Histoires poétiques (éd. 1874)/Les Moissonneurs

Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 285-289).


Les Moissonneurs


Lorsqu’un nuage épais, vers le temps des moissons,
Vient recouvrir la ville et fond sur les maisons,
Quand la grêle bondit sur les toits, quand la rue
Roule une onde fangeuse incessamment accrue,
Observant à l’abri l’orage et ses dangers,
Aux tristes campagnards, citadins, vous songez.
Leur malheur est le vôtre. Oui, vous cherchez d’avance
Comment le métayer paîra sa redevance ;
Le pauvre avec frayeur prévoit l’hiver prochain,
Et l’on parle déjà de la cherté du pain. —

Hommes mûrs et vieillards, jeunes gens, jeunes filles.
Tous ils étaient venus, armés de leurs faucilles,
Dès la pointe du jour, un jour limpide et bleu,
Et que l’ardent soleil bientôt rougit de feu.
Jusqu’à midi sonnant leurs bras forts et superbes
Ont abattu les blés vite formés en gerbes ;
Mais les rires, les mots joyeux et les chansons
Animaient au travail et filles et garçons ;
En fauchant les épis, en liant les javelles,
Les défis s’échangeaient et les tendres querelles :

« Renouez vos cheveux, ô Lîlèz, et chantcz !
— Héléna, tous mes chants sont à vous ; écoutez ! »

LÎLÈZ.

Ma barbe est blonde encor, je ne suis qu’un jeune homme.
Parmi les moissonneurs pourtant on me renomme :
Quand je vais près de vous, Lena, coupant le blé,
Mon ardeur, je le sens, et ma force ont doublé.

Avec vous dans les bois que ne suis-je fauvette !
On vivrait, belle enfant, sans peur de la disette.
Bienheureux les oiseaux ! ils ne travaillent pas
Et trouvent en chantant leurs faciles repas.

Moi, j’ai les yeux tournés vers certaine chaumière :
Sortirez-vous enfin, madame la fermière ?
Vous si charmante à voir quand vous venez à nous
Avec les plats fumants, le cidre frais et doux ! —

À peine il achevait ces plaintes émouvantes,
due parut la fermière avec ses deux servantes ;
Soudain, trêve aux chansons ! mais, pour quelques instants,
N’en remuaient pas moins les langues et les dents.
À l’ombre ils savouraient, couchés sur l’herbe épaisse,
La succulente odeur de la soupe de graisse.
Le lard sur le pain noir fondant et la liqueur
Qui rafraîchit la bouche et ravive le cœur.
Ensuite un bon sonmieil. Puis, d’un nouveau courage,
Sur les épis sonnants recommença l’ouvrage.
Les dos étaient courbés, mais un lointain brouillard
Par moments soulevait l’œil de plus d’un vieillard :

« A l’œuvre, mes enfants, à l’œuvre ! » Et sans relâche,
Le front tout en sueur, chacun pressait sa tache.

L’orage cependant, et plus sombre et plus lourd.
Comme un dôme pesait sur l’église du bourg.
De ses flancs s’échappaient de longs éclairs bleuâtres
Qui faisaient fuir au loin les troupeaux et les pâtres ;
De larges gouttes d’eau tombaient ; les moissonneurs,
N’ayant plus qu’un secours, le Seigneur des seigneurs,
Par le sable volant leurs figures souillées,
Se mirent à genoux sur les herbes mouillées ;
Leurs faucilles gisaient éparses devant eux ;
Les mains jointes, ainsi parlaient ces malheureux :

LA FERMIÈRE.

Oh ! perdre en un moment le travail d’une année !
Voir languir dans la faim toute la maisonnée !
Pauvres petits enfants, avec quoi vous nourrir ?
Ô mes chers innocents, nous n’avons qu’a mourir.
 

LE FERMIER.

Oui, mourir ! le courage ici manque au plus ferme.
Vienne l’automne, hélas ! comment payer ma ferme ?
Ah ! dans ce champ maudit, quand mes mains l’ont bêché,.
Sans doute j’arrivais ciiargé d’un grand péché.

L’AÏEUL.

Non, vivez, ô mon fils. Dieu même vous l’ordonne.
Il rend ce qu’il a pris, il châtie et pardonne.
Dans ce malheur commun, seul, je vois bien ma part :
C’est à moi de mourir, inutile vieillard. —

 

Le vieillard désolé se tut, car sur sa tête,
Dans toute son horreur, mugissait la tempête :
Le tonnerre éclatai… Mais aussitôt dans l’air
Par trois fois l’Angélus tinta paisible et clair ;
Un de ces rayons d’or qui précèdent les anges
Illumina le ciel ; puis, changements étranges !
Comme il était venu, le nuage pesant
Du côté de la mer et vers l’ouest s’avançant,
On vit, nouveau déluge, on vit ses eaux troublées
Tomber, tomber à seaux dans les ondes salées ;
Tous les monstres marins hors des flots bondissaient,
Et sur les blonds épis les moissonneurs dansaient.

LÎLÈZ.

Il faut chanter le blé ! Jeunes gens, jeunes filles,
Élevez sur vos fronts et frappez les faucilles !
Le blé fait vivre l’homme : amis, en son honneur
Entonnons devant Dieu le chant du moissonneur.
 
C’est un présent divin. Durant les mois de neige,
Dans ses flancs maternels la terre le protège ;
Puis, quand brillent les fleurs, elle montre au grand jour
Celui qu’elle nourrit neuf mois avec amour.

Un mendiant m’apprit jadis un grand mystère :
Le grain est fils du ciel, cet époux de la terre ;
Pour le faire grandir tous deux n’épargnent rien :
Votre enfant le plus cher n’est pas soigné si bien.

 

Si la tige au printemps languit frêle, épuisée,
Comme un lait bienfaisant s’épanche la rosée,
Et des souffles légers comme les papillons
Le bercent mollement dans le creux des sillons.

Pour apaiser sa soif ardente, les nuages
S’assemblent : quels flots d’or nous versent les orages !
Puis le ciel, appelant d’un beau nom le soleil,
Dit : « Séchez le froment, ô mon astre vermeil ! "

Ainsi mûrit le blé, divine nourriture.
Ce frère du raisin, boisson joyeuse et pure ;
Dieu même a consacré le céleste présent :
« Mangez, voici ma chair ; buvez, voici mon sang. »

LES MOISSONNEURS.

Honneur, honneur au blé ! Trois fois, garçons et filles,
Faisons reluire en l’air et sonner les faucilles ! —

Et tous, jusqu’aux vieillards un moment rajeunis.
Chantaient, et sous leurs pieds bruissaient les épis.
Le dimanche suivant, une gerbe votée
À l’église du bourg en pompe était portée.
Et le prêtre disait, la posant sur l’autel :
« Gloire et remercîment à l’ange Gabriel ! »