis comme toutes les âmes ;
Plus de riches altiers, et plus d’humbles servants.

Sur le pont immobile on a dressé la table
Où fumeront les chairs, où va couler le vin ;
Tout est sécurité, joie et paix délectable :
Le cœur épanoui s’ouvre aux rêves sans fin…
 
Vents furibonds ! subits éclairs ! grêles ! tonnerres !
Féroces ouragans venus on ne sait d’où,
Qui brisez notre joie et renversez nos verres.
Nous vous résisterons et sans plier le cou !


« Carguez, carguez la voile ! au large ! à la manœuvre ! »
Le chef est à son poste, et marins, passagers,
S’appelant, s’entr’aidant, se sont tous mis à l’œuvre,
Comme dans les plaisirs unis dans les dangers.
 
Immense linceul noir, le ciel couvrait nos têtes ;
Sous nos pieds se tordait l’abîme rugissant ;
Quand l’éclair coup sur coup frappait les vertes crêtes,
On voyait le pilote au timon palissant.

Ô Mort !… Non, tout s’apaise, et le ciel et la vague.
L’orage, on le dirait, s’enfuit épouvanté !
Déjà pointe vers l’est une lumière vague :
C’est l’aube ! c’est le jour ! c’est un soleil d’été !

Pour tous c’est le bonheur. Voici les robes blanches,
Voici les blonds enfants qui montent sur le pont ;
On s’aborde ; les mains se serrent : gaîtés franches !
Les fils vont embrasser leurs mères sur le front.

Enfin on est au port, et c’est un jour de fête.
L’église s’ouvre, entrons. Oui, venez, prions tous !
Pour nous et pour tous ceux qu’agite la tempête,
Pour notre pauvre France, oh ! prions à genoux !


Marseille.


Séparateur

LIVRE HUITIÈME


À PARIS




Le Voyage d’Italie


De son voyage d’Italie
Toute la vie on se souvient ;
C’est comme une douce folie ;
On en parle toujours sitôt qu’on en revient.

Même (on nous l’a dit) un jeune homme,
Parti du Nord pour un été,
Vieillard n’avait point quitté Rome :
Captif comme Merlin dans un cercle enchaîné.

Tant ce beau soleil nous pénètre !
Tant l’art nous remplit de sa foi !
Aperçu, souvenir peut-être
De ce monde idéal que chacun porte en soi.


De son voyage d’Italie
Toute la vie on se souvient ;
C’est comme une douce folie ;
On en parle toujours sitôt qu’on en revient.




Les Pôles



I


À UN DESSERVANT

Prêtre, te souvient-il qu’un soir, à Loc-Tùdi,
Au pied de ton autel je te surpris en larmes,
Serrant contre ton cœur le crucifix, tes armes,
Plongé dans la prière et presque anéanti ?

Au bruit seul de ma voix tu relevas la tête
(C’était le front des morts, et non plus des vivants) ;
Alors, tournant vers moi tes yeux doux et fervents,
Tu me dis : « J’ai vaincu ! combats aussi, poète. »

Parlant de l’infini, du ciel et des élus,
Nous passâmes deux jours dans ton saint presbytère ;
Les ailes de ton âme avaient quitté la terre,
Et l’espace et le temps pour toi n’existaient plus.

Pôle effrayant de la pensée.
Qui pourrait sans vertige atteindre à ta hauteur ?
L’âme humaine, aisément lassée.
Fuit tes sommets de glace et l’ardent équatcur.


II

 

AU DOCTEUR P***, DE MARSEILLE


Et vous, de la Nature infatigable prêtre,
Qui sondez, curieux, les causes de chaque être,
Et sur vos creusets tour à tour
Pâlissez d’épouvante et tressaillez d’amour,

Rappelez-vous l’instant où des profonds royaumes
La déesse évoqua des myriades d’atomes,
Globules mouvants et gazeux
L’un l’autre s’attirant, et vous, homme, avec eux !

Ô terreurs de l’esprit ! Déjà, comme un problème,
Dans le Tout, noir chaos, il se cherchait lui-même,
Car déjà vos pensers épars
De leur faisceau rompu sortaient de toutes parts[7].
 
Pôle effrayant de la pensée,
Qui pourrait sans vertige atteindre à ta hauteur ?
L’âme humaine, aisément lassée,
Fuit tes sommets de glace et l’ardent équateur.




Fête de Village


 
Oui, c’est encor Paris avec ses gais dimanches,
Quand de la ville aux bois volent les robes blanches !
Ah ! combien vont chercher l’ombre de la forêt
Qui pourtant trahira leur joie ! On murmurait :
 

« L’orage a dispersé la danse,

Mais l’amour a moins de prudence,
Et nous voilà demeurés seuls
À l’abri de ces hauts tilleuls.

« Causons de nos amours, ma chère,
Et laissons gronder le tonnerre.

« Qu’en valsant, ce voile de soie
Flotte avec grâce et se déploie !
N’est-ce pas ? ces jeux sont bien doux :
Mais ici pourquoi tremblez-vous ?

« Causons de nos amours, ma chère.

Et laissons gronder le tonnerre.


« Que votre taille avec souplesse

Se livre au danseur qui la presse !
Que vos pas sont légers et mous !
Mais ici pourquoi tremblez-vous ?
 
« Causons de nos amours, ma chère,
Et laissons gronder le tonnerre.

« Lorsque votre main dégantée
Sur la mienne s’est arrêtée,
Qu’il faisait beau voir les jaloux !
Mais ici pourquoi tremblez-vous ?
 
« Causons de nos amours, ma chère,
Et laissons gronder le tonnerre.

« Causons ! mais déjà dans l’espace
Le tonnerre s’éloigne et passe,
Et des danseurs jeunes et fous
Les regards se tournent vers nous.

« Allons à leurs plaisirs, ma chère.

Et laissons passer le tonnerre… »

Le bal recommença. Mais sur les verts gazons
D’autres, aux bruits lointains des joyeuses chansons,
S’en allaient devisant, troupe calme et choisie,
Sur l’art, sur la science et sur la poésie.


Livry




Portraits


I


le poète

 
Dune larme du Christ celle qui fut formée
Choisit sur terre un barde enclin à tous les pleurs,
Et, pleurant, lui montra la chaîne de douleurs
Qui tient depuis Adam notre race enfermée ;
Chez les anges la vierge avait nom Éloa,
Nom sacré que plus tard le barde révéla ;
Il parcourut les temps à l’ombre de ses ailes,
Recherchant le malheur et chantant la pitié ;
Puis, quand l’ange tomba, sa mystique amitié
Eut pour des maux sans fin des plaintes immortelles.

II


le prêtre

Tu mérites aussi de tout pieux chanteur
Un hymne d’amitié, cœur tendre et toujours jeune,

Toi qui sus opposer aux souffrances du jeûne
L’âme et le corps du Christ, froment générateur[8].
Tu t’es bien pénétré de sa vertu secrète :
C’est la douceur du prêtre et celle du poète ;
Mais la réflexion au langage savant
Gouverne avec bonheur ton zèle et le tempère ;
On t’appellera Maître, et, cortège fervent,
Des fils de ton esprit te suivront comme un père.

III


le philosophe


Les jeunes gens rêveurs tournaient vers lui les yeux ;
Lui, Sage au front candide issu des anciens Sages,
Attentif au présent, mais planant sur les âges,
Lisait nos changements dans une loi des cieux.
Comme un platonicien dans sa tunique blanche,
Replié sur lui-même, ainsi vivait Ballanche,
Mystérieux penseur, calme et triste à la fois :
S’il enseigne à quel prix le bien germe et s’enfante,
Ses chants révélateurs semblent d’un hiérophante,
Ou la plainte d’Orphée expirant dans les bois.




Sur les anciens Poètes


À Monsieur Antoine de Latour


 
Au temps passé, rimeurs ne rejetaient
Les fiers dizains, les chansons, les octaves,
Arène étroite où luttaient les plus braves,
Poignard d’acier qu’avec grâce ils portaient ;
Si mieux vous plaît, cassette bien fermée
Sous triple clef à tout regard jaloux,
Mais d’où sortaient arômes fins et doux
Pour Notre-Dame et pour leur bien-aimée.

Poignard d’acier et coffret lamé d’or,
Savant rimeur, vous les portez encor.




Le Livre des Conseils


Des ennuis maladifs qui troublent ton printemps,
Oui, je veux te guérir, toi, dont tous les instants
L’un à l’autre ajoutés ne feraient pas vingt ans !

Mais cette jeunesse âpre et jamais assouvie,
Si le miel ne sature à grands flots son envie,
Blasphème le bonheur et doute de la vie.

Et cependant ta mère, en t’offrant au saint lieu,
Sur ton front vit tracer ce nom vivant de Dieu,
Qui jusqu’au dernier soir brille en lettres de feu.
 
Il faut un frein d’acier au coursier qui s’effare,
Des signaux au navire, aux limiers la fanfare ;
Dieu pour nous est le frein, la trompette et le phare.


Voyageur éclairé par le signe chrétien,
Va donc sans trop attendre et sans demander rien,
Contenu dans le mal, excité dans le bien.

Déjà t’appelle au loin quelque rêve d’épouse,
Un enfant, gai chevreau courant sur la pelouse.
Et la patrie aussi, cette mère jalouse…

Oui, si j’avais un fils, cher et pieux trésor,
Je l’instruirais aussi, lorsque ses cheveux d’or
Couvriraient ce front jeune et virginal encor.
 
Nul n’a versé sur moi les fruits de la sagesse,
Moi-même j’amassai ma tardive richesse :
Ce peu que j’ai, du moins j’en veux faire largesse.

Je ne compterai plus mes ennuis et mes pleurs,
Si parfois ma pensée a fécondé les cœurs,
Si ceux qui m’ont connu sont devenus meilleurs.

Ainsi, continuant sur ce nombre ternaire,
Rythme bardique éclos au fond du sanctuaire,
J’instruirai jusqu’au bout ce fils imaginaire.

II


Quel est donc le parfum de ces brises d’avril,
Qu’en idée aspirant les lilas du courtil,
À peine de la pluie un jour nous souvient-il ?


Toute heure en ce lointain rit et nous semble aisée,
Notre jeune saison pourtant mal exposée
Reçut la brume froide et la froide rosée.

Ô Jeunesse jetée au coin d’un carrefour,
Pour trouver ton chemin, errant tout alentour,
Et souvent par ton choix perdue, et sans retour !

Mille sentiers mauvais pour une bonne voie !
Et nul pour avertir celui qui se fourvoie,
En disant : C’est par là que le Seigneur t’envoie.

Pour lors, « Fais ce que dois, advienne que pourra ! »
Et va par le sentier que ton cœur te montra :
Du plus fort bien souvent tout le savoir est là.

Non, non, je ne peux pas troubler tes jours de fête,
Blanchir avant le temps l’or d’une jeune tête,
Mais je dis : Sois prudent et préviens la tempête !
 
Une force sacrée est déposée en toi,
Ne jette pas au vent ce qu’envîrait un roi ;
Augmente ton dépôt tel qu’un croyant sa foi.

Joyeux comme ton âge, et gai comme tes frères,
Suis d’un pas mesuré leurs courses téméraires,
À de libres élans joins des pensers austères.

Tout aux instincts naïfs, ne crains pas de savoir.
L’impassible science est pour l’homme un devoir.
En face du danger il faut périr ou voir.


III


La mer sous un vaisseau boulait, épouvantable,
Et le patron disait, mettant la main au câble :
« Je ne pourrai jamais doubler ce banc de sable ! »

Ôcaps dont nous éloigne un Génie irrité,
Où l’homme par trois fois dans sa vie est jeté,
Le plus noir d’entre vous a nom Virilité !

Moins sauvage en Bretagne est l’exécrable baie,
Le Baie-des-Trépassés, blanche comme la craie.
Où sur des ossements, la nuit, hurle l’orfraie.
 
Sur vous se sont brisés Byron et Raphaël,
Mozart qui chantait mieux que les chanteurs du ciel,
Pascal, et tout sanglant l’audacieux Carrel.
 
Equinoxe de mort pour le corps et pour l’âme !
Mais l’heureux passager, sorti sauf de la lame,
Voit le midi briller, et se sèche à sa flamme.
 
Il entre dans le port, plus triste, mais vainqueur,
Vainqueur de la Sirène au chant doux et moqueur,
Connaissant tous les bruits des orages du cœur.

Fraîches illusions, adieu ! La raison pâle
Désormais conduira cet esprit ferme et mâle.
Sillonné par la bise et brûlé par le hâle.


Illusions, adieu ! mais, sauvage âpreté.
Réactions d’un cœur trop longtemps agité,
N’étouffez pas en lui l’heureuse aménité.
 
Aux autres il faut croire, il faut croire à soi-même ;
Pour qu’on nous aime, aimer, aimer sans qu’on nous aime
Amoureux par nature, amoureux par système.
 
S’épanouir aux vents d’amour et de beauté,
C’est recueillir en soi l’air frais de la santé :
Malheur à qui se clôt dans sa félicité !

Sur la roche escarpée où ta fleur est éclose,
Homme heureux, ne sois pas tel que l’aloès rose,
Fleur amère où jamais l’abeille ne se pose.
 
Enfin à notre faîte, et si près de vieillir.
N’allons pas nous corrompre ou nous enorgueillir :
Chair, tu n’as qu’un moment ; esprit, tu peux faillir !

IV


Ah ! que fais-je ? Lassé d’une si longue route.
Celui que j’instruisais, à peine, hélas ! m’écoute ;
Avant d’aller plus loin, moi-même ici je doute.
 
Pourtant, si le passé révélait l’avenir,
Un jour cueillant le fruit de chaque souvenir,
Je dirais sur mon seuil à l’heure de finir :


Aux jeunes je fais place et je sors sans envie,
De loin je me complais au tableau de la vie :
Puissent-ils suivre mieux la voie où l’on dévie !

Je n’ai plus d’espérance, et j’ai quelques regrets,
En repassant mes jours trop souvent incomplets…
Mais les sentiers sont pleins d’achoppements secrets !
 
Dans tes prompts jugements, ô jeunesse farouche,
Rigoriste jeunesse ! — À ce terme où je touche,
Le grand mot d’indulgence est toujours à la bouche.
 
L’absolu n’est qu’au ciel. Dans notre monde obscur,
Tout en cherchant le beau, n’espérons rien de pur.
Anges, Dieu vous garda pour ses palais d’azur !

Indulgence et pitié pour toutes les misères,
Dévoùment entouré de bornes nécessaires ;
La science nous dit d’allier les contraires.

Le mal rôde, veillez ; oui, veillez bien sur vous.
Craignez les médisants, les envieux, les fous,
Halliers où nous perdons quelque chose de nous.

Mais que votre abord franc exhale un air de fête :
Pareil aux anciens dieux dont parle le poète,
Laissez chacun rempli d’une force secrète.

Équilibre partout, car la vie est un art.
À mon âge, on le sait, mais on le sait trop tard.
Laisserez-vous tomber ce dire d’un vieillard ?


Mon dernier mal m’attend : alors, ange docile,
Ô résignation, ouvre-moi ton asile !
Avant tout, évitez le désespoir stérile.

Ce monde a ses grandeurs ; l’autre, plus vaste encor,
À l’esprit du mourant montre ses sphères d’or,
Et vers l’immensité décide son essor.




Camées



I


alice


Lorsque arriva le jour de sa vingtième année,
Elle pleura ! Longtemps vers son passé tournée,
Où de sa vie en fleur le parfum nous troubla,
Blanches illusions, colombes matinales,
Rire et pleurs enfantins, jeux, grâces virginales,
Longtemps elle vous appela !
Mais, 6 consolateur. Amour, vous étiez là.

II


élia


Élia conduisit l’Amour dans ma maison,
Enfant qui d’un regard vous trouble la raison :
Voix de cristal vibrante en ma mémoire.
Et longs cheveux sur un long col d’ivoire.
Ainsi, par Élia ramené chaque jour.
Entre elle et moi jouait l’enfant qu’on nomme Amour,

Amollissant au miel de sa parole
Notre âme, hélas ! déjà bien faible et molle.
Mais, sitôt qu’il se crut de nous deux triomphant,
Nous vîmes s’assombrir les traits du bel enfant ;
Sa douce voix devint aigre, des rides
Creusaient les bords de ses tempes arides,
Il se traînait vers nous lent, froid, découragé :
En Haine avec le temps l’Amour s’était changé.

III


lucy


Lucy, je te revois plus grande, et dans ton cœur
Pour le troubler encor se glisse la Pudeur.
Oh ! suis bien ses conseils si tu veux être belle !
D’une marche décente apprends l’art auprès d’elle.
Tous les secrets charmants de la virginité :
Comme un voile qui tombe ajoute à la beauté,
Et les mots qu’on peut dire et ceux qu’on peut entendre,
Et lorsque le regard doit être grave ou tendre,
Puis les plaisirs naïfs, la bonté, la candeur ;
Si tu veux être belle, écoute la Pudeur.




Études


À ***


 
La Science, voilà les sévères amours
Où votre âme s’était fixée ;
L’âge perdait ses droits, vous donniez vos beaux jours
Au seul plaisir de la pensée.

Plaisir qui m’est connu, bonheur mêlé d’effroi
De descendre au fond de soi-même,
Et dans ses noirs détours de poursuivre le Moi,
Pour surprendre le grand problème.

Puis, comme d’un abime, on sort victorieux,
L’âme agrandie et fécondée ;
Et, tranquille, on regarde éclore sous ses yeux
Les faits en germe dans l’idée.

Mais, durant ces discours, si quelque souvenir
Me revenait de ma patrie,
Pour rafraîchir nos fronts il semblait qu’un zéphyr
Passait dans notre causerie.




Hymne à l’Esprit


Le divin composé, qui brille en s’approchant,
Se reflète sur nous : encore, encore un chant !

Oui, mieux que la prêtresse et l’antique délire,
Si dans les temps prochains la science a su lire,

Qu’elle déroule en paix ses vers sentencieux
Avec grâce voilés, mais clairs pour tous les yeux. —
 
C’est l’heure : les oiseaux ont fui vers les nuées,
Tant la hache en tous lieux fait de larges trouées,
 
Partout le jour, partout de saints rapprochements,
Des hymens amoureux suivis d’enfantements.
 
Quel est le val sans nom ? quelle est l’île déserte ?
Partout le blé nouveau couvre la plaine verte.

Pourquoi devant ta porte élever ce rocher.
Ermite, si la foule entre et vient te chercher ?


Il faut voir tomber l’arbre et germer la semence,
Voir tout ce qui finit, voir tout ce qui commence.

Ô fleurs du Sunium, fleurs voisines du ciel,
Quel parfum vous mêliez aux lis blancs du Carmel !

Mais, silence ! voici l’Orient qui s’allume
Et de l’Ouest obscurci colore au loin la brume.

Tout se cherche. Le Nord vers le Sud est allé,
Et la matière en feu vers l’esprit a coulé.

Le mélange se fait : fusion idéale,
Alliage splendide, œuvre que rien n’égale ;
 
Métal complexe et simple, et sans pareil encor,
Et dont le monde entier aura compose l’or ;

Métal plus précieux que l’airain de Corinthie,
Au foyer du savoir fonte prudente et sainte :
 
Ô le pur clectrum où l’esprit et le corps
Parviendront à s’unir en de justes accords,

Quand elle apparaîtra, la fusion bénie,
Tous les cœurs aimeront cette œuvre d’harmonie !…
 
Oui, c’est l’heure : voyez s’émouvoir à la fois
Et la terre et le ciel qui lui donne ses lois ;

Voyez dans les hauteurs l’alliage mystique
Reluire en dévoilant son rapport sympathique !


Triangle composite et d’argent et d’or fin
Et d’un autre métal, comme eux simple et divin :

Ô troisième métal, que nul encor ne nomme,
Pour finir son travail, c’est toi qui cherches l’homme.
 
N’es-tu pas la soudure et l’intime lien,
Le nœud intelligent d’où résulte le bien ?

Viens donc, flux désiré, sage intermédiaire,
Avec l’or et l’argent viens finir le ternaire !

Esprit, nous sommes prêts, nous appelons ton jour.
Esprit, viens féconder la Puissance et l’Amour !


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LIVRE NEUVIÈME


EN BRETAGNE




Les Courants


À Pélage Lenir


 
Sur un tertre, aux confins du pays de Bretagne,
S’était assis un voyageur,
Observant là, pauvre songeur,
Une eau qui jaillissait de cette humble montagne.

Car au sortir du sol et par un accident
L’eau vive s’était divisée ;
Puis, selon la pente opposée,
Courait moitié vers l’Est, moitié vers l’Occident.

 
Tout chez le voyageur se change en rêverie :
Celui-ci dans ce double cours
Trouvant l’image de ses jours,
Son cœur suivait les flots qui vont vers sa patrie.

Mais sur l’autre penchant, il opposait sa main
Aux flux de cette onde égarée,
Et sur la pente préférée
Il la forçait de prendre avec lui son chemin.

Ainsi vers son pays, seul but qui le réclame,
Ainsi vers ses chères amours
Allaient et sans plus de détours
Tous les courants de l’onde et tous ceux de son âme.




À la Fontaine féerique


de Baranton


Je viens comme Merlin m’asseoir à ton perron ;
Source, apaise ma soif et rafraîchis mon front.
 
L’Esprit intérieur qui me dictait ce livre,
Sage modérateur, me défend de poursuivre.

Dans le monde idéal j’ai cueilli tour à tour
L’âpre fruit de Science et le doux fruit d’Amour ;

M’élevant sans orgueil vers le Souverain Maître,
Sur Lui, l’être complet, j’ai modelé mon être ;

Dans sa triple unité Lui constamment égal,
L’homme cherchant toujours l’accord primordial :
 
Dans l’art, dans la nature, en moi, vivante Idée,
Avec quel saint respect mes yeux t’ont regardée !

Mon voyage est fini. Vienne à présent le sort,
Mon cœur est aussi bon, mon esprit est plus fort.


J’ai touché dans la vie à chaque point extrème,
L’Amour m’a dit enfin le secret de moi-même.

Désormais tous mes vers aux peuplades d’Arvor !
Fontaine, laisse-moi boire à ton bassin d’or !




Le Catéchisme


marie.

Vos habits sont poudreux, votre front est noirci,
Ancien clerc d’Arzannô, d’où venez-vous ainsi ?

la voyageur.

D’un pays lointain, jeune femme,
Où l’étude attirait mon âme.

marie.

Et qu’apprend-on si loin ? — Mais la cloche a sonné,
Entrons au catéchisme avec mon fils aîné.

la voyageur.

À douze ans, nature soumise,
J’avais ma place en cette église !

marie.

Chut ! on dit le Credo, symbole fort et doux :
Plus que tous ces enfants, ami, que savez-vous ?




Le Jardin


À Tom Frater, d’Édimbourg


 
Devant un frais jardin, sur la porte entr’ouverte,
Une vieille disait, en suivant son chemin :
« Les beaux fruits que voilà sous la tonnelle verte !
Que je voudrais sentir la fleur de ce jasmin !

« Je connais un jardin, hélas ! un jardin sombre,
Où, quand j’arriverai, le maître m’ouvrira !
Pour reposer mes os j’aurai ma place à l’ombre.
Peut-être à mes côtés un riche dormira. »

Or un sage lisait, assis dans sa tonnelle :
« Mère, pourquoi rester dehors à la chaleur ?
Entrez dans mon jardin, le maître vous appelle,
Vous mangerez un fruit, vous prendrez une fleur. »

Chemin de Ker-Mélo.





En passant à Kemper


À mon ami J. Béliard


 
Le double flot coulait sonore et clair
Au confluent de l’Odet et du Ster ;
 
Comme un géant hurlant dans les vallées
La cathédrale envoyait ses volées,

Et Corentin et le roi Grâlon-Maur
Sur les deux tours semblaient régner encor ;
 
Tous les Esprits et les Saints d’Armorique
M’apparaissaient dans la cité celtique…
 
Jean La Fontaine ! alors je t’arrachai
Un noir feuillet de malice entaché[9] :
 
« Aux flots bretons va, feuille champenoise,
Dis-je en riant, tombe, ô feuille sournoise !


« Tout voyageur sur tes bords arrêté
Doit ce tribut, Kemper, à ta beauté :

« C’est une fable et qu’après un long somme
Pourra rimer, là-bas, notre bonhomme.

« Il sied vraiment de se moquer d’autrui
Aux malheureux nés dans Château-Thierry ! »

Et cependant sous nos vieilles murailles
Gaîment passaient les filles de Cornouailles,

Et laboureurs avec leurs longs cheveux,
Portant la braie ainsi que leurs aïeux ;

Tout verdissait sur la haute montagne ;
Tout se mêlait, la ville et la campagne :

Le double flot coulait sonore et clair
Au confluent de l’Odet et du Ster.




Le Chant de la Coupe


Dans ma chaumière, un soir, prés d’un grand feu de lande,
Je rêvais ; des amis faisaient cercle ; et voilà
Que, soulevant ma tasse, un des chefs de la bande
Ainsi, pour dissiper mes rêves, me parla :

« Aime ton humble coupe. Elle est de buis, qu’importe !
Le buis solide et dur te sied, chanteur breton ;
Et sur le pied d’étain qui l’orne et la supporte,
Dans un double idiome on peut lire ton nom.

« Vois, nul encor n’a bu dans la coupe celtique.
Toi-même la creusas de tes pieuses mains.
Evoquant, évoquant les Esprits d’Armorique
Depuis prés de mille ans couchés sous les dôl-mens.

« Tous se sont éveillés ! Mélodieuse troupe,
Ils sont venus à toi comme des échansons ;
Et voici qu’enivrés aux vapeurs de ta coupe,
Sur les bords de Cornouaille ils versent tes chansons.


« Ils nous versent l’amour des coutumes rustiques,
Le bonheur d’aller fiers sous d’immenses cheveux,
D’avoir un parler pur entre les plus antiques
Qu’il faut transmettre pur à nos derniers neveux.

« Oui, tes chants ont dit vrai : Les bruyères sont belles,
Nos yeux s’ouvrent plus grands aux aspects du pays,
Plus fervents nous prions sur le sol des chapelles,
Nous allons plus joyeux sous l’ombre des taillis.
 
« Ô poète rustique ! ô poète sincère !
Sois heureux de ta coupe et redis en tout lieu
Ce vers qui soutiendra souvent notre misère :
« Aimons notre pays et surtout aimons Dieu !… »

« Et puis, il t’en souvient, si, bravant ton étoile.
Tu l’emplissais de vin rafraîchi dans l’Ellé,
Une vierge était là plus blanche que son voile,
Et cette belle enfant te disait consolé.

« Aime ton humble coupe, et de vin ou de cidre
Emplis-la jusqu’aux bords pour noyer tes douleurs ;
Si les flots fermentes laissent surnager l’hydre,
Alors, les yeux au ciel, bois ton fiel et tes pleurs. »
 
Et moi je répondis : « Tes discours, ô Jérôme,
Sont un miel savoureux qui pénètre le coeur ;
En creusant tes sillons si tu chantes, jeune homme,
Tes grands bœufs fatigués reprennent leur vigueur ! »




Lo’-Théa


Dans les vallons, sur les montagnes,
J’irai, suivant partout les rives du Létà,
Et les tristesses, mes compagnes,
S’adouciront dans ces campagnes :
Salut à ton clocher ! Salut, cher Lo’-Théa !

Pourquoi, de soupirs oppressée,
T’attrister, ô mon âme, et me troubler toujours !
Dans l’avenir mets ta pensée.
Ta vie à peine commencée
Te promet encor de beaux jours.

Faut-il de regrets et de blâme,
Ennemi de soi-même, exciter sa douleur ?
Non, l’espoir serein nous réclame,
Il verse sa rosée à l’âme
Comme le matin à la fleur.

Le bien et le mal, noir mélange,
Nous viennent tour à tour de l’enfer et du ciel.

J’ai bu l’absinthe avec sa fange,
Au calice doré de l’ange
Souvent j’ai savouré le miel.

Doux Lo’-Théa, fraîche vallée,
Paroisse où mon enfance errait toute à l’espoir,
Où, par ses ennuis rappelée,
Ma jeunesse errante et troublée
Chaque automne vient se rasseoir,

Pardonnez, ô belle nature.
Tous ces combats mauvais du cœur et de l’esprit ;
Bien que souffrant de ma blessure,
Plus calme enfin je me rassure
Sous la main qui frappe et guérit.

Celui qui vous fit tant de charmes,
A-t-il, maître jaloux, défendu d’être heureux ?
Chemin d’épreuves et d’alarmes.
Faut-il vous arroser de larmes
Avant d’arriver dans les cieux ?

J’en crois votre aspect qui console.
Hêtres, pins murmurants, fleurs d’or, et vous, ruisseaux,
Votre beauté n’est point frivole ;
L’ennui qui prés de vous s’isole
S’endort mieux au bruit de vos eaux.

Puisse, légère aussi, la peine
Comme l’eau de ce pré sur moi glisser et fuir !
Détaché d’ambition vaine.
Sans fiel, sans détours et sans haine,
Qu’ai-je à craindre de l’avenir ?


Oui, des ennuis où tu te plonges,
Cœur longtemps éprouvé, dégage enfin tes jours ;
Reviens à tes premiers mensonges ;
Ton âge encore a de beaux songes,
Ton âge de belles amours.

À l’espérance jeune et blonde,
Crédule, livre-toi, comme dans ton matin…
Voyageur entraîné par l’onde.
Que jamais mon regard ne sonde
Les flots qui portent mon destin.

Vivons de la vie idéale,
Vivons de la nature et du charme des vers,
Heureux du chant de la cigale,
Du parfum que la lande exhale
Ou qui descend des taillis verts.
 
Respire donc, âme oppressée.
Et fais part aux bons cœurs de tes apaisements :
Durant notre époque abaissée.
Quand tout déprime la pensée.
Toi, relève les sentiments.

ENVOI À M. FERDINAND DENIS

Vous avez trouvé dans l’étude
Le calme intérieur que me versent les bois :
Tout à notre chère habitude,
Oh ! laissons en accord nos pensers et nos voix.
Doux amis de la solitude !




Les trois Poètes


Ô penseurs inspirés que l’on nomme poètes,
Chercheurs de tous les temps, que de routes secrètes
Pour venir à la vérité !
Nature, Esprit, Raison, que n’avez-vous tenté,
Ô belles âmes inquiètes ?
 

I

 
Absorbé dans le Tout il l’appelait son dieu.
Force invisible, éther ou feu,
Ce qui donne son âme à la nature entière
L’animait ; sur les monts, à l’ombre des grands bois,
Les choses l’attiraient par leurs intimes lois ;
Il parlait au torrent, il comprenait la pierre,
Et son art composait de ces milliers de voix
Un hymne où se mêlaient l’esprit et la matière.
Masse sans cercle et sans milieu,
Le grand Tout l’absorbait, lui l’appelait son dieu.

 

II


Les yeux levés au ciel où sont les belles choses,
Le poète attendait qu’enfin son astre eût lui,
Lorsque les trois Vertus descendirent vers lui ;
Et leurs longs vêtements étaient blancs, verts et roses.
Elles avaient les bras l’un à l’autre enlacés,
Mais leur front était chaste et leurs regards baissés ;
D’en haut elles disaient : « Je crois ! — J’espère ! — J’aime ! »
Le poète écouta les trois mots à genoux :
De là viennent ses chants et mystiques et doux :
Dans ce monde terrestre il chante un divin thème.

III

 
Il l’a voulu, le barde, et, par un libre effort,
Son cœur et son esprit, ses sens, tout est d’accord.
Extase libre, extase pure !
Dans la triple unité du poète penseur.
Tout ce qui lui répond : Dieu, l’homme et la nature.
Harmonieusement retentit et murmure ;
Chaque voix est distincte et se fond dans un chœur.
Ô barde sage ! extase pure !
Replié sur lui-même, il écoute enchanté
Les modulations de cette trinité. —

Ô belles âmes inquiètes,
Nature, Esprit, Raison, que n’avez-vous tenté ?
Pour venir à la vérité,
Chercheurs de tous les temps, que de routes secrètes,
Ô penseurs inspirés que l’on nomme poètes !




La Chanson de l’Ermite


En Cornouailles.


La chaumière où seul j’habite
Est petite,
Mais elle est près d’un étang
Et d’un bois jeune et flottant
Qui l’abrite.

Dés le matin sous mon chaume
Tout embaume.
Mes deux volets sont ouverts :
Du chanvre et des genêts verts
Quel arôme !
 
Lorsque la chaleur arrive,
Quand le givre
Se cache au fond du blé noir,
Je puise à mon réservoir.
Une eau vive.

 
Enfin la fraîcheur retombe,
La colombe
Roucoule sur ma maison ;
Moi, j’entonne une oraison :
Le jour tombe.

Ainsi je vis en ermite.
Dans mon gîte,
D’eau, de parfum, de chanson ;
Et la nuit je dis ton nom,
Marguerite !

Marguerite, ô pèlerine
Blanche et fine.
En regagnant ton manoir.
Dans mon clos viens donc t’asseoir
En voisine.




Le Lézard


À ***


Campagnard, je mc mêle à tous vos jeux rustiques,
Amusé des chansons, m’exaltant aux cantiques ;
Voici comme jasait, hier, un joyeux gars,
Et le feu de son cœur brillait dans ses regards :

« Avec une jeune veuve,

Tendre encor, j’en ai la preuve,
Savante à parler français :
En causant de mille choses,
Par la bruyère aux fleurs roses,

Tout en causant je passais.

« C’était en juin, la chaleur était grande.
Sur le sentier qui partage la lande,
Au beau soleil se chauffait un lézard ;
Et dans ses tours, ses détours, le folâtre
Faisait briller son dos lisse et verdàtre
Et secouait la fourche de son dard.

« Mais, hélas ! à notre approche.

Le petit fou vers sa roche
Fuit, et pour le rappeler,
Pour rappeler ce farouche.
Sur un air des bois ma bouche

Longtemps s’épuise à siffler.

« O mes amis, ne plaignez pas ma peine !
Car sur mon bras, comme une molle chaîne,
S’était posé son bras flexible et rond ;
Et par instants une mèche égarée.
De ses cheveux une mèche cendrée
Avec douceur venait toucher mon front.

« Certe, à lézard et vipère

Tout siffleur vendrait, j’espère,
À ce prix-là ses chansons,
Sans trouver l’heure trop lente,
Ni la chaleur trop brûlante,

Ni trop maigres les buissons.

« Donc, croyez-moi, dans cette heureuse pose,
Sous le soleil et jusqu’à la nuit close
J’aurais sifflé fort gaîment ; mais voilà,
Mes bons amis, voilà que le vicaire,
Vêtu de noir et disant son rosaire,
Pour mon malheur vient à passer par là :
 
« Cœurs damnés ! musique infâme !
« Holà ! holà ! jeune femme,
« Si vous craignez par hasard

« Le purgatoire où l’on grille,
« Quittez ce siffleur de fille,
« Ce beau siffleur de lézard ! » —

Tel fut son gai récit qu’en mes rimes j’expose,
Mais le feu s’est perdu dans la métamorphose.
Vous, une histoire aussi sous vos grands arbres verts,
Cher poète : elle aura du charme dans vos vers.




Notes


I

DES GRÈVES DE PLŒ-MEUR, À BERLIOZ

Locéan bruissait immense sur les grèves,
Joyeuse, une mésange en effleurait le bord :
Ô Maître, ta musique éclata dans mes rêves,
Du grand et du léger doux et sublime accord !
 

II

POUR LA TOMBE D’UN PÈRE

C’était un diamant. La perle la plus rare
Se dissout dans l’acide et finit lentement,
L’acier lance en éclats le marbre de Carrare,
Rien n’entamait son cœur. C’était un diamant.

Au Carmel.


III

POUR UN AMI

Dans tous les noirs sentiers, les détours de la vie,
Gardez ce front ouvert où brille votre cœur :
Heureuse l’âme franche à qui l’âme se fie !
Celui qui marche droit de tout piège est vainqueur.




Le Combat de Saint Patrick
Apôtre d’Irlande ou d’Eir-Inn, né en Armorique
au ive siècle


 
Sois donc fière, Armorique, il est fils de ta lande,
Le grand saint appelé l’Apôtre de l’Irlande ;
Dans tes bois il reçut le sceptre pastoral
Qui défendait Eir-Inn sous le sceptre royal ! —
Mais l’esclave s’est rebellée ;
Patrick, le doux évêque, est nommé chef des clans !
Voix du cœur, air bardique, allez, nobles élans,
Retentissez dans la mêlée !

I

L’Arvor frémit à ton rappel,
Patrick, son fils, descend du ciel
Eir-Inn !

II

Lui, par qui Dieu te fut porté,
Te portera la Liberté,
Eir-Inn !


III

Il est temps, sors du gouffre amer
Ô perle blanche de la mer,
Eir-Inn !

IV

Va ! le Léopard du Saxon
En vain mordrait ton écusson,
Eir-Inn !
  

V

Patrick, pour l’enchaîner encor,
Patrick a son étole d’or,
Eir-Inn !

VI

Sous le bâton épiscopal
Mourra le sanglant animal,
Eir-Inn !

VII

Le Léopard et ses petits.
Traîtres à Dieu, sont des maudits,
Eir-Inn !

 

VIII

Mais toi, qui combats pour la foi,
Les Saints combattront avec toi,
Eir-Inn !

IX

Il est temps, sors du gouffre amer,
Ô perle blanche de la mer,
Eir-Inn ! …

Vœux impuissants ! force du crime !
Le Saxon est vainqueur du courage et de l’art ;
L’oeil farouche, la gueule en sang, le Léopard
Sous ses griffes tient la victime.
Vivez pourtant, vivez, mes imprécations !
Vents de colère, entrez au cœur des nations !
Gloire aux vaincus ! Et toi, protège encor tes ouailles,
Patrick, ô saint pasteur, ô fils de la Cornouailles !


1843-1844.




L’Idéal


À mon frère Edmond, en Amérique


 
Tous le voyaient en rêve aux terres atlantiques,
Et, malgré les boas et les serpents ailés,
Chercheurs d’El-Dorado, les voilà tous allés
Au pays lointain des Caciques.
Là, sur un lit d’onyx et de saphirs, il dort,
Le vieillard idéal couvert de poudre d’or !
Au pays lointain des Caciques
Heureux, nouveaux Jasons, ceux-là qui sont allés !
Qu’importent les boas et les serpents ailés,
Si l’on suit son beau rêve aux terres atlantiques ! —

Fantôme du bonheur, son ombre, son reflet,
Que vous attirez l’âme humaine !
Ah ! s’il est un bonheur pur, durable, complet,
Anges, emportez-nous vers son riche domaine !

Dieu sur tout l’univers refléta sa beauté.
Notre âme par instinct cherche la belle image,
Et, croyant la saisir, frémit de volupté ;
Ô mers, cieux étoiles, vallons pleins de ramage,

Où l’homme bien souvent poursuit son idéal,
Jusqu’au divin auteur transmettez cet hommage !
Heureux les cœurs saisis d’un amour virginal,
L’un dans l’autre absorbés comme en leur bien suprême :
« Enfin, murmurent-ils, j’ai l’être sans égal ! »
C’est que l’objet aimé nous semble Dieu lui-même. —

Fantôme de l’amour, son ombre, son reflet,
Que vous entraînez l’âme humaine !
Anges, emportez-nous vers le brûlant domaine
Où rayonne l’amour pur, durable, complet !
 
Des âmes ont trouve des ailes
Pour voler avant l’heure aux choses éternelles.
Elles ont vu, — l’Amour, dissipant tout brouillard,
Fervent, leur déroulait ses plaines infinies, —
Enfin elles ont vu le mystique vieillard !
Ô saint El-Dorado, roi des sphères bénies,
Après ta grande voix que sont nos harmonies ?
Nos rubis sont les feux de ton ardent regard.
Pour voler avant l’heure aux choses éternelles,
Des âmes ont trouvé des ailes.




Les trois Douleurs


Dans son jardin il prit trois fleurs,
Puis, en versant trois fois des pleurs,
Il me parla des trois douleurs.
 
« Ah ! criai-je, il faut que tu m’aides !
Prêtre, apprends-moi les trois remèdes
Aux durs pensers dont tu m’obsèdes.

— Non, dit-il, apprends à souffrir ;
Car la fleur du corps doit mourir,
La fleur de l’esprit se flétrir.

« Mais oublions ce qui se fane,
Si le cœur n’a rien de profane.
Et garde sa fleur diaphane ! »


15 août 1841.



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HISTOIRES POÉTIQUES


PRÉFACE




Qui ne l’a éprouvé ? l’idéal est pour l’âme ce que l’air est pour le corps, une aspiration nécessaire : soit dans la vie d’un peuple, soit dans celle d’un individu, nulle formule scientifique ne saurait le remplacer.

Or, si, après l’inspiration religieuse, la poésie, fille du sentiment, est l’expression la plus soudaine de l’idéal, quelle plus excellente lecture que celle de la poésie, et quelle lecture mêlée de plus de charme, puisque, si voisine de l’idée, elle sait la formuler avec harmonie ?

Ces prémisses ne pouvaient être évitées, il nous semble, en tête d’un livre dont le titre indique assez l’objet et qui se termine par une théorie de l’art. Tout positif que soit l’esprit de notre époque, il n’a pu empêcher cet ouvrage, comme ceux qui l’ont précédé, de suivre son développement et d’arriver à sa fin.

C’est que pour certaines âmes la poésie est une nécessité, la pratique même du devoir. Travail religieux, bien fait surtout pour attirer quiconque est né sur une terre dont l’antiquité, le langage, les coutumes éveillent avec bonheur le cœur et l’imagination. Ainsi m’apparut mon pays natal, et, alentour, la nature était vierge.

De ce pays, j’ai donc tracé d’abord une image légère dans l’idylle de Marie, puis un tableau étendu dans l’épopée rustique des Bretons, laquelle trouve son complément dans ces Histoires poétiques, et le recueil de Primel et Nola[10]. Tout a son lieu, dans le livre lyrique de La Fleur d’Or. Enfin, issu de la race celtique, je ne devais pas négliger sa langue : plus d’un chant de La Harpe d’Armorique (Telen Arvor), destine à raviver la pensée et la poésie nationales, s’est répandu dans nos campagnes.

Tel est le dessein que j’ai voulu exécuter. Les œuvres précédentes sont toutes générales par le fond, toutes par la forme sont bretonnes et rustiques. Ce genre (du moins dans sa franchise et sa simplicité vivante) n’avait guère pu attirer nos poètes, tant les mœurs, dans la plupart des provinces, excitent peu l’imagination, tant les dialectes y sont le plus souvent grossiers et rebelles au langage des vers : d’un lourd réalisme il fallait passer aux bergeries fades, de Phylis à Toinon, comme a dit le maître. Tout autre est l’Armorique : ses pâtres, ses laboureurs parlent excellemment leur antique idiome ou la langue apprise dans les écoles. En leur faisant parler bien le français, on reste dans la vérité. Fils d’un peuple où mœurs et costumes ont conservé l’élégance originelle des races primitives, l’auteur avait donc l’espoir de trouver dans cette partie écartée de la France un genre de poésie presque inconnu à notre ancienne littérature ; d’autres sauront le cultiver et l’enrichir.

Aux amis, qui depuis longtemps m’excitaient à quelques explications, de compléter ce bref exposé. Il était nécessaire au moment où je dois clore une série de travaux si chers à mes instincts et à mes sentiments.

Ce n’est donc pas sans larmes qu’écrivant ce résumé sur les bords de l’Izol, je regarde le doux fleuve et que, non loin d’ici, j’invoque l’Aven, l’Ellé, le Létâ, et les îles, les landes, les villages, tous les lieux que j’ai si souvent chantés.

Doux pays, en effet, qui dans sa vérité m’offrait une synthèse naturelle et religieuse si opposée aux turbulences de notre temps. De là toute ma poésie : elle n’a eu d’autre but que d’adoucir, de fortifier, de consoler.

Quant à la formule générale de la poésie même, celle-là du moins sur laquelle, dès le premier jour, je m’appuyais, on la trouvera, comme conclusion, dans la Poétique nouvelle.


30 novembre 1854.



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HISTOIRES POÉTIQUES




LIVRE PREMIER




Prologue-Épilogue


 
Ô divine Unité, fille de l’Harmonie,
À toi ce premier chant de mon livre nouveau.
Reparais au dernier, telle qu’un bon Génie ;
Sois partout le lien mystérieux et beau.

Comme le doux Évèn, le saint missionnaire,
En apôtre de l’art j’attire par mes chants :
Les Indiens suivaient le prêtre au sanctuaire,
Parfois j’amène au bien les cœurs froids ou méchants.

 
Ô poésie ! un jour d’heureuse traversée,
Le farouche équipage à ma voix te comprit,
Sa rudesse par toi se sentit terrassée :
Le navire semblait conduit par un esprit.




Le Missionnaire


Il n’est ni ange ni homme
qui ne pleure lorsque chante la harpe.

Né deuz nag éal na dén
Na woel pa gan ann délen.

ancien barde.


I

EN BRETAGNE

 
Filles de l’île d’Arz, filles aux coiffes blanches,
Qui venez prés des flots, les beaux soirs des dimanches,
Chastement vous nourrir de pieuses douleurs,
Faisant (vous l’avez dit) une Partie-de-pleurs,
Des voyageurs martyrs les sublimes annales
Épanchent en amour vos âmes virginales ;
J’ajoute un doux récit aux Actes de la Foi :
Devant les flots déserts, vierges, écoutez-moi.

Paies et revêtus de leurs noires soutanes,
Ils viennent d’arriver dans le vieux port de Vannes ;

Le brick où monteront ces messagers de Dieu
Appareille. — Ô famille, amis, pays, adieu ! —
Qu’importe ! Ils sont là tous, silencieux et calmes,
Des martyrs pour la foi rêvant au loin les palmes :
Les fatigues, la faim, les supplices hideux
Et la mort ne feront reculer aucun d’eux.
Le Livre universel, de naïves images,
Quelques outils de fer, appât pour les sauvages,
Ou des jouets d’enfants : voilà, dans leurs combats,
Quelles armes suivront ces paisibles soldats.
Le plus jeune des douze, Ëvèn, portait encore,
Pendant à sa ceinture, un violon sonore.

Bien avant la prétrise et l’âge régulier,
C’était le plus aimé de ses jeux d’écolier.
Après les longs travaux, chaque soir, dés novembre,
La musique amenait la gaité dans la chambre ;
Et l’on dansait, légers, pour épargner le bois.
Ces passe-pieds bretons si vantés autrefois ;
Puis, avril fleurissant, quand la joyeuse bande
Volait, comme un essaim, par les prés, par la lande,
Barde mélancolique, armé de son archet,
Le solitaire Évèn sur la grève marchait ;
Et, ses doigts s’animant sur les cordes vibrantes,
Leurs sons clairs se mêlaient aux vagues murmurantes.
Mais les jeux sont bien loin : aux grands devoirs soumis,
Ils partent, embrassant leurs parents, leurs amis.
 

LES PÈRES ET LES MÈRES.

Pour la dernière fois, hélas ! je vous embrasse !
Dans les pays lointains, songez à nous, de grâce !

Quand vous serez au ciel, mon fils, priez pour nous,
Vos parents désolés, qui vieillirons sans vous !

LES FRÈRES ET LES AMIS.

Que vous êtes heureux ! que nous sommes à plaindre !
Vous, pour votre salut vous n’avez rien à craindre ;
Nous restons sur la terre, et vous allez au ciel,
Du ciel versez sur nous une goutte de miel.
 

LES MISSIONNAIRES.

Quel cœur peut oublier ses amis, sa famille ?
Quand tout amour s’éteint, leur penser dure et brille :
Si la mort nous appelle, oui, nous en faisons vœu,
Notre sang descendra sur vous des mains de Dieu. —

Adieu donc, cliers martyrs ! » Et les pères, les mères,
Inondaient les partants de leurs larmes améres ;
Mais le calme rentra dans ce monde affligé ;
L’évêque s’avançait, suivi de son clergé.
 

L’ÉVÊQUE.

Enfants, soldats du Christ, héros dignes d’envie.
Quel chemin glorieux vous prenez dans la vie !…
Approchez, ô pasteurs ! de ces saints envoyés,
Et faites comme moi, qui leur baise les pieds. —

Et devant les pasteurs, les clercs et les vieux maîtres,
Le pontife baisa les pieds des jeunes prêtres ;

Puis, les yeux vers le ciel, où montaient leurs pensers,
Tous fraternellement se tinrent embrassés…
 
Moi, poète, je sens défaillir ma parole !
Quec la voile se gonfle et que le vaisseau vole !
À ce sublime adieu mon cœur s’est enivré :
Aux plus lointaines mers, vaisseau, je te suivrai !

II


EN AMÉRIQUE


Profonde est la savane, immense, impénétrable :
Des cimes du palmier aux branches de l’érable
La liane déploie en tous sens ses réseaux ;
Troncs énormes, cactus, broussailles et roseaux,
Tout se croise, s’unit ; sur des mares infectes
Tournoie en bourdonnant un million d’insectes,
Ces vampires ailés ; là, sur des flots dormants,
Surgissent au soleil les hideux caïmans,
Et vingt monstres sans nom, monstres squameux et glauques
Leurs fétides gosiers éclatent en sons rauques ;
Un jaguar passe et crie ; au blanc magnolia
Silencieux s’enroule un immense boa.

Oh ! la nature ici commande en souveraine,
Et l’homme avec bonheur la reconnaît pour reine,
L’homme enfant, chasseur nu, ses flèches à la main,

Souple comme un serpent, agile comme un daim,
Qui dans sa liberté sans frein se développe,
Et s’indigne, et frémit, lorsqu’un sage d’Europe,
Faible et dont chaque trait accuse un mal souffert,
Veut l’enlever, lui fort, aux charmes du désert !…
 
Pour élever cette âme et la faire des nôtres,
D’Europe cependant sont venus les apôtres.
Ô climat dévorant ! ils ne sont plus que deux.
Le plus jeune survit pour soigner le plus vieux :
C’est Évén, le chanteur, le doux missionnaire,
Et des prêtres martyrs le chef octogénaire.

Sur les bords d’un grand fleuve, au milieu des forêts,
Les voilà seuls, perdus, et pour derniers regrets,
Ceux qui venaient vers eux quand leurs mains étaient pleines
Les ont tous délaissés, légers catéchumènes ;
Mais le vieillard, aimant ces naïfs Indiens,
Disait : « Restons, mon fils, nous les ferons chrétiens. »
Et, soldats de la foi, tous les deux sur la brèche
Ils restaient, attendant la pointe d’une flèche,
Ou l’air empoisonné s’exhalant de ces bois :
Dix martyrs sont déjà couchés sous une croix.
 
Or, tandis que le saint priait dans sa cabane,
Évèn, par un beau soir, entra sous la savane :
Le violon fidèle, il l’avait à son bras ;
Sur les notes bientôt se mesuraient ses pas,
Quand de l’épais feuillage une tête emplumée
Sortit, la bouche ouverte, attentive et charmée,
Puis d’autres, des vieillards, des femmes, des enfants,
Et devant le chanteur les voilà tous dansants !

Lui, promenant l’archet sur la corde échauffée,
Reculait, les menant joyeux, nouvel Orphée,
Vers l’autel de gazon où, devant le ciel bleu,
L’image rayonnait de la Mère de Dieu.

Et chaque soir ainsi : des danses, des prières,
Puis des peuples errants fixés dans leurs chaumières.
Un temple fut construit, et l’Amphion chrétien
(Gardons les mythes purs de ce beau monde ancien)
Vit naître à ses accords la chapelle bénie…
O divine Unité, fille de l’Harmonie !




La Harpe


Sur les rochers noirs de l’Arvor
La harpe se taisait, la belle harpe d’or.

Elle gisait là sous les nues,
Tout son corps entr’ouvert et ses cordes rompues.

Hélas : à voir tant de malheur,
J’ai senti de pitié se fendre aussi mon cœur,

En pleurant j’arrachai la fibre,
Cette fibre d’amour qui dans moi toujours vibre ;

Puis, sur la harpe j’attachai
Le nerf mélodieux de mon cœur arraché.

Tour à tour plaintive et joyeuse,
Elle sonne à présent, cette bonne chanteuse.

Ça donc ! ma harpe, à vos chansons,
Et qu’un peu de bonheur entre dans nos maisons !




Job et son Cheval


À mon ami Adolphe Dittmer.


I

 
Ô douce voix de la faiblesse,
Dans le cœur le plus dur vous entrez sans effort !
Honte à qui vous entend et lâchement s’endort !
Pour l’enfance pitié ! pitié pour la vieillesse !
Le fort cache souvent l’épine qui le blesse,
Hélas ! pitié pour le plus fort !

« Vous étiez sans pain, sans asile,
Quand sur la rue on vous a pris ;
À toutes les lois indocile,
Que faisiez-vous seul à Paris ?

« Hélas ! je cherchais de l’ouvrage !
« Pars, Job, m’avait dit un ancien ;
« Avec des bras et du courage
« On ne manque jamais de rien. »


« Mais la misère est la plus forte.

Que ne suis-je en notre maison !…
— Vous mendiez de porte en porte,
Et vous méritez la prison. »

Ah ! juge, voyez cet œil cave
Et ce front de pâleur couvert
Si jeune avec un teint si hâve !
L’innocent, comme il a souffert !

Quoi ! la pauvreté, c’est un crime !
Loi sans cœur, fille de l’argent !
Ce qu’il faut plaindre, on le réprime ;
Le malfaiteur vaut l’indigent.

Ce corps déjà vieux et sans flamme
Vous a laissé voir tous ses maux ;
Sondez aussi cette bonne âme,
Prête à s’ouvrir aux premiers mots.

Ô discours vrais et pleins de charmes !
Croyance, bonne foi, candeur
Qui des yeux fait jaillir les larmes,
Germer la pitié dans le cœur !

« Parlez, Job ! Par un soir d’automne
Quand vous erriez sur le pavé,
En secret demandant l’aumône,

Sous vos habits qu’a-t-on trouvé ?


De l’ouvrier dans la misère

C’était le Guide et le Devoir ;
Monsieur, c’était une prière

Que je lisais matin et soir[11]… »

 

II


Ô douce voix de la faiblesse,
Comme au cœur le plus dur vous entrez sans effort !
Honte à qui vous entend et lâchement s’endort !
Pour l’enfance pitié ! Pitié pour la vieillesse !
Le fort cache souvent l’épine qui le blesse,
Hélas ! pitié pour le plus fort !

Au seuil d’un cachot d’Italie,
Sur un marbre j’ai vu la Mère de Douleurs ;
J’ai vu son beau visage inondé de ses pleurs ;
Elle ouvrait au passant une main qui supplie,
Et sa bouche disait avec mélancolie :
Ayez pitié de leurs malheurs !

Pour tous ceux que leur sort enlace
Pitié ! cœurs sans espoir, corps usés de travaux,
Tous pareils en misère à ces pauvres chevaux
Qui, sous l’équarrisseur, mornes, la tête basse,
Attendent qu’on leur donne enfin le coup de grace,
Signal de l’éternel repos.


III


Le voilà couché dans la rue,

Jô-Wenn, le noble et bon cheval !
Alentour la foule se rue,
Un amas stupide et brutal.

Le mors a déchiré sa bouche,
Le brancard écorché ses reins,
Plaie où vient bourdonner la mouche :
Les enfants arrachent ses crins.

Las ! Jô-Wenn, toi qui sur la lande,
Du point du jour à son déclin,
Tondais les pousses de lavande,
Près de ta mère heureux poulain !

Et quand Jobic, ton jeune garde,
Couché sur le palus fleuri,
Te jouait un air de bombarde,
Tu bondissais comme un cabri.
 
Mais passe, un jour, dans ce domaine
Un Normand, effroi des troupeaux,
Et jusqu’à Paris on t’emmène,

Paris, cet enfer des chevaux.


Adieu la lande ! adieu la grêve !

Les prés où l’on broute au hasard !
Tu resteras sans paix ni trêve
Dans les tenailles d’un brancard.

Hélas ! sans paix et sans relâche
Bien d’autres malheureux, crois-moi,
Comme toi vivent à la tâche,
Au travail meurent comme toi…
 
Mais chut ! l’heure de l’agonie
Soulève et fait battre son flanc :
Jô-Wenn, ta souffrance est finie !
Dors, Jô-Wenn, le bon cheval blanc !

Pourtant une rumeur confuse
Éveille encor l’agonisant,
L’air lointain d’une cornemuse
De quelque noce d’artisan.
 
À cette voix, la pauvre bête
Tente un mouvement convulsif.
Puis, laissant retomber sa tête,

Ferme son œil doux et pensif.

 
Pour tous ceux que leur sort enlace
Pitié ! cœurs sans espoir, corps usés de travaux,
Tous pareils en misère à ces pauvres chevaux

Qui sous l’équarrisseur, morues, la tête basse,
Attendent qu’on leur donne enfin le coup de grâce,
Signal de l’éternel repos.




Diana


I

Jarrivais quand passa l’ange d’heureux augure,
Ses cheveux d’un or fin entourant sa figure,
La candeur de ses traits ne voilant aucun mal :
Accord du beau sensible et du bien idéal.
 

II

Jeunes filles des champs, vos âmes sont pareilles
Aux ruches où fermente un miel pur, frais et doux,
Et l’on sent vos pensers qui murmurent en vous,
Sonores comme les abeilles.

III

Telle cette Nola, dont je chante le nom,
Telle vous, blonde enfant, qu’il faut aimer et taire !
Mais tout en savourant le charme du mystère,
Et, lorsqu’on dit : C’est elle ! heureux de dire : Non !




Les deux Nids



 
Souvenez-vous aussi de notre voisinage !
Ce nid où s’enfermait votre pieux ménage,
Suspendu sous l’ardoise et si loin des buissons,
Mais vers mon toit voisin envoyant des chansons,
Toujours je l’entendrai sonore et sans défense,
Comme ces nids chantants qu’écoutait mon enfance.
Le matin, en longeant mon étroit corridor,
J’ai le cœur attentif, belle anie au timbre d’or,
Et s’il m’arrive un son du poétique asile,
Sylphe ailé, tout le jour il me suit par la ville…
Parmi les grands hôtels, dans ces coins retirés.
Combien je serai seul lorsque vous partirez !
Oui, mon humble demeure était par vous bénie.
On aime à s’abriter tout prés d’un bon génie.
Ses yeux veillent sur nous et conjurent le sort,
Ils dissipent un mal qui serait le plus fort.
Le soir, quand votre lampe, où vous mesurez l’huile,
Derrière vos rideaux brûle encor si tranquille.
Je rentre consolé par sa douce lueur,
Et je crois mon sommeil veillé par une sœur.


Paris, 1854.




Un Celte


Paris, 1er mars 1854.


I

Si fort que l’ouragan sur nous gronde aujourd’hui,
Lorsqu’un tel homme meurt, il faut parler de lui.
 
Jamais je n’ai posé le pied dans son école.
De plus calmes esprits m’ont versé la parole ;
Mais aimons dans chacun ce qui fut simple et beau :
Gloire soit au génie et paix à son tombeau !
Le voilà descendu dans la fosse commune :
Dispute, taisez-vous ! apaisez-vous, rancune !
Vers le pauvre l’orgueil ne l’aura point conduit ;
L’amour qui le guidait m’a fait voir dans sa nuit :
Enfant de ce pays, je sais son âme entière ;
Ecoutez cette histoire autour de la civière :

II

Lorsque, battant de l’aile et la poitrine au vent,
Toutes ses sœurs ont fui vers le sud, au levant,

 
Quel amour retenait l’hirondelle obstinée
Dans un trou ténébreux de cette cheminée,
D’où ses plaintes tombaient jusqu’au fond du foyer
Près duquel méditait un vieillard prisonnier ?
Lamennais ! — C’était lui dont la pensée active
Sous les pesants verrous ne restait point captive.
La bise cependant, parmi ces rêves d’or,
Tristement murmurait dans le long corridor,
Et le penseur voulut voir pétiller la flamme,
Pour réjouir un peu son corps faible et son âme ;
Mais, lorsque la fumée emplit le tuyau noir,
Un cri monta dans l’air, un cri de désespoir ;
Et l’hirondelle, allant du toit à la fenêtre,
Suspendue aux barreaux, semblait gronder le Maître.
Le Maître ! un prisonnier !… Il s’émut toutefois,
Et sa main doucement jeta l’eau sur le bois.
En vain gronda la bise, en vain depuis novembre
Jusqu’en mars pluie et neige assiégèrent la chambre :
Le tison resta mort. Blotti sous son manteau,
Le sage tendrement souffrit pour un oiseau ;
Mais, au moindre rayon, pour son ami fidèle
Gaîment au bord du toit gazouillait l’hirondelle.

III

Tel était ce vieillard ; et, devant son cercueil,
Combien vont le charger d’impiété, d’orgueil !
Non ! — Un esprit superbe, un cœur plein de tendresse
Un Celte pris soudain d’une invincible ivresse,

 
Dans l’un ou l’autre dogme effréné tour à tour,
Mais toujours débordant d’innocence et d’amour…
Oh ! n’ai-je point osé, moi sans titre (et de honte,
Quand vient ce souvenir, une rougeur me monte),
Sans voir là ses amis, moi, poète indompté,
L’attaquer corps à corps dans son autorité !…
Puis, des pleurs dans les yeux, condamnant ma folie,
Confus, devant le Maître enfin je m’humilie.
Et lui, m’ouvrant les bras : « Venez, mon cher enfant !
Ce que vous avez fait, je l’ai fait bien souvent.

— Tels nous sommes, Bretons, dis-je, et l’un comprend l’autre
L’audace d’un Titan et le cœur d’un Apôtre ! »




À Diana


I

Baisse tes grands yeux
Sérieux,
Baisse tes grands yeux.

II

Voile ta figure
Blanche et pure,
Voile ta figure.

[[c|III}}
Surtout parle bas
Sur mes pas,
Surtout parle bas.

IV

Cat la beauté tue
Qui l’a vue,
Elle enivre et tue !




Les Cygnes et les Hirondelles
(Tiré de saint Grégoire de Nazianze)


Des cygnes se raillaient un jour des hirondelles :
« Ô sauvages oiseaux, nageurs aux grandes ailes,
Vivant loin des humains sur des lacs ignorés,
Parmi les roseaux noirs qui hérissent les prés !
À quoi sert votre voix mélodieuse et pure ?
Pour vous seuls vous chantez et la seule nature.
Nous, dont le nid savant se suspend aux maisons.
Nous vivons près de l’homme, avec lui nous causons.
La foule apprend de nous, habitantes des villes,
Mille bruits recueillis dans nos courses agiles,
Nos amours, nos malheurs des poètes vantés…
Sans doute en vos déserts Écho les a portés. »
 
Les cygnes hésitaient de répondre à ces folles.
« Ô semeuses dans l’air d’inutiles paroles !
Reprit un beau nageur, votre éternel babil,
Qui devança le jour, ce soir finira-t-il ?
Que l’homme avec raison maudit vos voix criardes,
Ô becs toujours ouverts, gorges toujours braillardes !

 
Oui, nous aimons la paix des fleuves argentés :
Le chant craint les clameurs troublantes des cités,
Le chant sobre nous plaît loin de la multitude ;
Mais survienne un ami de notre solitude,
Nos voix montent en chœur pour ce mortel pieux
Avide d’écouter les sons harmonieux
Et le frémissement des ondes maternelles,
Au souffle du zéphyr quand s’étendent nos ailes. »





Élégie


I


À HYACINTHE HUSSON



Iindien, je cherche un asile
Pour croire, pour aimer, pour espérer tranquille.
 
Vois notre Europe, hélas ! du midi jusqu’au nord,
Chacun triste et les yeux attachés sur son sort.

Indien, est-il un asile
Pour croire, pour aimer, pour espérer tranquille ?

Tu croissais en chantant à l’ombre des palmiers :
due n’aimais-tu ton nid comme font les ramiers ?

Indien, je cherche un asile
Pour croire, pour aimer, pour espérer tranquille.

Ah ! biblique marchand, hypocrite brutal,
L’Anglais a profané le monde oriental !

 
Indien, il n’est plus d’asile
Pour croire, pour aimer, pour espérer tranquille.

Là-bas un maître dur, sectaire demi-juif ;
Ici les noirs tourments d’un monde convulsif.

Indien, je cherche un asile
Pour croire, pour aimer, pour espérer tranquille.

II

 
À AUGUSTE LACAUSSADE

 
Espérons !… noble cœur, toi, mon autre Indien,
Dis-moi sur tes grands monts un gîte aérien.
 
— La virginité pure a déserté la terre !
Dans les cœurs, sur les monts, il n’est plus de mystère.

— Les réseaux de liane et les sombres halliers
Au nègre fugitif étaient hospitaliers.

— Sous la hache et le feu s’éclaircit la liane :
Pour l’homme plus d’abri, plus d’ombre pour Diane.
 
— Parmi tous ces îlots quelque morne, un rocher
Libre, d’où l’intérêt ne saurait approcher ?
 
— Ô Breton ! tout se vend, et les bois et les pierres ;
Et de tes vieux men-hîrs ils feraient des carrières.

 
— J’ai lu qu’aux jours anciens, dans vos clairs réservoirs,
Avec tranquillité nageaient des cygnes noirs.

— Les beaux chanteurs sont morts ! Ah ! malheur aux plus dignes !
Poètes, il n’est plus d’asile pour les cygnes !




Aux Poètes provençaux
À leur réunion du 21 août 1853


I

Sil me vient un appel de ma terre natale,
Soudain j’accours, pieux chanteur ;
Ainsi parmi vos rangs, convié, je m’installe,
En esprit du moins, et de cœur.

II

Oh ! quand l’Art réunit ses enfants magnanimes
Dans un synode harmonieux.
Avec des flots de vin coulent des flots de rimes :
On dirait un banquet des dieux.

III

Ici chantons d’abord LUI, la cause des causes ;
Puis les juges du Gai-Savoir,
Les Dames, l’Art enfin, qui mène aux grandes choses
Et les reflète en son miroir.


IV

Le rameau d’olivier couronnera vos têtes,
Moi, je n’ai que la lande en fleurs :
L’un, symbole élégant de la paix et des fêtes,
L’autre, symbole des douleurs.

V

Unissons-les, amis ! — Les fils qui nous vont suivre
De ces fleurs n’ornent plus leurs fronts ;
Aucun ne redira le son qui nous enivre.
Quand nous, fidèles, nous mourrons…

VI

Mais peut-elle mourir, la brise fraîche et douce ?
L’aquilon l’emporte en son vol.
Et puis elle revient légère sur la mousse :
Meurt-il, le chant du rossignol ?

VII

Non ! tu ranimeras l’idiome sonore,
Belle Provence, à son déclin ;
Sur ma tombe longtemps doit soupirer encore
La voix errante de Merlin.


VIII

Mères, tout en filant, apprenez à vos filles
Les mots antiques du pays ;
Dans les champs, sur les flots, prudents chefs de familles,
À ce miel nourrissez vos fils.

IX

La langue du pays, c’est la chaîne éternelle
Par qui sans effort tout se tient ;
Les choses de la vie, on les apprend par elle.
Par elle encore on s’en souvient.

X

Un mot dit en passant vous fait trouver un frère.
Joyeux on s’aborde en chemin :
« Vous êtes de mon bourg ! Vous connaissez ma mère ! »
Et la main vient serrer la main.

XI

Nature, oh ! quels accords sous tes bois, sur tes plages,
Pour célébrer le Roi du ciel !
L’homme aussi doit avoir mille et mille langages
Dans le concert universel. —


XII

Sur ce thème mes vers sans fin voudraient édore,
Mais aux savants rimeurs leurs tours :
Assez qu’ils aient admis sur la terre de Laure
Le barde prés des troubadours.


Paris.




La Licorne


PORTRAIT DE LA LICORNE


Merveilleux animaux, cerfs aux ramures d’or,
Vous, dragons écaillés veillant sur un trésor,
Oiseaux devins, poissons dont la voix étouffée
Éclatait pour répondre à la voix d’une fée,
Êtres évanouis, chers aux bardes anciens,
Vous viviez dans leurs vers, renaissez dans les miens !
Au féerique troupeau je mêle la licorne,
Cette fille des monts d’où sortit pour l’Arvor
L’idiome sacré que nous parlons encor :
Là, sur l’Himalaya, près du Gange sans borne,
Celle qui sur le front a pour arme une corne
Errait libre, sauvage, hostile à l’éléphant.
La trompe en vain bravait le glaive triomphant,
Car l’animal subtil, près de se mettre en guerre,
Aiguisait avec art son arme sur la pierre.
Puis elle revenait sous le rameau bénit
Où le ramier paisible avait posé son nid.
Et, fermant ses yeux clairs, se couchant sur la mousse,
Heureuse elle écoutait roucouler la voix douce.


Belle innocence, tu charmais
Celle que le méchant n’épouvanta jamais ;
Ta faiblesse domptait seule la noble bête :
Sous la main d’un enflmt elle courbait la tête.
La vierge qui pleurait sous d’odieux soupçons
S’écriait : « Chassez-moi des temples, des maisons !
Sous l’arbre où le ramier gémit est mon refuge,
La licorne sera mon juge :
Coupable, de son glaive elle ouvrira mon cœur ;
Pure, elle me suivra comme on suit une sœur. »
 
De la jeune Vali pareille fut l’histoire :
Vierge à la peau dorée, à la prunelle noire,
Ses cheveux reluisaient blondis par les safrans,
Couleur que l’Inde envie à la terre des Franks…
Et sous ses lèvres de l’ivoire !


LE ROI ET VALI

Or dans Madras vivait un roi plein de savoir ;
Le grand poète indou le peint avec délice :
Un prince hospitalier, ami de la justice,
Ayant sur tous ses sens un absolu pouvoir,
Esprit dénué d’artifice.
Sa promesse, toujours ce roi l’accomplissait ;
Les pauvres le nommaient Père lorsqu’il passait ;
Aimé des ignorants, des lettrés et des prêtres.
Il soignait l’animal, il relevait la fleur ;
Ce sage avait mis son bonheur
Dans le bonheur de tous les êtres.


Au brahmane Asava le roi disait un jour :
« Dans la jeune Vali j’ai placé mon amour,
Et si son cœur est pur, je la veux pour épouse. »
L’ermite souriant dit : « Pour l’âme jalouse,
Un défaut apparaît dans le plus pur cristal,
Il s’exhale un poison dos parfums du santal.
Un roi juste est tombé dans ces craintes améres ;
Mais la licorne est forte et combat les chimères ;
Son œil clair et serein voit le bien, voit le mal. »

Où la licorne fait son gîte
Voilà comme Vali vers le soir fut conduite.


l’épreuve de la licorne


Sous un tertre dont le jasmin
D’une neige de fleurs la parfume et l’inonde,
Elle faisait briller des pierres de Golconde
À ses doigts effilés tout roses de carmin :
Au-dessus de son front, dans les feuilles nouvelles,
Près d’un ramier chantait un bengali :

« Oh ! je t’aime, Vali ! Vali !
Pour lécher ses deux mains accouraient les gazelles,
Et le soleil couchant, le radieux soleil,
La montrait toute d’or dans un réseau vermeil.

Le brahmane et le roi, couchés dans la verdure,
En silence attendaient la fin de l’aventure.

Sur les pics d’alentour, terrible, aigre, perçant,
Un long hennissement est sorti de la nue,
Et la licorne, s’élançant,
Tombe les pieds en l’air et sur sa corne aiguë.
Bientôt elle aperçoit Vali
Sous les rets d’or du crépuscule :
Le poil tout hérissé, d’abord elle recule,
Puis sous son corps tremblant ses jarrets ont faibli
Pareille au lévrier qui voit trembler la verge,
Rampante elle s’approche, elle s’approche en rond
Enfin aux genoux de la vierge,
Amoureuse et soumise, elle pose son front.

Et le ramier, l’ami fidèle,
Le ramier, messager d’amour.
Sur la corne venant s’abattre à tire-d’aile.
Roucoula !… Dans l’air bleu disparaissait le jour.

 

VALI REINE


Entre le roi très sage et le pieux brahmane.
Comme Vali rentrait pure dans sa cabane !
Enlacé par une liane,
L’animal la suivait, l’animal merveilleux
Dont le cœur bien-aimant voit plus clair que nos yeux ;
Il la suivit jusqu’à la tombe,
Terrible à l’éléphant et doux à la colombe.




L’Oiseau libre


Des âges primitifs dans mon cœur est resté
L’amour de la nature et de la liberté.
Un jeune homme et sa sœur à leur fenêtre ouverte
Admiraient un oiseau qui sur la forêt verte
Voletait, sautillait, chantait à pleine voix,
Comme s’enivrant d’air pour la première fois.
Le jeune homme semblait lui-même sous le charme,
Mais sa timide sœur, essuyant une larme :
« Frère, qu’avez-vous fait, ô frère sans raison !
Au sortir de son nid il entrait en prison,
Et vous l’avez lancé libre par la fenêtre !
De faim il va mourir et de froid, le pauvre être.
Dans sa cage il n’a plus le chanvre et le millet,
L’osier garni de laine où, calme, il sommeillait ;
Votre esprit oublia, rêveur, que la chouette
De loin ouvre ses yeux arrondis et le guette…
Ah ! voici qu’une pie au bec dur et perçant
Fond sur lui ! son poitrail, hélas ! est tout en sang !…
Sa plume vole, il meurt ! qu’avez-vous fait, mon frère ?
— Une œuvre de pitié. Console-toi, ma chère.
Son bonheur fut bien court, mais pur il l’a goûté.
Le captif a joui d’un jour de liberté. »


12 mars 1857.





Piété
À Victor de Laprade


I

Dieu l’a permis, la terre est en démence et souffre,
Les enfers exhalent leur soufre :
Âmes, déployez l’aile et sortez de ce gouffre !

II

Il est un céleste trésor
Que tout barde pieux dans son cœur porte encor
Voilé comme en un vase d’or.

III

Bons et pervers, assez, jetés dans la tourmente,
S’agitent, foule qui fermente,
Semant et tour à tpur récoltant l’épouvante.


IV

Bien loin des troublantes cités,
Lui, sous l’ombre des bois, aux pays des beautés
Il mène ses divinités.

V

Mais, si le cri d’horreur soudain se fait entendre,
Belle âme enthousiaste et tendre,
Nul au gouffre sanglant n’est plus prompt à descendre !




La Taverne


À la mémoire d’Ives Gestin


Tels sont les cœurs : parfois, sous les landiers fleuris,
En Bretagne il est doux de songer à Paris ;
Et, là-bas, regrettant notre libre campagne,
À Paris nous aimions à causer de Bretagne.

« Silence ! nous disait, un soir, le bon Gestin,
C’est la vie en breton du grand saint Corentin.
Barde, écoutez ; et vous, soldats, laissez vos verres,
Et, tous les trois, ouvrez des oreilles sévères :
Sais-je comme aujourd’hui le langage a tourné,
Et s’ils me comprendraient aux lieux où je suis né ?
Ainsi, mes trois amis, faites un long silence,
Et pesez avec soin les mots dans la balance :
J’ai cru dans ce travail tomber à chaque pas,
Car le cœur est fidèle et l’esprit ne l’est pas. »

Le modeste écrivain ! Comme de sa légende
S’exhalait cependant un doux parfum de lande !
Les mots qu’il redoutait, au meilleur coin frappés,
Dans les eaux de l’Avon semblaient par lui trempés.

Corentin ! Coremin ! tout près de vous, de grâce,
À votre historien réservez une place :
Voyez le soldat Pôl et le sergent Arzur,
Quels pleurs à votre nom dans leurs grands yeux d’azur !
Oh ! oui, c’est au milieu de cette vaste France
Que l’accent de l’Avon, du Rhin, de la Durance,
À toute sa douceur, et ceux qui l’entendront.
En passant dans Paris, tout à coup pleureront.
Dans ce gai cabaret attablés d’aventure,
Comme nos cœurs battaient durant cette lecture !
 
« Mais, du vin ! rapportez du vin ! Je veux ici
Sur quelques vers nouveaux vous consulter aussi,
Pour qu’un joyeux chanteur, si mon refrain vous touche.
Les jours de grands marchés, l’entonne à pleine bouche. »

C’était un air connu. Sitôt qu’il l’entendit,
Arzur, le Cornouaillais, fit chorus : on eut dit
Que sa paroisse, assise au creux d’une vallée.
Passait magiquement devant lui déroulée,
Avec ses champs de mil, ses eaux vives, ses bois,
Kt que d’un heureux pâtre il écoutait la voix.
Pour le second soldat, l’aîné de ces deux braves,
Il était de Léon, où les hommes sont graves.
Pôl écoutait pensif. Mais lorsque la chanson
Chanta : « De la bombarde entendez-vous le son ? »
Nous vîmes frissonner ses robustes épaules,
Comme sous un vent frais les bras noueux des saules ;
Puis à ces vers : « Heureux à la lutte un vainqueur !
De la fille qu’il aime il gagne aussi le cœur, »
Pareil au bruit plaintif d’un taureau qui rumine,
Ce fut un long soupir du fond de sa poitrine ;


Enfin, ces mots venus : « O pays, notre amour !
Des bors sont au milieu, la mer est à l’entour ! »
Cet hymne du pays, enthousiaste et tendre,
Ce chant, devant un frère il fallut le suspendre,
Car ses tempes battaient de mouvements nerveux,
Et ses mains agitaient follement ses cheveux.
« Qu’est-ce donc, notre ami ? » Mais d’un ton héroïque
Et comme s’enivrant des brises d’Armorique :
« Si la fenêtre était ouverte, cria Pôl,
Mon cœur n’y tiendrait plus et je prendrais mon vol. »

Moi, plus heureux que Pôl, j’ai revu nos campagnes.
Libre, je vais errant des plaines aux montagnes ;
Mon âme, dans les bois, se prend à rajeunir,
Et sous les landiers d’or j’écris ce souvenir.




Journal rustique




LETTRE À ALFRED DE VIGNY


Dans les blés onduleux et les humbles broussailles
Où s’en vont vos pensers et vos rêves divers,
À vous, poète ami, je viens offrir ces vers
Nés sous l’ombrage épais des clicncs de Cornouailles.
 
Longtemps un saint travail fut maître de mon cœur :
Des Bretons je tentais la rustique épopée.
(Mon Armorique, hélas ! ne tient plus son épée !)
Les juges au concours m’ont proclamé vainqueur.

Pour moi vous combattiez, âme noble et choisie !
Autour de ma grande œuvre et sur un ton plus doux
Voici de nouveaux chants : je les adresse à vous,
Fidéle à l’amirié comme à la poésie.




PREMIÈRE PARTIE


I

le port


Sil est plus d’un orage, il est plus d’un refuge,
J’en sais pour mon esprit et j’en sais pour mon cœur :
Là, tout ennui s’apaise, et je suis maître et jugo,
Je suis maître de mon bonheur.

Près de l’Izôl.


II

lettre

Mes amis, est-il vrai que les absents ont tort ?
Ce mot triste jamais n’entrera dans mon livre :
Car, tous mes chers absents, en moi je les sens vivre,
Et plus d’un, qui n’est plus, pour mon cœur n’est pas mort.

De cet humble village aux nobles Tuileries,
Ainsi nos souvenirs s’échangeront toujours ;
Parfois vous mêlerez mon nom à vos discours,
J’emplirai de vos vers mes longues rêveries.
 
Et, si le grand Paris avec vous m’est rendu,
Nos pensers se joindront sans effort, sans lacune :
Tels de sages causeurs se quittant à la brune
Reprennent au matin l’entretien suspendu.


III

LE BIENVENU

« Oh ! c’est lui ! C’est notre poète !
Lui, longtemps appelé ! lui, pleuré comme mort !
Filles et jeunes gens, venez lui faire fête ! »
Et tous ils entonnaient mes vers avec transport :
« Oui, nous sommes encor les hommes d’Armorique,
La race courageuse et pourtant pacifique ! »
O salut cordial ! O fraternel accueil !
Et moi : « Mon bon Loïc ! Anna pleine de charmes,
Je vous revois enfin, vous qui portiez mon deuil !…
Quand vous pleuriez, j’étais en larmes. »

IV

EFFUSIONS

Vous le savez, vallons, bois, lande, à mon retour,
Comme je vous tendais les bras avec amour !
Peuplades des hameaux, solitudes des grèves,
Sources qui bruissiez chaque nuit dans mes rêves,
Immobiles étangs purs comme le cristal,
Géants pétrifiés, aïeux du sol natal,
Vous avez entendu, dans ces heures de fièvres,
Les exclamations qui sortaient de mes lèvres ;
Et, dans mon humble église, embrassant les pavés,
Si je vous ai béni, mon Dieu, vous le savez !


V

LES GATEAUX DE NOËL

« Minuit est cncor loin, la foule emplit l’auberge ;
Venez rompre avec moi des gâteaux, jeune vierge,
Gâteaux de pur froment, parfumés et mielleux,
Odeur de votre haleine, or de vos blonds cheveux.
Entrons. Sachez pourtant, fille jeune et charmante,
Qu’on découvre à ce jeu l’âme la moins aimante.
Heureuse ! Oh ! vous avez la plus forte moitié.
Encore, encore à vous ? Et toujours ! Ah ! pitié !…
Je l’avais dit, ce jeu, c’est l’image d’un autre :
Vous prenez notre cœur sans rien donner du vôtre. »

VI

LE COLPORTEUR


Courbé sous un ballot et traînant son bâton,
Quand l’Auvergne vit-elle arriver un Breton ?
Mais toujours le vieux Jean nous vient de sa montagne,
Sans plaindre son chemin et son labeur, s’il gagne.
Sous la neige laissant sa femme et ses enfants,
Plus vieilli, plus cassé, Jean revient tous les ans,
Et, bravant les refus faits à sa barbe grise,
Il va de porte en porte offrir sa marchandise :
Vie errante dont rêve un Breton étonné,
Lui, dans le sol natal, dur chêne, enraciné.


VII

LA MÈRE DU CONSCRIT

À l’instituteur, Monsieur Jean Le Bek

Les uns gais et chantant et les autres en larmes,
Tous encor dans l’habit du pays et sans armes.
Ils passaient ; mais on fit halte sur le chemin.
Un d’eux était du bourg : or, lui serrant la main,
Ses parents l’entouraient et tous ceux de son âge,
Qui lui versaient à boire en lui disant : « Courage ! »
Et, le cœur attendri par ces derniers adieux.
Vers des maisons, plus loin, comme il tournait les yeux,
Une femme sortit, folle, de sa chaumière.
En lui sautant au cou… C’était sa vieille mère !




Ô pleurs ! sanglots ! baisers ! et deuil morne, étouffant,
De celle qui perd tout en perdant son enfant !…
Mais quand partit la troupe ! Alors la pauvre femme
Dans un nouvel élan n’écouta que son âme.
Elle suivait. « Ma mère, allons, ma mère, adieu !
— Non, mon fils, mon enfant ! Encore, encore un peu ! »
Et toujours elle va. Lui, tendre, il la querelle.
« Pour la dernière fois jusque-là, » disait-elle.
Enfin, et par pitié, de force il se sauva.
« Ah ! mon enfant, mon fils ! Je meurs… mon cœur s’en va ! »


VIII

INSOMNIES

Tout dort dans le village et dans le cimetière,
Les vivants dans leur lit, et les morts dans leur bière ;
Lui seul il veille encore, et, bien loin dans la nuit,
Le passant attardé voit sa lampe qui luit :
Si la lumière enfin décline faute d’huile,
Il ouvre sa fenêtre et, longtemps immobile,
Là, devant son logis, il contemple, envieux,
Ceux qui sous le gazon tiennent fermés leurs yeux,
Dont nul amer soupir ne desserre la bouche,
Heureux dormeurs, toujours tranquilles dans leur couche.

IX

L′AVEUGLE

à Alfred de Courcy

J’ai voulu dans ces lieux trouver un ami sûr,
C’est un aveugle, assis tristement contre un mur,
Et qui, là, tout le jour, solitaire, immobile,
Lorsque arrive un passant agite sa sébile :
On croirait que de loin il reconnaît mes pas,
Car, retournant la tête, il se parle tout bas ;
Et quand je dis, laissant mon denier dans sa tasse
« C’est ton nouvel ami, c’est ton ami qui passe ! »

Tout son front s’illumine, il semble que ses yeux
Sous leurs voiles épais ont découvert les cieux.




Puis, tout en m’éloignant, au coin de cette rue
Je vois sa lèvre bonne et douce qui remue :
Pour son ami du bourg il prie, et je le vois
Faisant avec lenteur un grand signe de croix…
Martyr, jusqu’à sa mort cloué sur une borne,
Qui, moi ne passant plus, m’attendra seul et morne ;
Ami qui n’aura su de moi que ces trois mots,
Qui m’aima pour bien peu, que j’aimai pour ses maux,
Et vers lequel je viens souvent, dans ma misère,
Moi-même mendiant de lui quelque prière.

X

LE CATECHISME DU SOIR

L’hiver dure toujours, glacial, pluvieux,
Avec ses jours si noirs, ses longs soirs plus joyeux
Alors, tous les fuseaux de tourner. Devant l’àtre,
Plus d’un grave tailleur enseigne un petit pâtre,
Et répète aux enfants les leçons du curé :
Voyez quelle science et quel air assuré !
Tour à tour, l’habile homme, il loue et réprimande.
I{t les parents assis parmi la jeune bande,
Dans un coin du foyer observant tout cela.
Disent : « Si nous étions encore à ce temps-là ! »


XI

DANSE SUR LA NEIGE

Cette nuit un sonneur a mis le bourg en fête.
Son hautbois retentit à vous fendre la tête.
On danse sur la neige, et, le long du chemin,
Sont marqués bien des pas qui se verront demain :
Oui, qui seront comptés demain au presbytère,
Là, dans son noir enclos, muet et solitaire !…
Non, rien ne trahira cette fête de nuit,
Ô danseurs ! le vent d’ouest en emporte le bruit ;
Le blanc et mou duvet retombe et vous protège ;
Vos pas silencieux s’effacent sous la neige.

XII

RENAISSANCE

Le grain enfoui n’est pas mort :
Mystérieusement dans le sol qui l’enferme
Il s’échauffe, s’anime, avec bonheur il germe ;
La vie intérieure au premier rayon sort.
Gestation pareille à celle de la femme.
Et comparable encore au travail de notre âme :
Un rayon met au jour nos pensers assoupis ;
Vienne Pàque, et les blés, qui commencent à poindre,
Vont surgir, nous verrons houler et se rejoindre
Les cimes vertes des épis.

 

XIII

LETTRE À SAINT-RENÉ TAILLANDIER

Ce matin, mon esprit vous voyait écrivant
Prés d’un berceau gardé par une jeune femme :
Deux fois heureux ! pensais-je, à l’une il prend son âme,
Et son frais sourire à l’enfant.

Du père et de l’époux écrivez le poème :
Comme l’enfant joyeux hâte ses premiers pas,
Et, plus joyeux encor, le père tend les bras
Ouverts à cet autre lui-même.

Lorsque le front fléchit sous le poids du labeur,
Vous direz la compagne attendrie et craintive,
Qui doucement s’approciie et d’une voix plaintive,
Puis nous ranime avec son cceur.

XIV

À CORENTIN

Je t’enseignai des vers l’ingénieuse trame ;
Réjouis-toi, jeune fermier :
Bon rimeur et bon ouvrier,
Le blé nourrit ton corps et l’art nourrit ton âme.


Séparateur


LIVRE DEUXIÈME




Dans une Eglise


Argol, en Cornouailles.


La fleur de poésie éclot sous tous nos pas,
Mais la divine fleur, plus d’un ne la voit pas.
Dans cette pauvre église, à l’heure du silence
Où seule devant Dieu la lampe se balance,
Un vieillard appuyé sur la grille du chœur,
Les yeux baisses, priait du profond de son cœur,
Et mes pas, qui troublaient les échos d’arche en arche,
Ne lirent point lever les yeux du patriarche.
Puis, au bas de la nef où j’allais observant,
À genoux à côté de ses livres d’enfant,
Un petit villageois de six ans, à l’air d’ange,
Les mains jointes priait aussi… concert étrange !


« Sous cette lampe pâle et par ce froid brouillard,
Quel sombre désespoir tient courbé ce vieillard
Et quel beau rêve d’or et d’azur, me disais-je,
Éloigne de ses jeux l’enfant au front de neige ?
Du vieillard, de l’enfant, lequel t’a mieux touché,
Beau Christ aux bras ouverts de la voûte penché ?
Quelle fleur en parfums plus suaves s’exhale.
Seigneur, — la fleur du soir ou la fleur matinale ? »




Les Fontaines sacrées


I

Castell-Linn, en montant vers tes sommets boisés,
Où gisent de nos ducs les murs demi-rasés,
Mes pensers voyageurs me suivent ; sur ta pente
Je m’arrête, ébloui du fleuve qui serpente,
Puis, songeant à mon art, à la gloire, au destin.
Je murmure des vers commencés le matin :
 
« Heureux est le poète errant et militaire
Qui porte en sa giberne une Bible, un Homère !
À la voix du clairon, à la voix du tambour,
Mêlant ses chants guerriers, il va de bourg en bourg ;
Ou par delà les mers et les grandes montagnes,
S’il court chercher l’honneur des lointaines campagnes,
À travers la fumée et le feu du canon,
Deux fois, soldat-poète, il ennoblit son nom ! »
 
Ardent tumulte, heureux qui vous a pu connaître !
Mais un maître nouveau, d’après un ancien maître,
L’a dit, et, cheminant sous les arbustes verts,
Par sa prose inspiré, je hasarde ces vers :


« Le poète d’élite et sans veine banale,
Brisant des mots usés l’empreinte triviale,
Le poète sincère et qui se foit aimer,
Tel que je le conçois sans pouvoir l’exprimer :
Ce qu’il faut, avec l’art, pour former ce poète,
C’est un esprit exempt de pensée inquiète,
Sans prévoyance amère et sans amers regrets ;
C’est une âme sereine, éprise des forêts,
Et qui peut avec vous, ô Muses adorées,
Librement s’abreuver aux fontaines sacrées[12]. »

II

Oh ! j’arrive ! — Avec vous qu’il fait bon voyager,
Muses ! comme le cœur, le pied devient léger,
Quel immense tableau montre cette terrasse !
Hirondelle, on voudrait s’élancer dans l’espace.
Ô splendide vallon, vers toi je tends les bras !
Mes yeux à t’admirer ne se lasseront pas.
 
Mais j’aperçois, filant sur un monceau d’ardoise,
La vieille de l’hospice et qui s’appelle Ambroise :
« Notre belle rivière, aussi vous l’admirez !
Ceux qui sans perdre haleine ont monté ces degrés
S’arrêtent comme vous en extase, et moi, vieille,
Je me sens rajeunir devant cette merveille.
Avec mon dos voûté sous mes quatre-vingts ans,
Femme de Châteaulin, rarement j’y descends.

 
Auquel dire à cette heure : « Ouvrez-moi votre porte ? »
Pour tous ces jeunes gens la vieille Ambroise est morte.
Mais mon cœur va d’en haut vers mon pays natal.
J’oublie en le voyant les murs de l’hôpital.
Oh ! le sombre séjour pour le corps et pour l’âme !
La vieillesse indigente est-elle donc infâme ?
Sur la porte on écrit : « Maison de charité »,
Mais on fait d’un asile une captivité.
Puis, le jour et la nuit, parmi ces odeurs fades,
Vieux soi-même, ne voir que vieillards et malades,
Des morts ! — La bonne mère, avancez votre main,
Et prenez ce denier pour bénir mon chemin. »

III

Seul, me voilà perdu dans ces vastes ruines.
Colline s’élevant au milieu des collines.
Et de ces murs croulés, du faîte de ces tours,
Mes regards vers le fleuve aimé s’en vont toujours.
 
Gloire de l’Armorique et de la Domnonée,
Seras-tu de mes vers la seule abandonnée ?
Cent fois j’ai dit l’Ellé, l’Izôl et le Létâ,
Noble Avon, et jamais ma voix ne te chanta[13].
 
Ton frère cependant a vu naître Shakspeare,
Car la double Bretagne aux mêmes noms s’inspire ;
Partout nos deux pays disent les mêmes lieux ;
Ils ont la même langue et les mêmes aïeux.


C’est un soir, dans les bains de notre duchesse Anne,
Que m’apparut ton cours limpide. Une liane
Y trempait sa fleur rose, et ton bruit argentin
Montait d’un sol brillant de paillettes d’étain.

Plus loin, un long canal te reçoit et t’embrasse :
Les saules sur tes bords épanchaient plus de grâce ;
Or les libres poissons ont fui, tous d’un seul trait ;
Il faut à leur séjour l’ombre de la forêt.
 
Libre, je fuis comme eux la charmante structure,
Barrière que saura renverser la Nature,
Quand, des monts déboisés reprenant son essor,
Elle crîra : « Tombez, digues ! je règne cncor. »

Je la retrouve enfin, ta course aventureuse,
Qui fait la terre grasse et la prairie heureuse :
Salut, roseaux touffus ! toiture des maisons,
Vous recouvrez aussi les timides poissons.

Ô verdure ! ô fraîcheur ! douceurs virgiliennes !
Ainsi vous embaumez, forêts brésiliennes !
Quand la harpe jetait ses notes de cristal,
Plus d’azur brillait-il aux torrents de Fingal ?

Puis de sveltes clochers, d’antiques monastères ;
Des ports mystérieux enfoncés dans les terres ;
Comme en Grèce, des noms qui sonnent : c’est Argol
Daoulâz aux frais ruisseaux, Logonna, Rumengol,

 

Les forts de Ros-Canvel sur les hautes falaises,
Et Plou-Gastell, jardins embaumés par les fraises…
Mais au fleuve élargi la mer ouvre son sein,
Et Brest ouvre à tous deux son immense bassin.
 
Fleuve, je t’ai chanté : quand l’heure me renvoie,
Mêle à tes flots joyeux l’effluve de ma joie ;
Ô splendide vallon, je t’ouvre encor les bras ;
Mes yeux à t’admirer ne se lasseraient pas.

IV

« Seigneur ! vous de retour ! Comme une sainte image,
Vous m’êtes apparu là-haut dans un nuage.
— Vous, mère, à la fraîcheur et si tard vous asseoir !
— Oh ! je ne sors d’ici qu’à la cloche du soir.
À cette heure, voyez, sur le pont de la ville,
D’ouvriers, de bourgeois, passe une double file ;
Sur la rampe on s’appuie, on cause… Gens heureux !
Des bandes d’écoliers qui se poussent entre eux
Acccourent. De mon temps, on n’avait pas d’écoles ;
Mais, l’ouvrage fini, nous n’allions pas moins folles.
Par ce monde nouveau, car j’ai bon souvenir,
Je reviens au passé, n’ayant plus d’avenir.
Puis, regardez plus loin ! Là-bas, dans la prairie,
— Mes yeux, grace à Jésus, à la vierge Marie,
Sont aussi clairs et nets, — les robustes faucheurs
Ne peuvent se résoudre à quitter leurs labeurs ;
Le soleil fait briller l’acier d’une faucille ;
Sur la meule est assise une petite fille.
Voyez dans ce chemin un long troupeau de bœufs,

Les poulains et les veaux qui bondissent joyeux ;
Comme tout cela vit, s’aime bien et folâtre !…
Oh ! dans l’air pur j’entends la voix claire d’un pâtre !
— Ce denier, bonne mère, à vous, à vous encor !
Le peu qu’on donne au pauvre au ciel se change en or.

V

Grandes émotions d’une simple journée !
Quel marchand reviendra plus fier de sa tournée ?
Où dominait jadis le manoir féodal
Est ouvert, bien que sombre, un pieux hôpital,
Asile du malheur, œuvre réparatrice ;
La nature à l’entour, belle consolatrice,
Verse dans la vallée un fleuve gracieux
Qui délecte le cœur et réjouit les yeux ;
La vieillesse revit à ces douleurs lointaines…
Muses, je viens de boire à vos saintes fontaines !




La Chanson de Marie


Hélas ! je sais un chant d’amour
Triste et gai tour à tour.

Cette chanson, douce à l’oreille.
Pour le cœur n’a point sa pareille.
 
Hélas ! je sais un chant d’amour
Triste et gai tour à tour.

J’avais douze ans lorsqu’en Bretagne
Je l’entonnai sur la montagne.
 
Hélas ! je sais un chant d’amour
Triste et gai tour à tour.

Toujours le beau nom de Marie
Se mêle au nom de ma patrie.

Hélas ! je sais un chant d’amour
Triste et gai tour à tour.


Avec un air, une parole,
Ainsi l’exilé se console.

Hélas ! je sais un chant d’amour
Triste et gai tour à tour.

Ce chant qui de mon cœur s’élève.
D’où vient qu’en pleurant je l’achève ]

Hélas ! je sais un chant d’amour
Triste et gai tour à tour.

Bienheureux les pâtres, mes frères.
Et les oiseaux de nos bruyères !

Hélas ! je sais un chant d’amour
Triste et trai tour à tour.




Le Laboureur ouvrier


Qand l’ancien laboureur retourna de la ville,
L’automne souriait dans un ciel radieux,
Bien des oiseaux chantaient sur la branche immobile,
La joie était sur terre et la paix dans les cieux.
 
Lui, son œil était sombre et son visage pâle,
Ses rustiques cheveux n’entouraient plus son front,
Sous sa blouse en lambeaux, tout flétri par le hâle,
Il cheminait courbé, comme sous un affront.
 
Pourtant, on l’avait vu, dans ces bois, ces prairies,
Au milieu des grands boeufs bondir, léger chevreau,
Mieux qu’un oiseau chanter ses jeunes rêveries,
Et des luttes rentrer en triomphe au hameau.

À vingt ans désigné pour porter la bannière,
Cette épreuve alarmait sa mère avec raison ;
Mais sous l’énorme poids que sa marche était fiére !
Ses reins ne ployaient pas : jeune et nouveau Sanison !

 

Et deux yeux noirs brillaient dans un rose veuvage,
Ils se levaient de loin vers le noble vainqueur :
Le drap d’or s’inclina doucement au passage
Et le salut muet s’échangea dans leur cœur.
 
Le reconnaîtrez-vous, ô taillis, ô fontaines,
Croix de pierre où parfois il priait à genoux ;
Ouvrier déformé par ses courses lointaines,
Hommes de son pays, le reconnaîtrez-vous ? —
 
Il voit un laboureur qui mène sa charrue,
Un ami ; sur la route il murmure envieux :
« Son front n’a pas un pli, sa force s’est accrue ;
Qu’il va dans son bonheur calme et majestueux !

« Ainsi tous ils viendront à la messe, dimanche,
Dans l’église apportant une fraîcheur des bois ;
Leur habit sera blanc, leur âme sera blanche :
Pour chanter le Credo tous n’auront qu’une voix.

« Et, de tous entouré, le prêtre dans sa chaire
Proclamera les noms qui vont s’unir demain :
Ah ! s’il doit vous nommer, ô vous qui m’étiez chère,
Que j’expire à l’instant, ici, sur le chemin !…
 
« Mais, d’abord, sois ici maudite, ville infâme,
Toi qui me détournas de mes premiers penchants ;
Usine, qui flétris mon corps avec mon âme :
Vous par qui j’ai perdu le simple ameur des champs ! »


Voilà dans quelle angoisse il gagna sa chaumière
Où sa mère filait, bien affaiblie, hélas !
Troublée, elle hésita, la pauvre filandière :
Mais son cœur s’éveillant, elle ouvrit ses deux bras.
 
Longtemps elle ferma sur lui la douce chaîne,
Puis, leurs pleurs répandus et leurs cœurs soulagés,
Elle ouvrit bruyamment un grand bahut de chêne
Où brillaient des habits avec amour rangés :

La braie aux larges plis, orgueil de la Cornouaille,
Le surtout d’un bleu clair brodé sur chaque pan,
La ceinture de cuir qui tient ferme la taille,
Le chapeau large orné d’une plume de paon.

« Vois-tu les ornements, mon fils, de ton bel âge ?
J’allais, soir et matin, visiter ce trésor,
Sur tes jeunes habits penchant mon vieux visage ;
Et sur eux je pleurais et je pleurais encor !
 
« Demain, réveille-toi dans toute ta noblesse !
Bien des yeux en passant se tourneront vers nous :
Mon fils, que tu seras superbe à la grand’messe !
— Que je serai joyeux, ma mère, près de vous ! »




 

La Source




Le matin, pour baigner la plume de son aile,
À la source des prés vient une tourterelle.

Puis une vierge accourt à la source des prés
Pour baigner son cou blanc sous des cheveux dorés ;

Chacune avec bonheur fête la sœur qu’elle aime,
Et se penchant sur l’onde elles boivent à même.

Et bientôt les voilà de chanter tour à tour
Les plaisirs du printemps et les peines d’amour.
 
Ô les belles chansons que leur poitrine exhale !
Ô jeunes coeurs aimants ! ô fraîcheur matinale !

À midi, lorsqu’il passe au-dessus du lavoir,
Le soleil réjoui s’arrête pour les voir.

Il ouvre ses yeux d’or, et sur ce coin du monde
Agite en souriant sa chevelure blonde.


Un jeune pâtre aussi, caché dans la bruyère,
Regarde : « Ah ! tous les jours, et loin de ta chaumière,

« Que cherchent donc tes yeux avec tant de douceur
Est-ce la tourterelle ? est-ce sa blonde sœur ? »




Le vieux Rob


Ddans ce livru où Nola brillera jeune et blanche,
Que ceux-là dont le corps sous le poids des ans penche
Paraissent les premiers, pour bénir mes récits !
J’aime à voir des vieillards au seuil d’un temple assis.

I

S’il est vrai que les morts, la nuit, quittent leur bière
Pour se désaltérer au bénitier de pierre,
Au vase de granit sur leur tertre placé,
Robin, ne restez pas dans votre lit glacé :
Il est, chez les vivans, une ame qui vous aime ;
Bien souvent un lait pur, un lait avec sa crème
Dans votre bénitier est versé jusqu’aux bords,
Car cette ame chrétienne est fidèle à ses morts ;
Et tant que sous le ciel vivra cette bonne âme,
Vous aurez ici-bas tout ce qu’un mort réclame
Dans votre bénitier des offrandes de lait,
Et les fervens soupirs tombant du chapelet.

 

II

Dans une lande immense, au seuil de sa chaumière
Bâtie en terre jaune et couverte en bruyère,
Mona disait un soir : « Hélas ! ma pauvre enfant,
Est-ce vous là, malade, et sur l’herbe étouffant ?
C’en est-il fait de vous, ma fille, ô mon amie,
Qui, la nuit, près de moi reposiez endormie ?
En tournant mes fuseaux, je vous gardais le jour,
Pour vous sauver des loups ; et vous, avec amour,
Léchiez mes vieilles mains, oui, ces mains maternelles
Qui d’un lait trop pesant soulageaient vos mamelles.
J’étais heureuse alors, mais que faire sans vous ?
Oh ! la Mort aujourd’hui veut frapper deux grands coups.
Voyez ce flanc gonflé : quel bruit ! quelle secousse !
Et sa langue qui pend ! O ma blanche ! ô ma rousse !
C’en est-il fait de vous ! Cher soutien de mes jours.
Le ciel n’enverra-t-il personne à mon secours ? »

Le vieux Robin parut. Un bdton de voyage
L’aidait à soutenir son corps ployé par l’âge ;
Tremblant, il reprenait haleine à chaque pas.
Et, la tête penchée, il se parlait tout bas.
Pour sa grande science et sa grande fortune
Il fut, et bien longtemps, cité dans la commune ;
Mais ses biens partagés entre de mauvais fils.
Par eux il fut chassé, l’homme aux cheveux blanchis ;
Seul, au bord de l’Izôl, à cette heure, il habite
Une loge en genêt par lui-même construite ;
Heureux encor pourtant : là, plutôt qu’un docteur,
Chacun vient visiter l’habile rebouteur.


« C’est Dieu, cria Mona, c’est Dieu qui vous envoie !
(Et la vachère avait un front brillant de joie.)
Pitié, Robin, pitié pour ce cher animal !
Vous savez comment vient, comment s’en va le mal.
— Hum ! reprit le vieillard en secouant la tête,
Elle doit grandement pàtir, la pauvre béte !
Vite, chauffez de l’eau. J’ai là certaine fleur,
IDes herbes… Sans mentir, j’empêche un grand malheur. »
Le foyer allumé, les plantes salutaires
Dans le chaudron, bénit avec force mystères.
Bouillirent, et la vache à l’immense fanon
Dut boire la liqueur merveilleuse et sans nom.

Or, voyant respirer sa vache plus à l’aise,
Mona, qui par degrés elle-même s’apaise,
Disait (et ses yeux gris, son visage ridé,
Son sein d’où chaque mot s’échappait saccadé,
En elle tout riait) : « Regardez-moi, bonhomme !
Je me sens rajeunir. Oui-da, me voici comme
Au jour où je dansais avec vous au Pardon,
D’un rosaire de buis quand vous me faisiez don,
Lorsque vous me nommiez la fille sans pareille,
Toute mince de taille et de couleur vermeille ;
Et moi, tout en roulant les grains du chapelet,
À vous voir si galant, et vert, et grandelet,
(Faut-il, ô mon vieux Rob, qu’enfin je vous le dise ?)
Je vous aurais suivi de grand cœur à l’église. »


III

Ô premières amours, fleurs de notre printemps,
Ils ne vieillissent pas, ceux qui vous sont constants !
À quinze ans, je cueillis une fraîche églantine,
Et ma main l’enferma sous la page latine ;
Plus tard, refeuilletant mes livres d’écolier.
Vrais amis que jamais on ne doit oublier.
J’y trouvai l’églantine, et fleur et poésie
Ravivèrent mon cœur à leur double ambroisie.
Fleurs de notre printemps, ô premières amours,
Jusqu’au bord du tombeau vous embaumez nos jours !

IV

À quelque temps de là, des bruits dans la peuplade.
Des bruits tristes couraient : « Le vieux Rob est malade !
— Je saurai le guérir, dit la bonne Mona,
Et lui rendre le bien qu’un soir il me donna. »
Le lendemain, à peine au ciel paraissait l’aube,
Mona partit. La vache, avec sa blanche robe,
Devant elle marchait, secouant son fanon,
Et de ses pieds fourchus marquant l’épais limon ;
Quelquefois s’arrêtait pour brouter un peu d’herbe,
Puis s’en allait cncor grasse, lente et superbe ;
Sur son front étoilé des cornes en croissant
S’arrondissaient, sa queue et son poil frémissant
Autour d’elle chassaient les bourdons et les mouches,
Et ses grands yeux roulaient défiants et farouches.

Mais sa bonne maîtresse, une gaule à la main,
Tâchait de la hâter dans l’agreste chemin,
Et, tout en souriant à l’horizon qui brille,
Doucement répétait : « Allons, allons, ma fille ! »
 
Mona trouva gisant, sous son toit de genêt,
L’ami de soixante ans que la fièvre minait.
 
« C’est vous, murmura-t-il, ô chère et digne femme !
J’aurai donc là quelqu’un pour recevoir mon âme !
Tous ils m’ont délaissé, ces fils ingrats ; mais vous,
Cœur plein de souvenir, vous les remplacez tous.
Merci ! » Puis des soupirs, des tremblements, des plaintes.
« Ami, je viens chez vous comme chez moi vous vîntes.
Ô merveilleux savoir ! charmes secrets et forts !
Mais je veux, à mon tour, ranimer votre corps.
Saine et sauve, ma fille est là devant la porte’ :
Buvez de ce lait doux et fumant qu’elle apporte.
C’est un baume !… À présent, tâchez de sommeiller. »
Il dormit. Au réveil, cherchant à l’égayer :
« Eh bien, l’avais-je dit ? vos couleurs sont plus belles.
Vous sentez la vertu des fécondes mamelles.
Voulez-vous, au soleil, avec moi faire un tour ?
Çà, riez, mon vieux Rob ! Faut-il aller au bourg ?
Moi, je reviens toujours à cette rêverie :
Faut-il quérir le prêtre afin qu’il nous marie ?

— Oui, partez pour le bourg et marchez promptement.
Car il faut recevoir encore un sacrement,
Le dernier. Chaque instant m’enlève de ma force.
Mon âme veut enfin briser sa dure écorce.
Joie et peine aujourd’hui pour moi s’en vont finir.

On semble cependant à ce monde tenir :
Quand je ne serai plus, Mena, chaque dimanche,
Sur ma tombe en passant que votre front se penche.
S’il est permis, mon cœur vers vous s’envolera… »
Puis, le prêtre venu, le vieillard expira.

V

Humble fut le convoi qui suivit votre bière,
Ô Robin ! mais ceux-là qu’on vit au cimetière
Étaient de vrais amis, et se souvenant tous
De vos bienfaits passes, car ils priaient pour vous.
Sous ses coiffes de deuil et sa cape de femme,
Cher mort, oh ! vous deviez entendre une bonne âme
Celle de qui les pleurs coulaient, coulaient à flots,
Et dont rien ne pouvait retenir les sanglots !…
La nuit, quand vous errez, vêtu d’un blanc suaire,
Voyez comme est paré votre lit funéraire :
Un tapis de gazon le couvre tout entier.
Et du lait jusqu’aux bords emplit le bénitier.




La Fleur de la Tombe


À Mistress Augusta Holmes


Oui, même dans nos jours turbulents ou moroses,
Il est des cœurs riants ouverts aux humbles choses,
Nature, celles-là qui ne lassent jamais
Et qu’avec tant d’amour dès l’enfance j’aimais !
Un soir je rencontrai, traversant la prairie,
Sulia, svelte enfant, compagne de Marie ;
Une fleur dans sa main brillait comme de l’or ;
Grave, elle murmura : « C’est l’âme de Grégor !
Bientôt viennent les froids : ce soir, au cimetière,
J’ai retiré la plante et sa motte de terre,
Et je veux l’abriter près de notre maison,
Pour la voir refleurir à la belle saison. »
Sous ses cheveux dorés, le pâtre au blanc visage,
Je l’avais bien connu : son âge était mon âge ;
Comme j’aimais Marie, il aimait Sulia ;
Le plaisir d’en parler tous les deux nous lia.
Pendant le catéchisme ou les libres dimanches,
Tout en cherchant des nids sous les épines blanches,
Oh ! les longs entretiens sur nos chères amours !
Récits toujours pareils, pleins de charme toujours !
Et les grands amoureux, les belles amoureuses,
Dont les yeux échangeaient des flammes langoureuses,

Quand prés d’eux nous passions légers, faisant les fous,
Ne portaient pas des cœurs plus sérieux que nous.
Il mourut le matin de sa treizième année !
Mais sur son tertre vert, la treizième journée,
Une fleur apparut jaune comme de l’or.
Et chacun s’écria : « C’est l’âme de Grégor ! »
Et tous, dès qu’ils voyaient la tombe merveilleuse,
De ralentir leurs pas ; puis, d’une main pieuse,
En passant chaque ami soulevait son chapeau.
Et les filles jetaient sur la fleur un peu d’eau.
Cette fleur, Sulia, l’enfant grave et fidèle,
La tenait sur son cœur quand j’arrivai prés d’elle ;
Mais à l’air vif du soir les feuilles d’or s’ouvrant :
« Voici qu’il meurt encore ! » cria-t-elle en pleurant ;
Et la fragile fleur, de ses pleurs arrosée,
Sembla se ranimer comme sous la rosée.
Dans la prairie alors reprenant son chemin,
La vierge s’éloigna, son trésor à la main :
Mais pour la contempler bientôt elle s’arrête,
Et vers le doux parfum elle incline la tête.
Non loin de la maison, à l’ombre du courtil,
J’ai vu la tige croître et briller en avril :
Aux yeux de Sulia (riantes destinées !)
Grégor fleurit toujours dans ses jeunes années…
Religion des morts ! N’ai-je pas vu plus tard
Un lait pur arroser le cercueil d’un vieillard.
Nuit et jour la prière à genoux sur sa tombe ?
N’ai-je pas vu languir de douleur la colombe ?
Hélas ! s’il est des cœurs prompts à se délier,
D’autres veulent mourir plutôt que d’oublier !




Le Village de Marie


Qand près de vos maisons je passe tout rêveur,
Bonnes gens du Moustoir, n’ayez point de frayeur,
Je suis un amoureux, et non pas un voleur.

C’est ici, dans cette bruyère,
Qu’enfant, je poursuivais naguère
Une enfant, comme moi légère.

Où nous courions tous deux, seul je viens, ô douleur !
Bonnes gens du Moustoir, n’ayez point de frayeur.
Je suis un amoureux, et non pas un voleur.

Sa coiffe flottant autour d’elle,
On eût dit une tourterelle
Qui vient de déployer son aile.

Hélas ! l’oiseau sauvage a trouvé l’oiseleur !
Bonnes gens du Moustoir, n’ayez point de frayeur,
Je suis un amoureux, et non pas un voleur.


Et le dimanche, au bourg, plus d’une
Disait, jalouse : « Cette brune
Sera la fleur de la commune. »

Ô brune enfant qu’un autre aspira dans sa fleur !…
Bonnes gens du Moustoir, n’ayez point de frayeur,
Je suis un amoureux, et non pas un voleur.


Aux bords du Scorf.




Prière des Laboureurs


Sous les chaleurs de juin la campagne étincelle.
Tous les bras sont à l’œuvre et le foin s’amoncelle.
Encor quelques soleils, viendra le tour du grain :
Qu’on ne m’accuse pas seul de voler mon pain,
L’erreur trouble aisément une race ingénue.
D’un chant qui parle au cœur payons ma bienvenue.
Et ces vers, qu’à grand’peine en français j’ai traduits,
Dans l’idiome aimé pour eux furent écrits.
Comme on battait les blés, voilà donc qu’un dimanche,
Clairement imprimé sur une feuille blanche,
Le chant par tout le bourg circulait, et cent voix,
Ferventes, l’entonnaient aux marches de la croix.

I

Saint de notre pays, qu’aux sphères éternelles
Les anges radieux couvrent de leurs deux ailes,
De ces nuages d’or où glisse votre pied
Laissez tomber sur nous un regard de pitié.

 

II

Ce sont des laboureurs dont la voix vous implore :
Souvent à votre autel nous venons dès l’aurore ;
Par les mauvais chemins nous venons bien souvent,
Brûlés par le soleil ou glacés par le vent.

III

Nous cherchons un soutien. Notre vie est amère,
Toujours le dur travail, et toujours la misère.
Nous cultivons la terre et nous semons le grain,
D’autres mangent le blé battu par notre main.

IV

Mais regardons plus haut ! un jour, selon son œuvre.
Chacun aura sa part, le maître et le manoeuvre :
Oui, mauvais laboureur qui fléchit sous un poids,
Mauvais chrétien celui qui porte mal sa croix.

V

Tels de petits enfants serrés contre leur père,
Bon saint, nous voilà tous devant vous en prière :
Plusieurs dans ce pays ont reçu votre nom,
Soyez leur père aussi, vous déjà leur patron.

 

VI

Saint de notre pays, qu’aux sphères éternelles
Les anges radieux couvrent de leurs deux ailes,
De ces nuages d’or où glisse votre pied
Laissez tomber sur nous un regard de pitié.




 
Prés du calvaire, ainsi tout un peuple rustique
Le dimanche matin répétait ce cantique,
Qui, pleurant sur leurs maux, fait luire aussi l’espoir,
L’espoir, astre serein, lorsque au ciel tout est noir.
Le cantique a passé du bourg dans les cliaumières :
Il se mêle, le soir, à leurs longues prières ;
Le jour, il retentit de la lande aux vergers,
Et les travaux peut-être en sont-ils plus légers.
Vers moi, quand, tout pensif, je traverse un village,
Des jeunes et des vieux c’est le salut d’usage ;
Les yeux brillent, les fronts s’animent de gaité ;
Et j’entre : c’est le chant de l’hospitalité !




Les Moissonneurs


Lorsqu’un nuage épais, vers le temps des moissons,
Vient recouvrir la ville et fond sur les maisons,
Quand la grêle bondit sur les toits, quand la rue
Roule une onde fangeuse incessamment accrue,
Observant à l’abri l’orage et ses dangers,
Aux tristes campagnards, citadins, vous songez.
Leur malheur est le vôtre. Oui, vous cherchez d’avance
Comment le métayer paîra sa redevance ;
Le pauvre avec frayeur prévoit l’hiver prochain,
Et l’on parle déjà de la cherté du pain. —

Hommes mûrs et vieillards, jeunes gens, jeunes filles.
Tous ils étaient venus, armés de leurs faucilles,
Dès la pointe du jour, un jour limpide et bleu,
Et que l’ardent soleil bientôt rougit de feu.
Jusqu’à midi sonnant leurs bras forts et superbes
Ont abattu les blés vite formés en gerbes ;
Mais les rires, les mots joyeux et les chansons
Animaient au travail et filles et garçons ;
En fauchant les épis, en liant les javelles,
Les défis s’échangeaient et les tendres querelles :

« Renouez vos cheveux, ô Lîlèz, et chantcz !
— Héléna, tous mes chants sont à vous ; écoutez ! »

LÎLÈZ.

Ma barbe est blonde encor, je ne suis qu’un jeune homme.
Parmi les moissonneurs pourtant on me renomme :
Quand je vais près de vous, Lena, coupant le blé,
Mon ardeur, je le sens, et ma force ont doublé.

Avec vous dans les bois que ne suis-je fauvette !
On vivrait, belle enfant, sans peur de la disette.
Bienheureux les oiseaux ! ils ne travaillent pas
Et trouvent en chantant leurs faciles repas.

Moi, j’ai les yeux tournés vers certaine chaumière :
Sortirez-vous enfin, madame la fermière ?
Vous si charmante à voir quand vous venez à nous
Avec les plats fumants, le cidre frais et doux ! —

À peine il achevait ces plaintes émouvantes,
due parut la fermière avec ses deux servantes ;
Soudain, trêve aux chansons ! mais, pour quelques instants,
N’en remuaient pas moins les langues et les dents.
À l’ombre ils savouraient, couchés sur l’herbe épaisse,
La succulente odeur de la soupe de graisse.
Le lard sur le pain noir fondant et la liqueur
Qui rafraîchit la bouche et ravive le cœur.
Ensuite un bon sonmieil. Puis, d’un nouveau courage,
Sur les épis sonnants recommença l’ouvrage.
Les dos étaient courbés, mais un lointain brouillard
Par moments soulevait l’œil de plus d’un vieillard :

« A l’œuvre, mes enfants, à l’œuvre ! » Et sans relâche,
Le front tout en sueur, chacun pressait sa tache.

L’orage cependant, et plus sombre et plus lourd.
Comme un dôme pesait sur l’église du bourg.
De ses flancs s’échappaient de longs éclairs bleuâtres
Qui faisaient fuir au loin les troupeaux et les pâtres ;
De larges gouttes d’eau tombaient ; les moissonneurs,
N’ayant plus qu’un secours, le Seigneur des seigneurs,
Par le sable volant leurs figures souillées,
Se mirent à genoux sur les herbes mouillées ;
Leurs faucilles gisaient éparses devant eux ;
Les mains jointes, ainsi parlaient ces malheureux :

LA FERMIÈRE.

Oh ! perdre en un moment le travail d’une année !
Voir languir dans la faim toute la maisonnée !
Pauvres petits enfants, avec quoi vous nourrir ?
Ô mes chers innocents, nous n’avons qu’a mourir.
 

LE FERMIER.

Oui, mourir ! le courage ici manque au plus ferme.
Vienne l’automne, hélas ! comment payer ma ferme ?
Ah ! dans ce champ maudit, quand mes mains l’ont bêché,.
Sans doute j’arrivais ciiargé d’un grand péché.

L’AÏEUL.

Non, vivez, ô mon fils. Dieu même vous l’ordonne.
Il rend ce qu’il a pris, il châtie et pardonne.
Dans ce malheur commun, seul, je vois bien ma part :
C’est à moi de mourir, inutile vieillard. —

 

Le vieillard désolé se tut, car sur sa tête,
Dans toute son horreur, mugissait la tempête :
Le tonnerre éclatai… Mais aussitôt dans l’air
Par trois fois l’Angélus tinta paisible et clair ;
Un de ces rayons d’or qui précèdent les anges
Illumina le ciel ; puis, changements étranges !
Comme il était venu, le nuage pesant
Du côté de la mer et vers l’ouest s’avançant,
On vit, nouveau déluge, on vit ses eaux troublées
Tomber, tomber à seaux dans les ondes salées ;
Tous les monstres marins hors des flots bondissaient,
Et sur les blonds épis les moissonneurs dansaient.

LÎLÈZ.

Il faut chanter le blé ! Jeunes gens, jeunes filles,
Élevez sur vos fronts et frappez les faucilles !
Le blé fait vivre l’homme : amis, en son honneur
Entonnons devant Dieu le chant du moissonneur.
 
C’est un présent divin. Durant les mois de neige,
Dans ses flancs maternels la terre le protège ;
Puis, quand brillent les fleurs, elle montre au grand jour
Celui qu’elle nourrit neuf mois avec amour.

Un mendiant m’apprit jadis un grand mystère :
Le grain est fils du ciel, cet époux de la terre ;
Pour le faire grandir tous deux n’épargnent rien :
Votre enfant le plus cher n’est pas soigné si bien.

 

Si la tige au printemps languit frêle, épuisée,
Comme un lait bienfaisant s’épanche la rosée,
Et des souffles légers comme les papillons
Le bercent mollement dans le creux des sillons.

Pour apaiser sa soif ardente, les nuages
S’assemblent : quels flots d’or nous versent les orages !
Puis le ciel, appelant d’un beau nom le soleil,
Dit : « Séchez le froment, ô mon astre vermeil ! "

Ainsi mûrit le blé, divine nourriture.
Ce frère du raisin, boisson joyeuse et pure ;
Dieu même a consacré le céleste présent :
« Mangez, voici ma chair ; buvez, voici mon sang. »

LES MOISSONNEURS.

Honneur, honneur au blé ! Trois fois, garçons et filles,
Faisons reluire en l’air et sonner les faucilles ! —

Et tous, jusqu’aux vieillards un moment rajeunis.
Chantaient, et sous leurs pieds bruissaient les épis.
Le dimanche suivant, une gerbe votée
À l’église du bourg en pompe était portée.
Et le prêtre disait, la posant sur l’autel :
« Gloire et remercîment à l’ange Gabriel ! »




La Chanson du Cloutier


Sans relâche, dans mon quartier,
J’entends le marteau du cloutier.

Le jour, la nuit, son marteau frappe !
Toujours sur l’enclume il refrappe !

Voyez ses bras noirs et luisants
Retourner le fer en tous sens.

Le jour, la nuit, son marteau frappe !
Toujours sur l’enclume il refrappe !

Jamais il ne voit le ciel bleu,
Mais toujours la forge et son feu.
 
Le jour, la nuit, son marteau frappe !
Toujours sur l’enclume il refrappe !

C’est pour sa femme et ses enfants
Qu’il fait tant de clous tous les ans.

 
Le jour, la nuit, son marteau frappe !
Toujours sur l’enclume il refrappe !

Grands clous à tête et petits clous.
Oh ! combien de fer pour deux sous !

Le jour, la nuit, son marteau frappe !
Toujours sur l’enclume il refrappe !

Rarement le cabaretier
Voit dans sa maison le cloutier.

Le jour, la nuit, son marteau frappe !
Toujours sur l’enclume il refrappe !

Mais, le dimanche, il chôme enfin,
Et chante à l’office divin.

Le jour, la nuit, son marteau frappe !
Toujours sur l’enclume il refrappe !

Que Dieu, dans son noir atelier.
Dieu bénisse cet ouvrier !

Le jour, la nuit, son marteau frappe !
Toujours sur l’enclume il refrappe !




Les Dépositaires
(1857)


À SAINT-RENÉ TAILLANDIER


Des bords de la Durance aux fleuves des Germains
Ô sage explorateur des grands courants humains,
Mort, je vous lègue, ami, le soin de ma mémoire.
Pour ce siècle ennuj’é la poétique histoire
Si votre main rassemble autour de mes Bretons
Ces récits, tous divers de pensers et de tons,
Naturelle épopée, et que la voix touchante
De l’Esprit du pays par mon humble voix chante !…
C’est lui ! le souffle ardent revient me visiter !
Mais comment, ce mystère étrange, le conter ?
Colère, inspire-moi ! soutiens-moi, raillerie !
Puis, en chasse ! le loup est dans la bergerie.

I

Un meunier de Léon, juché sur son mulet,
Chantait, et, tout chantant, par les bois il allait


« Le notaire du bourg est un excellent homme ;
Du richard et de l’indigent
À deux mains il reçoit l’argent,
Et fiez-vous à lui pour bien garder la somme.
Allons, Jean-Pierre, allons, Gros-Jean,
Mes gars, apportez votre argent ! »

Ces couplets du meunier un peu trop fort en gueule[14],
Cyniquement rimés au roulis de sa meule,
Je ne puis, cher lecteur, les citer jusqu’au bout ;
Notre siècle est très grave et mon héros surtout.

II

D’autres, de leurs clients emportant l’escarcelle,
Vivent en grands seigneurs à New-York, à Bruxelle,
Mais lui n’a pas quitté son paisible travail :
Un écusson doré reluit à son portail.
Là, sous de frais jasmins arrondis en charmille,
Patriarche entouré de sa jeune famille,
Le notaire s’assied, majestueux bourgeois.
Demi-manant, son père était marchand de bois.
Mais le fils (il s’en vante) eut l’esprit des affaires,
Ou des actes douteux et des prêts usuraires.
Dans sa grande maison il vit en grand seigneur.
Seul un vil mendiant vient troubler son bonheur.
Un vieillard, tout chargé d’une lourde besace,
Le soir, devant son banc se pose face à face.

 
Tel doit être aux enfers le spectre du remords !
Hideuse est sa maigreur, ses yeux caves sont morts :
On y voit la misère et la lente ruine,
Ses biens vendus, le père exclu de sa chaumine,
Et les petits enfants errants sur le chemin,
Tous forcés par un seul d’aller tendre la main !…
Pas un mot, un soupir, n’échappent de sa bouche.
Mais, les cheveux épars, menaçant et farouche,
Quand le spoliateur respire l’air du soir.
Le fantôme muet devant lui vient s’asseoir.

III

Est-ce assez, juste ciel, de fortunes contraires ?
Pour forcer les humains à se traiter en frères,
Fille de la sagesse et de la bonne foi,
Parais dans nos cantons, ô bienfaisante loi !
Soutenu par ta main, le pauvre se rassure.
Ô loi, viens raccourcir les griffes de l’usure !
Viens enchaîner la fraude, et romps les nœuds glissants
Où les faibles sont pris, d’où sortent les puissants !
Plus d’un saint magistrat, qui ne fut pas complice,
Bénira tes efforts, vierge réparatrice,
Et pourra saluer, au seuil de sa maison,
Noblement restauré, l’or de son écusson.

IV

Ccpendant le vieillard erre encor sur la lande.
Comme ses blancs cheveux sa barbe est blanche et grande ;

Il vague tout le jour, pauvre esprit tourmente,
Et, dans un sac de cuir qui pend à son côté.
Il entasse sans fin les cailloux et les pierres
Arrondis et luisants sous la fleur des bruyères.
Puis les 3’eux tout hagards, craignant quelque danger,
Mystérieusement il va le décharger
Dans le creux d’un vieux chêne… Alors son regard brille,
Et tout bas il se dit : « C’est la dot de ma fille ! »
Heureux quand son travail insensé finira.
Et que sous l’herbe, au pied du chêne, il dormira.
Parfois, quand la vengeance en son cœur se ranime.
En face du bourreau vient s’asseoir la victime.

V

Mais le meunier railleur de suivre aussi son train,
Au grelot du mulet mêlant son gai refrain :

« Le notaire du bourg est un excellent homme ;
Du richard et de l’indigent
À deux mains il reçoit l’argent,
Et fiez-vous à lui pour bien garder la somme. »

Et les merles parleurs, et la pie à l’œil clair,
Sautaient de branche en branche, étudiant son air :
Meunier joyeux, n’ouvrant ses lèvres que pour rire ! —
Je commence en riant et bientôt je soupire.




Ah ! mes vers, sur les flots, dans les bois recueillis,
Mes vers, mon seul trésor, ne seront point trahis !

 
Vous avez le respect de toute noble chose ;
Entre vos nobles mains, ami, je les dépose :
Dans ce monde où vers moi l’art pur vous attira,
Si mon âme revient, elle vous sourira
Prés de la jeune épouse au profil de Toscane
Et des enfants rieurs courant sous leur platane.




Le Miel du Chêne


À monsieur Hippolyte Valmore


Un chanteur inconnu (l’écho de la bruyère
Seul entendit sa voix mystérieuse et fiére)
Ainsi nous raconta par quel charmant hasard,
Ami de la nature, il avait trouvé l’art.

« Je parcourais les bois, cherchant la poésie,
Et de graves pensers, la libre fantaisie,
Tour à tour m’entraînaient, aux concerts des oiseaux,
Au bruit plaintif du fleuve à travers les roseaux,
Surtout à la chanson joyeuse de l’abeille,
Qui, d’un trait s’élançant d’une coupe vermeille,
Effleurait mes cheveux et, murmurante encor,
Avide se plongeait dans un calice d’or ;
Puis arômes, couleurs, bruits vagues et sans nombre,
Et les jeux variés du soleil et de l’ombre !
Mais toujours par l’abeille errante autour de moi
Mon cœur se laissait prendre, et sans savoir pourquoi.
Rêveur, je la suivis dans son vol circulaire,
Des fleurs de l’aubépine au chêne séculaire,

 
Où mille de ses sœurs, voyageuses du ciel,
Bruissaient, frémissaient, plus blondes que leur miel.
Autouf du vieux géant, c’était depuis l’aurore
Comme un réseau mobile, un nuage sonore,
S’ouvrant, se refermant sous le ciel azuré
Et le tranquille abri de son chêne sacré.
En abeille de l’art, j’entrai dans le nuage
Pour admirer l’essaim travailleur et sauvage.
Dans le corps du grand arbre était caché son nid
Savant, tel que jamais l’art humain n’en bâtit ;
Une lente liqueur s’écoulait de l’écorce :
« Oh ! dis-je émerveillé, la douceur dans la force !
« Dans un symbole clair je trouve l’art écrit ;
« Sois plus tendre, ô mon cœur ! plus fort, ô mon esprit !
« Telle est la poésie et nourrissante et saine :
« C’est un rayon de miel, mais du miel dans un chêne. »





Le Jardinier


Notre bon jardinier s’est remarié, mais non sans peine… Des voisines jalouses, imitant la voix de la défunte, cherchaient, la nuit, à effrayer le veuvier. Enfin une autre superstition l’a emporté… C’est toute une histoire fantastique et bien du pays.

Lettre de famille.


I

Lorsqu’un soir Geneviève entra dans le jardin,
Sans bruit et sans effort la clef tourna soudain,
Douce, elle s’avança par les routes sablées,
Et le linot chantait gaiment sur les allées :
Prophète de bonheur, musicien de Dieu,
Il semblait annoncer la maîtresse du lieu.
D’un village voisin, à la fin d’un dimanche.
Le visage enfermé sous une cape blanche,
Veuve, elle venait voir un ami, son parent.
Veuf aussi, sans famille, esprit morne et souffrant,
Qui s’animait un peu, lorsque par sa visite
Elle éclairait l’enclos que tout seul il habite.

Il sourit à la voir. Surmontant ses douleurs,
Il lui montra longtemps et ses fruits et ses fleurs,
Puis ils vinrent s’asseoir dans un coin du parterre,
Aux marches d’une chambre en deuil et solitaire.

II

C’était un frais jardin entoure d’un grand mur,
Et dont le jardinier, vert encor bien que mûr,
Avait nom Joasin : les pêches et les poires.
Les vignes d’où pendaient de longues grappes noires,
De riches espaliers, un puits large et profond
Dont les seaux en été ne trouvaient pas le fond,
En faisaient un délice ; et quand, l’après-dînée,
De ses nombreux enfants la dame environnée
De la ville arrivait, et que par le pourpris
Volait l’essaim joyeux, c’était un paradis.
Là le bon jardinier, heureux avec sa femme.
Vécut longtemps ; l’un d’eux trop tôt dut rendre l’âme ;
À son mari penché sur le bord de son lit.
En mots entrecoupés, pâle et froide, elle dit :
« Je meurs, en vous laissant presque une autre moi-même.
Adieu ! Pour bien l’aimer, prenez celle que j’aime.
Je meurs !… » Ah ! de quelle autre, à son dernier moment.
Parlait-elle ? Or, voici, passé l’enterrement,
Les mois de deuil passés, que sous les murs plus d’une,
Désireuse d’entrer, rôdait après la brune.
Mais la clef venait-elle à tourner, une voix.
Des logis d’alentour bien connue autrefois.
Aigre, aiguë et pareille à la voix de l’épouse.

Tout à coup éclatait, menaçante et jalouse !…
Ou peut-être la voix de celles qui l’aimaient
En vain, et devant qui les portes se fermaient.
Donc, le bon jardinier se remit à l’ouvrage,
Tâchant, grâce au travail, de reprendre courage ;
Sarclant, bêchant toujours ; toujours la serpe en main,
Pour émonder la vigne ou tailler le jasmin ;
Sans relâche il allait de la serre aux charmilles,
Fléau des limaçons, destructeur des chenilles,
S’oubliant tout le jour, et réjoui le soir
De voir ses belles fleurs briller sous l’arrosoir.
Pourtant il se disait, ce cœur simple et fidèle :
« Quoi ! toujours seul ici ! De qui donc parlait-elle ? »

III

Or, Geneviève un soir rentra dans le jardin,
Et, la voyant, le veuf en tressaillit soudain :
Un vieillard, son aïeul, qui d’une âme aumônière
Recueillit, pauvre enfant, la morte en sa chaumière,
Un vieillard la suivait… Si tard, dans quel dessein ?
Nulle voix dans l’enclos ne troubla Joasin ;
La clef tourna sans bruit ; sous son toit de ramure
Le linot, s’éveillant, reprit son gai murmure ;
D’eux-mêmes dans l’air pur frissonnaient les lilas ;
On vit la mouche à miel reboire au chasselas,
L’eau du puits bouillonner comme par un prodige,
Et les fleurs qui dormaient s’entr’ouvrir sur leur tige.
Harmonieux accords ! Le jardinier comprit.
Le calme d’alentour entra dans son esprit.

Oui, celle qui venait sous cette noble escorte
Était bien celle-là que désignait la morte.
Il rcgarda, joyeux, Geneviève et l’aïeul,
Et dit : « Dieu soit loué ! je ne serai plus seul. »




L’ancien Bourg


Ô vetustatis silentis obsoleta oblivio !
Prudentius.


I

Quand la voix des canons sur les glacis du fort
Résonnait, d’autres voix murmuraient dans le port :
« Voici le jour venu d’un grand pèlerinage ;
Allumez donc un cierge ! ô femmes de tout âge,
L’étole d’or est prête, et le saint nous attend ;
Triste on va le prier, et l’on revient content. »

Au milieu des transports, des chants de la victoire,
Elles parlaient ainsi : plus d’une en cape noire
Pourtant montrait le deuil d’un père, d’un époux,
Quand, par ce beau matin, un soleil clair et doux,
Je sortis de la ville et côtoyai la rade
Pour visiter au loin une antique peuplade.
Contemporains de tout, les yeux sur l’avenir,
Des gloires du passé gardons le souvenir ;
Dans notre humilité suivons un grand exemple :
L’Esprit universel n’a rien qu’il ne contemple.


II

Bientôt, avec son fils aux longs cheveux dorés,
M’apparut un vieillard, et tous deux par les prés
Cueillaient des fleurs, du jonc, des feuilles de molène.
L’enfant avait déjà sa robe toute pleine :
Attendri, j’observai le vieillard et l’enfant,
Puis à leur bonheur pur je m’éloignai rêvant.

Le pays est ouvert par cent routes nouvelles.
À la voix des savants, les pioches et les pelles
Ont comblé les vallons, abaissé les coteaux.
Il n’est plus de grands parcs autour des grands châteaux,
Pour que le commerçant, d’un air de gloriole,
Sur les chemins unis roule en sa carriole :
Le siècle l’a voulu… Nous, par ce chemin creux,
Garni de chèvrefeuille et de chênes ombreux,
Plus fidèle au passé, conduisons notre rêve
Vers ce bourg dont la flèche à l’horizon s’élève.
 
Ô pays illustré par nos saints et nos rois !
Les souvenirs pieux et les sombres effrois
Ici volent dans l’air, et mille chants sauvages
Répondent aux clameurs s’élevant des rivages.
Naguère, quand j’allais dans ces âpres cantons,
Humble Homère, cherchant la trace des Bretons,
Vers le cap, arrêtant mon cheval par la bride,
Un pêcheur s’avança pour me servir de guide :
Il courut devant moi ; le terrain lisse et sec,

Percé de rochers blancs, montait jusques au Bec[15] ;
Tout était dépouillé, désolé, sans culture ;
La terreur nie gagna, je pressai ma monture,
Et penché sur son cou, la heurtant du talon.
J’arrivai hors d’haleine au Rocher-de-Gralon,
Et je vis d’un coup d’œil la mer rouge de flammes,
L’île de Sein, l’Enfer, et puis la Baie-des-Âmes :
Là j’écoutai longtemps le lourd balancement
Des vagues qui grondaient encore en se calmant…
Enfin l’ombre du soir descendit sur les pierres,
Et seul je m’en revins, murmurant des prières.
 

III

Mais toi, dans le passé, fier de ton mouvement,
Sur tes places, vieux bourg, quel abandonnement !
Partout des seuils branlants, de croulantes murailles.
Des pignons lézardés où pendent des broussailles,
Des enfants affamés errant sur le chemin,
Et de pauvres perclus qui vous tendent la main.
Et l’église, de loin si charmante ! ô scandales !
Il semble que les morts ont soulevé leurs dalles.
Le pied va se heurtant aux pierres des tombeaux.
Les bannières des saints ne sont plus que lambeaux.
L’autel pauvre est sans nappe, ou, veuf, n’a plus de sainte ;
On voit aux murs verdis le salpêtre qui suinte.
Seul, bienheureux Davi, fils de sainte Nona,
Le bon peuple jamais, toi, ne t’abandonna,

Tu rayonnes encor, dans ta niche parée,
Sous la chape d’argent et la mitre dorée,
Et voici qu’à cette heure, humble et doux immortel,
Un voyageur qui chante est devant ton autel…

IV

Or le vieillard, guidant l’enfant à tête blonde
Qu’une charge de fleurs et de feuillage inonde.
Me dit : « Je viens aussi vers le patron du lieu
(Et sa voix, par respect pour la maison de Dieu,
Lentement s’abaissa) ; mais vous dans cette église !
Vous dans cette tribu qu’aujourd’hui l’on méprise !
Un homme de la ville en ce bourg isolé,
D’où plus d’un malheureux, hélas ! s’est exilé !
Pourtant son nom brillait dans nos vieilles histoires,
Il avait ses pardons, ses marchés et ses foires ;
Mais on nous a tout pris, et le chemin nouveau
Fera de ses débris un immense tombeau.
Je puis ainsi pleurer dans toute ma tristesse,
Moi qui dès mon enfance ici servais la messe,
Quand devant nos autels je rencontre un seigneur
Qui, des grands souvenirs épris, leur rend honneur. —
Ah ! cet ange qui suit par la main son vieux père
Sait que dans l’avenir par lui du moins j’espère !
Mais malheur aux ingrats, honte à ces oublieux
Qui foulent sous leurs pieds les os de leurs aïeux !
Le plus humble grandit s’il comprend la noblesse ;
Celui qui jeune encor sait aimer la vieillesse
Conserve son cœur jeune, et vieux il se verra
Vénéré par les fils de ceux qu’il vénéra ! »

Du brave sacristain la voix toujours plus forte
Jusqu’aux voûtes montait, lorsque la grande porte,
S’ouvrant, me laissa voir (scène présente encor !)
Des femmes qui portaient un long ornement d’or,
Une étole splendide, où ces femmes, ces filles
Avaient tout un hiver émoussé leurs aiguilles
Pour le saint protecteur qui de là, dans un coin,
Peut bénir les vaillants qui combattent au loin,
Sur tes bords, ô Crimée ! oui, leurs fils et leurs pères,
Leurs amants. Et les sœurs n’oubliaient pas les frères.
Le cortège, fêté par la cloche, avança.
Lorsque la plus âgée au cou du saint passa
L’étole d’or, l’enfant répandit ses corbeilles,
Et ses petites mains, plus que les fleurs vermeilles,
— Ainsi Jésus enfant travaillait de tout cœur, —
Sur la nef, les tombeaux et le pavé du chœur,
Semèrent les bluets, les fraîches églantines.
Les glaïeuls nés aux voix des ondes argentines :
Des guirlandes de buis tenaient comme lié
Le saint toujours vivant de ce bourg oublié.




Journal rustique




DEUXIÈME PARTIE


I

accords

Goëlands, au vent d’ouest roulant lame sur lame,
Pleurez ! chantez, bouvreuils, aux brises du printemps !
Fille de la nature, ainsi s’ouvre mon âme,
À tous les vents.

II

une lettre de la ville

Au fond d’une campagne, errant de chêne en chêne,
Vous vivez de repos, d’oubli, d’obscurité :
Arrive de Paris un papier cacheté,
Le démon de la ville en sort et se déchaîne.

 
Illusions ! voilà tout le luxe des arts !
Déjà vous entendez les rumeurs du théâtre ;
Dans les jardins royaux, près des vases d’albâtre,
Les déesses de marbre attirent vos regards.

Fraîcheur du soir, si douce à la terre embrasée.
Tu peux calmer aussi ces ardeurs d’un moment :
Descends avec la nuit, ô saint recueillement !
Reviens, Esprit des champs, viens avec la rosée !

III

le bon génie

De fleurs nouvelles la main pleine,
Il en semait les prés, les jardins et les bois ;
Il chantait : les oiseaux répondaient à sa voix,
Et la terre amoureuse aspirait son haleine.
Partout fête et bonheur… quand les noirs aquilons,
Furieux, ont sur lui lancé leurs tourbillons !…
Mais, ô joie ! il revient plus gracieux encore,
Arrosant l’aubépine et visitant les nids ;
De leurs œufs pour le voir s’échappent les petits,
Les bourgeons se hâtent d’éclore !

IV

les faucheurs

« À l’œuvre ! Et le premier au frêne que voilà,
Qu’il embrasse, s’il veut, ma filleule Aliza ! »

 
Bertram, modérez-vous ! ô travailleur superbe,
De son immense faux comme il va rasant l’herbe !
lit partout dans les foins passe et luit l’acier bleu.
Tous les bras sont raidis et les gosiers en feu.
« A présent, la plus lente à retourner sa meule
Devra tendre la joue. Oui, fût-ce ma filleule. »
Or Bertram fut si vif et si lente Aliza,
Que cet heureux faucheur par deux fois l’embrassa.

V

la génisse

À Monsieur Louis Coulon

Elle n’avait connu, tout l’hiver, que la crèche,
Et, dans un coin obscur, son lit de paille sèche.
Si nous la visitions, dès le bruit des verrous,
Tendant son mufle noir, roulant ses grands yeux doux,
Elle se redressait de sa morne attitude,
Pour passer sur nos mains sa langue épaisse et rude :
Heureuse si nos mains elles-mêmes grattaient
Son poil fauve où déjà les deux cornes pointaient ;
Mais à notre départ, ennuyée et farouche,
Elle se laissait choir lourdement sur sa couche.




Cependant la génisse, au bercail tout l’hiver,
Avril venant à luire, on l’amène en plein air.
Au midi rayonnait l’astre d’or : frémissante,
Soudain elle s’arrête, et sa queue incessante
Fouette ses flancs, la bave inonde son museau,

Une blanclie vapeur lui sort par le naseau ;
Enfin à travers champs voici, tête baissée,
Qu’elle bondit, va, vient, et se roule insensée :
Puis un long beuglement, au dur clairon pareil,
Comme on salue un dieu, salua le soleil !

VI

la maison de l’avare

Dans certaine bourgade, à ce que l’on rapporte,
Ces mots étaient gravés sur le seuil d’une porte :
« Quand vous seriez de la race du chien,
Entrez dans ma maison si vous avez du bien. »
Ainsi parlait le seuil de ce logis infâme,
Puis l’avare ajoutait, montrant toute son âme :
« Quand vous seriez de la race du roi,
Si vous n’avez plus rien, passez ! chacun chez soi. »
Tout près coulait un fleuve, et, mugissant, terrible,
Il ne renversait pas cette maison horrible.

VII

pour la tombe d’inès valmore

Sous ses cheveux flottants blanche comme le lait,
Et, comme l’alouette en un champ de millet,
Vive et toute à la joie, au matin, l’Espérance
Lève les yeux au ciel et, riante, s’élance ;
Dit qu’elle cueillera toutes les fleurs du champ,
Et jusqu’à la nuit close entonnera son chant ;

Mais un vieillard jaloux de ses chansons nouvelles,
Le Malheur, en passant, coupe ses blanches ailes,
Et La jeune Âme, à moitié du chemin,
Tombe et meurt, et ses fleurs échappent de sa main.

VIII

ma chaumière

À Eugène G u i e y s s e

Si jamais vous cherchez la maison du poète,
Près du clocher du bourg ma rustique retraite
S’abrite, et devant moi, sous leur tertre allongés,
Silencieux amis, les morts dorment rangés.
Creusée avant le jour, une fosse béante
Trop souvent, au réveil, me glace d’épouvante ;
Puis j’entends un corps lourd rouler dans ce trou noir,
Et ce sont à l’entour des cris de désespoir…
Soudain avec horreur ma fenêtre se ferme,
Et j’unis ma prière aux sanglots de la ferme.



 
Mais pour le catéchisme, allègres, triomphants,
Blonds essaims des hameaux, arrivent les enfants ;
Ou l’on sonne un baptême, et la noble marraine
Sous le porche gothique entre d’un pas de reine ;
Si c’est un jour de noce, alors pourpoints nouveaux
Et robes d’écarlate inondent les tombeaux,
Et coups de feu lointains, musettes toutes proches
Rivalisent de bruit avec le bruit des cloches :

 
Ainsi, joie et douleur, je connais tout du sort,
J’ai devant ma maison et la vie et la mort.

IX

le tisserand

Toujours de son logis le tisserand me guette ;
J’entre donc, et tandis qu’il lance la navette,
Pour l’égayer un peu j’entonne une chanson :
Mes vers et son métier chantent à l’unisson.
J’ai lu qu’aux jours anciens, quand filait une fée,
Aux sons des luths était sa besogne achevée.
Or, à ses fils rompus s’il refait quelques nœuds,
Moi-même je rajuste un vers défectueux,
Et, tissu poétique ou toile industrieuse,
Nous menons de concert notre œuvre harmonieuse.

X

pour une première communion

Aux derniers jours d’enfance, alors que sur la joue
Une rougeur errante à tous moments se joue,
Quand on n’est qu’innocence, et fraîcheur et gaité,
Mère pleine d’amour, alors la Piété
Sur ces fronts ingénus étend son aile blanche
Et, dans l’ombre veillant, les bras ouverts, se penche :
À travers les parfums des fleurs et de l’encens,
Elle mène à l’autel les groupes blondissants,

Et des voix du cristal, comme celles des anges,
S’élèvent vers le ciel et chantent ses louanges.

à hélène bixio

Hélène, vous étiez de ces enfants de choix,
Et le ciel réjoui s’ouvrait à votre voix.

XI

la procession

Dieu s’avance à travers les champs !
Par les landes, les prés, les verts taillis de hêtres,
Il vient, suivi du peuple et porte par les prêtres :
Aux cantiques de l’homme, oiseaux, mêlez vos chants !
On s’arrête. La foule autour d’un chêne antique
S’incline, en adorant, sous l’ostensoir mystique :
Soleil, darde sur lui tes longs rayons couchants !
Vous, fleurs, avec l’encens exhalez votre arôme !
Ô fête ! tout reluit, tout prie et tout embaume !
Dieu s’avance à travers les champs.

XII

à marceline et à pauline

(Mesdames Desbordes-Valmore et du Chambge)

Je relis vos vers, Marceline !
Le cœur ému, les yeux en pleurs,

À cette douceur féminine
Qui nous console en ses malheurs,
Pauvre, j’adresse quelques fleurs,
Les plus fraîches de ma colline…
 
Détachez-en une églantine,
Ô vous, sa compagne en douleurs,
Sous les mêmes sombres couleurs
Harpe plaintive et cristalline :
Le cœur ému, les yeux en pleurs,
Je relis vos chansons, Pauline !

XIII

sur ces notes

Court est le chant de la mésange,
Mais qu’il s’élcve au ciel, mélodieux et clair !
Un mot suffit au blàme, un mot à la louange.
Dites, mes bons amis, est-il long, le Pater ?


Séparateur


TABLE

TABLE



LA FLEUR D’OR

(les ternaires)


LIVRE PREMIER
LIVRE DEUXIÈME
 35
 48


LIVRE TROISIÈME
 55
 57
 59
LIVRE QUATRIÈME
 66
 77
 85
LIVRE CINQUIÈME
 111
LIVRE SIXIÈME
 115
 119
 125
 130
LIVRE SEPTIÈME
 142
 145
LIVRE HUITIÈME
 153
 157
 167
 169
LIVRE NEUVIÈME
 178
 190
 193
 198



HISTOIRES POÉTIQUES


 203
LIVRE PREMIER
 215
 222
 224
 227
 230
 237
 242
 244
LIVRE DEUXIÈME
 270
  1. D’après de nombreux avis, on a cru devoir, dans cette édition, remplacer par ce titre de La Fleur d’Or le nom trop obscur des Ternaires : une disposition plus claire et plus courante des pièces et un très grand nombre de vers inédits feront, d’ailleurs, de ce livre lyrique un ouvrage presque nouveau.
  2. Où fut plus tard Byzance.
  3. Barde du ve siècle.
  4. Mor-gana, Fille de la mer. — C’est à cette fée armoricaine que le peuple attribue, en Calabre, le curieux phénomène de réfraction qui se voit souvent dans le détroit de Messine. Les côtes de la Sicile viennent se réfléchir dans la mer comme un miroir, mais un miroir féerique où l’imagination sait trouver ce qu’elle désire.
  5. Ville du roi Lud (Londres).
  6. Brenn, chef, d’où Brennus.
  7. Les forces attractives l’ont emporté. Depuis que ces vers sont écrits, le jeune savant, dans une excursion aux environs de Marseille, a disparu au fond d’un puits naturel.
  8. Du Dogme générateur de l’Eucharistie, par l’abbé Gerbet.
  9. Fable du Charretier embourbè.
  10. Nous avons déjà dit que le recueil de Primel et Nola, publié en 1852, ne doit plus, d’après les dernières intentions de Brizeux, former une œuvre à part. Toutes les pièces qui le composaient ont pris place dans les Histoires poétiques. (Note des Éditeurs.)
  11. Historique
  12. Pour ces vers de Juvénal, lire la belle traduction de M. Villemain dans son rapport à l’Académie française du 30 août 1855.
  13. L’Avon, fleuve ; en français Aulne.
  14. Molière
  15. Le Bec du Raz ou du Détroit, devant l’île druidique de Sein.