Histoires poétiques (éd. 1874)/Le Missionnaire

Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 209-214).


Le Missionnaire


Il n’est ni ange ni homme
qui ne pleure lorsque chante la harpe.

Né deuz nag éal na dén
Na woel pa gan ann délen.

ancien barde.


I

EN BRETAGNE

 
Filles de l’île d’Arz, filles aux coiffes blanches,
Qui venez prés des flots, les beaux soirs des dimanches,
Chastement vous nourrir de pieuses douleurs,
Faisant (vous l’avez dit) une Partie-de-pleurs,
Des voyageurs martyrs les sublimes annales
Épanchent en amour vos âmes virginales ;
J’ajoute un doux récit aux Actes de la Foi :
Devant les flots déserts, vierges, écoutez-moi.

Paies et revêtus de leurs noires soutanes,
Ils viennent d’arriver dans le vieux port de Vannes ;

Le brick où monteront ces messagers de Dieu
Appareille. — Ô famille, amis, pays, adieu ! —
Qu’importe ! Ils sont là tous, silencieux et calmes,
Des martyrs pour la foi rêvant au loin les palmes :
Les fatigues, la faim, les supplices hideux
Et la mort ne feront reculer aucun d’eux.
Le Livre universel, de naïves images,
Quelques outils de fer, appât pour les sauvages,
Ou des jouets d’enfants : voilà, dans leurs combats,
Quelles armes suivront ces paisibles soldats.
Le plus jeune des douze, Ëvèn, portait encore,
Pendant à sa ceinture, un violon sonore.

Bien avant la prétrise et l’âge régulier,
C’était le plus aimé de ses jeux d’écolier.
Après les longs travaux, chaque soir, dés novembre,
La musique amenait la gaité dans la chambre ;
Et l’on dansait, légers, pour épargner le bois.
Ces passe-pieds bretons si vantés autrefois ;
Puis, avril fleurissant, quand la joyeuse bande
Volait, comme un essaim, par les prés, par la lande,
Barde mélancolique, armé de son archet,
Le solitaire Évèn sur la grève marchait ;
Et, ses doigts s’animant sur les cordes vibrantes,
Leurs sons clairs se mêlaient aux vagues murmurantes.
Mais les jeux sont bien loin : aux grands devoirs soumis,
Ils partent, embrassant leurs parents, leurs amis.
 

LES PÈRES ET LES MÈRES.

Pour la dernière fois, hélas ! je vous embrasse !
Dans les pays lointains, songez à nous, de grâce !

Quand vous serez au ciel, mon fils, priez pour nous,
Vos parents désolés, qui vieillirons sans vous !

LES FRÈRES ET LES AMIS.

Que vous êtes heureux ! que nous sommes à plaindre !
Vous, pour votre salut vous n’avez rien à craindre ;
Nous restons sur la terre, et vous allez au ciel,
Du ciel versez sur nous une goutte de miel.
 

LES MISSIONNAIRES.

Quel cœur peut oublier ses amis, sa famille ?
Quand tout amour s’éteint, leur penser dure et brille :
Si la mort nous appelle, oui, nous en faisons vœu,
Notre sang descendra sur vous des mains de Dieu. —

Adieu donc, cliers martyrs ! » Et les pères, les mères,
Inondaient les partants de leurs larmes améres ;
Mais le calme rentra dans ce monde affligé ;
L’évêque s’avançait, suivi de son clergé.
 

L’ÉVÊQUE.

Enfants, soldats du Christ, héros dignes d’envie.
Quel chemin glorieux vous prenez dans la vie !…
Approchez, ô pasteurs ! de ces saints envoyés,
Et faites comme moi, qui leur baise les pieds. —

Et devant les pasteurs, les clercs et les vieux maîtres,
Le pontife baisa les pieds des jeunes prêtres ;

Puis, les yeux vers le ciel, où montaient leurs pensers,
Tous fraternellement se tinrent embrassés…
 
Moi, poète, je sens défaillir ma parole !
Quec la voile se gonfle et que le vaisseau vole !
À ce sublime adieu mon cœur s’est enivré :
Aux plus lointaines mers, vaisseau, je te suivrai !

II


EN AMÉRIQUE


Profonde est la savane, immense, impénétrable :
Des cimes du palmier aux branches de l’érable
La liane déploie en tous sens ses réseaux ;
Troncs énormes, cactus, broussailles et roseaux,
Tout se croise, s’unit ; sur des mares infectes
Tournoie en bourdonnant un million d’insectes,
Ces vampires ailés ; là, sur des flots dormants,
Surgissent au soleil les hideux caïmans,
Et vingt monstres sans nom, monstres squameux et glauques
Leurs fétides gosiers éclatent en sons rauques ;
Un jaguar passe et crie ; au blanc magnolia
Silencieux s’enroule un immense boa.

Oh ! la nature ici commande en souveraine,
Et l’homme avec bonheur la reconnaît pour reine,
L’homme enfant, chasseur nu, ses flèches à la main,

Souple comme un serpent, agile comme un daim,
Qui dans sa liberté sans frein se développe,
Et s’indigne, et frémit, lorsqu’un sage d’Europe,
Faible et dont chaque trait accuse un mal souffert,
Veut l’enlever, lui fort, aux charmes du désert !…
 
Pour élever cette âme et la faire des nôtres,
D’Europe cependant sont venus les apôtres.
Ô climat dévorant ! ils ne sont plus que deux.
Le plus jeune survit pour soigner le plus vieux :
C’est Évén, le chanteur, le doux missionnaire,
Et des prêtres martyrs le chef octogénaire.

Sur les bords d’un grand fleuve, au milieu des forêts,
Les voilà seuls, perdus, et pour derniers regrets,
Ceux qui venaient vers eux quand leurs mains étaient pleines
Les ont tous délaissés, légers catéchumènes ;
Mais le vieillard, aimant ces naïfs Indiens,
Disait : « Restons, mon fils, nous les ferons chrétiens. »
Et, soldats de la foi, tous les deux sur la brèche
Ils restaient, attendant la pointe d’une flèche,
Ou l’air empoisonné s’exhalant de ces bois :
Dix martyrs sont déjà couchés sous une croix.
 
Or, tandis que le saint priait dans sa cabane,
Évèn, par un beau soir, entra sous la savane :
Le violon fidèle, il l’avait à son bras ;
Sur les notes bientôt se mesuraient ses pas,
Quand de l’épais feuillage une tête emplumée
Sortit, la bouche ouverte, attentive et charmée,
Puis d’autres, des vieillards, des femmes, des enfants,
Et devant le chanteur les voilà tous dansants !

Lui, promenant l’archet sur la corde échauffée,
Reculait, les menant joyeux, nouvel Orphée,
Vers l’autel de gazon où, devant le ciel bleu,
L’image rayonnait de la Mère de Dieu.

Et chaque soir ainsi : des danses, des prières,
Puis des peuples errants fixés dans leurs chaumières.
Un temple fut construit, et l’Amphion chrétien
(Gardons les mythes purs de ce beau monde ancien)
Vit naître à ses accords la chapelle bénie…
O divine Unité, fille de l’Harmonie !