Histoires poétiques (éd. 1874)/Job et son Cheval

Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 216-221).
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Job et son Cheval


À mon ami Adolphe Dittmer.


I

 
Ô douce voix de la faiblesse,
Dans le cœur le plus dur vous entrez sans effort !
Honte à qui vous entend et lâchement s’endort !
Pour l’enfance pitié ! pitié pour la vieillesse !
Le fort cache souvent l’épine qui le blesse,
Hélas ! pitié pour le plus fort !

« Vous étiez sans pain, sans asile,
Quand sur la rue on vous a pris ;
À toutes les lois indocile,
Que faisiez-vous seul à Paris ?

« Hélas ! je cherchais de l’ouvrage !
« Pars, Job, m’avait dit un ancien ;
« Avec des bras et du courage
« On ne manque jamais de rien. »


« Mais la misère est la plus forte.

Que ne suis-je en notre maison !…
— Vous mendiez de porte en porte,
Et vous méritez la prison. »

Ah ! juge, voyez cet œil cave
Et ce front de pâleur couvert
Si jeune avec un teint si hâve !
L’innocent, comme il a souffert !

Quoi ! la pauvreté, c’est un crime !
Loi sans cœur, fille de l’argent !
Ce qu’il faut plaindre, on le réprime ;
Le malfaiteur vaut l’indigent.

Ce corps déjà vieux et sans flamme
Vous a laissé voir tous ses maux ;
Sondez aussi cette bonne âme,
Prête à s’ouvrir aux premiers mots.

Ô discours vrais et pleins de charmes !
Croyance, bonne foi, candeur
Qui des yeux fait jaillir les larmes,
Germer la pitié dans le cœur !

« Parlez, Job ! Par un soir d’automne
Quand vous erriez sur le pavé,
En secret demandant l’aumône,

Sous vos habits qu’a-t-on trouvé ?


De l’ouvrier dans la misère

C’était le Guide et le Devoir ;
Monsieur, c’était une prière

Que je lisais matin et soir[1]… »

 

II


Ô douce voix de la faiblesse,
Comme au cœur le plus dur vous entrez sans effort !
Honte à qui vous entend et lâchement s’endort !
Pour l’enfance pitié ! Pitié pour la vieillesse !
Le fort cache souvent l’épine qui le blesse,
Hélas ! pitié pour le plus fort !

Au seuil d’un cachot d’Italie,
Sur un marbre j’ai vu la Mère de Douleurs ;
J’ai vu son beau visage inondé de ses pleurs ;
Elle ouvrait au passant une main qui supplie,
Et sa bouche disait avec mélancolie :
Ayez pitié de leurs malheurs !

Pour tous ceux que leur sort enlace
Pitié ! cœurs sans espoir, corps usés de travaux,
Tous pareils en misère à ces pauvres chevaux
Qui, sous l’équarrisseur, mornes, la tête basse,
Attendent qu’on leur donne enfin le coup de grace,
Signal de l’éternel repos.


III


Le voilà couché dans la rue,

Jô-Wenn, le noble et bon cheval !
Alentour la foule se rue,
Un amas stupide et brutal.

Le mors a déchiré sa bouche,
Le brancard écorché ses reins,
Plaie où vient bourdonner la mouche :
Les enfants arrachent ses crins.

Las ! Jô-Wenn, toi qui sur la lande,
Du point du jour à son déclin,
Tondais les pousses de lavande,
Près de ta mère heureux poulain !

Et quand Jobic, ton jeune garde,
Couché sur le palus fleuri,
Te jouait un air de bombarde,
Tu bondissais comme un cabri.
 
Mais passe, un jour, dans ce domaine
Un Normand, effroi des troupeaux,
Et jusqu’à Paris on t’emmène,

Paris, cet enfer des chevaux.


Adieu la lande ! adieu la grêve !

Les prés où l’on broute au hasard !
Tu resteras sans paix ni trêve
Dans les tenailles d’un brancard.

Hélas ! sans paix et sans relâche
Bien d’autres malheureux, crois-moi,
Comme toi vivent à la tâche,
Au travail meurent comme toi…
 
Mais chut ! l’heure de l’agonie
Soulève et fait battre son flanc :
Jô-Wenn, ta souffrance est finie !
Dors, Jô-Wenn, le bon cheval blanc !

Pourtant une rumeur confuse
Éveille encor l’agonisant,
L’air lointain d’une cornemuse
De quelque noce d’artisan.
 
À cette voix, la pauvre bête
Tente un mouvement convulsif.
Puis, laissant retomber sa tête,

Ferme son œil doux et pensif.

 
Pour tous ceux que leur sort enlace
Pitié ! cœurs sans espoir, corps usés de travaux,
Tous pareils en misère à ces pauvres chevaux

Qui sous l’équarrisseur, morues, la tête basse,
Attendent qu’on leur donne enfin le coup de grâce,
Signal de l’éternel repos.



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