La Fleur d’Or/Jacques le Maçon

La Fleur d’OrAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 28-31).


Jacques le Maçon


I

le mari.

Adieu, mes bons petits. Toi, plus frais qu’une pomme,
Mon Paul, un gros baiser. Encore un ! encore un !
Femme, entre vos deux bras serrez donc mieux votre homme :
Songez que jusqu’au soir je vais rester à jeun.

la femme.

Vous, Vincent, veillez mieux sur vos échafaudages,
Ah ! pour me mettre en deuil il suffit d’un faux pas.
Enfoncez bien vos pieux, nouez bien vos cordages.
Vraiment le long du jour ici je ne vis pas.

le mari.

La bâtisse s’achève ; avec notre ami Jacques
Bientôt je reviendrai, nous serons joyeux tous :
Du vin, un bon rôti, des œufs rouges de Pâques !
Tu sais, Jacques, tu sais que ta place est chez nous.

 

II

 

Courage ! encore une journée,

Et cette reine des maisons
Dans Paris sera terminée ;
Courage, apprentis et maçons !
 
Avec leurs marteaux, leurs truelles,
Et des gravats plein leurs paniers.
Comme ils sont vifs sur leurs échelles !
Moins vifs seraient des mariniers.

Qu’on prépare un bouquet de fête :
Au pignon il faut le planter.
Les plumes au vent, sur le faite,
Voyez-vous le moineau chanter ?

Eux, ce soir, les gars de Limoge,
Du travail chanteront la fin ;
Et vous entendrez votre éloge.

Bourgeois, si vous payez le vin.


III

la femme.

Sainte mère du Christ, vous êtes mon refuge,
Le matin je vous prie et le soir derechef !
Des frayeurs d’une femme, hélas ! vous êtes juge,
Vous-même avez tremblé pour votre bon Joseph.

 
Comme moi, vous n’aviez, recours des indigentes,
Que les deux bras du saint appelé votre époux,
Au risque de ses jours élevant des charpentes,
Construisant des maisons qui n’étaient pas pour vous.
 
Mais votre esprit veillait ! Moi, faible et presque morte,
Que puis-je pour celui qui me donne ses jours ?
Vierge, comme son corps rendez son âme forte ;
Dans ses hardis travaux soutenez-le toujours.

IV

Dieu ! quelle rumeur sur la place !

« À l’aide, à l’aide, Limousins !
Du foin, de la paille ! oh ! de grâce.
Des matelas et des coussins !
 
« Si l’un à cette pierre blanche
Peut s’accrocher, ils sont sauvés…
Ah ! tous deux font craquer la planche !
Ils vont tomber sur les pavés. »

Et vers l’étai qui se balance,
Tous restent là, les bras en haut ;
Alors, dans le morne silence,
On entendit sur l’échafaud :
 
« J’ai trois enfants, Jacque, une femme !
Jacque un instant le regarda :
« C’est juste ! » dit cette bonne âme,

Et dans la rue il se jeta.


V


Ah ! ton nom, ton vrai nom, que ma voix le répande,
Toi que j’appelai Jacque, ô brave compagnon !
Inconnu, qui portais une âme douce et grande.
Pour l’honneur du pays, héros, dis-moi ton nom !
 
Sommes-nous au-dessous des temps de barbarie ?
Les tiens dans ton hameau ne t’ont point rapporté !
Ils ne t’ont point nommé saint de leur confrérie !
Les rimeurs se sont tus ! l’orgue n’a point chanté !
 
Des amis, un surtout, pleurant sur ton cadavre,
Quelques mots du journal, voilà ton seul honneur :
Honte à qui voit le mal sans que le mal le navre,
Ou qui, voyant le bien, n’est ivre de bonheur !