La Fleur d’Or/Lettre à un Chanteur de Tréguier


La Fleur d’OrAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 61-62).


Lettre
à un Chanteur de Tréguier


 
Comme je voyageais sur le chemin de Rome,
Iannic Coz, une lettre arrivait jusqu’à moi ;
On y parle de vous, brave homme,
Des chanteurs de Trcguier vous le chef et le roi.
 
« Grâce à Jean, disait-on, sans tes vers point de fête.
Aux luttes il les chante, il les chante aux Pardons ;
Et le tisserand les répète
En poussant sa navette entre tous ses cordons.

« Mon sonneur les sait mieux que matines et laudes ;
Pour Iannic le chanteur, ce malin Trégorrois,
Il t’a dû bien des crêpes chaudes.
Bien du cidre nouveau pour rafraîchir sa voix. »
 
Voila ce qu’on m’écrit et j’ai tressailli d’aise :
À moi le bruit, à vous le cidre jusqu’au bord ;
Sur un seul point, ne vous déplaise,
Beau chanteur, mon ami, nous serons peu d’accord.


Certain libraire intrus sous sa presse maudite
A repétri pour vous et travaillé mon grain ;
Mon cœur de barde s’en irrite ;
Moi-même dans le four j’aime à mettre mon pain.

Mangez-le. De grand cœur, ami, je vous le donne ;
Mais gardez, en l’offrant, d’y jeter votre sel ;
Assez pour la table bretonne
Mêlent au pur froment un levain criminel.

Si quelque nain méchant fendait votre bombarde,
Faussait l’anche, ou mettait du sable dans les trous,
Vous crîriez !… Ainsi fait le barde.
Le juge peut m’entendre : Ami, le savez-vous ?
 
Pourtant je veux la paix. — Pour les jours qui vont suivre
Ce triste hiver, voici ma nouvelle chanson ;
Que vos sacs se gonflent de cuivre ;
Bien repu, chaque soir, rentrez à la maison.

Des forêts à la mer poursuivez votre quête ;
Qu’on redise après vous Les Conscrits de Plô-Meúr ;
Ne chantez pas à pleine tête :
Faites pleurer les yeux et soupirer le cœur.


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