Mémoires de John Tanner/Texte entier



MÉMOIRES
DE
JOHN TANNER


ou
TRENTE ANNÉES DANS LES DÉSERTS
DE L’AMÉRIQUE DU NORD,


TRADUITS SUR L’ÉDITION ORIGINALE,
PUBLIÉE A NEW YORK ;


PAR M. ERNEST DE BLOSSEVILLE,
AUTEUR DE L’HISTOIRE DES COLONIES PÉNALES DE L’ANGLETERRE
DANS L’AUSTRALIE.


PARIS,
ARTHUS BERTRAND, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
Libraire de la Société de Géographie,
23, RUE HAUTEFEUILLE.
___


1835




INTRODUCTION.


John Tanner, dont les Mémoires d’une vie de trente années, parmi les Indiens, dans l’intérieur de l’Amérique du Nord, ont paru à New-York en 1830 (i)[1], n’est point un personnage imaginaire. Le récit très peu romanesque, dont voici la traduction, doit, par la naïveté de la forme et des pensées, ne permettre aucun doute sur l’existence du narrateur ni sur la loyauté de l’éditeur américain; on n’invente certes pas ainsi.

En littérature, comme en politique, l’inexpérience et l’extrême habileté viennent quelquefois échouer contre le même écueil; il n’est pas de romancier, novice ou expert, qui n’eût cherché d’autres ornemens pour les scènes de la vie sauvage que Tanner retrace dans toute leur nudité originelle. La littérature de métier ne sait pas être aussi simple, lors même qu’elle affecte des prétentions à la simplicité.

Une relation analogue à plus d’un titre, et publiée à Philadelphie en 1823 (1)[2], s’est attiré de spirituelles et mordantes critiques de la Revue d’Edimbourg. Les reviewers ont cru surprendre John Dunn Hunter, le chasseur, en flagrant délit de Mémoires supposés : ils l’ont accusé d’une érudition fort étrange chez un homme de la nature; ils ont relevé d’étonnantes allusions aux nouveautés de la librairie, et le pauvre John Hunter a eu le triste droit de les traiter d’anthropophages littéraires, en s’appropriant une amère invective de lord Byron. Mais revenons à John Tanner.

C’est comme John Hunter, le chasseur, un enfant d’origine européenne, enlevé, dès son bas âge, par les Indiens de la frontière. Il passe, comme lui, toute l’adolescence, toute la jeunesse et les premières années de l’âge mûr, dans les misères et dans les délices de cette vie sauvage, dont tant d’exemples démontrent combien il est difficile de rompre les habitudes pour revenir à la vie civilisée.

Chacun d’eux est enlevé à sa famille pour satisfaire l’égarement d’esprit d’une pauvre Indienne privée de son fils préféré. Hunter, pris par les Kickapoos ou Kansas, ne tarde pas à être adopté par les Osages ; Tanner, fait prisonnier par les Shawneeses, passe bientôt dans la nation des Ottawwaws. Une grande conformité d’événemens unit les deux relations, et comment pourrait-il en être autrement ? Quel que soit l’indicible attrait qui s’attache à la vie du désert, n’est-ce pas, même dans ses plus admirables peintures, une suite nécessairement uniforme de faits, à peu près identiques, offrant tour à tour de l’abondance imprévoyante et des privations courageusement supportées, des exploits de chasse et les hauts faits d’une guerre de partisans, avec de poétiques croyances et de bizarres traditions ? Le voisinage de la race européenne est venu ajouter à ces mœurs séculaires quelques vices de plus, quelques scènes d’un autre genre de drame. Nous parlerons plus tard du progrès dans les déserts de l’Amérique. Il suffit de bien établir ici qu’une inévitable conformité entre plusieurs points principaux des deux relations ne saurait faire peser de plein droit sur l’une les critiques plus ou moins méritées par l’autre.

Pour bien remplir notre métier d’éditeur, peut-être pourrions-nous prendre des armes dans la Revue d’Edimbourg contre l’écrivain qui s’est permis de peindre avant Tanner la vie des tribus errantes de l’Amérique du Nord. Un bon traducteur doit être amoureux de son modèle, et, par conséquent, le plus exclusif de tous les écrivains. Nous ne serons pas bon traducteur à ce prix.

D’ailleurs, il nous tarde de déclarer qu’une lecture attentive de la relation de John Dunn Hunter, comparée à tous les écrits des vieux voyageurs et au récit incontesté de Tanner, nous a convaincu de l’extrême sévérité des critiques dont il ne s’est pas relevé encore. Peut-être, comme l’a soupçonné M. Philarète Chasles, dont l’autorité est d’un grand poids, Hunter n’est-il pas resté chez les sauvages aussi long-temps qu’il voudrait le faire croire ; mais, cette concession faite, nous devons protester contre des accusations fondées sur une expérience trop européenne des secrets de la rhétorique, ou sur des notions savantes fort au dessus de l’expérience des Indiens.

Hunter, comme Tanner, ne sait ni lire ni écrire ; Hunter, il le déclare lui-même, a dicté sa relation à son ami Edward Clark, qui lui a posé des questions ; Tanner a eu la même confiance dans M. Edwin James, écrivain justement estimé. Mais, avec quelque défiance de soi-même que l’on puisse se tenir en garde contre les tentations d’une élégance littéraire, tout à fait hors de saison, comment répondre qu’en écrivant sous la dictée d’un sauvage illettré, en traduisant en quelque sorte son récit, on ne laissera point échapper, nous ne disons pas une pensée, mais une expression purement européenne ?

M. Edwin James, dans une consciencieuse préface, explique avec quel rigorisme il s’est interdit toute altération des souvenirs de Tanner, et cependant, plus d’une fois, le traducteur français a remarqué dans la relation américaine, des mots tels que le cérémonial, la terreur panique et le scepticisme. Tanner, élu chef d’une association momentanée de chasseurs, trouve que ce choix n’était pas impolitique, et M. James le fait parler de parallélogramme et de baguette divinatoire. On découvrirait sans doute encore dans son récit plus d’un autre terme évidemment en désaccord avec la langue, peut-être même avec la pensée des sauvages.

Le traducteur français avait d’abord atténué de son mieux ces fautes bien secondaires ; un peu de réflexion l’a porté à reconnaître qu’il lui en échapperait inévitablement, à lui-même, d’équivalentes, ou de plus fâcheuses encore, et il s’est renfermé dans les limites de ses stricts devoirs sans plus prétendre corriger son modèle.

Mais peu importe au public la conviction toujours suspecte d’un traducteur ! il faut des preuves sans réplique. Par le charlatanisme à la mode, la méfiance n’est que trop légitime ; John Tanner a besoin d’un certificat de vie en forme authentique ; écoutons d’irrécusables autorités.

M. Gustave de Beaumont, dans le tableau de mœurs américaines qu’il vient de publier sous le titre de Marie, ou l’Esclavage aux Etats-Unis, consacre un appendice de près de cent pages à l’état ancien et à la condition présente des tribus indiennes de l’Amérique du Nord. Ce résumé d’un intérêt vivant, non moins remarquable par le talent de l’écrivain que par la force et la noblesse des pensées, ne s’appuie que sur des témoignages incontestés, et M. Gustave de Beaumont invoque au premier rang celui de John Tanner rentré dans la vie civilisée après trente années passées au milieu des peuplades sauvages.

M. Alexis de Tocqueville, compagnon des courses de M. Gustave de Beaumont dans l’Amérique du Nord, vient aussi de faire paraître un écrit d’un rare mérite issu du même voyage. Le livre de la Démocratie en Amérique, déjà placé très haut par l’opinion des meilleurs esprits de la France et de l’Angleterre, est destiné à dominer long-temps toutes les discussions sur les formes gouvernementales que l’esprit du siècle tend plus que jamais à remettre incessamment en question. C’est une méditation politique de l’ordre le plus élevé, dont les moindres détails prouvent autant de conscience que de maturité. M. Alexis de Tocqueville, étudiant, sans esprit de système, la marche de la civilisation en Amérique, examine avec soin l’état actuel et l’avenir probable des tribus indiennes qui habitent le territoire possédé par l’Union. L’autorité de Tanner est invoquée, dans ses pièces justificatives, parmi les témoignages les plus concluans.

Mais une disposition au doute, trop bien motivée par les artifices sans nombre de la littérature contemporaine, peut résister encore à l’opinion des deux voyageurs français dont la bonne foi s’est peut-être laissé surprendre par d’adroites apparences de véracité. Hâtons-nous donc de dire que MM. de Beaumont et de Tocqueville ont rencontré Tanner à l’entrée du lac Supérieur : ils ont longuement conversé avec cet Américain, qui leur a paru ressembler bien plus encore à un sauvage qu’à un homme civilisé, et il n’est pas resté dans leur esprit le moindre soupçon contre la sincérité de son récit. Les mémoires ont été traduits d’après un exemplaire qui appartient à M. de Tocqueville, et dont le premier feuillet porte l’annotation suivante ; acheté de Tanner lui-même sur le Steam-boat, l’Ohio, en août 1831.

Un lecteur exercé ne saurait d’ailleurs méconnaître dans les défauts de cet ouvrage la preuve irrécusable de son authenticité. L’absence de toute espèce d’art et la naïveté du récit ont rarement été poussées aussi loin. C’eût été l’œuvre d’une révision facile de grouper plus artistement les personnages, de les mettre en scène plus à propos, de mieux classer les faits. L’éditeur américain s’en est scrupuleusement abstenu, et le traducteur français a su résister à la tentation de rendre la vérité plus évidente par des vraisemblances mieux coordonnées.

Les humbles mémoires de John Tanner paraissent donc tels qu’il les a dictés lui-même. Nous avions lu cent fois le roman de la vie sauvage ; en voici la réalité... Autant que je puis en juger, dit Washington Irving, « l’Indien des fictions poétiques est, comme le berger du roman pastoral, une pure personnification d’attributs imaginaires. » Cette critique générale du spirituel écrivain n’est que trop fondée, mais elle ne saurait atteindre les souvenirs de Tanner ; l’imagination en est sévèrement exclue, il n’y a rien de poétique dans ses mémoires.

Cette relation, telle qu’elle est dans son originale simplicité, contredit presque à chaque ligne le philosophisme du dix-huitième siècle. C’est la réponse la plus péremptoire à tant de soi-disant moralistes qui ont sans cesse confondu l’état de nature avec l’état sauvage, comme le leur a si justement reproché M. de Chateaubriand.

Il semble qu’une véritable fatalité ait poursuivi les écrivains du dernier siècle, toutes les fois qu’ils ont voulu puiser dans l’exemple des Indiens un argument contre le christianisme et l’ordre social. Montesquieu lui-même et Buffon n’ont pas su échapper à cette loi commune. Il serait trop facile de relever ici d’étranges erreurs dans leurs pages éloquentes; et, si l’on voulait remonter jusque Montaigne pour l’appeler en champ clos à une lutte de raisonnemens, il pourrait bien, lui-même, ne pas en sortir victorieux.

Nulle renommée de penseur n’a plus à perdre que celle de J.-J. Rousseau à l’étude des révélations de Tanner. Chaque souvenir reproduit par le naïf autobiographe met à nu un sophisme du grand écrivain. Il n’est presque pas de fait, négligemment rapporté dans ces Mémoires, qui ne devienne une réfutation sans réplique d’un passage du Contrat social ou du Discours sur l’inégalité des conditions. Les félicités de l’état de nature et l’impossibilité d’imposer un joug aux sauvages qui n’ont besoin de rien sont réduites à leur juste valeur par un adversaire d’autant plus dangereux que la démonstration n’est pas en forme, et qu’elle parle d’elle-même à tous les esprits.

Est-il bien nécessaire de dire ici que Raynal, et tant d’autres philosophes à la suite, ne sauraient résister à l’argumentation pressante de ce dialecticien de la nature qui ne les connaît même pas ? Tanner aura rendu un éminent service aux sciences morales, en dégageant leur étude d’une foule de lieux communs sur les sauvages qui vont tout nus, ne vivent que du produit de leur chasse, sont en paix avec toute la nature quand ils ont dîné, et n’ont jamais pu être domptés.

« Le nord de l’Amérique, disait Poivre, dont la juste renommée d’administrateur colonial doit survivre à sa réputation de philosophe, le nord de l’Amérique est habité par de petits peuples sauvages, misérables et sans agriculture, mais hommes, jouissant de la liberté, et par là moins malheureux peut-être que la foule des nations prétendues policées, qui, plus éloignées qu’eux des lois de la nature par la privation des droits qu’elle donne, font des efforts impuissans pour se procurer le bonheur qui est l’effet d’une bonne agriculture. »

La logique n’est pas la partie brillante de cette déclamation, qui se contredit elle-même dans la vaste étendue de sa période ; mais c’est là un type assez exact des raisonnemens que Tanner nous semble appelé à détruire.

Rentré, depuis quelques années, parmi des hommes de sa couleur, l’interprète du saut de Sainte-Marie, qui rêva si long-temps le retour à la vie civilisée, sans pouvoir s’arracher aux liens de la vie sauvage, n’est-il pas, dans cette question de haute morale, le témoin le mieux choisi et le plus désintéressé ? Qui connaît mieux que lui les gens de bien grossiers, que Voltaire se plaisait tant à opposer à la société chrétienne ? Un semblable ouvrage, dicté par un Gaulois ou par un Franc à un Romain de la frontière, serait aujourd’hui le plus inappréciable de tous les trésors historiques. Peut-être n’est-il pas déraisonnable de penser que, pour le moraliste, sinon pour l’historien, les Mémoires de Tanner peuvent permettre quelques inductions sur l’état social de nos aïeux avant les premiers jours de la monarchie française? En étudiant avec Tacite les mœurs des Germains, il se présente à la pensée plus d’un rapprochement curieux entre les coutumes des Barbares du monde romain et celles des dernières peuplades de l’Amérique du Nord : les notes de cette traduction vont en indiquer plusieurs.

Divers journaux ont rapporté que l’Académie des sciences morales et politiques avait confié à une commission l’étude des malheureux Indiens Charmas, qu’une spéculation effrontée livrait après d’infortunés Osages à la frivole curiosité des Parisiens, tandis que de pauvres Chippeways arrivaient à Londres pour être aussi montrés en spectacle. Il est douteux que cette enquête ait pu produire des résultats ; mais voici un livre qui doit remplir les intentions de l’Académie.

Les Mémoires de Tanner sont les dernières annales d’un peuple que la Providence semble avoir condamné à disparaître du sol de ses aïeux. Ces hqmmes, dont la race doit bientôt s’éteindre, sont les descendans des sauvages qui accueillirent et aimèrent les premiers colons français. Du jour où le nord de l’Amérique a été livré, sans aucune rivalité, à la colonisation anglaise, date leur ruine irréparable. Sous la protection de la France, ils passaient lentement, par persuasion et non par force, de leur état social aux mœurs civilisées ; il fallait un siècle encore, peut-être, et le secours du catholicisme pour achever cette pacifique conquête. Resserrés aujourd’hui entre les sujets et les fils émancipes de la Grande-Bretagne, leur sort n’a plus d’incertitudes.

Indiens, il faut mourir !

Ce ne sera pas les armes à la main que périront les derniers représentons de tant de belliqueuses peuplades décimées par l’eau de feu, les maladies européennes et les besoins factices, nés d’un esprit mercantile, si heureusement inconnu de leurs pères.

Depuis la publication des Mémoires de Tanner, des traités, dont la loyauté n’est pas le caractère distinctif, ont imposé de nouvelles frontières aux Winnebagoes, aux Potawatomies, aux Ottawwaws, aux Ojibbeways de cette relation. A peine reste-t-il entre l’Alabama et le Mississipi soixante mille Indiens, tristes débris des nations des Chikasas, des Chactaws et des Crees. En 1831, quelques Indiens déguenillés, demandant l’aumône aux voyageurs, furent rencontrés par MM. de Beaumont et de Tocqueville près du lac Ontario. C’étaient les derniers des Iroquois.

Les tribus indiennes, ce sont elles-mêmes qui le disent, fondent devant la civilisation comme la neige devant les feux du jour. Cette comparaison, toutefois, n’est pas d’une rigoureuse exactitude. Les tribus indiennes ne fondent pas devant un astre lumineux ; elles vont s’éteindre dans les ténèbres du sophisme et de la procédure. C’est ainsi que finissent les nations au dix-neuvième siècle.

L’argument, par excellence, des Anglais contre les indigènes de l’Amérique du Nord trouve sa date certaine, nous employons à dessein un terme de palais, sa date certaine dans les plus anciennes relations des colons partis de la Tamise. Le premier historien de la Virginie, John Smith, auteur d’une curieuse chronique, disait, il y a plus de deux siècles : « Ils savent si peu tirer parti de leur terre, qu’elle ne peut pas être assez fertile. » Depuis le vieux capitaine, combien de fois et sous combien de formes n’a-t-on pas reproduit cet axiome si facile à contester : Les Indiens chasseurs n’ont droit qu’à l’espace qui leur serait nécessaire pour la vie agricole ? Et naguère encore, à la tribune du congrès américain, un orateur officiel ne disait-il pas : « Dans tous les actes des colonies, et ensuite des États, jamais on ne s’est écarté du principe fondamental que les Indiens n’avaient aucun droit sur le sol ou à la souveraineté en vertu de leur ancienne possession ? »

Les actes sont tous d’accord avec ces étranges principes. Parce que les indigènes n’ont point changé leurs mœurs pour celles d’une autre race d’hommes qui introduisait parmi eux tant de besoins et tant de vices nouveaux, les subtilités d’une législation qu’ils ne sauraient comprendre les déclarent déchus de tout droit, non à conserver intacte, mais à partager la terre de leurs aïeux. Si de loin en loin un magistrat plus formaliste, un administrateur plus habile à sauver les apparences, semble rendre hommage au droit des gens par un mensonge de plus, la guerre de chicane ne connaît pas un seul instant d’armistice ; et les formes de la procédure, cherchant en vain à déguiser l’abus de la force, rendent l’injustice plus révoltante encore, en lui donnant l’hypocrisie pour auxiliaire.

Comment ces peuplades sans défenses pourraient-elles survivre à l’action combinée du sophisme et de la force matérielle ? L’ombrageuse liberté américaine n’est, pour qui ne se laisse pas prendre à de vains mots, que l’expression la plus exacte de la tyrannie de la majorité, et cette tyrannie s’exerce sans contrôle sur les malheureux Indiens.

L’Union américaine a même inventé une subtilité de langage pour légaliser sa conduite envers les enfans des antiques possesseurs du sol. Les mots d’expulsion, de confiscation, de bannissement, d’exil révoltaient son excessive délicatesse. Elle a imaginé le removal, d’après le latin removere : ce n’est pas même un refoulement de peuple ? ce n’est plus guère qu’une translation, un simple déménagement, l’expression est bien plus humaine ; l’honneur national est sauvé.

Quand un peuple puissant en vient à cette duplicité de style officiel, il est déjà familier avec le cynisme des actes. Removal restera dans la langue politique pour flétrir les gouvernemens cauteleux.

Quel compte terrible devra rendre un jour au tribunal de l’histoire la république anglo-américaine qui, placée entre deux races d’hommes et appelée par la Providence à les civiliser par le christianisme, les opprime et cherche à les détruire l’une et l’autre! Et, dans cette œuvre d’extermination, elle veut encore mentir à l’univers ; elle veut, aux yeux des nations, se parer des semblans de la religion et de l’humanité ! Ses esclaves noirs, dans les États où elle est contrainte de les émanciper, elle semble les appeler, par les lois les plus libérales, au partage de tous les droits du citoyen, et par le fait elle les exclut inexorablement de leur moindre exercice, sans les exempter jamais des devoirs qui les compensent : les Indiens. — Nous voyons par quelles fraudes elle les dépouille de la terre de leurs aïeux.

Les apparences mêmes ne sont pas toujours sauvées par la mauvaise foi américaine. Le principal sophisme du removal repose sur de prétendus droits des peuples laboureurs au détriment des peuples chasseurs. Mais il existe une nation indienne civilisée par des royalistes américains du sud, réfugiés au milieu d’elle pendant la lutte de l’indépendance. Il n’y reste guère aujourd’hui d’autres représentans de la famille européenne que des métis qui exercent le pouvoir.

Ces Indiens de race mêlée ont des esclaves noirs comme les républicains de l’Union américaine ; leurs enfans sont élevés avec soin dans des maisons d’éducation : ils combattent par les armes de la presse l’invasion européenne. Le Phénix cherokee et avocat des Indiens est leur journal officiel, écrit et imprimé par des hommes de leur race, dans leur cité naissante de la Nouvelle-Echota.

Les Cherokees ne sont point une peuplade de chasseurs, c’est une tribu devenue agricole. Que demandent-ils à l’Union ? d’être aussi maîtres sur leur territoire que les États sur le leur : et ce territoire qu’ils doivent à des traités solennels proposés par la république et acceptés par eux dans leur bonne foi, ce territoire n’est qu’une faible parcelle de l’empire de leurs ancêtres. Les orateurs du congrès ont cependant peine à trouver des termes pour qualifier d’aussi extravagantes prétentions.

Les Cherokees ne comptent guère qu’une population de douze mille ames. Dans le nouveau droit des gens de l’Amérique, les nations faibles restent sans garantie, et ne trouvent pas de protecteurs. L’Union ne saurait tolérer, comme l’a fait si long-temps l’Europe, une république de Saint-Marin. Cette confédération, d’un demi-siècle à peine, se croit pourtant bien supérieure en civilisation au monarque absolu qui supportait la chaumière du meunier de Sans-Souci. Pourquoi ne pas s’en rapporter au temps pour amener dans sa marche irrésistible une fusion provoquée tôt ou tard par une communauté d’intérêts légitimes ? Ce droit des nations civilisées à faire disparaître de la face du sol les peuples sauvages est devenu, chez la plupart des hommes issus de l’Angleterre, un simple axiome de droit public. Le capitaine Ross lui-même en proclame la justice dans la nouvelle relation de son second voyage de découverte aux régions arctiques; c’est, selon lui, une loi générale et équitable : toutes les lamentations d’une fade (mawkish) philanthropie ne sauraient rien y faire. Mieux vaut mourir lentement par les effets du rhum que d’être exterminé en masse par le fer et le feu de la conquête espagnole; ce n’est plus là qu’une mort volontaire.

A Dieu ne plaise que l’on veuille justifier ici les indignes excès des Cortès et des Pizarre ; mais que l’on compare l’état actuel des Indiens dans l’Amérique espagnole et dans l’Amérique anglaise : lequel des peuples européens obéit le mieux aujourd’hui à la loi de l’Évangile ?

Il est toutefois dans les états de l’Union un petit nombre d’hommes généreux qui protestent, par leur conduite plutôt que par leurs écrits, contre les honteuses manœuvres de cette dépossession, dont le récit deviendra l’un des plus déplorables chapitres de l’histoire des républiques américaines. Mais, dans les États de l’Union, la majorité, qui fait la loi, se réserve le privilége de désobéir à la loi, et ne sait surtout pas tolérer chez la minorité le droit de discussion.

Les amis des Indiens ne hasardent guère en leur faveur que des poèmes, comme M. MacLellan, ou d’incomplètes et timides propositions. L’un d’eux, l’éditeur des Mémoires de John Tanner, M. Edwin James, voudrait que la république s’emparât de l’éducation de tous les enfans des indigènes, et en détruisant leur langue détruisît d’un seul coup leurs coutumes et leurs croyances.

Mais sans discuter ce qu’il y a de sauvage dans cette humanité, qui veut détruire une nation ; si les fils des Indiens pouvaient oublier eux-mêmes leur origine, les préjugés américains la leur laisseraient-ils oublier, eux qui se soulèvent, avec un mépris si passionné, contre le moindre soupçon de descendance africaine ! eux qui se montrent si habiles à retrouver, après plus d’un siècle, les traces les moins visibles d’une alliance avec le sang des esclaves !

M. Gustave de Beaumont, dans toute l’éloquence d’un cœur généreux et d’un rare talent d’écrivain, a flétri les honteux argumens de la déloyauté américaine ; il a fait habilement ressortir les inconséquences et les astuces de cette guerre de procédure. L’avenir jugera comme lui les juges des derniers Indiens ; l’avenir démontrera les nullités de tant d’engagemens extorqués par surprise ; mais les ayant-droit ne seront plus.

John Tanner, dans le grand procès qui sera porté devant le tribunal de l’histoire, ne saurait être entendu que comme témoin ; mais sa déposition sera la plus décisive. Il n’y a pas d’amertume dans les révélations de cet homme, qui a beaucoup souffert, sans bien discerner la cause de ses souffrances. Parfois des lueurs, de vérité lui apparaissent ; il ne refuse pas de les entrevoir, mais elles laissent peu de trace dans ses souvenirs, et aucune préoccupation n’altère la sincérité de son récit.

C’est là un grand mérite de ses Mémoires, et leur extrême simplicité, ajoutant à l’importance du témoignage, en fait un des livres les plus curieux qui aient été publiés par la presse américaine. Le temps approche où l’histoire de l’Amérique sera divisée en deux époques bien distinctes, comme celle de l’Ancien Monde. Les peuplades indigènes du territoire de l’Union appartiendront toutes à l’histoire ancienne, sans plus laisser de traces dans l’histoire moderne. Lescarbot, Charlevoix, Lafitau, la Hontan, Lepage du Pratz, quelques voyageurs et missionnaires français seront utilement consultés par l’annaliste dont les études sur les races qui s’éteignent sont déjà peut-être commencées. L’Angleterre offrira aussi à ses méditations les récits de John et de William Smith, ceux de Lawson, de Stith, de Beverley et de tant d’autres témoins oculaires. L’Union lui livrera des documens officiels dont il saura se méfier, et Tanner lui offrira le tableau le plus complet des derniers temps de la décadence.

Nous l’avons déjà dit, rien, dans les récits de cet autobiographe, qu’on ne saurait classer ni parmi les historiens, ni parmi les voyageurs, ni, bien moins encore, au nombre des moralistes, ne trahit la moindre imagination. Nous connaissons un critique qui débuterait par lui reprocher de ne point appartenir à l’École pittoresque : à quelle école pourrait-il se rallier ? Son livre est de la littérature primitive, s’il en fut jamais, et l’absence de toute prétention littéraire a été le gage de son incontestable originalité. On ne saurait se défendre, à la lecture de cette relation, si véridique et si modeste, d’une vive admiration pour le génie de M. de Chateaubriand, et d’un penchant de plus pour les spirituelles fictions de Cooper. Il n’est pas un fait, pas une observation dans les souvenirs du plus illettré des hommes, qui ne s’accordent parfaitement avec les tableaux du premier de tous les écrivains de notre âge, comme avec les scènes si ingénieusement reproduites par le plus célèbre des romanciers américains.

On avait remarqué déjà combien l’auteur si distingué du Dernier des Mohicans et l’illustre auteur des Natchez étaient en harmonie dans leurs peintures de la vie sauvage. Tanner vient démontrer que l’un et l’autre ont peint d’après nature.

Tout en convenant du peu d’altération que les mœurs des Indiens ont subi depuis les premiers établissemens des Européens, quelques publicistes affirment cependant que la transformation sociale est plus réelle qu’elle ne paraît l’être. Nous avons peine à comprendre, au contraire, comment elle est restée aussi peu sensible, même en prenant pour point de comparaison les deux époques extrêmes.

Les récits de nos voyageurs français, si bons observateurs et conteurs si piquans ; les relations lourdes, mais substantielles, des premiers colons anglais, différent à peine des souvenirs de John Tanner. Il y a plus de privations sans doute, plus de mauvais jours, et quelques vices nouveaux, passagèrement satisfaits ; la population dans laquelle le père Lafitau signalait déjà une fâcheuse disproportion de nombre entre les deux sexes a décru encore, et le contact des plus dépravés d’entre les colons a exercé une fatale influence sur les mœurs des peuplades les plus voisines de la frontière ; mais les croyances, les superstitions, les coutumes de paix et de guerre, les jeux, les constructions, les ustensiles, les vêtemens même sont encore, au dix-neuvième siècle, tels que les avaient légèrement modifiés les premiers temps de la colonisation européenne. Les nations indiennes ont subi des changemens excessifs ; les familles et les individualités sont restées à peu près les mêmes. Pour traduire les descriptions de Tanner, on aurait pu, bien des fois, emprunter plus d’une phrase entière aux relations de Charlevoix et de la Hontan : quelques notes eu donneront la preuve.

Il y a beaucoup plus près des mœurs indiennes de nos jours aux mœurs observées par les plus anciens chroniqueurs des peuplades américaines, que des barricades de 1830 aux barricades de i588. Quelles sont, en effet, les innovations les plus significatives observées par les voyageurs ? Les Indiens se servent, dans leurs chasses, de fusils européens ; ce changement date de plus de deux siècles. Les traiteurs leur fournissent des chaudières de métal et des couvertures de laine ; ce trafic est né le jour où les premiers coureurs de bois ont traversé les forêts séculaires de l’Amérique, et encore le premier historien de la Virginie, le capitaine John Smith, fait-il observer que le vêtement introduit alors parmi les Indiens remplaçait avec beaucoup d’analogie leurs grands manteaux de daim, peu différens des manteaux irlandais.

Quelques ustensiles, dus à leurs échanges avec les Européens, ont simplifié leurs travaux sans ajouter à leur bien-être, parce qu’une somme plus grande de travail est exigée par leurs besoins nouveaux. Avant le voisinage des Européens, l’Indien ne détruisait que les animaux nécessaires à sa nourriture et à ses vêtemens ; il se reposait souvent et laissait le gibier se reproduire sur un vaste continent. Aujourd’hui, son territoire se resserre tous les jours, et l’avidité commerciale des Anglo-Américains, en lui offrant pour appât « l’eau de feu envoyée par le Grand Esprit pour la ruine des hommes rouges, » l’excite à d’immenses dévastations qui aggravent chaque année sa misère. Il lui faut aujourd’hui, pour satisfaire les mêmes besoins, un travail plus rude et plus continu ; aussi les hommes accomplissent-ils maintenant quelquefois par nécessité les tâches qu’ils regardaient jadis comme le devoir exclusif des femmes.

M. de Chateaubriand résume admirablement cet état d’une race d’hommes dont la civilisation aura un terrible compte à rendre à l’humanité :

« L’Indien, dit-il, a toutes les calamités de l’homme du peuple de nos cités, et toutes les détresses du sauvage... Aujourd’hui des haillons européens, sans couvrir sa nudité, attestent seulement sa misère ; c’est un mendiant à la porte d’un comptoir, ce n’est plus un sauvage dans ses forêts. »

Ce tableau est aussi vrai qu’affligeant. Que l’on compare, toutefois, le récit du baron de la Hontan, ou celui du père Charlevoix, aux Mémoires de Tanner, et l’on trouvera moins d’altérations de mœurs chez les Indiens de l’Amérique du Nord que dans le même espace de temps chez le peuple de l’Europe réputé pour le plus stationnaire.

Qu’opposeront à ces révélations de l’homme le plus étranger à tout esprit de secte les optimistes de la doctrine du progrès ? Ils n’en tiendront probablement aucun compte ; c’est assez l’usage de toutes les convictions exclusives, trop disposées à sacrifier au triomphe très incertain d’une théorie douteuse les générations présentes et des peuples tout entiers. Aussi, l’avènement au pouvoir d’une coterie d’économie politique ou de philosophie devient-il une calamité sociale, même lorsqu’elle se compose d’hommes individuellement dignes d’une estime sans réserve. Voyez ce que font de leur influence actuelle sur les destinées de la France les enthousiastes du système de M. Say, renouvelé d’Adam Smith. La doctrine du progrès est consciencieuse et honorable. Le progrès est un droit à la fois et un devoir ; mais la toute-puissance du fait est-elle en faveur de son infaillibilité ?

Il nous reste à exposer combien de difficultés présentait la traduction de ces Mémoires ; la plus grande de toutes était de résister à la tentation de faire mieux que l’original. Il fallait, comme l’a très bien dit l’éditeur américain, conserver les propres paroles de Tanner, ses impressions, sa manière de voir et de juger. Il fallait respecter l’étrangeté de la pensée, la rudesse du langage, et ne pas oublier qu’on reproduisait les idées d’un homme dont l’esprit de droiture est évident, mais dont les notions du bien et du mal diffèrent souvent de celles des Européens.

Tanner, rentré dans la vie civilisée, affecte une grande tendance à la religion naturelle ; il parle du Grand Esprit, comme les derniers philosophes de petites villes parlent encore du Grand-Tout et, de l’Être-Suprême, ce qui ne l’empêche pas de croire aux songes et aux apparitions ; il ne cherche pas à déguiser ses faiblesses et sa crédulité, mais il veut quelquefois se relever aux yeux de ses lecteurs par de petites: prétentions d’esprit fort, qui forment une. assez comique disparate, dont il serait fort injuste de rendre la traduction responsable.

On s’est efforcé de reproduire les pensées de Tanner aussi littéralement que la différence des deux langues pouvait le permettre ; souvent les phrases se présentaient au traducteur un peu plus ornées, ou, si l’on veut, un peu moins dénuées d’élégance que dans le livre original, et toujours il a respecté le texte, parce qu’il le regardait comme un précieux document historique ; il n’a jamais rectifié, jamais complété les raisonnemens de Tanner ; il s’est seulement permis d’élaguer quelques répétitions qui n’étaient point des traits de caractère, et n’avaient rien d’homérique ; il a aussi transposé un très petit nombre de faits qui demandaient évidemment une autre place, mais il ne leur a fait subir aucune altération. Ces modifications sont si faibles et si rares, qu’une étude approfondie du livre américain les ferait à peine découvrir.

Jamais il n’a été de devoir plus rigoureux pour un traducteur de s’effacer complétement. Vouloir prêter de l’esprit à l’enfant des forêts américaines eût été, à la fois, de la déraison et du mauvais goût ; mais le mérite de l’abnégation ne se comprend guère, même chez un traducteur : celui de Tanner a plus d’un droit à l’indulgence. Le mérite de la vérité est trop rare, aujourd’hui, pour que nul compte n’en soit tenu.

On comprendra sans peine que, dans une narration aussi exceptionnelle, il se soit souvent glissé de ces expressions locales, que des particularités de climat ou de relations, une nature nouvelle et des intérêts nouveaux introduisent inévitablement dans une société naissante. Les puristes de l’Angleterre ne veulent pas que la langue nationale ait été comprise dans la déclaration de l’indépendance américaine. Nous laissons aux Reviewers[3] de Londres et de Philadelphie le soin de discuter avec le grammairien américain, M. Noah Webster, le plus ou le moins de légalité des américanismes ; il nous suffit de constater que la langue anglaise s’est mise en rapport, en Amérique, avec des circonstances nouvelles, et d’exposer quels embarras sont plusieurs fois ressortis de ce néologisme pour le traducteur français. Mais, sans entrer dans l’examen de la question, disons seulement que, sans les œuvres fatales de la révolution et de la diplomatie françaises, Saint-Domingue, le Canada et la Louisiane auraient obtenu, dans la nouvelle édition du dictionnaire de l’Académie, droit de nationalité pour plus d’une expression coloniale : le vieux dictionnaire en avait accueilli déjà plusieurs.

Les notes qui suivent la traduction des Mémoires de Tanner sont empruntées, pour la plupart, aux anciens voyageurs : soit qu’elles contredisent, soit qu’elles confirment (circonstance beaucoup plus fréquente ) les récits de cet homme encore à demi sauvage, on a jugé inutile de les accompagner de commentaires ; les ressemblances et les contrastes doivent parler d’eux-mêmes.

Il est à craindre que quelques noms propres, par leur longueur et la bizarrerie de leur orthographe, n’offrent une lecture un peu difficile : le traducteur avait voulu d’abord essayer de les transcrire, conformément à la prononciation française, car il est bien reconnu que les Anglais sont, de toutes les nations, la moins habile à reproduire, par les signes de sa langue, la prononciation des peuples étrangers ; mais il s’est décidé à respecter encore, dans cette circonstance, le texte original.

Les noms des tribus diverses sont imprimés dans cette traduction tels qu’ils ont paru dans l’édition de New-York. Des notes bien peu érudites rapprochent seulement les différentes orthographes des principaux voyageurs. Ce sont des preuves de recherches, et nullement de savoir. On aurait craint d’ajouter encore, par des dissertations, à l’obscurité de toutes les filiations de tant de tribus américaines, dont plusieurs ne laisseront d’autre souvenir de leur passage sur la terre qu’un nom défiguré par les voyageurs.

Un appendice fort étendu, de l’édition de M. Edwin James, renferme divers opuscules de cet écrivain distingué, sur des questions de la vie sauvage. Ces petits résumés se trouvent à la fin du second volume de la traduction française, avec quelques poésies indiennes recueillies par le même auteur.

Il a paru inutile de reproduire en même temps les tableaux comparés de divers dialectes, des séries de noms de nombre, et les traductions de plusieurs passages des livres saints. Si l’institut qui vient de couronner un docte mémoire d’un savant de Philadelphie, M. Duponceau, sur le caractère grammatical des langues de l’Amérique du Nord, propose l’étude des dialectes ottawwaw et menomonie, comme il a proposé celle du leni-lennape, du raohegan et du chippeway, il suffira, pour le petit nombre d’érudits appelés à traiter de semblables questions, que les documens nécessaires existent dans l’édition originale.


MÉMOIRES
DE
JOHN TANNER.




CHAPITRE I.


Souvenirs de la première enfance de Tanner. — Kentucky. — Caverne d’Elk-Horn. — Blancs attaqués par les Shawneeses. — Indien scalpé par un blanc. — Souvenirs d’école. — Navigation sur l’Ohio. — Cincinnati. — Big-Miami. — Premiers travaux d’une ferme américaine. — Enfant enlevé par les Indiens. — Menaces de mort. — Marche pénible. — Combat. — Nouveau danger de mort. — Village shawneese. — Traiteurs européens. — Détroit. — Femme blanche. — Saugenong.


Le premier événement de ma vie, que je me rappelle distinctement, est la mort de ma mère. J’avais deux ans, et plusieurs circonstances de cette perte firent sur moi une impression si forte qu’elles sont présentes encore à mon souvenir ; je ne retrouve pas dans ma mémoire le nom du lieu que nous habitions ; on m’a dit que c’était au bord de la rivière de Kentucky, fort loin de l’Ohio.

John Tanner, mon père, émigrant de Virginie, avait été ministre évangélique. Peu de temps après la mort de ma mère, il alla s’établir en un lieu nommé Elk-Horn (1). Là était une caverne ; je la visitais souvent avec lui ; nous portions deux chandelles ; l’une était allumée en entrant, et nous marchions en avant jusqu’à ce qu’elle fût consumée ; alors nous retournions sur nos pas, et la seconde n’était pas encore entièrement brûlée lorsque nous regagnions l’entrée de la caverne.

Elk-Horn était quelquefois attaqué par des partis d’Indiens Shawneeses (2) qui tuaient les blancs et massacraient ou enlevaient les troupeaux et les chevaux. Une nuit, mon oncle paternel, accompagné de quelques autres hommes, s’approcha du camp de ces Indiens jusqu’à portée de fusil ; il en tua un dont il rapporta la chevelure, tout le reste s’élança dans la rivière et parvint à s’échapper.

Pendant notre séjour à Elk-Horn, survint un événement à l’influence duquel j’ai attribué la plupart des malheurs de ma vie. Mon père, partant un matin pour un village assez éloigné, recommanda expressément, à ce qu’il paraît, à mes sœurs Agathe et Lucy de m’envoyer à l’école. Elles n’y songèrent que dans l’après-midi ; le temps était devenu pluvieux, et j’insistai pour rester à la maison. Le soir, à son retour, mon père, apprenant que je n’étais pas allé à l’école de toute la journée, m’envoya chercher moi-même une poignée de petits roseaux et me fustigea beaucoup plus sévèrement que je ne croyais l’avoir mérité. Je gardai rancune à mes sœurs pour avoir fait peser toute la faute sur moi, tandis qu’elles ne m’avaient rien dit dans la matinée. Depuis ce jour, la maison paternelle me fut moins chère ; je pensais et disais souvent : je voudrais aller vivre avec les Indiens...

Je ne sais combien de temps dura notre résidence à Elk-Horn. Quand nous en partîmes, deux jours de marche avec des chevaux et des wagons nous conduisirent à l’Ohio ; là mon père se procura trois bateaux plats où l’on voyait plusieurs trous de balles et des traces de sang ; c’était celui de quelques hommes tués par les Indiens. Dans l’un des bateaux, nous embarquâmes les chevaux et les bêtes à cornes ; dans le second, les lits et les bagages ; dans le troisième, quelques nègres. Les deux premiers furent attachés ensemble ; l’autre suivait ; nous descendîmes l’Ohio, et deux ou trois jours suffirent pour atteindre Cincinnati.

Devant cette ville, le premier bateau vint à sombrer au milieu de la rivière ; mon père, s’en apercevant, s’élança au milieu des bestiaux et coupa leurs traits ; ils gagnèrent tous la terre à la nage du côté du Kentucky. Les habitans de Cincinnati arrivaient à notre aide ; mon père n’eut qu’à les remercier.

En un jour, nous descendîmes de Cincinnati à l’embouchure du Big-Miami ; c’était sur l’autre rive que nous devions former un établissement ; là étaient un peu de terre défrichée et une ou deux cabanes de bois, abandonnées à cause des Indiens. Mon père releva les cabanes et les entoura d’une forte palissade. C’était au commencement du printemps ; les premiers travaux eurent pour objet de préparer un champ à recevoir du grain. Dix jours à peine après notre arrivée, mon père nous dit un matin qu’au mouvement des chevaux il voyait que des Indiens rodaient dans les bois. John, ajouta-t-il, vous ne sortirez pas aujourd’hui de la maison... ; puis, après avoir recommandé à ma belle-mère de ne laisser sortir aucun des enfans, il alla dans les champs semer du grain avec les nègres et mon frère aîné.

Trois petits enfans, sans me compter, étaient restés à la maison avec ma belle-mère : pour me retenir plus sûrement, elle me confia le plus jeune, âgé seulement de quelques mois ; mais je ne tardai pas à m’ennuyer et je me mis à pincer mon petit frère pour le faire crier. Ma belle-mère me dit alors de le prendre dans mes bras et de le promener dans la maison ; j’obéis, sans cesser de le pincer ; enfin, elle le reprit pour l’allaiter. Je saisis l’occasion et m’échappai dans l’enceinte de la palissade, d’où je gagnai rapidement une petite porte qui donnait sur la plaine. A peu de distance de la maison, et tout près du champ, s’élevait un noyer sous lequel j’allais souvent ramasser des noix de l’année précédente ; pour y parvenir sans être aperçu de mon père ou de ses ouvriers, il me fallut prendre quelques précautions. Je crois voir encore mon père au moment où je me cachai derrière l’arbre. Au milieu du champ, son fusil à la main, il faisait bonne garde contre les Indiens, tandis que les autres hommes travaillaient ; je me disais en moi-même : Je voudrais bien voir ces Indiens. Déjà mon chapeau de paille était à moitié plein de noix, lorsque j’entendis un bruissement ; je me retournai, c’étaient les Indiens. Un vieillard et un jeune homme me saisirent et m’entraînèrent ; l’un d’eux prit mon chapeau, jeta les noix et le plaça sur ma tête. Je n’ai aucun souvenir de ce qui se passa ensuite pendant assez long-temps ; je m’étais sans doute évanoui, car je ne criais pas. Enfin, je me trouvai sous un grand arbre qui devait être fort loin de la maison ; je ne vis plus le vieillard ; j’étais entre le jeune homme et un autre Indien trapu et très petit. J’avais probablement fait résistance ou irrité cet homme de quelque autre manière, car il m’entraîna à l’écart, prit son tomahawk et me fit signe de lever les yeux. Je compris parfaitement à ses gestes et à l’expression de ses traits qu’il me disait de regarder le ciel pour la dernière fois, parce qu’il allait me tuer. J’obéis, mais le jeune Indien qui m’avait enlevé retint le tomahawk déjà suspendu sur ma tête. Une vive altercation s’éleva entre ces deux hommes ; mon protecteur poussa un cri, plusieurs voix répondirent et je vis accourir en toute hâte le vieillard et quatre autres Indiens. Le vieux chef parut adresser quelques paroles sévères à celui qui m’avait menacé, puis il me reprit par une main et le jeune homme par l’autre, et ils me traînèrent entre eux, tandis que l’Indien devenu pour moi un objet de terreur marchait en arrière. Je les retardais dans leur retraite, et je crus voir qu’ils craignaient d’être atteints ; plusieurs d’entre eux veillaient à quelque distance de nous.

Il y avait près d’un mille de la maison de mon père à l’endroit où ils me firent entrer dans un canot d’écorces d’hickory (3), caché parmi les broussailles au bord de la rivière. Ils y sautèrent tous sept, traversèrent sur-le-champ l’Ohio et vinrent débarquer sur la rive gauche du Big-Miami, près de son embouchure. Là, le canot fut abandonné, et les pagaies plantées de manière à pouvoir être aperçues de la rivière. A peu de distance dans les bois, ils avaient caché des couvertures et des provisions ; ils m’offrirent un peu de venaison boucanée et de la graisse d’ours, mais je ne pouvais manger. On découvrait très distinctement la maison de mon père ; ils se mirent à la regarder et tournèrent les yeux sur moi en riant : je n’ai jamais su ce qu’ils disaient.

Leur repas terminé, ils commencèrent à remonter le Miami en me traînant comme auparavant, et ils m’ôtèrent mes souliers qui leur semblaient gêner la rapidité de ma marche. Quoique me voyant étroitement surveillé, je n’avais pas perdu tout espoir de m’enfuir ; pendant qu’ils m’entraînaient, je cherchais, à leur insu, à remarquer des objets qui pussent me servir d’indices dans mon retour ; j’appuyais aussi sur les longues herbes et sur la terre molle pour y laisser l’empreinte de mes pas. C’était pendant leur sommeil que j’espérais m’échapper. A la nuit tombante, le vieillard et le jeune homme me serrèrent entre eux si étroitement, que la même couverture nous enveloppait tous trois. Ma fatigue était telle que je m’endormis sur-le-champ, et le lendemain, quand je me réveillai au lever du soleil, déjà les Indiens étaient debout et prêts à reprendre leur marche. Nous cheminâmes ainsi pendant près de quatre jours, les Indiens me donnant à peine à manger, et moi espérant toujours de m’enfuir ; mais chaque nuit le sommeil s’emparait entièrement de moi. Mes pieds nus étaient tout blessés et très enflés ; le vieillard s’en apercevant en tira beaucoup d’épines et d’éclats de bois, puis il me donna une paire de mocassins (4) qui me soulagea un peu.

Le plus ordinairement, je marchais entre le vieillard et le jeune homme, et souvent ils me faisaient courir jusqu’à extinction de forces ; pendant plusieurs journées, je ne mangeai rien ou presque rien : vers le quatrième jour, après avoir quitté l’Ohio, nous rencontrâmes une grande rivière qui se jette, je crois, dans le Miami. Elle était large et si profonde que je ne pouvais la traverser ; le vieillard me prit sur ses épaules et me passa sur l’autre bord ; l’eau s’élevait jusqu’à ses aisselles ; je reconnus que je ne pourrais pas repasser seul cette rivière, et tout espoir d’une fuite prochaine m’abandonna. Je me mis aussitôt à gravir le bord et à courir dans les bois, où, à peu de distance, je fis lever une dinde sauvage : son nid était plein d’œufs ; je les pris dans mon mouchoir et retournai vers la rivière. Les Indiens rirent en me voyant, me prirent les œufs et allumèrent du feu pour les faire cuire dans une petite chaudière (5). J’avais bien faim et je veillais sur ces préparatifs de repas, lorsque le vieillard accourut de l’endroit où nous étions débarqués ; il prit aussitôt la chaudière et jeta sur le brasier l’eau et les œufs en adressant, à voix basse et d’un ton précipité, quelques mots au jeune homme. Je pensai que l’on nous poursuivait, et j’ai su dans la suite que je ne m’étais pas trompé ; il est probable que quelques uns de mes amis étaient alors à ma recherche sur l’autre bord de la rivière. Les Indiens ramassèrent les œufs en toute hâte et se dispersèrent dans les bois, deux d’entre eux m’entrainant de toute la vitesse de mes jambes.

Un ou deux jours après, nous rencontrâmes un parti de vingt à trente Indiens, marchant vers les établissemens européens ; le vieillard leur parla long-temps : j’ai appris plus tard que c’étaient des guerriers shawneeses. Instruits par nous que des blancs nous poursuivaient sur les bords de Miami, ils marchèrent à leur rencontre. Un combat sérieux s’ensuivit et le nombre des morts fut grand de part et d’autre.

Notre marche à travers les bois était ennuyeuse et pénible ; dix jours environ après cette entrevue, nous arrivâmes aux bords du Maumee. Sans perdre de temps, les Indiens parcoururent les bois et examinèrent les arbres en s’appelant et se répondant. Un hickory fut bientôt choisi et abattu ; son écorce enlevée fournit un canot (6) où nous entrâmes tous, et nous suivîmes le courant jusqu’à un grand village de Shawneeses, à l’embouchure d’une rivière. Comme nous débarquions, un grand nombre d’Indiens accoururent ; une jeune femme s’élança sur moi en criant et me frappa à la tête ; plusieurs de ses amis avaient été tués par les blancs. Beaucoup de Shawneeses paraissaient vouloir me mettre à mort ; mais le vieillard et le jeune homme réussirent à les en dissuader. Je voyais bien que j’étais souvent l’objet de leur conversation, mais je n’entendais pas ce qui se disait ; le vieillard savait quelques mots anglais ; il m’ordonnait quelquefois, dans cette langue, d’apporter de l’eau, de faire du feu, ou de lui rendre d’autres petits services qu’il commençait à exiger de moi.

Deux jours se passèrent dans ce village et nous remontâmes en canot ; à peu de distance, les Indiens s’arrêtèrent près d’un comptoir où trois ou quatre traiteurs savaient parler anglais. Ces hommes s’entretinrent beaucoup avec moi et me dirent qu’ils désiraient me racheter pour me rendre à mes amis ; mais le vieillard ne voulant pas consentir à se séparer de moi, les marchands m’assurèrent que je devais être content d’aller avec les Indiens et de devenir le fils du vieillard à la place d’un enfant qu’il avait perdu. Ils me promirent en même temps que dans dix jours ils iraient au village me rendre la liberté. Pendant tout notre séjour je fus traité par eux avec bonté, et ils me donnèrent abondamment à manger, ce que n’avaient pas fait les Indiens ; quand il fallut les quitter, je me mis à crier pour la première fois depuis mon enlèvement, mais leur promesse de venir dans dix jours me consola. Peu après notre départ, nous entrâmes dans le lac, et la nuit, les Indiens ne s’arrêtèrent pas pour camper. Au point du jour, ils poussèrent un cri ; quelques lumières parurent sur le rivage, et aussitôt un canot vint prendre trois de nos compagnons.

Je ne me souviens guère de ce qui se passa depuis ce moment jusqu’à notre arrivée à Détroit (7). D’abord nous pagayâmes au milieu de la rivière jusqu’en face du centre de la ville, puis nous nous approchâmes du bord, où je vis une femme blanche s’entretenir quelques instans avec les Indiens, mais je ne compris rien à leur conversation. Plusieurs blancs se tenaient aussi sur le rivage ; j’entendis leurs paroles sans en comprendre un seul mot ; ils parlaient sans doute français. Après peu de minutes d’entretien avec la femme, les Indiens poussèrent au large et s’éloignèrent de la ville.

Vers le milieu de la journée, nous descendîmes dans les bois et tirâmes le canot à terre ; les Indiens découvrirent un grand arbre creux, ouvert d’un côté, où ils serrèrent leurs couvertures, leur petite chaudière et divers autres objets. Ils m’y firent ensuite entrer à quatre pattes, et bouchèrent l’ouverture ; je les entendis quelques minutes, puis tout devint calme, et le silence dura long-temps ; si je n’avais déjà renoncé à tout espoir de m’enfuir, il m’aurait bientôt fallu reconnaître l’impossibilité de sortir de ma prison.

Au bout de quelques heures, j’entendis soulever les pièces de bois qui me tenaient enfermé ; le jour allait paraître. J’aperçus à travers l’obscurité une grande jument, gris de fer, et deux petits chevaux bais, amenés par les Indiens ; ils me firent monter sur l’un, placèrent leurs bagages sur les deux autres, et chacun de nos hommes montant à cheval tour à tour, nous voyageâmes rapidement ; trois jours, au plus, nous conduisirent à Saugenong. Là, deux Indiens nous quittèrent encore ; c’était le village du vieillard et du jeune homme ; au lieu de se rendre en droite ligne chez eux, ils laissèrent leurs chevaux et empruntèrent un canot qui nous déposa devant la maison du vieillard, espèce de cabane construite en bois, comme plusieurs de celles du Kentucky. Une vieille femme accourut aussitôt vers nous ; le vieillard lui dit quelques mots, et elle se mit à pousser des cris en m’embrassant, me serrant dans ses bras et m’entraînant vers la cabane.


CHAPITRE II.


Adoption. — Manito-o-Geezhik. — Kish-kau-ko. — Le faucon. — La loutre. — Les totems. — Semailles indiennes. — Chasse à l’affût. — Coup de tomahawk. — Camp de chasse. — Pêche au harpon. — Mauvais traitemens. — Expédition contre les blancs. — Scènes d’ivrognerie. — Mackinac. — Net-no-kwa, la femme chef. — Traite d’un enfant blanc. — Taw-ga-weninne, le chasseur. — Intérieur d’une famille d’Ottawwaws.


Le lendemain, je fus conduit près d’un petit enclos, entouré de piquets, des deux côtés duquel s’étendait un espace de terrain vide et uni. Là, tous les Indiens s’assirent ; la famille et les amis du vieillard d’un côté, les étrangers de l’autre ; les amis avaient apporté des présens, du sucre, du blé, diverses espèces de grains, du tabac, et d’autres choses encore. Bientôt les Indiens qui m’avaient amené se mirent à danser, me traînant avec eux autour du petit enclos ; leur danse était vive et gaie, à peu près comme celle de l’escalpe. De temps en temps, l’on m’offrait quelques uns des présens apportés ; mais, lorsque le tour de la danse me ramenait de l’autre côté, on m’arrachait tout ce qui m’avait été donné. Nous passâmes ainsi une grande partie du jour, jusqu’à ce que les présens fussent épuisés ; alors chacun s’en alla chez soi.

Je venais d’être adopté par la famille du vieux Manito-o-Geezhik. Il avait perdu, peu de temps auparavant, le plus jeune de ses fils, et sa femme lui avait dit qu’elle ne pourrait plus vivre s’il ne lui ramenait pas son enfant : c’était lui demander un jeune prisonnier pour l’adopter. Manito-o-Geezhik, avec son fils aîné, Kish-kau-ko, et deux autres hommes de sa nation, demeurant au lac Huron, s’était aussitôt mis en marche, uniquement pour la satisfaire. Vers la partie supérieure du lac Érié, trois jeunes hommes, de ses parens, s’étaient joints à lui, et ils avaient marché tous sept vers les établissemens de l’Ohio. La veille de mon enlévement, les Indiens, parvenus à l'embouchure du Big-Miami, avaient passé l'Ohio et s’étaient cachés en vue de la maison de mon père. Plusieurs fois, dans la matinée, le vieillard avait eu beaucoup de peine à contenir l'ardeur des jeunes guerriers, qui, impatiens de ne point voir paraitre d’enfant, voulaient faire feu sur les ouvriers. J’ai déjà raconté toutes les circonstances de mon enlévement, jusqu’à la cérémonie de mon adoption sur la tombe même du jeune fils de Manito-o-Geezhik. Ma nouvelle famille me donna le nom de Shaw-shaw-wa-ne-ba-se (le faucon), et je fus ainsi appelé pendant tout le temps que je passai parmi les sauvages. Ma mère indienne se nommait Ne-keek-wos-ke-cheem-e-kwa (la loutre); cet animal était son totem (8).

Le printemps commençait à peine à notre arrivée à Saugenong ; je me rappelle que les feuilles étaient petites encore et que les Indiens semaient leurs grains. Moitié par signes, moitié par le peu de mots anglais que savait Manito-o-Geezhik, il me fut enjoint de les aider dans leurs travaux ; les semailles terminées, tous les Indiens quittèrent le village pour aller chasser et boucaner la venaison.

Arrivés dans leurs cantons de chasse, ils choisirent un quartier où les daims abondaient, et là, ils se mirent à élever une sorte de longue palissade de branches vertes et de petits arbres. Quand une partie de cette construction fut achevée, on me montra comment il fallait ôter les feuilles et les petites branches sèches du côté où les Indiens devaient se mettre à l’affût ; les jeunes femmes et les enfans m’aidaient quelquefois dans ce travail ; souvent aussi on me laissait sans compagnon.

Les chaleurs commençaient ; resté seul, un jour, et souffrant de soif et de fatigue, je m’endormis : tout à coup je crus entendre de grands cris ; je voulus soulever la tête, je ne le pouvais pas. Reprenant un peu mieux mes sens, je distinguai près de moi ma mère indienne avec ma sœur, et je m’aperçus que toute ma tête se trouvait mouillée. La vieille femme et sa fille poussaient des cris aigus ; je restai quelque temps encore à découvrir que j’avais la tête enflée et presque brisée. Il paraît que le vieux Mahito-o-Geezhik, m’ayant surpris dans mon sommeil, m’avait frappé d’un coup de tomahawk et jeté dans les buissons ; de retour au camp, il avait dit à sa femme : « Vieille femme, l’enfant que je vous ai amené n’est bon à rien, je l’ai tué (9) ; vous le trouverez à tel endroit. » L’Indienne et sa fille accoururent et découvrirent encore quelques signes de vie ; il y avait long-temps qu’elles criaient autour de moi, et me versaient de l’eau sur la tête, lorsque je repris mes sens.

En peu de jours, je fus à peu près guéri de cette blessure, et l’on me renvoya travailler à la palissade, mais j’avais bien soin de ne plus m’endormir ; je tâchais d’aider les Indiens dans leurs travaux et d’obéir à tous leurs ordres ; cependant, j’étais traité avec une grande dureté, surtout par le vieillard et deux de ses fils, She-mung et Kwota-she. Pendant notre séjour dans ce camp de chasse, l’un d’eux me mit une bride à la main, et m’indiqua par geste une direction. Je crus comprendre qu’il me demandait un cheval, et je lui amenai le premier que je pus trouver ; je réussissais assez bien à deviner quels services on exigeait de moi.

Quand nous revînmes de la chasse, on me fit porter sur le dos, pendant toute la route, jusqu’au village, une lourde charge de viande boucanée ; je mourais de faim, je n’osais pourtant pas en prendre un seul morceau. Ma mère indienne, qui semblait avoir quelque compassion pour moi, mettait parfois de côté un peu de vivres qu’elle me donnait lorsque le vieillard s’était éloigné. Après notre retour au village, les jeunes hommes, quand le temps était beau, allaient harponner des poissons et m’emmenaient avec eux pour conduire le canot ; comme je m’acquittais assez mal de ce service, souvent ils tombaient sur moi et me frappaient à coups de manche de harpon ; j’étais battu par l’un ou par l’autre à peu près tous les jours. D’autres Indiens, étrangers à notre famille, semblaient avoir pitié de moi ; hors de la présence du vieillard, ils me donnaient quelquefois à manger et me témoignaient de l’intérêt.

Quand le grain fut récolté et disposé dans les caches où on le rassemble pour l’hiver, les Indiens allèrent chasser sur les bords du Saugenong. J’y souffris beaucoup de la faim, comme je l’avais fait jusque-là ; souvent, dans les bois, je voyais les chasseurs manger quelque chose, et quand je cherchais à reconnaître ce qu’ils avaient trouvé, ils me le cachaient soigneusement. Je ramassai enfin quelques faines, et, sans savoir ce que c’était, je cédai à la tentation d’en goûter ; les ayant trouvées bonnes, je les montrai aux Indiens, qui se mirent à rire en me disant que c’était là ce qu’ils mangeaient depuis longtemps. Quand la neige vint à tomber, il me fallut suivre les chasseurs ; souvent on me chargeait de traîner jusqu’à notre camp un daim tout entier, et je ne pouvais y parvenir qu’avec la plus grande peine.

La nuit, je couchais toujours entre le feu et la porte ; chacun des entrans ou des sortans me donnait d’ordinaire un coup de pied, et toutes les fois que les Indiens allaient boire, on ne manquait pas de jeter sur moi un peu d’eau. Le vieillard me traitait toujours avec beaucoup de cruauté, mais ses mauvais traitemens devenaient quelquefois plus barbares que de coutume. Un jour, il se leva, prit ses mocassins et sortit ; mais, rentrant tout à coup, il me saisit par les cheveux, m’entraîna au dehors et me barbouilla long-temps la figure dans un tas d’excrémens humains, comme on pourrait le faire à un chat (10) ; puis, me relevant de terre par les cheveux, il me lança au loin sur un monceau de neige ; je n’osais plus reparaître. Enfin, ma mère vint m’apporter un peu d’eau pour me laver. Nous allions changer de campement, et je devais, comme à l’ordinaire, porter un lourd fardeau ; je n’avais pu me nettoyer entièrement, les Indiens s’en aperçurent et voulurent savoir ce qui m’était arrivé. A l’aide de signes et de quelques mots de leur langue, je leur fis comprendre comment j’avais été traité ; plusieurs parurent avoir pitié de moi, m’aidèrent à me laver et me donnèrent quelque chose à manger.

Souvent, lorsque le vieillard voulait me battre, ma mère qui, en général, me traitait avec bonté, cherchait à me faire un rempart de ses bras, et nous étions battus l’un et l’autre. Vers la fin de l’hiver, Kish-kau-ko, jeune homme d’environ vingt ans, partit, avec quatre autres Indiens de son âge, pour une expédition guerrière. Manito-o-Geezhik lui-même, aussitôt après la récolte du sucre, revint au village, réunit quelques hommes et fit ses préparatifs de guerre. J’étais depuis un an avec les Indiens, et je commençais à entendre leur langue ; le vieillard me dit en partant : « Je vais tuer ton père, ton frère et tous tes parens... » Kish-kau-ko revint le premier, grièvement blessé ; d’après son récit, il était parvenu avec son parti jusqu’à l’Ohio, où, après quelque temps d’attente, ils avaient fait feu sur un petit bateau qui descendait le fleuve ; un homme avait été tué et les autres s’étaient enfuis à la nage. Kish-kau-ko s’était blessé lui-même à la cuisse avec sa propre lance en les poursuivant ; les Indiens rapportaient la chevelure de l’homme qu’ils avaient tué.

Le vieux Manito-o-Geezhik revint peu de jours après, rapportant un chapeau blanc, usé, que je reconnus à une marque pour celui de mon frère. Il me dit qu’il avait tué toute ma famille, tous les nègres, tous les chevaux, et qu’il me rapportait le chapeau de mon frère pour me prouver la vérité de son récit. Je crus que tous mes amis avaient été massacrés, et cette pensée diminua mon désir de retour ; deux années se passèrent de la sorte dans cette famille, chaque jour dissipant de plus en plus mes pensées de fuite ; je n’oubliais cependant pas ce que m'avaient promis les marchands anglais du Maumee et je désirais qu’ils s’en souvinssent ; Les Indiens s'enivraient souvent, et dans cet état ils voulaient toujours me tuer ; j’allais alors me cacher dans les bois, et je n’osais en revenir que quand leur ivresse était dissipée. Pendant cette année, comme pendant la première, j’eus constamment à souffrir de la faim ; et quoique des Indiens étrangers à ma famille vinssent quelquefois à mon secours, je n’avais pas assez à manger ; j’étais traité avec bonté par la vieille femme, par ses filles, par Kish-kau-ko et par Be-nais-sa (l'oiseau), le plus jeune de ses fils, à peu près de mon âge. Kish-kau-ko, son père, et ses deux frères, Kwo-ta-she et She-mung, étaient cruels et altérés du sang des blancs. Be-nais-sa était beaucoup meilleur.

Pendant mon séjour à Saugenong, je ne vis des blancs qu’une seule fois ; un petit bateau passait ; les Indiens m’y conduisirent en canot, supposant avec raison que mon apparence misérable exciterait la compassion des hommes de ma couleur. Je reçus du pain, des fruits et d'autres présens, mais on ne me laissa qu'une pomme.

Deux ans après mon enlèvement, des agens anglais convoquèrent une grande réunion à Mackinac (11). Il s’y rendit des Sioux (12), des Winnebagoes (13), des Menomonees et des Indiens d’autres tribus éloignées, aussi bien que des Ojibbeways (14) et des Ottawwaws (15). Quand le vieux Manito-o-Geezhik revint, j’appris qu’il avait rencontré à Mackinac sa parente Net-no-kwa, regardée, malgré son sexe, comme le principal chef des Ottawwaws. Cette femme avait vu mourir un fils, à peu près de mon âge ; on lui avait parlé de moi, et elle voulut m’acheter pour le remplacer. Ma vieille mère indienne, la loutre, l’ayant appris, protesta avec véhémence contre ce marché. Je l’entendis dire : « Mon fils est mort une fois ; il m’a été rendu ; je ne veux pas le perdre de nouveau. » Mais ses protestations ne furent guère écoutées, lorsque Net-no-kwa vint à notre camp avec beaucoup de whiskey et d’autres présens. Elle fit d’abord porter à notre loge un petit baril de whiskey de dix gallons (16), des couvertures, du tabac et d’autres objets de grande valeur. Elle connaissait parfaitement les dispositions de ceux avec qui elle avait à négocier. Des objections furent faites, jusqu’à ce que le contenu du baril eût circulé pendant quelque temps ; alors un second baril et quelques présens de plus complétant le marché, je fus remis à Net-no-kwa.

Cette femme, déjà avancée en âge, était d’un extérieur plus avenant que ma première mère ; elle me prit par la main et me conduisit à sa cabane, à très peu de distance ; là je vis aussitôt que j’allais être traité bien plus doucement ; elle me donna beaucoup à manger, me revêtit de bons habits, et me dit d’aller jouer avec ses enfans. Nous ne séjournâmes que peu de temps à Saugenong ; Net-no-kwa ne voulut point s’arrêter avec moi à Mackinac ; nous y passâmes pendant la nuit pour gagner la pointe Saint-Ignace, où elle me confia à quelques Indiens pendant tout le temps de son séjour auprès des agens anglais. Ses affaires terminées à Mackinae, nous reprimes notre voyage et peu de jours nous suffirent pour atteindre Shab-a-wy-wy-a-gun. Le grain était mûr alors, et, après une courte station, nous remontâmes la rivière pendant trois jours ; de l’endroit où nous laissâmes nos canots pour nous diriger par terre, il nous fallut camper trois fois avant d’arriver au lieu où nous devions bâtir des cabanes pour l’hiver.

Le mari de Net-no-kwa était un Ojibbeway de la rivière Rouge, nommé Taw-ga-we-ninne, le chasseur ; plus jeune de dix-sept ans que Net-no-kwa, il avait répudié une première femme pour s’unir à elle. Il se montra toujours bon et indulgent pour moi, me traitant plutôt comme un égal que comme un inférieur ; en me parlant, il m’appelait son fils, mais il n’avait dans la famille qu’une importance de second ordre ; tout appartenait à Net-no-kwa, et elle avait partout et toujours la direction de toutes les affaires. Dans la première année, elle m’imposa quelques tâches ; elle me faisait couper du bois, porter du gibier ou de l’eau, et rendre d’autres services que l’on n’exige pas ordinairement des enfans de mon âge ; mais elle me traitait constamment avec tant de bonté que je me trouvais content et heureux, en comparant ma condition présente au traitement que j’avais éprouvé dans la famille de Manito-o-Geezhik. Elle me fouettait quelquefois comme ses autres enfans (17) ; mais je n’étais battu ni aussi rudement, ni aussi souvent que jadis.


CHAPITRE III.


Pointe Saint-Ignace. — Pigeons. — Début d’un jeune chasseur indien. — Épidémie. — Chasse aux martes. — L’arbre croche. — Marchands français. — Scène d’ivrognerie indienne. — Portage. — L’enfant blessé. — Mort d’un père de famille. — Le meurtrier aux funérailles de la victime. — Lac Moose. — Pêche aux truites. Rats musqués. — Mort d’un enfant.


Dans les premiers jours du printemps, Net-no-kwa et son mari se rendirent avec leur famille à Mackinac. On me cacha, comme l’année précédente, à la pointe Saint-Ignace, pour ne pas courir le risque de me perdre, en me laissant par les blancs. Dans notre retour, les vents contraires nous retinrent à vingt-cinq ou trente milles du lieu de notre départ, sur les bords du lac, près d’une pointe assez étendue, nommée Me-nau-ko-king. Là nous campâmes avec quelques autres Indiens et des marchands. Les pigeons étaient communs dans les bois ; les enfans de mon âge et les marchands leur donnaient la chasse. Je n’avais de ma vie tué aucune pièce de gibier, pas même tiré un coup de fusil. Ma mère venait d’acheter à Mackinae un baril de poudre, Taw-ga-we-ninne possédait un grand pistolet d’arçon. Enhardi par son indulgence, je lui demandai cette arme pour aller tuer des pigeons. Ma mère appuya mon désir en disant : « Il est temps pour notre fils d’apprendre à devenir un chasseur ; » et mon père (j’appelais ainsi Taw-ga-we-ninne), mon père me donna le pistolet chargé en me disant : « Allez, mon fils, si vous parvenez à tuer quelque gibier, vous aurez aussitôt un fusil, et nous vous apprendrons à chasser. »

Depuis que je suis devenu homme, je me suis trouvé dans des positions difficiles ; mais mon ardeur de réussir n’a jamais été telle que dans ce premier essai de chasse. A peine étais-je sorti du camp, que je rencontrai des pigeons, dont plusieurs vinrent se poser dans le bois à très peu de distance. J’armai le pistolet, et l’élevai à la hauteur du visage, presqu’en contact avec mon nez ; j’ajustai ensuite les pigeons et lâchai la détente. Au même instant, je crus entendre une sorte de bourdonnement semblable au bruit d’une pierre rapidement lancée : le pistolet était allé tomber à quelques pas derrière moi, et le pigeon gisait au pied de l’arbre sur lequel il s’était posé.

Sans songer à ma figure toute meurtrie et couverte de sang, je courus au camp rapportant mon pigeon en triomphe. On pansa aussitôt mes petites blessures, mon pistolet fut changé pour un fusil de chasse ; je reçus une poudrière et du plomb, et l’on me permit d’aller chasser aux oiseaux. Un des jeunes Indiens m’accompagnait pour veiller sur ma manière de tirer. Dans l’après-midi, je tuai encore trois pigeons, sans avoir perdu un seul coup. Depuis ce moment, je commençai à me voir traité avec plus de considération, et l’on me permit souvent de chasser pour en acquérir l’habitude.

L’été et une grande partie de l’automne s’étaient passés quand nous retournâmes à Shab-a-wy-wy-a-gun. A notre arrivée, nous trouvâmes les Indiens très sérieusement atteints de la rougeole. Net-no-kwa, connaissant la nature contagieuse de cette maladie, ne voulut point y exposer sa famille, et traversa seulement le village pour aller camper sur l’autre rive, mais, malgré cette précaution, nous ne tardâmes pas à être atteints de la contagion. De dix personnes dont se composait la famille, y compris deux jeunes femmes de Taw-ga-we-ninne, deux seulement, Net-no-kwa et moi, nous échappâmes à la maladie. Plusieurs furent très malades, et la vieille femme et moi nous suffisions à peine à les soigner.

Il mourut beaucoup d’Indiens dans le village, aucun des nôtres ne succomba. Aux approches de l’hiver ils commencèrent à se rétablir, et nous arrivâmes enfin à l’endroit où nous avions hiverné l’année précédente. Là on m’envoya faire des piéges à martes (18) comme les autres chasseurs. Le premier jour, je partis de bonne heure, travaillai sans relâche, et revins fort tard n’ayant fait que trois piéges, tandis que dans sa journée un bon chasseur en peut faire vingt-cinq ou trente. Le matin suivant, je visitai mes piéges et ne trouvai qu’une marte. Mes chances ne furent pas plus heureuses pendant plusieurs jours, les jeunes hommes se moquaient de mon manque de succès et de ma maladresse.

Mon père eut pitié de moi, il me dit : « Mon fils, j’irai vous aider à faire des piéges. » Il tint sa promesse, et passa un jour à faire un grand nombre de trappes qu’il me donna. Je pris dès lors autant, de martes que les autres ; mais les jeunes hommes ne manquaient aucune occasion de me rappeler l’aide que j’avais reçue de mon père. L’hiver se passa de même que le précédent ; comme je devenais de plus en plus adroit et heureux à la chasse, au tir et aux piéges, on n’exigea plus de moi aucune part à l’ouvrage des femmes.

Au printemps suivant, Net-no-kwa, selon son usage, se rendit encore à Mackinac. Elle portait toujours un pavillon à son canot, et l’on m’a dit que, toutes les fois qu’elle arrivait à Mackinac, on la saluait d’un coup de feu de la forteresse. J’avais alors environ treize ans. Au moment du départ, j’entendis Net-no-kwa parler du projet d’aller à la rivière Rouge (19) visiter les parens de son mari. À cette nouvelle, plusieurs Ottawwaws se déterminèrent à partir avec nous. Parmi eux je remarquai surtout Wah-ka-zee, chef du village de War-gun-uk-ke-zée, ou l’arbre croche (20). Nous formions un convoi de six canots.

Au lieu de me laisser cette fois à la pointe Saint-Ignace, les Indiens débarquèrent la nuit au milieu des cèdres, et la vieille femme me conduisit dans la ville chez un marchand français, qui consentit, par égard pour elle, à me cacher dans sa cave pendant plusieurs jours. Sauf la privation de liberté, je fus fort bien traité ; mais cette précaution était inutile, car ensuite, comme nous allions continuer notre voyage, les vents contraires nous ayant retenus près de la pointe occupée aujourd’hui par les missionnaires, on me laissa entièrement libre.

Pendant ce séjour forcé, les Indiens s’enivrèrent. Mon père, ivre, mais pouvant encore marcher, causait avec deux jeunes hommes qui se promenaient ensemble, lorsque, arrêtant l’un d’eux par la manche de sa chemise, il la déchira sans le vouloir. Ce jeune homme nommé Suggut-taw-gun (bois à demi pourri) se fâcha, et donnant à mon père un coup violent le fit tomber à la renverse, puis prenant une grosse pierre la lui lança droit au front.

À cette vue je craignis pour ma propre sûreté, car je savais que Me-to-saw-gea, chef ojibbeway, était dans l’île avec un parti marchant contre les blancs, et avait cherché l’occasion de me tuer. Je courus donc me cacher dans les bois, où je passai le reste du jour et toute la nuit. Le matin, pressé par la faim, je me rapprochai de notre cabane à travers les jeunes cèdres, pour observer ce qui se passait, et m’assurer si je pourrais rentrer. J’aperçus enfin ma mère qui m’appelait et me cherchait dans les bois ; j’accourus à elle, et elle me dit de rentrer pour voir mon père que l’on avait blessé à mort.

Taw-ga-we-ninne, en me voyant, me dit : je suis tué. Il me fit asseoir auprès de lui avec les autres enfans, et nous parla beaucoup. Il nous dit : « Mes enfans, je vais vous quitter, je regrette de vous laisser si pauvres. » Il ne nous ordonna point, comme l’auraient fait beaucoup d’autres, de tuer l’Indien qui l’avait frappé d’un coup de pierre. C’était un homme trop bon pour vouloir, exposer sa famille aux dangers qu’aurait attirés sur elle un pareil ordre. Le jeune homme qui avait blessé mon père restait avec notre parti, quoique Net-no-kwa eût dit qu’il n’y aurait pas de sûreté pour lui à venir à la rivière Rouge, où les parens de son mari étaient nombreux, puissans et vindicatifs.

Arrivés au saut de Sainte-Marie, nous embarquâmes tous nos bagages sur un navire marchand qui allait partir pour le haut du lac Supérieur, et nous continuâmes notre route dans nos canots. Les vents étant faibles, nous marchâmes plus vite que le navire, et l’attendîmes dix jours au portage (21). Il vint enfin jeter l’ancre à peu de distance de la rive ; mon père et ses deux fils Wa-me-gon-a-biew (celui qui met des plumes), l’aîné, et Ke-wa-tin (le vent du nord) allèrent en canot chercher nos bagages. En sautant à fond de cale du navire, le plus jeune tomba à genoux sur un nœud de la corde qui liait un ballot de marchandises, et souffrit beaucoup de cette chute. Dans la nuit, son genou devint très enflé ; le lendemain, il ne put pas mettre le pied hors de notre cabane.

Huit ou dix jours après, nous commençâmes à traverser le grand portage ; nous portions Ke-wa-tin sur nos épaules, dans une couverture attachée à deux bâtons, mais il était si malade qu’il fallait nous arrêter à chaque instant. Nous avions laissé nos canots au comptoir, à l’autre extrémité du portage ; il nous fallut perdre quelques jours à en construire d’autres plus petits. Comme ils allaient être terminés, mon père m’envoya avec une de ses femmes chercher quelque chose qui avait été oublié chez les marchands. En revenant, nous rencontrâmes à quelque distance les deux plus jeunes enfans qui accouraient me dire de me hâter, parce que mon père était mourant et voulait me voir encore une fois.

Quand j’entrai dans la cabane il jeta les yeux sur moi sans pouvoir prononcer une seule parole ; peu d’instans après, il cessa de respirer.

Près de lui était son fusil qu’il avait tenu encore quelques minutes auparavant. Le matin, quand je l’avais quitté, il paraissait bien ; selon ce que m’a raconté ma mère, il ne commença à se plaindre que dans l’après-midi. Alors il rentra dans la cabane en disant : « Je suis mourant ; mais puisque je vais vous quitter, le jeune homme qui m’a tué doit partir avec moi. J’avais espéré de vivre assez pour vous élever tous jusqu’à l’âge d’homme, mais il faut mourir et vous laisser pauvres sans personne qui veille sur vous. » À ces mots, il voulut sortir avec son fusil pour aller tuer son meurtrier, qui se tenait alors assis devant la porte de sa cabane ; mais Ke-wa-tin se mit à crier et lui dit : « Mon père, si je me portais bien, je vous aiderais à tuer cet homme, et après sa mort je protégerais mes frères contre la vengeance de ses amis ; mais vous voyez mon état ; je vais mourir. Mes frères sont jeunes et faibles, nous serons tous massacrés si vous tuez cet homme. »

Taw-ga-we-ninne répondit : « Mon fils, je vous aime trop pour vous rien refuser ; puis il rentra, déposa son fusil, dit quelques mots, me demanda, me fit chercher et expira. La vieille femme acheta un cercueil chez les marchands, qui transportèrent dans un wagon le corps de mon père jusqu’à leur maison, du même côté du grand portage, pour l’enterrer dans le cimetière des blancs. Ses deux fils et le jeune homme qui l’avait tué accompagnèrent son corps ; peu s’en fallut que le meurtrier ne fût tué par un de mes frères, mais l’autre retint son bras au moment où il allait frapper.

Peu de temps après la mort de mon père, nous reprimes notre marche vers la rivière Rouge. Mon frère Ke-war-tin était porté en litière, comme auparavant, toutes les fois qu’il fallait le tirer du canot ; nous avions passé deux portages et nous arrivions au troisième, appelé le portage du Moose, quand il nous dit : « Je vais mourir ici, je ne puis aller plus loin. » Net-no-kwa se décida à s’arrêter, et le reste de notre bande continua sa route avec une partie même de notre famille. Il ne resta que la vieille femme, une des jeunes épouses de Taw-ga-we-ninne, Wa-me-gon-a-biew, Ke-wa-tin et moi, le plus jeune des trois frères.

C’était vers le milieu de l’été, car les petites baies étaient mûres, que nous nous arrêtâmes aux bords du lac Moose, dont l’eau est fraîche et claire, comme celle du lac Supérieur. Ce lac est petit et rond ; un canot peut se distinguer facilement d’une rive à l’autre, dans la partie la plus large. Nous n’étions que deux en état de travailler ; et comme j’étais bien jeune et sans aucune expérience de la chasse, nous craignions, dans cet état, d’abandon, de manquer bientôt de tout ; nous avions apporté un des filets dont on se sert à Mackinac ; en le jetant la première nuit, nous prîmes quatre-vingts truites et poissons blancs.

Quelque temps après, nous rencontrâmes des castors ; nous en tuâmes six, ainsi que quelques loutres et rats musqués (22). Il y avait aussi dans nos provisions un peu de blé et de graisse ; avec les produits de la chasse et de la pêche nous vécûmes confortablement. Mais, aux approches de l’hiver, la vieille femme nous dit qu’elle ne risquerait pas de prolonger son séjour aussi loin de tout lieu habité par des blancs ou des Indiens pendant une saison rigoureuse. Ke-wa-tin était si souffrant et si faible, que notre marche fut très lente ; quand nous arrivâmes au portage, les eaux commençaient à geler ; il vécut près de deux mois encore. La vieille femme le fit enterrer auprès de son mari et plaça un de ses pavillons sur la tombe.


CHAPITRE IV.


Famine. — Incendie dans le désert. — Raquettes à neige. — Mitasses. — Jeunes hommes égarés dans le désert. — Pe-twaw-we-ninne, le fumeur. — Hospitalité. — Caribous. — Traversée d’un lac. — Prière au Grand Esprit. — Autorité d’une femme indienne. — Le lac de la Pluie. — Le lac des Bois. — Le lac Winnipeg. — Tempête sur un lac américain.


L’hiver devenait rude ; nous commencions à sentir la pauvreté. Il nous était impossible, à Wa-me-gon-a-biew et à moi de tuer tout le gibier dont nous avions besoin ; il avait dix-sept ans, moi treize, et le gibier n’était pas commun.

Le froid augmentant tous les jours, nous transportâmes notre cabane dans les bois pour avoir plus facilement les moyens de nous chauffer ; là, nous eûmes, mon frère et moi, d’excessifs efforts à faire pour éviter la famine ; nous allions chasser jusqu’à deux et trois journées de notre toit, et souvent nous ne rapportions que peu de chose. Dans un de nos sentiers de chasse, nous avions un camp construit de branches de cèdre, au milieu duquel nous avions si souvent fait du feu que toute l’enceinte, desséchée, s’enflamma enfin pendant notre sommeil. Les rameaux de cèdre pétillaient avec une sorte d’explosion comme de la poudre ; nous sortîmes à peu près sains et saufs de cet incendie.

Dans notre retour, à une grande distance de la cabane, nous eûmes à passer une rivière si rapide, qu’elle ne gelait jamais entièrement ; le temps était si froid, que les arbres craquaient sous le poids de la gelée ; nous tentâmes cependant le passage, moi le premier, lui ensuite ; mais, en tâchant de glisser sur la glace, il se mouilla presque entièrement, tandis que j’avais seulement les jambes trempées. Nos mains étaient si engourdies, qu’il nous fallut long-temps pour nous débarrasser de nos raquettes (23) à neige, et à peine étions-nous sortis de l’eau, que nos mitasses (24) et nos mocassins devinrent tout roides de glace ; mon frère perdit courage et dit qu’il voulait mourir. Notre bois pourri (25) s’était mouillé dans notre passage ; sans moyens d’allumer du feu, et voyant nos mocassins et nos vêtemens se roidir de plus en plus, je commençai à croire aussi que nous allions mourir ; mais je ne voulus pas, comme mon frère indien, m’asseoir et attendre patiemment la mort. Je fis le plus de mouvement possible sur le bord de la rivière, dans un endroit d’où le vent avait balayé la neige. Enfin, je trouvai un peu de bois pourri, bien sec, qui me tint lieu de briquet, et j’eus le bonheur d’allumer un feu ; nous nous mîmes aussitôt à dégeler et à sécher nos mocassins, et dès qu’ils furent à peu près secs, nous les chaussâmes pour aller ramasser une provision de bois et faire un feu plus grand ; lorsque la nuit vint, nous avions un bon feu, des vêtemens secs, et quoique nous n’eussions rien à manger, nous nous trouvions encore heureux, tant nous avions souffert.

Au point du jour, nous nous remîmes en marche, et à très peu de distance nous rencontrâmes notre mère qui nous apportait des vêtemens et un peu de nourriture ; elle nous attendait la veille vers le coucher du soleil, et comme elle savait que nous avions à passer une rivière dangereuse, elle avait marché toute la nuit, craignant que nous n’eussions été entraînés à travers la glace.

Telle fut notre vie pendant quelque temps : nous étions à demi morts de faim, lorsqu’un Muskegoe (26) ou Indien des marais, appelé le Fumeur, vint chez les marchands, et, apprenant notre extrême pauvreté, nous invita à le suivre dans son pays, où il chasserait pour nous, et d’où il nous ramenerait au printemps. Nous marchâmes vers l’ouest pendant deux jours entiers pour arriver à sa loge, en un lieu nommé We-sau-ko-ta-see-be (rivière du bois brûlé) ; il nous reçut sous son propre toit, et rien ne nous manqua pendant notre séjour auprès de lui. Tel est encore l’usage des Indiens éloignés des blancs (27) ; mais les Ottawwaws et tous les autres Indiens, voisins des établissemens, ont appris à ressembler aux blancs, et à ne donner qu’à ceux qui peuvent payer. Si quelqu’un de ceux qui appartenaient alors à la famille de Net-no-kwa rencontrait, après tant d’années, un membre de la famille de Pe-twaw-we-ninne, le fumeur, il l’appellerait frère et le traiterait en frère.

Nous étions de retour au portage depuis peu de jours, lorsqu’un autre homme, de la même bande de Muskegoes, nous invita à venir avec lui dans une grande île du lac Supérieur, où nous trouverions, en abondance, des caribous (28), des esturgeons, et tout ce qui serait nécessaire à notre entretien ; nous le suivîmes donc, et, partis à la pointe du jour, nous débarquâmes avant la nuit, malgré le vent contraire. Dans les creux des rochers à fleur d’eau qui entourent l’île, il y avait plus d’œufs de mouettes que nous n’en pouvions porter ; nous harponnâmes aussi deux ou trois esturgeons, aussitôt après notre arrivée ; le lendemain, Wage-mah-wub, que nous nommions notre beau-frère, et qui était en effet parent éloigné de Net-no-kwa, rapporta de la chasse deux caribous.

Il nous fallut un jour pour aller du rivage à un grand lac qui reçoit une petite rivière. Nous y trouvâmes des castors, des loutres et beaucoup d’autre gibier. Tant que nous restâmes dans cette île, nous eûmes des provisions abondantes ; nous la quittâmes pour retourner au portage, formant un convoi de dix canots, dont huit appartenaient à la famille de Wa-ge-mah-wub. La nuit avait été calme ; l’eau n’était pas même ridée lorsque nous partîmes de l’île aux premières lueurs du matin ; à peine avions-nous navigué pendant deux cents verges, que tous les canots s’arrêtèrent, et le chef, d’une voix très haute, adressa une prière au Grand Esprit pour qu’il jetât un regard favorable sur notre traversée.

« Vous avez fait ce lac, disait-il, et vous nous avez faits aussi nous, vos enfans ; vous pouvez maintenir le calme de cette eau jusqu’à ce que nous l’ayons traversée sains et saufs. » Il pria ainsi pendant cinq ou dix minutes, et jeta ensuite dans l’eau une petite quantité de tabac ; de chaque canot, on en jeta à son exemple ; tous repartirent ensemble, et le vieillard commença une chanson dont je ne me rappelle pas bien distinctement le sens ; je sais seulement qu’elle était religieuse. J’avais oublié ma langue maternelle, et à peine me restait-il quelques notions bien vagues sur la religion des blancs.

Je me souviens que cette invocation du chef au Grand Esprit me parut très expressive et solennelle ; les Indiens en semblaient tout émus. Exposés sur un lac immense, dans leurs fragiles canots, ils sentaient vivement leur dépendance du pouvoir qui gouverne les vents et les vagues ; ils ramaient et pagayaient en silence et avec activité. Long-temps avant la nuit, nous débarquâmes sains et saufs au grand portage, sans que la surface du lac eût été un seul instant agitée.

On me laissa, depuis ce jour, une entière liberté d’aller et de venir ; j’aurais pu, à chaque instant, fuir les Indiens, mais je croyais mon père massacré avec toute ma famille, et je savais quelle vie de travail et de privations m’attendait chez les blancs ; sans amis, sans argent, sans propriété, réduit à toutes les misères d’une indigence extrême ; je voyais chez les Indiens tous ceux que l’âge ou la faiblesse empêchait de chasser, sûrs de trouver des secours ; je m’élevais aussi dans leur estime, et j’étais pour eux comme un jeune homme de leur race. Je me décidai donc à rester alors avec eux ; mais j’avais toujours le dessein de retourner un jour vivre parmi les blancs.

Nous nous retrouvions encore au portage d’où la bienveillante hospitalité.des Muskegoes nous avait tirés deux fois. Net-no-kwa résolut de reprendre notre route vers la rivière Rouge ; sa détermination arrêtée, elle apprit d’un marchand que l’un de ses gendres, qui l’avait quittée au lac Moose, lorsque l’état de Ke-wa-tin ne lui avait pas permis d’aller plus loin, avait été tué par un vieillard dans une débauche d’ivrognerie ; les marchands avaient conduit la veuve jusqu’au lac de la Pluie (29), où elle faisait prier sa mère de venir la rejoindre ; c’était un motif de plus pour nous diriger vers la rivière Rouge, e% nous résolûmes de partir sans délai.

Notre canot avait été prêté aux marchands et portait des ballots dans la direction de la rivière Rouge ; d’autres bateaux allaient suivre la même route ; Net-no-kwa demanda place pour nous jusqu’à l’endroit où nous rencontrerions notre canot. Nous le rencontrâmes bientôt, et, comme les marchands refusaient de nous le rendre, Net-no-kwa s’en empara sans leur consentement, et le remplit de nos bagages ; les marchands n’osèrent pas résister. Je n’ai jamais vu aucun Indien, homme ou femme, exercer une autorité semblable à celle de Net-no-kwa ; elle faisait toujours ce qu’elle voulait avec les blancs comme avec les Indiens. Cette autorité venait probablement, en grande partie, de ce qu’elle ne tentait jamais rien que de juste.

Au lac de la Pluie nous trouvâmes la fille de la vieille femme soignée par quelques Indiens, mais bien pauvre. Net-no-kwa s’entretint long-temps avec elle de notre position. Elle lui parla de nos infortunes, de nos pertes, de la mort de son mari et de celle de Ke-wa-tin. Les deux fils qui lui restaient encore étaient bien jeunes, disait-elle, mais ils commençaient à devenir capables de quelque chose, et puisqu’elle était venue si loin pour aller chasser des castors à la rivière Rouge, elle ne voulait pas retourner sur ses pas. Nous ne fûmes consultés ni mon frère ni moi, quoique fort intéressés aux résultats de cette consultation.

Nous nous dirigeâmes d’abord vers le lac des Bois, les Indiens l’appellent Pub-be-kwaw-waug-gaw-sau-gi-e-gun (le lac des Collines de sable ). Je ne comprends pas le nom qu’il a reçu des blancs, car le bois n’est pas très commun dans ses environs. La violence des vents nous fit courir bien des dangers ; les vagues battaient notre canot avec tant de force, que je suffisais à peine, avec une grande chaudière, à vider l’eau à mesure qu’elle pénétrait.

A la fin de l’année, nous arrivâmes au lac d’Eau bourbeuse, que les blancs nomment lac Winnepeg (30). Là Net-no-kwa, ne pouvant plus résister à la longue suite de chagrins qui l’avaient frappée depuis son départ de son pays, se mit à boire, bien contrairement à ses habitudes, et ne tarda pas à s’enivrer. Le vent nous paraissant bon, nous nous décidâmes, avec l’inexpérience et la simplicité de notre âge, à porter la vieille femme dans le canot, et à passer de l’autre côté du lac. Les marchands nous dirent que le vent nous serait contraire, mais nous n’en tinmes compte et nous gagnâmes le large. Comme le vent soufflait du rivage, les premières vagues n’étaient pas hautes ; bientôt elles commencèrent à battre violemment notre canot, et à menacer de le remplir. Il était plus dangereux encore de retourner que d’avancer. Le soleil ne tarda pas à se coucher, et le vent devenait de plus en plus terrible. Nous nous regardions comme perdus et nous poussions des cris.

Tout à coup la vieille femme se réveille de son ivresse, se lève, adresse à haute voix une instante prière au Grand Esprit, et se met à ramer avec une étonnante activité, en nous encourageant et indiquant à Wa-me-gon-a-biew comment il faut diriger le canot. Enfin nous approchâmes du rivage, et reconnaissant l’endroit où nous allions aborder, elle manifesta de vives alarmes. « Mes enfans, nous dit-elle, je crois que nous allons périr. Là, devant nous, sont des rochers grands et nombreux cachés sous l’eau ; notre canot doit être mis en pièces. Cependant nous n’avons pas autre chose à faire que de pousser en avant, et quoique nous ne puissions pas distinguer les rochers, il est encore possible de passer entre eux. »

Peu d’instans après, notre canot vint échouer sur un sable doux et uni. Nous nous en élançâmes aussitôt, pour le tirer hors de la portée des vagues. Nous campâmes, et notre feu ne fut pas plutôt allumé, que nous nous mimes à plaisanter la vieille femme sur son ivrognerie et sur la terreur qu’elle avait manifestée en se réveillant. Le matin, nous reconnûmes que le rivage était tel qu’elle nous l’avait décrit. Dans la plus profonde obscurité, nous étions débarqués sur un point que le plus hardi Indien n’aurait point tenté d’atteindre en plein jour avec un pareil vent.

Nous restâmes dans ce camp une partie de la journée suivante, qui fut calme et belle. Sur le soir, nos bagages étant séchés, nous mimes à la voile pour l’embouchure de la rivière Rouge. Il était nuit quand nous y parvînmes, et voyant une cabane, nous débarquâmes auprès sans allumer de feu, ni faire aucun bruit qui pût troubler les habitans, car nous ignorions qui ils étaient. Le matin, ils vinrent nous réveiller. C’était précisément la famille de l’un des frères de Taw-ga-we-ninne que nous venions visiter.


CHAPITRE V.


Indiens hospitaliers. — Campement au milieu des bisons. — L’Assinneboin. — Trappes à castors. — Prières et chants nocturnes. — Apparitions. — Ours tué par un enfant. — Moose. Pe-sbau-ba et ses trois jeunes hommes.


Peu de jours après, nous remontâmes tous ensemble la rivière Rouge, et en deux journées nous parvînmes à l’embouchure de l’Assinneboin, où campaient un grand nombre d’Ojibbeways et d’Ottawwaws. Aussitôt après notre arrivée, les chefs se réunirent pour prendre notre état en considération et convenir des moyens de nous assister. « Nos parens, dit l’un des chefs, sont venus vers nous d’une contrée éloignée ; ces deux jeunes garçons ne peuvent pas encore subvenir à tous leurs besoins, et nous ne devons pas souffrir qu’ils restent dans la misère au milieu de nos familles. » Tous les hommes offrirent, l’un après l’autre, de chasser pour nous, et convinrent que chacun d’eux nous donnerait une part de ce qu’il tuerait. Nous remontâmes ensuite l’Assinneboin, et la première nuit nous campâmes au milieu des bisons (31).

Le matin, on me permit d’accompagner quelques Indiens à la chasse de ces animaux ; ils en rencontrèrent quatre et tuèrent un mâle. Il nous fallut dix jours pour remonter l’Assinneboin ; l’on tua plusieurs ours sur ses bords. Cette rivière est large, basse et sinueuse ; son eau est trouble comme celle de la rivière Rouge ; mais le fond de la première est sablonneux, et celui de la seconde ordinairement bourbeux. Les deux rives sont couvertes de peupliers, de chênes blancs et de quelques autres arbres qui atteignent une hauteur remarquable. Les prairies, cependant, sont peu éloignées, et quelquefois s’étendent jusqu’au bord de l’eau.

Nous nous arrêtâmes dans un endroit nommé Portage de la Prairie, éloigné, par terre de soixante-dix milles de l’embouchure de l’Assinneboin ; la distance par eau est beaucoup plus grande. Les Indiens conseillèrent à un marchand qui nous accompagnait d’y construire sa maison pour passer l’hiver ; nous laissâmes là tous nos canots pour nous répandre dans les terres et chasser les castors dans les petits ruisseaux.

Les Indiens désignèrent une crique pleine de ces animaux, où nul ne pourrait chasser hors Wa-me-gon-a-biew et moi ; ma mère me donna trois trappes (32) et m’apprit à les tendre à l’aide d’une corde attachée autour du ressort, car je n’étais pas encore de force à le faire avec mes mains comme les autres Indiens. Le lendemain matin, je trouvai des castors dans deux de mes trappes ; ne pouvant les prendre moi-même, je rapportai sur mon dos trappes et castors, et la vieille femme vint à mon aide, heureuse et fière de mon succès ; elle avait toujours été bonne pour moi, et souvent elle prenait mon parti quand les Indiens voulaient me mortifier ou me maltraiter.

Nous étions aussi bien approvisionnés que le reste de la bande ; car, lorsque notre gibier ne suffisait pas, nous étions sûrs de partager la chasse de quelques uns de nos amis. Les Indiens qui passèrent l’hiver avec nous occupaient deux cabanes, et nous une troisième ; mais, à la fin de notre séjour, des Crees (33) vinrent en élever quatre autres auprès de nous. Les Crees sont parens des Ojibbeways et des Ottawwaws ; leur langue diffère un peu et ne se comprend pas de prime-abord. Leur pays touche celui des Assinneboins (34) ou rôtisseurs de pierres ; et, bien qu’ils ne soient ni parens ni alliés naturels, ils sont quelquefois en paix et se mêlent entre eux assez souvent.

Après trois mois de séjour, le gibier devenant rare, nous commençâmes à souffrir tous de la faim. Le chef de notre bande, nommé le Petit Assinneboin, nous proposa de changer de campement, et fixa le jour de notre départ ; mais, en l’attendant, notre détresse devint extrême. La veille du jour convenu, ma mère parla beaucoup de tous nos malheurs, de toutes nos pertes et de la misère excessive qui pesait sur nous. A l’heure accoutumée, j’allai me coucher comme les plus jeunes membres de la famille ; mais je fus bientôt réveillé par les prières et les chants de la vieille femme, qui continua ses dévotions à haute voix pendant une grande partie de la nuit.

Le lendemain matin, de très bonne heure, elle nous réveilla pour mettre nos mocassins et nous tenir prêts au départ ; puis elle appela Wa-me-gon-a-biew auprès d’elle pour lui dire à demi-voix : « Mon fils, la nuit dernière, j’ai adressé des prières et des chants au Grand Es»prit ; pendant mon sommeil, il m’est apparu sous la forme d’un homme, et m’a dit : Net-no-kwa, demain vous aurez un ours à manger ; il y a, près de la route que vous allez suivre, et dans telle direction (elle la lui expliqua), une petite prairie ronde d’où sort une espèce de sentier ; l’ours est dans ce sentier. » Maintenant, mon fils, je désire que vous suiviez cette direction sans en rien dire à personne, et vous trouverez bien sûrement l’ours comme je vous l’ai expliqué. »

Mais le jeune homme, qui n’était pas très obéissant, et ne faisait pas toujours grand cas des paroles de sa mère, sortit de la cabane et raconta en riant le rêve aux autres Indiens : « La vieille femme, leur dit-il, assure que nous mangerons un ours aujourd’hui ; mais je ne sais qui le tuera. » Net-no-kwa, l’entendant, le rappela et lui fit des reproches, sans pouvoir obtenir de lui d’aller à la chasse. Nous nous dirigeâmes tous vers l’endroit où nous devions camper pendant la nuit ; les hommes marchaient les premiers, portant une partie de nos bagages, qu’ils déposèrent en arrivant pour aller chasser. Quelques enfans qui les avaient accompagnés furent chargés de garder ces bagages jusqu’à l’arrivée des femmes. J’étais de ce nombre ; j’avais mon fusil avec moi, et je pensais toujours à la conversation de ma mère et de Wa-me-gon-a-biew ; enfin je résolus d’aller à la recherche de la prairie qu’elle avait vue en songe ; sans confier mon projet à personne, je chargeai mon fusil pour la chasse de l’ours, puis je retournai sur nos pas.

Je rencontrai bientôt l’une de mes tantes, femme d’un des frères de Taw-ga-we-ninne ; elle nous avait montré peu d’amitié, nous regardant comme une charge pour son mari qui venait quelquefois à notre aide ; elle s’était souvent aussi moquée de moi. Cette femme me demanda où j’allais de la sorte, et si j’avais pris mon fusil pour tuer les Indiens. Je ne lui répondis pas ; et pensant que je devais être près de l’endroit où, selon les indications de ma mère, Wa-me-gon-a-biew aurait dû quitter le sentier, j’en sortis, continuant à observer avec soin toutes les instructions qu’elle avait données.

J’arrivai enfin dans un endroit où, d’après toutes les apparences, devait avoir été jadis un étang ; c’était une petite place ronde et ouverte au milieu des bois, où commençaient à s’élever du gazon et quelques arbrisseaux. Je pensai que ce devait être la prairie indiquée par ma mère, et, l’examinant tout autour, j’arrivai à une ouverture à travers les arbres, qui désignait probablement le cours d’un petit ruisseau sortant de la prairie ; mais la neige était si épaisse, que je ne pus m’en assurer.

Ma mère avait dit aussi que, dans son rêve, en voyant l’ours, elle avait aperçu au même instant une fumée qui s’élevait de la terre : j’étais sûr d’avoir découvert le lieu indiqué par elle, et je veillai long-temps pour attendre l’apparition de la fumée ; mais, fatigué enfin de ne point la voir, je fis quelques pas dans l’endroit découvert qui ressemblait à un sentier, et tout à coup je m’enfonçai dans la neige de la moitié de ma hauteur.

Facilement dégagé de ce mauvais pas, je continuais ma marche, lorsque me rappelant avoir entendu des Indiens parler d’ours tués dans leurs tanières, il me vint à l’idée que j’étais tombé peut-être dans la tanière d’un ours. Je me retournai ; la tête d’un ours paraissait dans l’enfoncement, j’appuyai le canon de mon fusil entre ses yeux, et je tirai. Dès que la fumée se fut dissipée, je pris un bâton que j’enfonçai dans les yeux et dans la blessure ; puis, voyant que l’ours était bien tué, je tâchai de le tirer de sa tanière ; mais ne pouvant y parvenir, je repris la route de notre camp, en suivant la trace de mes pas.

En approchant des cabanes que les femmes venaient d’élever (35), je rencontrai celle de mes tantes qui s’était déjà trouvée sur mon passage, et elle se mit encore à se moquer de moi : « Avez-vous tué un ours, me dit-elle, pour revenir si tôt et courir si vite. » Je me demandais en moi-même : Comment sait-elle que j’ai tué un ours ? Mais je passai mon chemin sans lui rien dire, et j’arrivai à la cabane de ma mère. Après quelques minutes, la vieille femme me dit : « Mon fils, regardez dans cette chaudière, vous y trouverez un peu de chair de castor, qu’un homme m’a donnée après votre départ ; laissez-en la moitié pour Wa-me-gon-a-biew, qui n’est pas encore rentré de la chasse, et n’a rien mangé aujourd’hui » Je pris donc mon repas, et voyant qu’enfin Net-no-kwa était seule, je m’approchai d’elle, et lui dis à l’oreille : « Ma mère, j’ai tué un ours ! — Que dites-vous, mon fils ? reprit-elle. — J’ai tué un ours. — » Êtes-vous bien sûr de l’avoir tué ? — Oui. — Est-il bien mort ? — Oui. » Elle me regarda fixement quelques instans, me prit dans ses bras, m’embrassa tendrement, et me couvrit long-temps de caresses. Je lui rapportai ensuite tout ce que ma tante m’avait dit en allant et en venant, et son mari en ayant été instruit à son retour, la gronda et la battit sévèrement. On alla chercher l’ours, et comme c’était le premier que j’eusse tué, on le fit cuire tout d’une pièce, et tous les chasseurs de la bande furent invites il s°en régaler avec nous, selon la coutume des Indiens (36).

Le méme jour, un des Crees tua un ours et un moose (37) dont il donna de grands morceaux à ma mère. Pendant quelque temps nous eûmes beaucoup de gibier dans cette nouvelle résidence ; ce fut la que Wa-me-gon-a-biew tua son premier bison, et à cette occasion ma mère donna encore une fête à toute la bande. Bientôt après, les Crees nous quittèrent pour retourner dans leur pays. Ils étaient serviables et hospitaliers ; nous les vimes partir avec regret. Nous allâmes ensuite regagner l’endroit ou nous avions laissé le marchand, et nous y arrivâmes le dernier jour de décembre.

Nous restâmes quelque temps seuls auprès de la maison du marchand dont nous reçumes bientôt un message. En allant le rejoindre, nous rencontrâmes Pe-shau-ba, chef guerrier célèbre de la nation des Ottawwaws, qui était venu du lac Huron depuis plusieurs années. Il avait entendu dire qu’une vieille femme ottawwaw laissée, par la mort des hommes de sa famille, seule avec deux femmes, deux jeunes garçons et trois petits enfans, était réduite à une extrême pauvreté, sur les bords de l’Assinneboin. Il avait trois compagnons que les Indiens appelaient ses jeunes hommes, quoique l’un d’eux fût peut-être plus âgé que lui : c’étaient Waus-so (l’éclair), Sag-git-to (celui qui effraie tous les hommes), et Sa-ning-wub (celui qui étend ses ailes) ; le plus vieux, Waus-so, reconnu lui-même pour un guerrier distingué, était tombé malade, et avait été laissé à quelque distance.

Pe-shau-ba nous suivait de place en place, d’après les indications des Indiens. C’était un grand et très beau vieillard ; il reconnut sur-le-champ Net-no-kwa pour une de ses parentes, et demanda qui nous étions. Ce sont mes fils, répondit-elle. Me regardant alors avec une attention toute particulière, il me dit : « Venez ici, mon frère ; « puis, découvrant sa poitrine, il me montra la cicatrice d’une blessure profonde et dangereuse : « Vous rappelez-vous, mon jeune frère, qu’en jouant avec des fusils et des flèches vous m’avez fait cette blessure ? » Voyant mon embarras, il continua à s’en amuser quelque temps en me racontant toutes les circonstances de cet événement. Enfin, il me tira de cet état d’incertitude et d’anxiété en disant que ce n’était pas moi, mais un de mes frères, qui l’avait blessé dans une rencontre qu’il désigna. Il parla de Ke-wa-tin qui aurait été à peu près de mon âge, et s’informa particulièrement de l’époque et des détails de mon enlèvement, postérieur à son départ du lac Huron.


CHAPITRE VI.


Marche à travers les neiges. — Nattes de Puk-kwi. — Le lac d’Eau claire. — Sunjegwun. — Éducation d’un chasseur. — Canots de cuir. — Rapides. — Les Indiens tournebroches. — Comptoir européen et orgies indiennes. — Expédition guerrière. — Fête des premiers fruits. — Traversée périlleuse. — Commerce de pelleteries.


Nous partîmes dans les premiers jours de l’année pour le pays de Pe-shau-ba ; la neige était épaisse, et notre longue route traversant presque toujours des prairies ouvertes, nous ne pouvions pas marcher quand le vent soufflait avec force. Au commencement de notre voyage, nous manquions de vivres, mais nous rencontrâmes bientôt un grand nombre de bisons très gras et très bons. Malgré l’épaisseur de la neige, et quoique la saison fût très rude, ces animaux pouvaient encore, au moyen de leurs cornes, découvrir le gazon, et trouver ainsi une suffisante nourriture.

Nous avions laissé nos nattes de Puk-kwi (38), le voyage étant trop long pour nous permettre de les emporter. Dans le mauvais temps, nous élevions une petite cabane couverte de trois ou quatre peaux de bisons encore fraîches, dont la gelée ne tardait pas à faire un abri à l’épreuve de la neige et du vent. Dans les temps calmes, nous campions ordinairement sans autre couverture que nos vêtemens.

Pendant toute notre marche, Pe-shau-ba et Sa-ning-wub portèrent constamment sur leur dos un des enfans en bas âge de notre sœur. Notre voyage, avec toute la diligence que permit la température, dura près de deux mois et demi. Au milieu de notre route, nous passâmes devant le magasin et le fort de Mouse-River. Nous nous dirigions à peu près vers le nord-ouest, et nous arrivâmes enfin à un endroit nommé Kau-wau-ko-mig-sah-kie-gun (le lac d’Eau claire), d’où part un petit ruisseau nommé Sas-kaw-ja-wun (l’eau douce). Ce n’est ni la source ni un bras de la grande rivière de Sas-kaw-jawun (Sas-kut-chawin), qui est plus loin vers le nord. Le lac d’Eau claire n’est pas cependant non plus la source principale du petit Sas-kaw-jawun, qui commence à une assez grande distance aussi au nord.

La petite hutte de Pe-shau-ba était au bord de ce lac ; il y vivait depuis plusieurs années avec les trois hommes dont j’ai parlé. Il avait laissé sa femme au lac Huron. Je ne sais si les trois autres Indiens étaient mariés, mais ils n’avaient point de femmes avec eux. Aussitôt après notre arrivée, il ouvrit son sunjegwun (39), et en tira beaucoup de peaux de castors, de pelleteries apprêtées, de viande boucanée, et d’autres objets qu’il remit aux femmes en disant: « Nous avons assez long-temps été nous-mêmes nos femmes, cela ne saurait durer davantage. C’est à vous désormais de préparer les peaux, de boucaner les viandes, de faire nos mocassins. »

La vieille femme se chargea particulièrement de ce qui appartenait à Pe-shau-ba ; elle l’appelait son fils, et le traitait comme tel. Sa fille et sa belle-fille prirent soin des trois autres hommes. Nous restâmes, Wa-me-gon-a-biew et moi, sous la surveillance particulière de notre mère. J’étais à la chasse le compagnon de Pe-shau-ba, qui fut toujours bon pour moi, et semblait prendre plaisir à m’apprendre à devenir grand chasseur.

L'hiver était fort avancé quand nous arrivâmes au bord du lac. Cependant la saison restait si froide encore, que l’eau gelait aussitôt que nous la mettions hors de notre cabane. Dans nos jours de chasse, nous sortions bien avant le lever du soleil, pour ne rentrer que long-temps après son coucher. A midi, le soleil s’élevait à peine jusqu’à la cime des arbres, quoiqu’ils soient très bas dans cette contrée presque toute couverte de prairies, où croissent seulement, en très petit nombre, des cèdres et des pins d’une faible végétation. Les castors et d’autres espèces de gibier y abondent. Le pays des Mandans (40), au bord du Missouri, n’en est pas très éloigné ; un homme pourrait aller, en quatre jours, de Mouse-River aux villages des Mandans.

Au moment où les feuilles allaient commencer à poindre, nous partîmes avec toutes nos pelleteries, et beaucoup de viande et de queues de castor boucanées, pour le comptoir de Mouse-River. Dans ce pays, il n’y a ni bouleaux ni cèdres propres à la construction des canots, nous fûmes obligés, pour notre voyage, d’en faire un de peaux de mooses (41) cousues ensemble et tendues avec beaucoup de soin, elles forment, si on les laisse bien sécher, un bon et solide canot, qui, cependant, n’aurait que peu de durée dans les grandes chaleurs. L’intention de Net-no-kwa et de Pe-shau-ba étant de retourner au lac Huron, nous embarquâmes nos personnes avec tout ce qui nous appartenait dans ce canot, qui pouvait porter à peu près moitié autant qu’un bateau ordinaire de Mackinac, ou environ cinq tonneaux.

Nous descendîmes en plusieurs jours le petit Sas-kaw-jawun ; sur les bords de cette rivière était un village d’Assinneboins, où nous nous arrêtâmes plusieurs nuits ; nul de nous ne pouvait les entendre, excepté Waus-so, qui avait eu occasion d’apprendre leur langue. Du petit Sas-kawjawun, nous entrâmes dans l’Assinneboin, et bientôt nous parvînmes aux Rapides, où était un village de cent cinquante cabanes d’Assinneboins avec quelques Crees.

Comme nous commencions à manquer de vivres frais, il fut décidé que nous passerions un jour ou deux à prendre des esturgeons qui s’y trouvaient en abondance. Campés près des Assinneboins, nous vîmes une vieille femme couper un morceau de la tête d’un esturgeon que l’on tirait de l’eau, et le manger tout cru, sans aucun assaisonnement.

Ce peuple nous parut généralement sale et brut : mais peut-être faut-il attribuer une partie de notre dégoût à l’aversion habituelle des Ojibbeways pour les tournebroches (42).

En deux jours, nous allâmes des Rapides à Monk-River, où les deux*compagnies de la baie d’Hudson et du Nord-Ouest (43) ont des comptoirs. Là, Pe-shau-ba et ses amis se mirent à boire ; en peu de jours, il ne leur resta rien des pelleteries qu’ils avaient ramassées dans une chasse longue et constamment heureuse. Nous cédâmes, d’une seule fois, cent peaux de castors pour des liqueurs fortes ; on nous donnait, pour six peaux de castors, un quart de rhum ; mais les marchands mêlaient beaucoup d’eau à leurs liqueurs.

Après quelques jours de débauches, on se mit à construire des canots de bois de bouleau pour continuer le voyage ; mais alors les Assinneboins, les Crees, et tous les Indiens du voisinage avec qui les Mandans avaient fait la paix, furent invités à venir se joindre à ces derniers pour attaquer une peuplade que les Ojibbeways appellent les A-gutch-a-ninnes (44), et qui est établie à deux jours de distance des Mandans. Waus-so, apprenant cette nouvelle, résolut d’aller se joindre aux guerriers qui s’assemblaient à Mouse-River. « Je ne veux pas, dit-il, retourner dans mon pays sans rapporter encore quelques cicatrices ; je veux voir le peuple qui a tué mes frères. »

Pe-shau-ba et Net-no-kwa tâchèrent de l’en dissuader, mais il ne voulut pas les écouter, et son enthousiasme ne tarda pas à devenir contagieux pour Pe-shau-ba. Après deux jours de réflexion, il dit à la vieille femme : « Je ne puis me résoudre à reparaître sans Waus-so dans le pays des Ottawwaws. Sa-ning-wub et Sag-git-to veulent aussi aller avec lui rendre visite aux voisins des Mandans, je serai du voyage ; allez m’attendre aux bords du lac Winnipeg ; je m’y rendrai à la chute des feuilles (45). Ne manquez pas d’avoir un baril de rhum tout prêt, car je serai fort altéré à mon retour. »

Les canots n’étaient point terminés lorsqu’ils partirent pour cette expédition guerrière. Wame-gon-a-biew les accompagna, et je restai seul avec trois femmes et trois enfans.

Je me mis aussitôt en route pour le lac Winnipeg, avec Net-no-kwa et le reste de la famille ; il nous fallut nous servir encore du vieux canot de peaux de mooses. Peu de temps après avoir quitté le comptoir des blancs, nous découvrîmes un esturgeon jeté par accident au milieu de bas-fonds sablonneux, de telle manière qu’une grande partie de son dos paraissait sur la surface ; je m’élançai hors du canot, et le tuai sans beaucoup de difficultés. C’était le premier esturgeon pris par moi ; la vieille femme crut devoir célébrer, dans cette occasion, la fête d’Oskenetahgawin, ou des premiers fruits, quoiqu’il n’y eût auprès de nous aucun Indien à pouvoir y inviter.

L’embouchure de l’Assinneboin est un point très fréquenté par des bandes de guerriers sioux, qui se tiennent cachés au bord, et font feu sur les passans. Nous ne nous en approchâmes qu’avec précaution, résolus de ne tenter le passage que dans l’obscurité. Il était donc à peu près minuit, lorsque évitant attentivement l’une et l’autre rive, nous nous laissâmes aller au courant, pour entrer dans la rivière Rouge ; la nuit était obscure, et nous ne pouvions rien apercevoir distinctement sur les bords.

A peine étions-nous entrés dans la rivière Rouge, que le silence fut interrompu par un cri de hibou, sur la rive gauche de l’Assinneboin ; un second cri se fit entendre aussitôt sur la rive droite, et presque en même temps un troisième, sur le bord de la rivière Rouge, qui fait face à l’embouchure. Net-no-kwa murmura d’une voix que nous entendîmes à peine : « Nous sommes découverts, » et nous fit signe de faire courir le canot dans le plus grand silence. Nous tâchâmes donc de tenir, avec un soin extrême, le milieu de la rivière ; j’étais à l’avant du canot, baissant la tête aussi prés que possible de la surface de l’eau, pour reconnaître et éviter toute espèce d’approche.

Soudain j’aperçus une légère ride sur la rivière, à la suite d’un objet bas et noir, qui me parut la tête d’un homme traversant le courant à la nage devant nous avec précaution. Je le montrai aux femmes, et l’on décida sur-le-champ que nous poursuivrions cet homme pour tâcher, de le tuer. Je pris donc un fort harpon, et nous commençâmes notre chasse ; mais l’oie, car c’en était une, avec ses oisons, prit l’alarme et disparut. Cette méprise reconnue, nous tentâmes, avec un peu moins de frayeur, de reprendre notre route, mais il nous fut impossible de rentrer dans le courant favorable.

C’étaient alors, selon moi, de vaines terreurs de femme, et je les supportais impatiemment ; mais aujourd’hui, je ne sais réellement pas si nous avions été effrayés par trois hiboux ou par une bande de guerriers.

Nous rétrogradâmes de plusieurs milles pour attendre les marchands qui devaient passer environ dix jours après nous. Pendant cette station, nous prîmes beaucoup d'oies, de cygnes et de canards. Je tuai un élan. Comme c'était le premier, une fête fut célébrée encore, quoique notre famille n'eût personne à inviter.

Les marchands arrivèrent comme ils étaient attendus, et nous les suivîmes jusqu'à leur comptoir du lac Winnipeg, près duquel nous restâmes deux mois. Quand ils repartirent pour les bords de l'Assinneboin, nous les accompagnâmes encore dans un canot d'écorce acheté à cet effet. Nous avions une bonne provision de peaux de castors, et Net-no-kwa n'avait point oublié la recommandation de Pe-shau-ba. Elle donna six peaux pour un quart de rhum. J'avais pris la plupart de ces castors ; j'en avais tué cent au moins dans un seul mois ; mais je n'en connaissais pas alors la valeur.


CHAPITRE VII.


Correspondance indienne. — Chasse aux élans. — Déguisement sauvage. — Chasse aux bisons. — Récolte du sucre d’érable. — Petite fille enlevée. — Portage et rivière du marais. — Mort de Sag-git-to. — Dépôt de fourrures.


Sur les bords de l’Assinneboin, à une ou deux journées plus loin que le portage de la Prairie, est un endroit nommé Ke-new-kau-neshe-way-boant (lieu où l’on abat l’aigle gris); les Indiens s’y arrêtent souvent. Nous y vîmes, en passant, de petits jalons fixés à terre, et portant des morceaux d’écorce de bouleau, sur deux desquels étaient dessinés des ours. On voyait sur les autres diverses figures d’animaux. Net-no-kwa reconnut sur-le-champ les totems de Pe-shau-ba, de Waus-so et de leurs compagnons. Ces signes étaient destinés à nous apprendre qu’ils avaient passé par là et à nous indiquer les moyens de les rejoindre. Nous quittâmes donc les marchands, ensuivant la direction désignée par Pe-shau-ba, nous le trouvâmes avec son parti à deux journées de la rivière.

L’expédition pour laquelle les Mandans cherchaient si loin des alliés avait manqué, faute d’accord entre les différentes bandes ; plusieurs se trouvaient en état d’hostilités héréditaires avec le reste ; des querelles s’élevant, le projet avait avorté, et les A-gutch-a-ninnes étaient restés en paix dans leur village ; nos guerriers, revenus immédiatement au comptoir de Mouse-River, avaient achevé leurs canots, et descendant la rivière jusqu’au lieu où nous avions reconnu leurs totems, ils s’étaient arrêtés dans le bon cantonnement de chasse où nous les rejoignions.

Nous trouvâmes dans leur camp une grande quantité de gibier ; ils avaient tué aussi beaucoup de castors ; les élans abondaient dans les environs, et c’était la saison du rut. Un jour, Pe-shau-ba m’envoya avec les deux jeunes femmes chercher quelques quartiers d’un élan qu’il avait tué. Les femmes, le trouvant grand et gros, se décidèrent à rester pour en boucaner la chair avant de le rapporter, et moi je repris le chemin de nos cabanes avec un quartier de viande fraîche. J’avais apporté mon fusil, et, voyant un grand nombre d’élans, je le chargeai, et, me cachant dans un petit hallier, j’imitai le cri de l’élan femelle ; aussitôt un énorme mâle accourut vers ma cachette si directement et avec une impétuosité telle, qu’alarmé pour ma propre sûreté, je pris la fuite : l’animal, me découvrant, se mit à fuir dans une direction opposée.

Réfléchissant alors que les Indiens se moqueraient de moi, je résolus de faire une nouvelle tentative et de ne céder, cette fois, à aucun sentiment de pusillanimité ; je choisis mieux ma cachette, et répétai à plusieurs reprises mon cri d’appel, jusqu’à ce qu’enfin un élan fût attiré ; je le tuai, mais une grande partie du jour s’était écoulée, et je m’aperçus qu’il était temps de regagner nos cabanes avec ma charge.

Au moment où je sortais d’un petit bois, au milieu d’une prairie, je vis un ours s’avancer vers moi ; je crus d’abord que c’était un ours noir de l’espèce commune, et je résolus de le tuer ; mais il pouvait me voir, et je savais qu’il aurait certainement pris la fuite s’il eût appartenu à l’espèce que je présumais. Voyant qu’il venait droit à moi, j’en conclus que c’était un ours gris, et je me mis à courir ; plus je courais, plus il semblait me serrer de près ; malgré ma frayeur, je me souvins des leçons de Pe-shau-ba, de ne jamais tirer un ours gris sans pouvoir aussitôt me réfugier dans un bois, et, si j’en étais poursuivi, de ne faire feu que presque à bout portant. Trois fois je me retournai, et le couchai en joue ; mais, le voyant trop loin, je reprenais ma course ; enfin, je réussis, à force de vitesse, à le dépasser sur la route de la cabane. Tout à coup j’entendis derrière moi la voix de Wa-megon-a-biew ; je ne vis plus l’ours, et mon frère me dit que toute ma terreur provenait d’un déguisement qu’il avait pris.

Net-no-kwa, inquiète de ma longue absence, l’avait envoyé à ma rencontre, et, me voyant sortir du petit bois, l’idée lui était venue de relever, par dessus sa tête, un vieux vêtement noir pour se donner l’apparence d’un ours. La frayeur m’avait sans doute aveuglé, car il était facile de distinguer la vérité. Quand cette aventure fut racontée aux anciens de notre famille, ils réprimandèrent Wa-me-gon-a-biew ; sa mère lui dit que si je l’avais tué sous ce déguisement j’aurais bien fait, et que, d’après les coutumes des Indiens, elle n’aurait eu aucune faute à me reprocher.

Nous continuâmes à chasser les castors et à en tuer un grand nombre jusqu’au temps où la glace devint trop épaisse ; nous allâmes alors poursuivre les bisons dans les prairies. Quand la neige commença à se durcir, les hommes annoncèrent l’intention de me laisser avec les femmes et d’aller au lac d’Eau claire construire des canots ; ils devaient, sur leur route, chasser les castors. Avant de nous quitter, ils voulurent nous pourvoir de quelques provisions. Waus-so sortit seul et tua un bison ; mais, dans la nuit, le temps devint froid et orageux, et les bisons vinrent chercher un abri dans les bois où nous étions campés.

De grand matin, Net-no-kwa nous réveilla en criant qu’un grand troupeau se tenait tout près de la cabane ; les quatre guerriers et Wa-megon-a-biew sortirent sans bruit et prirent leurs postes de manière à cerner le troupeau. Ils rirent beaucoup en me voyant préparer mon fusil, et ne voulurent pas me permettre de les accompagner ; mais, quand ils furent partis, la vieille Net-no-kwa, toujours disposée à me favoriser, me permit de me mettre à l’affût, tout près de la cabane, sur un point près duquel sa sagacité lui indiquait que le troupeau devait passer. Les Indiens firent feu, tous manquèrent leur coup; les bisons passèrent à ma portée, et j’eus le bonheur de tuer une grande femelle ; c’était mon premier bison, ma mère témoigna une satisfaction très vive.

Peu après, les Indiens me laissèrent avec Net-no-kwa, une des jeunes femmes et trois enfans ; ils avaient tué, avant leur départ, beaucoup de bisons dont nous boucanâmes un grand nombre de morceaux; ces provisions nous durèrent quelque temps. Je vis bientôt que je pouvais, moi aussi, réussir à la chasse des bisons, et pendant longtemps les vivres ne nous manquèrent pas. Un jour, une vieille femelle que j’avais blessée vint, quoiqu’elle n’eût point de petit, se jeter sur moi, et j’eus beaucoup de peine à lui échapper en grimpant sur un arbre ; elle était furieuse bien moins de sa blessure que de la poursuite des chiens. Il est, je crois, bien rare qu’une femelle coure sur un homme si elle n’a pas été harcelée par les chiens.

Nous fîmes du sucre (46) le printemps suivant, à dix milles au dessus du fort de Mouse-River ; le temps s’était adouci, et les castors commençaient à reparaître sur la glace, quelquefois même sur les bords ; j’avais l’habitude de me tenir à l’affût, et de tirer sur eux dès qu’ils sortaient de leurs cabanes. Un jour, en ayant tué un, je courus rapidement pour le prendre, et je passai à travers la glace ; mes raquettes se prirent au fond dans des racines, et peu s’en fallut que je ne fusse entraîné ; un effort presque désespéré me tira enfin de cet extrême danger. Les bisons étaient si nombreux dans ce quartier, que les chassant à pied, j’en tuais souvent à coups de flèche, sans autre aide que celle de chiens bien dressés.

Quand les arbres commencèrent à reverdir, Pe-shau-ba et les autres hommes revinrent dans des canots d’écorce de bouleau, rapportant beaucoup de peaux de castors et d’autres pelleteries d’une grande valeur. La vieille Net-no-kwa désirait vivement retourner au lac Huron, c’était aussi le vœu de Pe-shau-ba ; mais Wausso et Sa-ning-wub ne voulaient point repartir, et Pe-shau-ba était déterminé à ne pas s’en séparer. Sag-git-to était fort malade, depuis quelque temps, d’un grand ulcère ou abcès près du nombril ; après plusieurs jours d’ivrognerie, il éprouva de violentes douleurs au ventre, qui enfla et s’ouvrit. Pe-shau-ba dit à la vieille femme: « Il n’est pas bien que Sag-git-to meure ici, loin de tous ses amis ; puisque nous voyons qu’il ne peut vivre plus long-temps, le mieux est, selon moi, que vous partiez pour le lac Huron avec lui et les petits enfans. Vous devez atteindre les Rapides (Saut de Sainte-Marie) avant que Sag-git-to ne meure. » Notre famille se sépara, conformément à cette instruction, et Net-no-kwa partit pour le lac Huron avec Sag-git-to, Wa-me-gon-a-biew, moi, les deux autres femmes, une petite fille qu’elle avait achetée et les trois enfans.

La petite fille avait été enlevée du pays de Bahwetego-Weninnewug, les Indiens Falls (47), par des guerriers ojibbeways, qui l’avaient vendue à Net-no-kwa. Les Indiens Falls vivent près des montagnes rocheuses ; leur langue diffère à la fois de celle des Sioux et de celle des Ojibbeways ; ces derniers et les Crees ont plus d’alliance avec les Pieds-Noirs qu'avec les Indiens Falls. La petite fille Bahwetig, achetée par Net-no-kwa, avait alors dix ans ; gardée quelque temps par les Ojibbeways, elle avait appris leur langue.

En arrivant au lac de la Pluie, nous avions dix paquets de quarante peaux de castors chacun. Net-no-kwa échangea quelques autres pelleteries pour du rhum, et resta ivre pendant un jour ou deux. Nous trouvâmes là plusieurs canots des marchands qui se rendaient à la rivière Rouge. Wa-me-gon-a-biew, âgé alors de dix-huit ans, ne voulant point retourner au lac Huron, résolut de profiter de cette occasion de reprendre la route du nord. La vieille femme lui parla long-temps pour l’en dissuader, mais il sauta dans l’un des canots au moment du départ, et persista à ne pas en sortir, quelques efforts que l’on fit pour l’en arracher, comme sa mère le demandait. Net-no-kwa fut fort affligée, et ne pouvant se résoudre à perdre son fils unique, se décida à repartir avec lui.

Ayant peu de confiance en l’honnêteté des marchands, elle ne voulut pas leur laisser ses peaux de castors. Nous les portâmes donc dans un endroit reculé du bois, et un sunjegwun ou dépôt y fut fait, selon l’usage des Indiens. Nous retournâmes ensuite au lac des Bois. De ce lac à la rivière Rouge les Indiens ont une route que les hommes blancs ne suivent jamais ; c’est par le Muskeek ou portage des Marais. Nous remontâmes pendant plusieurs jours une rivière que les Indiens nomment Muskeego-ne-gumme-wee-see-be, ou rivière du Marais. Nous traînâmes ensuite pendant une journée nos canots à travers un marécage, dont l’eau est recouverte de mousse et de petites broussailles, qui tremblent à une grande distance quand on marche dessus. Nos canots entrèrent ensuite dans un ruisseau nommé Begwionusk, nom indien du cow parsley (48), qui y croit en abondance. Ce ruisseau nous mena jusqu’à un petit sahkiégun (49), ou lac du même nom, dont la profondeur n’est guère de plus de deux ou trois pieds, et n’en dépasse pas un sur bien des points. Sa surface était alors couverte de canards, d’oies, de cygnes et d’autres oiseaux. Nous y restâmes long-temps, et quatre paquets de peaux de castors furent le produit de nos chasses.

A la chute des feuilles, Sag-git-to mourut. Nous étions isolés alors ; il n’y avait pas un seul Indien, pas un seul homme blanc à quatre ou cinq journées de nous. Au moment de partir, nous avions un dépôt à faire, et la terre était trop marécageuse pour nous permettre d’enterrer nos pelleteries. Selon l’usage le plus ordinaire, nous fîmes donc un sunjegwun de troncs d’arbres si serrés, qu’une souris n’aurait pas pu y pénétrer, et nous y laissâmes nos peaux de castors avec tous les autres objets que nous ne pouvions emporter. Si quelques Indiens de cette région éloignée avaient rencontré notre dépôt, ils ne l’auraient pas ouvert, et nous ne craignions pas que les marchands ne pénétrassent dans un endroit aussi solitaire et aussi pauvre.

Les Indiens qui vivent loin des blancs n’ont pas appris à évaluer leurs pelleteries assez haut pour se rendre coupables de se les voler les uns aux autres. Au temps dont je parle, et dans la contrée où je me trouvais alors, j’ai vu souvent des Indiens laisser plusieurs jours leurs trappes dans les bois sans les visiter, et sans éprouver la moindre crainte pour leur sûreté. Il arrivait souvent aussi qu’un homme revenant de la chasse et laissant ses trappes dans les bois, un autre homme lui disait : « Je vais chasser dans telle direction ; où sont vos trappes ? » Quand il s’en était servi, un autre et quelquefois quatre ou cinq s’en servaient tour à tour ; mais à la fin elles ne manquaient pas de revenir à leur légitime propriétaire.


CHAPITRE VIII.


Indiens inhospitaliers. — Ours donné par le Grand Esprit. — Pièges à lapins. — Disette. — Le Petit Assinneboin. — Indiens égares par une nuit d’hiver. — Pembina. — Pelleteries volées. — Traiteurs européens. — Violences et artifices. — Premières amours d’un Indien. — Orgie sauvage. — Campement d’hiver. — Le pauvre chasseur.

La neige étant tombée, et le temps devenant assez froid pour ne plus permettre de chasser aux castors, nous commençâmes à souffrir de la faim; Wa-me-gon-a-biew était alors notre principal soutien, et travaillait de toutes ses forces à nous faire vivre. Dans une de ses longues courses à la recherche du gibier, il rencontra une cabane d’Ojibbeways qui, ayant beaucoup de viande, et instruits de sa détresse et de celle de sa famille, lui donnèrent seulement à manger pour une nuit qu’il passa auprès d’eux. En revenant, le lendemain matin, il tua un jeune moose extrêmement maigre. Cette faible ressource épuisée, nous levâmes notre camp, pour le reporter auprès des Indiens inhospitaliers rencontrés par Wa-me-gon-a-biew.

Nous les trouvâmes abondamment pourvus de vivres, mais nous n’en reçûmes rien qu’en échange de nos ornemens en argent (50) et d’autres objets de prix. Je mentionne l’avarice et l’inhospitalité de cette famille, parce que je n’en avais pas encore vu un seul exemple chez les Indiens. Ordinairement, ils sont tous disposés à partager leurs provisions avec quiconque vient recourir à eux dans le besoin.

Nous étions depuis trois jours auprès de ces Indiens, lorsqu’ils tuèrent deux mooses, et nous invitèrent, Wa-me-gon-a-biew et moi, à partager leur repas. Ils ne nous servirent que le plus mauvais morceau d’une cuisse, et nous achetâmes d’eux un peu de viande grasse, en échange de nos ornemens d’argent. La patience de la vieille Net-no-kwa était épuisée, et elle nous défendit à tous de rien acheter d’eux. Pendant tout le temps que nous passâmes près de cette cabane, nous souffrîmes presque toutes les extrémités de la faim.

Un matin, Net-no-kwa se leva de très bonne heure, prit sa hache, et sortit. Le soir, elle ne revint pas. Le lendemain, à une heure fort avancée, comme nous étions tous couchés dans la cabane, elle rentra, secoua Wa-me-gon-a-biew par l’épaule, et lui dit : « Levez-vous, mon fils, vous êtes un agile coureur ; montrez-nous avec quelle rapidité vous pouvez aller chercher les vivres que le Grand Esprit m’a donnés la nuit dernière. Je l’ai prié, et j’ai chanté presque toute la nuit ; ce matin, comme je venais de m’endormir, il m’est apparu, et m’a un ours pour nourrir mes enfans qui ont faim. Vous trouverez cet animal dans un petit bois au milieu de la prairie, partez sur-le-champ; l’ours ne s’enfuira pas, quand même il vous verrait venir. »

« Non, ma mère, répondit Wa-me-gon-a-biew, il est trop tard à présent ; le soleil va se coucher, et il sera difficile de suivre une trace dans la neige ; demain Shaw-shaw-wa-ne-ba-se partira avec une couverture et une petite chaudière ; dans le jour, j’irai tuer l’ours ; mon jeune frère me rejoindra, et nous passerons la nuit dans l’endroit où l’ours aura été rencontré. »

La vieille femme ne céda point à l’opinion du chasseur, il s’ensuivit une altercation et des paroles vives, car Wa-me-gon-a-biew avait peu de respect pour sa mère, et, ce qu’à peine aurait osé un autre Indien, il se moquait de ses prétentions à communiquer avec le Grand Esprit ; il la plaisanta surtout de ce qu’elle avait dit que l’ours ne fuirait pas s’il voyait venir des chasseurs. La vieille femme, offensée, fit de grands reproches à son fils, sortit de la cabane, raconta son rêve aux autres Indiens, et leur indiqua la place où l’ours serait certainement trouvé : ils convinrent avec Wa-me-gon-a-biew qu’il était trop tard pour partir ; mais, comme ils avaient foi aux prières de Net-no-kwa, ils ne perdirent pas de temps pour suivre ses indications dès le point du jour.

L’ours était à la place qu’elle avait désignée, et fut tué sans difficulté. Il était grand et gras, mais Wa-me-gon-a-biew, qui était de la chasse, n’en reçut qu’un très petit quartier pour la part de notre famille ; la vieille femme en fut irritée, car si l’ours ne lui avait pas été donné par le Grand Esprit, et si elle n’avait pas vu en songe la place où on le rencontrerait, elle l’avait au moins suivi à la trace jusqu’au petit bois dont elle avait fait le tour pour s’assurer qu’il n’en était pas sorti. Je soupçonne que, dans le but de faire croire à ses entrevues avec le Grand Esprit, elle employait quelquefois des artifices de ce genre.

Nos privations nous forcèrent à un déplacement ; après avoir achevé notre quartier d’ours, nous nous mîmes en route pour la rivière Rouge, espérant y rencontrer des Indiens ou trouver du gibier sur notre passage. J’avais appris à prendre des lapins ; quand nous fûmes arrivés à notre premier camp, j’allai tendre plusieurs piéges dans la direction que nous devions suivre le lendemain. Après le souper, qui était ordinairement notre seul repas, quand nous avions peu de provisions, il ne nous resta plus qu’une petite quantité d’huile d’ours fortement gelée, dans une chaudière recouverte d’une peau. Ces provisions firent partie de la charge confiée à mon traîneau (51), et je partis en avant pour visiter mes piéges ; j’y trouvai un lapin, et, voulant faire à ma mère une surprise plaisante, je le cachai tout vivant dans la chaudière.

Le soir, à l’heure du campement, j’épiai i’instant où elle voudrait préparer notre repas ; je m’attendais à voir le lapin s’élancer de sa prison, mais, à mon grand désappointement, la graisse, se fondant malgré la rigueur du froid, avait presque noyé le petit animal. La vieille femme me gronda sévèrement ; mais, depuis, elle a raconté plus d’une fois cette aventure en riant du spectacle que lui avait présenté l’intérieur de la chaudière ; elle parla aussi toute sa vie de la conduite inhospitalière des Indiens que nous quittions alors.

Après quelques jours de voyage, nous découvrîmes des traces de chasseurs, et nous fûmes enfin assez heureux pour trouver une tête de bison qu’ils avaient laissée. Ce secours inattendu apaisa notre faim ; nous suivîmes le sentier frayé par eux, et nous atteignîmes ainsi aux bords de la rivière Rouge une troupe de nos amis.

C’était une bande nombreuse de Crees sous les ordres d’un chef nommé le Petit Assinneboin et de son gendre Sin-a-peg-a-gun. Ils nous reçurent avec beaucoup de cordialité, nous donnèrent abondamment à manger, et vinrent eh aide à tous nos besoins. Deux mois après, les bisons et tout le gibier commençant à devenir rares, nous eûmes tous à souffrir de la faim. Un jour Wa-me-gon-a-biew et moi nous traversâmes les prairies jusqu’à la distance d’une journée pour chasser aux bords d’un ruisseau nommé Pond-river. Là nous trouvâmes un bison si maigre et si vieux que son poil ne poussait plus ; nous ne pûmes en manger que la langue. Une course aussi longue nous avait épuisés de fatigue ; le vent était fort, la neige chassait avec violence. Dans la vaste étendue de plaine ouverte devant nous, il n’y avait d’autres bois que de petits chênes s’élevant à la hauteur de l’épaule d’un homme ; il nous fallut camper sous ce misérable abri. Nous parvînmes avec beaucoup de difficulté à former une espèce de brasier des faibles branches de ces arbres ; quand notre feu, au bout de quelque temps, avait séché le sol, nous reculions les tisons et les charbons pour nous asseoir sur les cendres chaudes ; une nuit sans sommeil se passa ainsi.

Le lendemain, quoique le vent se fût élevé, et que le temps fût plus mauvais que la veille, nous reprîmes la route de notre cabane. C’était une course d’une forte journée, et comme nous étions affaiblis par la faim et la fatigue, il était très tard quand nous approchâmes de notre but. Wa-me-gon-a-biew, moins épuisé, se traînait le premier ; il se retourna pour me regarder, et nous reconnûmes en même temps que nous avions l’un et l’autre la figure gelée : arrivés en vue de notre cabane, comme je ne pouvais plus marcher, il me laissa, et bientôt quelques femmes vinrent au devant de moi. Nos mains et nos figures étaient extrêmement gelées, mais comme nous avions de bons mocassins, nos pieds n’avaient pas souffert.

La faim continuant à se faire sentir dans le camp, on jugea nécessaire de se séparer pour suivre différentes directions. Net-no-kwa résolut de se rendre avec sa famille au comptoir de M. Henry, qui a été depuis noyé dans la rivière de Columbia. Il était alors établi près de l’endroit où l’on a fondé, dans la suite, l’établissement de Pembina ; nous chassâmes tout le reste de l’hiver avec d’autres Indiens, pour les marchands de fourrures, et, au printemps, nous retournâmes avec les mêmes compagnons au lac où nous avions laissé nos canots ; tout y était en bon état. En réunissant ce qui se retrouvait dans nos sunjegwuns et ce que nous avions rapporté de la rivière Rouge, nous possédions onze ballots de peaux de castors, de quarante fourrures chacun, et dix paquets d’autres pelleteries. Notre intention était alors d’aller vendre le tout à Mackinac.

Nous avions encore un grand sunjegwun au lac de la Pluie, où Net-no-kwa, ayant peu de confiance dans l’honnêteté du marchand, avait déposé des fourrures de prix à quelque distance de son comptoir. Ce riche dépôt, joint à ce que nous rapportions, aurait suffi pour nous mettre dans l’abondance ; mais le sunjegwun avait été violé ; il n’y restait pas un seul ballot, pas une seule fourrure. Nous vîmes chez le marchand un ballot qui nous parut avoir fait partie de notre dépôt, mais il nous fut impossible de savoir si nous avions été pillés par des blancs ou par des Indiens. La vieille femme fut très irritée, et ne balança pas à attribuer le vol au marchand.

Quand nous arrivâmes à la petite maison, située de l’autre côté du grand portage, au lac Supérieur, les hommes qui étaient au service des marchands nous engagèrent à confier nos ballots à leurs wagons ; mais la vieille femme savait qu’une fois entre les mains des blancs il lui serait difficile, ou peut-être même impossible, de les en tirer ; elle refusa donc ce service. Il nous fallut plusieurs jours pour transporter nos pelleteries, parce que la vieille femme ne voulait pas même suivre la route des marchands.

Malgré toutes tés précautions, M. Mac-Gilveray et M. Shabboyéa, en la traitant avec distinction et lui donnant Un peu de vin, lui firent accepter une chambre pour elle et tous ses ballots. Ils tâchèrent d’abord, par des sollicitations amicales, de l’amener à vendre ses fourrures ; mais, voyant qu’elle était déterminée à les garder, ils en vinrent aux menaces. Un jeune homme, fils de M. Shabboyéa, voulut enfin les prendre de vive force ; mais le vieillard intervint, et, ordonnant à son fils de renoncer à ce dessein, le réprimanda d’un tel acte de violence.

Net-no-kwa, maintenue ainsi en possession de ses fourrures, se disposait à les porter à Mackinac, lorsque nous vîmes arriver au portage, à la tête d’une petite bande d’Indiens, un homme qui se nommait Bit-te-gish-sho (le zigzag que fait l’éclair en sillonnant le ciel), et dont la résidence ordinaire était à Middle-Lake. Wa-me-gon-a-biew se lia intimement avec cette famille. Tous nos préparatifs de voyage terminés, et les bagages déjà rangés dans les canots, il fut impossible de trouver mon frère. Nous le cherchâmes dans toutes les directions, et seulement quelques jours après, un Français nous apprit enfin que Wa-me-gon-a-biew était de l’autre côté du portage avec la famille de Bit-te-gish-sho. On me députa vers lui, mais je ne pus rien gagner sur sa résolution; à l’insu de nous, il s’était attaché à une des filles de l'Éclair.

La vieille femme, qui connaissait son caractère obstiné, se mit à pousser des cris : « Si j’avais deux enfans, nous dit-elle, je pourrais consentir à perdre celui-là, mais je n’en ai pas d’autre (52) et je dois aller avec lui. » Elle donna à la veuve, fille de sa sœur, et élevée par elle depuis son bas âge, cinq ballots de peaux de castors, dont un en toute propriété ; les quatre autres et soixante peaux de loutres devaient être portés à Mackinac et distribués d’après ses instructions. La veuve partit dans le canot des marchands, remit les fourrures à M. Lapomboise de la compagnie du Nord-Ouest, et en tira un reçu qui fut brûlé plus tard dans un incendie de notre cabane sans que Net-no-kwa ou personne de la famille ait jamais reçu un penny pour ces marchandises d’un grand prix.

La vieille femme, très affligée de la mauvaise conduite de son fils, de ses projets ainsi contrariés et de ses autres malheurs, chercha des consolations dans les liqueurs spiritueuses. En un seul jour elle échangea cent vingt peaux de castors, beaucoup de cuirs de bisons et d’autres objets pour du rhum. Elle avait pour coutume, lorsqu’elle s’enivrait, d’enivrer, autant que ses moyens le lui permettaient, tous les Indiens du voisinage. De toutes nos richesses gagnées par tant de sueurs et de courses longues et pénibles, il ne nous resta qu’une couverture, trois petits barils de rhum, et les misérables vêtemens que nous portions. Je ne pus, ni dans cette circonstance ni dans aucune autre, voir le gaspillage de nos pelleteries et de nos autres biens, avec l’indifférence que les Indiens semblent toujours éprouver en pareille circonstance.

Nous partîmes ensuite avec Bit-te-gish-sho et quelques autres Indiens pour le lac des Bois. Ils nous aidèrent à construire un canot et à passer le portage. Le froid nous surprit au lac des Bois, et Net-no-kwa résolut d’y rester, quoique la plupart de nos compagnons s’en allassent. Il se trouva que l’attachement de Wa-me-gon-a-biew pour la fille de Bit-te-gish-sho n’était pas assez fort pour ne plus pouvoir se rompre, et vraiment on peut croire que les manœuvres des marchands, avides de s’emparer de nos ballots, contribuèrent autant au moins que la conduite de ce jeune homme à empêcher notre départ pour le lac Huron.

Nous ne tardâmes pas à reconnaître que nous ne pouvions rester seuls, aussi mal approvisionnés, aux approches de l’hiver. Nous nous rendîmes donc au comptoir du lac de la Pluie, où, sur la promesse de cent vingt peaux de castors, nous obtînmes une avance de couvertures, de vêtemens, et d’autres objets de première nécessité. Là nous rencontrâmes un Indien nommé Waw-be-be-nais-sa, qui nous proposa de chasser pour nous, et de nous rester en aide pendant l’hiver. Cette proposition fut acceptée avec joie, mais nous vîmes bientôt que c’était un pauvre chasseur, je rapportais toujours plus de gibier que lui.


CHAPITRE IX.


Chants et songe prophétique d’une vieille Indienne. — Charmes. — Famine. — Marche difficile à travers les lacs, les îles et les marais. — Repas de mocassins et d’écorces d’arbres. — Français hospitaliers.


Avec les neiges abondantes et les glaces épaisses, reparurent la misère et la faim ; nous ne pouvions plus tuer de mooses ni prendre de castors au piége ou par les procédés ordinaires, quoiqu’il n’en manquât pas dans le pays. Quand la famine commença à devenir intolérable, la vieille femme eut recours à son moyen extrême de passer une nuit à prier et à chanter ; le matin, elle dit à son fils et à Waw-be-be-nais-sa : « Allez chasser ; le Grand Esprit m’adonne de la venaison. » Wa-me-gon-a-biew lui répondit : « Le temps est trop froid et trop calme, il est impossible d’approcher assez des mooses. » « Je peux faire venir le vent, reprit Net-no-kwa, le temps est calme et froid à présent, mais, avant la nuit, le vent sera fort ; allez, mes enfans, vous êtes assurés de tuer du gibier, car, dans mon songe, j’ai vu Wa-me-gon-a-biew rentrer avec un castor et une lourde charge de viande sur le dos. »

Ils partirent enfin après avoir attaché à leurs têtes et à leurs poudrières de petits sachets contenant des charmes que la vieille femme leur avait remis en leur assurant qu’avec eux le succès était indubitable. Peu de temps après leur sortie, le vent du sud se levant ne tarda pas à souffler avec force, et la température s’adoucit. Vers la nuit, les chasseurs revinrent chargés de chair de moose ; Wa-me-gon-a-biew rapportait un castor ainsi que sa mère l’avait vu en songe. Comme le moose était très grand et très gras, nous transportâmes notre cabane auprès de l’endroit où il avait été tué. Mais ce ne fut là qu’un secours bien temporaire ; nous tuâmes cependant encore quelques castors.

Dix jours après cette heureuse chasse, nous manquions de vivres. Un jour, chassant le castor à quelque distance de notre cabane, je découvris les traces de quatre mooses ; je cueillis une petite branche qu’ils avaient broutée, et en rentrant je la jetai devant Waw-be-be-nais-sa, couché devant le feu, avec son indolence habituelle. « Regardez ceci, bon chasseur, lui dis-je, et allez nous tuer quelques mooses. » Il prit la branche, l’examina quelque temps, et me dit : « Combien sont-ils ? — Quatre. — Je les tuerai. »

Le matin, de très bonne heure, il suivit ma trace et tua trois mooses ; c’était un bon chasseur quand il se mettait en train, mais la plupart du temps il était assez paresseux pour mieux aimer souffrir toutes les extrémités de la faim qu’aller chercher du gibier, ou même poursuivre celui qu’on avait découvert. Nous eûmes alors un intervalle d’abondance, mais la famine revint bientôt. Il nous arrivait souvent de n’avoir rien à manger pendant deux ou trois jours (53) ; ensuite un ou deux lapins ou bien un oiseau tué nous permettaient de traîner notre souffrance quelques jours de plus. Nous faisions tous nos efforts pour exciter Waw-be-be-nais-sa à se donner un peu plus de peine, parce que nous savions qu’il manquait rarement le gibier rencontré ; mais il nous répondait d’ordinaire : « Je suis trop pauvre et trop malade. »

Wa-me-gon-a-biew et moi, pensant que des excursions plus éloignées que nos courses habituelles pourraient amener des rencontres plus heureuses, nous sortîmes un matin de très bonne heure et marchâmes rapidement toute la journée ; aux approches de la nuit, nous tuâmes un jeune castor, et Wa-me-gon-a-biew m dit : « Mon frère, préparez un camp et faites cuire un morceau de notre castor ; moi j’irai plus loin tâcher de tuer quelque gibier. » Il ne tarda pas à revenir chargé de viande, il avait tué deux caribous. Le lendemain, nous nous levâmes de très grand matin pour traîner les deux caribous pendant toute la longue distance qui nous séparait de notre famille. C’était une marche au dessus de mes forces ; mais Wa-me-gon-a-biew, m’ayant devancé, envoya la jeune femme à mon aide, et j’arrivai avant minuit.

L’expérience nous avait démontré quel danger il y avait pour nous à rester dans un tel état d’isolement ; ces nouvelles provisions nous permettant de nous déplacer, nous résolûmes de nous rapprocher de quelque lieu habité. Le comptoir le plus voisin était aux bords du lac d’Eau claire, éloigné d’un trajet de quatre à cinq jours ; nous laissâmes notre cabane, et, prenant seulement nos couvertures, une chaudière ou deux et les objets les plus nécessaires pour notre voyage, nous nous dirigeâmes vers le comptoir. Le pays que nous devions traverser était plein de lacs, d’iles et de marécages ; mais la gelée nous permettait de suivre une route directe.

Un matin, de bonne heure, Waw-be-be-nais-sa, animé peut-être par une faim excessive, ou par l’exercice qu’il était forcé de prendre, se mit à prier et à chanter. Il dit enfin : « Aujourd’hui, nous verrons des caribous. » La vieille femme, dont le caractère était un peu aigri par une longue suite de privations, et qui ne regardait pas Waw-be-be-nais-sa comme un chasseur bien entreprenant, lui répondit : « Des hommes n’auraient pas dit : nous verrons du gibier aujourd’hui, mais nous en mangerons. »

A peine avions-nous marché quelques instans, que six caribous vinrent droit à nous, vers la pointe d’une petite île ; nous nous cachâmes dans des buissons, et ils s’approchèrent à portée de fusil ; mais l’arme de Wa-me-gon-a-biew rata, et à ce bruit ils s’enfuirent tous. Waw-be-be-nais-sa lâcha aussitôt son coup, en blessa un à l’épaule ; et cependant, le soir, après une poursuite de tout le jour, les deux chasseurs rentrèrent au camp sans rien rapporter. Notre position devenait si décourageante, que nous primes le parti de nous alléger par l’abandon d’une partie de nos bagages pour hâter notre marche. Nous tuâmes aussi notre dernier chien, qui devenait trop faible pour pouvoir nous suivre. La vieille femme n’en voulut pas manger ; j’ignore pour quel motif.

Quelques jours après, nous reconnûmes que nous étions égarés, ignorant quelle route suivre, et trop faibles pour marcher au hasard. Net-no-kwa, qui, dans les dernières extrémités, semblait toujours moins abattue que le reste de la famille, choisit, comme à l’ordinaire, l’emplacement de notre camp, nous apporta assez de bois pour entretenir un grand feu, roula sa couverture autour d’elle, et partit son tomahawk à la main ; nous voyions bien tous qu’elle allait chercher quelque moyen de nous sauver de notre détresse. Le lendemain, elle revint et nous dit : « Mes enfans, après de longues prières j’ai dormi, la dernière nuit, dans un lieu solitaire et éloigné ; j’ai vu en songe la route que j’avais suivie, le lieu où je m’étais arrêtée et, à peu de distance, le commencement d’un sentier qui va tout droit à la maison du marchand. Dans mon rêve, j’ai aperçu des hommes blancs ; ne perdons pas de temps, le Grand Esprit veut nous conduire auprès d’un bon feu. »

Un peu ranimés par la confiance et l’espoir que la vieille femme cherchait ainsi à nous inspirer, nous partîmes aussitôt ; mais, parvenus au terme du sentier qu’elle avait tracé, nous marchâmes long-temps sans découvrir aucun vestige humain. Les uns lui adressaient des reproches, les autres la tournaient en ridicule, lorsqu’enfin, à notre grande joie, nous rencontrâmes les traces récentes d’un chasseur qui avait dû se diriger vers le comptoir ; et, redoublant nos efforts, nous y arrivâmes enfin deux jours et une nuit après notre départ.

Là, nous trouvâmes le traiteur qui nous avait ouvert au lac de la Pluie un crédit de cent vingt peaux de castors ; comme il se disposait à partir, nous acquittâmes notre dette, et il nous resta vingt peaux que j’échangeai pour quatre trappes. La vieille femme reçut aussi trois petites caques de rhum.

Après un repos de peu de jours, nous reprimes la route de notre dernière cabane ; d’abord, nous suivîmes le large sentier de chasse des habitans du comptoir. Au moment de le quitter, la vieille femme remit toute sa provision de rhum à Waw-be-be-nais-sa, en lui disant de suivre le sentier des chasseurs jusqu’à l’endroit où il les rencontrerait, d’échanger cette liqueur pour de la viande et de revenir à nous ; mais Waw-be-be-nais-sa ouvrit aussitôt une des petites caques et en but la moitié. Le lendemain matin, cependant, il se trouva dans son état naturel et partit avec les instructions de la vieille femme ; Wa-me-gon-a-biew l’accompagnait. J’allai, avec les femmes, les attendre à un rendez-vous indiqué ; après un jour d’attente, nous vîmes revenir mon frère chargé de viande, mais Waw-be-be-nais-sa ne reparut pas ; et pourtant sa femme et ses petits enfans avaient été forcés, le jour même, de manger leurs mocassins.

Nous partageâmes nos vivres avec cette famille, qui partit ensuite pour rejoindre son chef ; les chasseurs nous faisaient inviter par Wa-megon-a-biew à venir vivre avec eux, mais il fallait, avant tout, aller reprendre ce que nous avions laissé dans notre cabane. En revenant de cette course, nous nous arrêtâmes au même endroit ; depuis quelque temps nous ne vivions plus que d’écorces d’arbres, et surtout de celle d’une vigne grimpante assez commune ; aussi nos forces étaient-elles tout à fait épuisées.

Wa-me-gon-a-biew ne pouvait plus marcher, et, de nous tous, c’était la vieille femme qui paraissait le moins souffrir ; elle pouvait jeûner cinq ou six jours sans être bien abattue, et ce fut seulement de crainte que d’autres membres de la famille ne périssent en son absence, qu’elle consentit à me laisser aller demander des secours au comptoir que nous croyions moins éloigné que le camp des chasseurs. C’était tout au plus un voyage de deux jours de marche ordinaire ; mais, dans mon état de faiblesse, il était douteux que je pusse y parvenir.

Je partis de grand matin ; le temps était froid et le vent fort ; j’avais un grand lac à traverser, et là, comme le vent soufflait avec violence, j’eus beaucoup à souffrir. Arrivé sur l’autre bord avant le coucher du soleil, je m’assis pour passer la nuit. Dès que je commençai à sentir un peu de froid, je voulus me lever ; mais j’eus tant de peine à y réussir, qu’il me parut imprudent de me reposer avant d’avoir atteint le comptoir. La nuit n’étant pas sombre et le vent s’étant abattu, je souffris moins que dans le jour ; je marchai toute la nuit, et je parvins à mon but de bonne heure dans la matinée. Dès que j’eus ouvert la porte, les blancs virent bien, à mon aspect, que j’étais à demi mort de faim, et me demandèrent aussitôt des nouvelles de ma famille ; à peine eus-je donné les explications nécessaires, qu’un Français, grand marcheur, partit chargé de provisions ; peu d’heures après mon arrivée, j’entendis la voix de Net-no-kwa demandant : « Mon fils est-il ici ? » J’ouvris la porte, et à ma vue elle témoigna la plus vive satisfaction. Elle n’avait pas rencontré le Français.

Bientôt après mon départ, le vent était devenu violent, et la vieille femme, pensant que je ne pourrais point traverser le lac, avait voulu suivre mes traces ; mais la neige, agitée par le vent, les effaçait, et elle arrivait au comptoir craignant que je n’eusse péri dans la route. Deux jours après, Wa-me-gon-a-biew et le reste de la famille, secourus par le Français, vinrent nous rejoindre ; les Indiens, de leur côté, pensant que nous ne pourrions point parvenir jusqu’à eux sans des secours que nous ne pouvions probablement pas nous procurer, avaient envoyé Waw-be-be-nais-sa avec des provisions au lieu du premier rendez-vous. Il était arrivé près de notre camp peu après mon départ ; mais, soit volontairement, soit par stupidité, il ne l’avait pas atteint : il s’était arrêté seulement à portée de la voix, et là il avait fait un bon repas dont les restes se trouvèrent sur le passage de la famille.


CHAPITRE X.


Jambes torses, le chef. — Le petit épervier et la tortue. — Amputation indienne. — Kosh-kin-ne-kait, le manchot. — Pa-bah-me-win, le porteur. — Un chef ottawwaw. — Pêche aux doris. — Première ivresse. — Mouettes et cormorans boucanés. — Moeurs des bisons. — Répudiation indienne.


Après quelques jours passés près des blancs, nous partîmes tous ensemble pour rejoindre les Indiens. Leur bande occupait trois cabanes, dont le principal chef était Wah-ge-kaut (jambes torses) ; les trois meilleurs chasseurs étaient Ka-kaik (le petit épervier), Meh-ke-nauk (la tortue) et Pa-ke-kun-ne-ga-bo (celui qui se tient dans la fumée) ; ce dernier surtout était, à l’époque dont je parle, un chasseur très distingué. Quelque temps après, il eut, par accident, l’épaule fracassée d’un coup de fusil ; cette blessure empirant de jour en jour, il supplia beaucoup d’Indiens, et tous les blancs qu’il put rencontrer, de lui couper le bras ou de l’aider à s’amputer lui-même ; mais tous refusèrent.

Laissé seul un jour dans sa cabane, il prit deux couteaux, dont il avait aiguisé l’un en forme de scie, et de sa main droite il se coupa le bras gauche qu’il lança aussitôt le plus loin possible ; bientôt après il s’endormit, et ses amis le trouvèrent dans cet état. Il avait perdu beaucoup de sang ; en peu de temps, il se rétablit, et, malgré la perte d’un bras, ce fut encore un grand chasseur. Depuis cet accident on l’appela d’ordinaire Rosh-kin-ne-kait (le manchot).

Nous vécûmes quelque temps avec les Indiens, toujours dans l’abondance, quoique Waw-be-be-nais-sa ne tuât rien. Quand la saison devint un peu plus chaude, nous les quittâmes ; mais nous avions tant souffert de la faim pendant le dernier hiver, que nous ne pouvions songer, sans frayeur, à nous établir sur quelque point éloigné, où il nous faudrait beaucoup de gibier pour vivre. Ce fut à une journée de distance du comptoir que nous campâmes tout le printemps pour chasser les castors.

Nous avions alors avec nous un homme nommé Pa-bah-me-win (le porteur) ; notre chasse fut constamment heureuse. Je tuai vingt loutres et beaucoup de castors et d’autre gibier. Un jour, allant visiter mes trappes, j’aperçus quelques canards sur un étang ; je chargeai mon fusil à plomb, et me mis à ramper pour approcher d’eux à portée. Comme je me traînais avec précaution à travers les broussailles, un ours se leva près de moi et grimpa sur un pin blanc presque au dessus de ma tête ; je mis aussitôt une balle dans mon fusil et je tirai, mais mon arme éclata à la moitié du canon, dont toute la partie supérieure fut lancée au loin, et l’ours, que je n’avais probablement pas touché, grimpa plus haut ; je chargeai le reste de mon fusil, j’ajustai avec soin, et l’ours tomba à mes pieds.

Pendant notre séjour, nous réunîmes un grand nombre de ballots de fourrures ; comme la petitesse de notre cabane ne nous permettait pas de les garder, nous allions de temps en temps les confier aux traiteurs. Quand vint l’époque de leur départ pour le grand portage, ils emportèrent nos ballots sans notre consentement ; mais la vieille femme suivit leurs traces jusqu’au lac de la Pluie, reprit tout ce qui nous appartenait, et se laissa persuader de le leur vendre. Du lac de la Pluie nous allâmes au lac des Bois où Pa-bah-me-win nous quitta ; là aussi Waw-be-be-nais-sa vint nous rejoindre, et voulut retourner avec nous au lac de la Pluie ; mais Net-no-kwa avait entendu parler d’un meurtre que des parens de cet homme y avaient commis ; on en aurait tiré vengeance sur lui, et elle ne voulut pas qu’il s’exposât à ce danger. Nous retournâmes sur nos pas, Net-no-kwa et moi, d’après l’invitation d’un chef ottawwaw nommé Sah-muk, son parent, tandis que Wa-me-gon-a-biew, les femmes et les enfans se rendaient à la rivière Rouge. Sah-muk nous traita avec beaucoup de bonté ; il construisit et nous donna un grand canot d’écorce destiné à l’usage des marchands de fourrures, à qui nous le vendîmes pour une valeur de cent dollars ; c’était alors le prix de ces canots dans le pays. Il nous donna aussi un petit canot pour notre propre usage.

La rivière qui se jette dans le lac de la Pluie s’appelle Koche-che-se-bee (rivière de la Source) ; elle a une chute très élevée à peu de distance du lac ; j’y prenais à l’hameçon beaucoup de ces poissons que les Français appellent doris (54). Un jour, tandis que je pêchais, un très grand esturgeon fut entraîné par la chute, et tombant sur des bas-fonds, ne put s’échapper ; je le tuai d’un coup de pierre ; comme c’était le premier que l’on eût pris dans cet endroit, Sah-muk fit une fête à cette occasion.

Peu de temps après, nous traversâmes le lac avec une bande nombreuse d’Ojibbeways. Au moment où nous allions les quitter, et où ils devaient se séparer dans diverses directions, tous s’arrêtèrent pour boire. Dans cette débauche, ils nous enlevèrent toutes nos provisions ; ce fut la première fois que je m’enivrai avec les Indiens ; quand je repris mes sens, la vieille femme, qui avait bu pourtant bien plus que moi, me reprocha ma conduite avec beaucoup de force et de sagesse.

Reconnaissant à quelle détresse nous étions réduits, je fis entrer Net-no-kwa dans notre canot, que je dirigeai aussitôt vers un endroit où je savais combien la pêche était abondante. Les Ojibbeways ne nous avaient pas laissé une miette de provisions, mais je pris bientôt trois doris, et la faim ne se fit pas sentir. Le lendemain matin, je m’arrêtai pour déjeûner à un portage où cette espèce de poisson était abondante. J’en pris un d’abord, et tandis que la vieille femme le faisait cuire, j’en pêchai près d’une centaine.

Comme nous allions nous rembarquer, quelques canots de traiteurs vinrent à passer, et la vieille femme, qui n’était pas bien remise encore de sa dernière ivrognerie, leur vendit notre poisson pour du rhum ; les traiteurs continuèrent à passer pendant la journée, mais je cachai à Netno-kwa assez de poissons pour obtenir, en échange, un grand sac de grain et de graisse. La vieille femme, revenue à elle-même, fut très satisfaite de ma conduite.

Au milieu du lac des Bois s’élève, à une assez grande hauteur, une petite île rocailleuse, presque sans arbres et sans buissons ; elle était alors couverte de jeunes mouettes et cormorans, dont je tuai un grand nombre à coups de bâton ; nous en choisîmes cent vingt des plus gras pour les boucaner, et nous les emportâmes comme provisions de voyage. De là, nous allâmes jusqu’à la rivière Rouge ; en la descendant, je tirai sur la berge un ours énorme ; il poussa des cris étranges, tomba dans l’eau, et disparut.

A l’endroit nommé dans la suite Pembinah, où le Nebeninnah-ne-sebee se jette dans la rivière Rouge, avait existé un comptoir ; nous n’y trouvâmes ni blancs ni Indiens, et, comme nous n’avions pas de provisions en abondance, nous continuâmes notre marche toute la nuit, avec l’espoir de faire bientôt quelque rencontre. Le lendemain, au lever du soleil, nous descendîmes à terre, et la vieille femme, en ramassant du bois, découvrit quelques bisons à travers les arbres ; j’y courus aussitôt, et je tuai un mâle ; mais, voyant qu’il était très maigre, je me traînai un peu plus loin et tirai une grande femelle fort grasse, qui alla tomber à quelque distance, dans une prairie ouverte ; un mâle qui la suivait m’aperçut à trois ou quatre cents toises, et s’élança contre moi avec tant de fureur, qu’il me parut prudent de faire retraite dans le bois. Nous passâmes la journée entière dans les alentours, et plusieurs fois je tentai de m’approcher de ma proie ; mais le bison faisait si bonne garde, qu’il me fallut enfin y renoncer. Dans la saison du rut, il n’est pas rare de voir ces animaux se conduire de la sorte.

Le lendemain, nous rencontrâmes des traiteurs et nous partageâmes notre chasse avec eux. Sans plus de délai, nous gagnâmes le portage de la Prairie de la rivière de l’Assinneboin, où se trouvaient Wa-me-gon-a-biew, Waw-be-benais-sa et les autres membres de notre famille, dont nous avions été si long-temps séparés.

Depuis notre départ, Waw-be-be-nais-sa avait répudié sa première femme et pris à sa place la nièce de Net-no-kwa, que la vieille femme élevait depuis son enfance, et traitait comme sa propre fille. A la nouvelle de cet arrangement, Net-no-kwa ramassa dans la cabane ce qui appartenait au nouveau marié, jeta tout dehors et lui dit : « Vous avez déjà pensé me faire mourir de faim, je ne veux plus rien avoir de commun avec vous. Allez pourvoir à vos seuls besoins ; c’est plus encore que ne peut faire un aussi mauvais chasseur. Vous n’aurez point ma fille. » Renvoyé ainsi, il resta plusieurs jours sans reparaître ; mais Net-no-kwa, ayant su que sa première femme avait pris un autre mari et qu’il manquait de tout, le reçut de nouveau. Ce fut probablement par crainte de la vieille femme qu’il devint désormais moins mauvais chasseur.


CHAPITRE XI.


Le traiteur Aneeb. — Danger d’être gelé en chassant. — Chasse aux élans. — Contes d’un chasseur. — Cabane incendiée. — Préceptes religieux.


Je chassai cet hiver pour un traiteur nommé par les Indiens Aneeb (l’orme). La saison s’avançant, et le froid devenant de plus en plus vif, je trouvai difficile de me procurer autant de gibier que j’en avais fourni jusqu’alors, et que le traiteur en exigeait. Un matin, de bonne heure, vers le milieu de l’hiver, je lançai un élan ; je le poursuivis jusqu’à la nuit, et j’allais l’atteindre lorsque l’espoir et la force me manquèrent à la fois ; tous mes vêtemens, malgré la rigueur du froid, étaient trempés de sueur. Bientôt, en cherchant à regagner notre cabane, je les sentis se roidir sur moi ; mes mitasses étaient de drap et je les avais mises en pièces en courant à travers les buissons. Je sentais que la gelée commençait à me gagner, lorsque, vers minuit, j’atteignis l’endroit où, le matin, j’avais laissé notre cabane ; elle n’y était plus. Je savais que l’intention de la vieille femme était de la changer de place, et où elle voulait la transporter ; mais le jour de l’exécution de son projet ne m’avait pas été confié.

En suivant les traces de ma famille, je cessai bientôt de sentir le froid, et j’éprouvai cette sensation somnolente qui, dans cet état, précède d’ordinaire le dernier degré de faiblesse avant la mort ; je redoublai mes efforts, et, quoique appréciant très bien le danger de ma situation, ce ne fut pas sans beaucoup de peine que je pris sur moi de ne pas me coucher par terre. Enfin, je perdis toute espèce de connaissance pendant un espace de temps que je ne puis déterminer ; et, me réveillant comme d’un songe, je vis que j’avais tourné en rond dans un cercle de vingt à vingt-cinq toises au plus.

Revenu à moi-même, je me mis à chercher mes traces, et tout à coup j’aperçus au loin une lumière vers laquelle je me dirigeai ; mais bientôt encore je perdis de nouveau toute connaissance. Si j’étais tombé, je ne me serais jamais relevé ; je tournai seulement en rond comme la première fois. Enfin je parvins à notre cabane, et en entrant je tombai par terre, mais je ne perdis pas connaissance. Je vois encore l’éclat d’un foyer brillant se réfléchir sur la glace qui revêtait notre demeure ; j’entends encore ma mère me dire qu’elle avait entretenu un grand feu dans l’attente de mon arrivée, et que, ne supposant pas une aussi longue chasse, elle avait cru que je saurais son déplacement bien avant la nuit. Je restai un mois sans pouvoir sortir ; ma figure, mes mains et mes cuisses avaient été fortement gelées.

Le temps commençait à se radoucir, et la neige à fondre, lorsque je me remis à chasser. Un jour que je suivais, avec Waw-be-be-nais-sa, les bords de l’Assinneboin, nous découvrîmes une bande de bien près de deux cents élans dans une petite prairie presque entièrement entourée par la rivière ; nous nous plaçâmes tous les deux au point de jonction avec la terre ferme ; c’était un espace d’environ deux cents toises de large. Les élans effrayés, ne voulant pas s’aventurer sur la glace unie, se mirent à tourner autour de la prairie ; quelques uns passèrent à notre portée, et nous en tuâmes deux ; dans notre empressement de les approcher, nous nous avançâmes trop près du centre de la prairie, et le troupeau se divisa en deux bandes ; l’une voulut passer sur la glace, et l’autre s’échappa vers les hautes terres, Waw-be-be-nais-sa poursuivit la dernière, et moi je m’élançai sur la glace.

Les élans très effrayés, et glissant sur cette surface unie, se serrèrent tellement les uns contre les autres, que leur poids l’enfonça ; et comme ils essayaient tous ensemble de sortir de l’eau dans la direction du bord opposé, ils se frayèrent un passage à travers la glace rompue. Je marchai rapidement à côté du troupeau ; l’eau n’étant pas assez profonde pour noyer les élans, je croyais pouvoir prendre tous ceux que je tuerais. J’épuisai toutes mes balles, j’en tuai deux encore à coups de couteau ; mais en peu de minutes les élans frappés dans l’eau furent entraînés sous la glace ; je n’en conservai qu’un seul, atteint au moment où il gravissait le bord ; de ce troupeau de près de deux cents têtes, quatre seulement étaient restées en notre pouvoir. Waw-be-be-nais-sa me quitta aussitôt, sous prétexte d’aller avertir les traiteurs, et leur vendit les quatre élans comme sa propre chasse, quoiqu’il n’en eût tué que deux.

Wa-me-gon-a-biew était, à cette époque, hors d’état de chasser ; dans une débauche d’ivrognerie, il s’était si cruellement brûlé, qu’il ne pouvait pas même se tenir debout. Peu de jours après, je retournai, avec Waw-be-be-nais-sa, à la chasse des élans ; il s’en trouvait plusieurs dans la prairie, et protégés par une petite inégalité de terrain, nous parvînmes, en nous traînant, à nous en approcher à peu de distance. Il y avait un mâle grand et gras que je voulais tirer ; mais Waw-be-be-nais-sa me dit : « Non, mon frère, vous pourriez le manquer ; comme c’est le meilleur du troupeau, je vais le tuer, et vous tâcherez d’en frapper un autre. » J’en choisis donc un qui était couché ; nous fîmes feu ensemble, mais il manqua son coup, et moi j’avais visé juste. Le troupeau se dispersa ; je me mis à sa poursuite sans achever mon élan, et sans même le regarder.

Je continuai ma chasse toute la journée, et je tuai encore deux élans ; car ils étaient si fatigués, que l’on pouvait facilement les approcher. Comme la nuit arrivait, je regagnai notre cabane, où Waw-be-be-nais-sa avait rapporté un peu de viande. Je le trouvai racontant à la famille comment il avait tué un élan. « Je suis bien aise, lui dis-je, que vous en ayez tué un, car moi j’en ai tué trois, et demain nous serons dans l’abondance. » Mais comme il me restait quelques soupçons, je le pris à part, et il m’avoua bientôt que, n’ayant rien tué, il avait rapporté seulement une partie de la chair de l’élan que j’avais laissé. Ce fut lui qui alla prévenir les traiteurs de faire prendre les trois élans, et il les leur vendit encore comme sa propre chasse.

La vieille femme, instruite de cette manière d’agir, lui en fit de si vifs reproches, qu’il fut obligé de nous quitter. Wa-me-gon-a-biew, qui, à la chute des feuilles, avait pris pour femme la fille d’un Ojibbeway, alla vers le même temps vivre auprès de son beau-père. Notre famille resta composée de Net-no-kwa et de moi, de la petite fille Bahwetig, d’un fils de Taw-ga-we-ninne, Ke-zhik-o-we-ninne qui commençait à sortir de l’enfance, et des deux petits enfans. Je me vis pour la première fois laissé seul pour passer l’hiver, avec une famille à faire vivre sans aucun secours étranger. Waw-be-be-nais-sa campait à une journée de nous ; j’avais pendant la bonne saison tué beaucoup de castors et d’autres animaux, et nous avions des vivres pour quelque temps ; nous étions aussi bien pourvus de couvertures et de vêtemens.

Par une matinée très froide, comme je sortais pour la chasse, je détachai tous mes ornemens d’argent et les suspendis dans la hutte ; la vieille femme m’en demanda la raison : je répondis qu’ils étaient incommodes par un temps aussi froid, et que, d’ailleurs, je pourrais les perdre en poursuivant le gibier. Elle me fit quelques remontrances, mais je persistai et je sortis enfin. Au même instant, Net-no-kwa se mit en route pour aller visiter Waw-be-be-nais-sa ; son absence devait durer deux jours ; notre cabane restait sous la garde de Skwah-shish (c’était le nom de la petite fille Bahwetig) et de Ke-zhiko-we-ninne.

En revenant très tard dans la nuit, après une longue et malheureuse chasse, je trouvai les enfans frissonnant et criant auprès des cendres de notre cabane, incendiée par leur négligence. Tout était consumé ; mes ornemens d’argent, un de mes fusils, plusieurs couvertures et beaucoup de vêtemens étaient perdus ; il ne nous restait qu’un sac à médecine (55) et un petit baril de rhum, que je lançai au loin, exaspéré de voir que le seul objet épargné nous était inutile et même nuisible. J’ôtai ensuite à la petite fille sa couverture et l’envoyai passer la nuit dans la neige, lui disant que, puisque sa négligence nous avait privés d’abri, il était juste qu’elle souffrît du froid plus que les autres ; le petit garçon coucha près de moi sur les cendres chaudes.

Le lendemain matin, de très bonne heure, je repartis pour la chasse ; et comme je savais quelle serait la colère de la vieille femme en apprenant son malheur, je m’arrangeai de manière à ne revenir qu’à la nuit. En approchant de l’endroit où avait été notre hutte, je l’entendis gronder et battre la petite fille. Quand je parus auprès du feu, elle me demanda pourquoi je ne l’avais pas tuée, lorsqu’en rentrant j’avais vu notre cabane en cendres. « Puisque vous ne l’avez pas voulu, c’est moi qui vais la tuer. » « O ma mère, ne me tuez, pas ! je vous paierai tout ce que vous avez perdu. » « Qu’avez-vous à donner ? comment pourrez-vous me payer ? » dit la vieille femme. « Je vous donnerai le Manito, reprit la petite fille ; le grand Manito descendra pour vous récompenser de ne m’avoir point tuée. »

Nous manquions absolument de vivres, et nous étions presque nus ; nous prîmes le parti d’aller au comptoir d’Aneeb, à Ke-new-kau-neshe-way-boant, où nous obtînmes un crédit de la valeur d’un paquet de peaux de castors. Pourvus de couvertures et de vétemens, nous allâmes rejoindre Wa-me-gon-a-biew, qui nous accompagna, avec sa femme, jusqu’à l’endroit où s’élevait naguère notre cabane.

Nous commençâmes à réparer nos pertes en construisant une petite hutte de gazon pour nous abriter pendant que nous préparions le puk-kwi pour un nouveau wigwam. Les femmes montraient beaucoup d’industrie dans tous les travaux, et nulle plus que Skwah-shish ; la nuit, lorsque l’obscurité ne permettait plus de chasser, nous les aidions, Wa-me-gon-a-biew et moi. En peu de jours, notre hutte fut achevée, et mon frère, ayant tué trois élans, retourna chez lui.

L’abondance et la bonne humeur revinrent bientôt. Un soir, la vieille femme appela près d’elle la petite fille et lui demanda si elle se souvenait de ses promesses ; Skwah-shish ne répondit point, et Net-no-kwa saisit cette occasion de lui faire comprendre l’inconvenance de se servir du nom de la divinité d'une manière légère et irrévérente.


CHAPITRE XII.


Récolte de sucre d’érable. — Neiges et gelée printanières. — Préparatifs guerriers. — Campagne manquée. — Rencontre à l’étang des Castors. — Hospitalité. — Village imaginaire. — La prairie. — Le médecin ventriloque.


Nous restâmes en cet endroit jusqu’au printemps, et au commencement de la saison du sucre, nous nous rendîmes à Ke-new-kau-neshe-way-boant. Nous priâmes les Indiens qui y résidaient de nous donner quelques arbres pour notre récolte, et ils nous assignèrent une place où il ne croissait qu’un petit nombre d’érables d’une faible végétation. Net-no-kwa, mécontente, refusa de rester. Après deux jours de marche, nous trouvâmes ce que nous cherchions ; les castors abondaient dans les alentours. Comme nous terminions la récolte du sucre, Wa-me-gon-a-biew vint à nous dans une extrême détresse, avec son beau-père et toute sa nombreuse famille. Nous étions en état de leur donner quelque chose ; mais la vieille Net-no-kwa, en leur remettant dix de mes plus belles peaux de castors (56), ne put s’empêcher de dire : « Ces castors et beaucoup d’autres ont été tués par mon jeune fils, qui a bien moins de force et d’expérience que vous et Wa-me-gon-a-biew. » Elle paraissait faire ce présent à contre-cœur, et le vieillard semblait un peu mortifié.

Quelques jours après, ils nous quittèrent pour aller rejoindre les traiteurs, et Waw-be-be-nais-sa vint se réunir à nous au moment où nous allions partir pour le comptoir de Mouse-River. Les feuilles étaient poussées, et nous prenions des esturgeons dans la rivière, lorsque la neige couvrit le sol plus qu’à hauteur de mon genou ; la gelée fut si forte, que les arbres se fendaient comme au milieu de l’hiver. La rivière gela, et beaucoup d’arbres moururent.

Au comptoir de Mouse-River, les Assinneboins, les Crees et les Ojibbeways se rassemblaient de nouveau pour aller porter secours aux Mandans contre les A-gutch-a-ninne-wugs, peuplade dont j’ai déjà parlé. Il me prit envie de les accompagner, et je dis à la vieille femme : « Je veux aller avec mes oncles qui vont rejoindre les Mandans. » Elle tenta de me dissuader, et ne pouvant y parvenir, elle me prit mon fusil et mes mocassins. Cette opposition ne fît qu’animer mon ardeur, et je suivis les Indiens nu-pieds et sans armes, espérant que quelqu’un d’entre eux viendrait à mon aide ; mais j’avais mal compté, car ils me repoussaient sans vouloir écouter mes supplications.

Irrité et mécontent, je vis bien qu’il ne me restait qu’à retourner et à rester avec les femmes et les enfans. Je ne redemandai pas mon fusil à la vieille femme, et prenant mes trappes, je quittai notre cabane, où je ne revins qu’avec assez de peaux de castors pour pouvoir obtenir en échange un second fusil ; mais mon ardeur belliqueuse s’était apaisée. La plupart des femmes que les guerriers avaient laissées commencèrent à manquer de vivres, et ce ne fut pas sans de grands efforts de ma part et de celle du petit nombre de très jeunes hommes et de vieillards restés avec nous que la famine fut évitée.

Les guerriers revinrent enfin après n’avoir fait que peu de chose ou même rien ; nous nous séparâmes alors, et notre famille se dirigea vers Elk-River (la rivière de l’Élan), accompagnée d’un parent de Net-no-kwa, nommé Wau-zhé-gaw-maish-kum (celui qui marche le long du rivage) : cet homme avait deux femmes, dont l’une se nommait Me-sau-bis (duvet d’oison) ; il menait aussi avec lui un autre chasseur distingué, nommé Kau-wa-be-nit-to (celui qui les effraie tous). De Mouse-River nous nous dirigeâmes presque droit au nord, et comme nous avions six chevaux, notre course fut très rapide ; il nous fallut cependant bien des jours pour atteindre la source de la rivière de l’Élan. Là Wau-zhé-gaw-maish-kum nous quitta pour une expédition guerrière du côté du Missouri ; mais Kau-wa-be-nit-to resta et nous donna toujours la meilleure part de sa chasse ; il m’indiqua aussi un étang et une digue de castors à quelque distance.

Je m’y rendis un soir, et je découvris bientôt un sentier frayé par les castors en traînant du bois dans l’étang ; je me mis tout près en embuscade, supposant que bientôt je verrais passer du gibier ; à peine m’étais-je placé, que j’entendis, à peu de distance, un bruit semblable à celui que fait une femme en apprêtant des peaux : j’en fus un peu alarmé, car, comme nous ne connaissions pas d’Indiens dans ce quartier, il était à craindre que quelque tribu ennemie ne fût campée dans les environs ; mais, déterminé à ne pas rejoindre ma famille sans avoir éclairci mes doutes, je tins mon fusil tout prêt à faire feu, et m’avançai avec précaution dans le sentier. Mes yeux se portaient fort loin, tout droit devant moi ; à peine m’étais-je un peu avancé, que tournant mes regards de côté, je vis dans les buissons, près de moi, tout au plus à un pas du sentier, un Indien nu, couvert de peintures, couché à plat ventre, et, comme moi, tenant son fusil en joue. Au même instant, et sans savoir ce que je faisais, je sautai de l’autre côté du sentier, et j’allais tirer, lorsqu’un grand éclat de rire m’arrêta ; toutes mes appréhensions se dissipèrent, et l’Indien, se levant, m’adressa la parole dans la langue des Ojibbeways.

Il avait cru, comme moi, qu’il n’y avait pas, dans les environs, d’autres Indiens que sa famille ; et venant de sa hutte, élevée très près de l’étang des Castors, il avait été fort surpris d’entendre la marche d’un homme à travers les buissons. Il m’avait vu le premier, et s’était caché, ne sachant s’il venait un ami ou un ennemi ; après quelques instans d’entretien, il vint avec moi à notre cabane, et Net-no-kwa reconnut en lui un parent. Cet homme et sa famille passèrent une dizaine de jours avec nous, puis allèrent camper à quelque distance.

Je me voyais, pour la seconde fois, menacé de rester un hiver entier seul avec une famille à faire vivre ; mais, aux premiers froids, sept chasseurs naudoways, dont l’un était neveu de Net-no-kwa, arrivèrent de Mo-ne-ong (Montréal), et se décidèrent à demeurer avec nous. A la chute des feuilles et au commencement de l’hiver, nous tuâmes beaucoup de castors. Je surpassai à la chasse cinq des Naudoways, et, quoiqu’ils eussent chacun dix piéges et moi six seulement, je pris toujours plus de castors qu’aucun d’eux ; les deux autres pouvaient me battre à presque tous les exercices.

Dans le cours de l’hiver, nous reçûmes dans notre camp deux nouveaux Naudoways, qui chassaient pour la compagnie appelée, par les Indiens Ojibbeways, Way-met-e-goosh-she-wug (les Chippeways français). Peu de temps après leur arrivée, le gibier devint plus rare, et la faim commençant à se faire sentir, nous convînmes, tous ensemble, d’aller à la chasse des bisons. Le soir, tous les chasseurs étaient rentrés, sauf deux Naudoways, un grand jeune homme et un très petit vieillard. Le lendemain, le jeune Indien revint avec une peau de bison fraîchement préparée et une belle paire de mocassins neufs : il nous raconta qu’il avait trouvé sur son chemin sept huttes de Crees, dont il avait eu beaucoup de peine à se faire entendre ; mais qu’ensuite reçu dans une de ces huttes, nourri et traité avec bonté, il y avait passé toute la nuit. Le matin, il pliait la peau de bison sur laquelle il avait dormi, et se disposait à la laisser, mais on lui dit qu’on la lui avait donnée ; et une des femmes, remarquant que ses mocassins n’étaient pas très bons, lui en présenta de neufs.

Cette hospitalité est très commune chez les Indiens qui n’ont eu que peu de rapports avec les blancs, et c’est la première vertu que les vieillards enseignent aux enfans dans les conversations du soir ; mais les Naudoways avaient été peu accoutumés à un pareil traitement dans les contrées d’où ils venaient.

Peu d’instans plus tard, le vieillard revint aussi : il nous dit avoir rencontré cinquante cabanes d’Assinneboins, dont il avait reçu un bon accueil ; que ces Indiens avaient d’abondantes provisions et des mœurs hospitalières. Quoiqu’il ne rapportât aucune preuve de ses assertions, il nous persuada que nous ne pouvions mieux faire que d’aller rejoindre ces Assinneboins. Le lendemain matin, comme nous nous disposions à le suivre, il nous dit : « Je ne suis pas encore prêt, il faut d’abord que je raccommode mes mocassins. » Un des jeunes chasseurs, pour éviter un retard inutile, lui donna une paire de mocassins neufs. Il dit alors qu’il voulait couper un morceau de sa couverture (57) pour se faire des mitaines ; un de nos compagnons avait des morceaux tout coupés, et vint à son aide ; le vieillard nous exposa ensuite divers autres motifs de retard, qui eurent pour résultat de faire subvenir, par l’un et par l’autre, à ses divers besoins. Mais, enfin, nous commençâmes à mettre en doute sa véracité ; quelques uns de nous, suivant sa trace, reconnurent que, n’étant point allé bien loin, il n’avait ni rencontré aucun Indien, ni rien mangé depuis sa sortie.

Les cinquante cabanes d’Assinneboins n’existant que dans l’imagination du vieillard, nous allâmes à la recherche des Crees que le jeune Naudoway avait rencontrés. Le hasard nous fit trouver, sur notre chemin, une autre bande de la même tribu ; c’étaient des étrangers pour nous, mais, demandant leur chef, nous allâmes nous asseoir à son foyer ; les femmes mirent aussitôt la chaudière sur le feu, et tirèrent d’un sac une substance inconnue de nous tous, qui excita vivement notre curiosité. Notre repas servi, nous reconnûmes que c’étaient de petits poissons, à peine longs d’un pouce, et tous d’égale grosseur. Au moment où on les avait jetés dans la chaudière, ils formaient, ensemble, une masse compacte entièrement glacée ; ces petits poissons, que nous nous habituâmes ensuite à prendre et à manger, se trouvent dans des creux qui restent ouverts sur les étangs peu profonds, et s’y amassent en telle abondance, qu’on peut les prendre par centaines à pleines mains.

Quand notre repas fut terminé, l’Indienne, qui paraissait la principale femme du chef, examina nos mocassins, et nous en donna, à chacun, une paire de neufs. Ces Indiens étaient en voyage et nous quittèrent bientôt ; nous nous décidâmes alors à former un sunjegwun ou dépôt de tous les objets qui pourraient nous embarrasser pendant une longue marche, et d’aller dans les plaines à la chasse des bisons. Nous suivîmes donc le sentier des Crees que nous rejoignîmes dans la prairie.

C’était vers le milieu de l’hiver ; bientôt après, le jeune Naudoway, qui nous avait guidés, tomba malade ; ses amis prièrent un vieux médecin de la bande des Crees, nommé Muk-kwah (l’ours), de travailler à sa guérison. « Donnez-moi, dit le vieillard, dix peaux de castors, et j’emploierai mon art à le guérir. » Nous avions laissé nos pelleteries en dépôt, et, depuis notre arrivée, nous n’avions tué que neuf castors, mais le médecin accepta, pour tenir lieu de la dixième peau, une pièce de drap égale, au moins, en valeur, et prépara sa hutte pour recevoir le malade, que l’on assit, sur une natte, auprès du feu. Le vieux Muk-kwah, vrentriloque d’un talent fort ordinaire, et médecin de peu de réputation, imita divers sons, le moins mal qu’il le put, et voulut faire accroire aux assistans que ces sons partaient de la poitrine du malade. Il nous dit enfin qu’il reconnaissait le bruit d’un mauvais feu dans le sein du Naudoway, et posant une main sur son cœur, l’autre et la bouche sur son dos, il souffla et frotta quelque temps jusqu’à ce qu’une petite boule vînt à tomber à terre comme par accident : il continua encore à souffler et à frotter, tantôt jetant la petite boule, tantôt la roulant entre ses mains, et enfin il la mit au feu, où elle brûla avec un léger pétillement semblable à celui de la poudre humide.

Je n’en fus pas du tout surpris, car je l’avais vu répandre un peu de poudre- sur la partie du plancher où la boule était tombée. S’apercevant sans doute que ce qu’il avait fait ne satisfaisait point les Naudoways, il prétendit qu’il y avait un serpent dans le sein du malade, et qu’il ne pourrait l’en faire sortir que le lendemain. Dans cette seconde séance, après de pareilles précautions et d’égales momeries, il montra un petit serpent qu’il assurait avoir tiré du corps du malade. Pendant quelque temps, il tint une main sur la partie du corps d’où il prétendait avoir extrait le serpent, attendant, disait-il, que l’ouverture se refermât. Il refusa de détruire le serpent, et le serra soigneusement, de peur, assurait-il, qu’il n’entrât dans quelque autre Indien. Cette supercherie, mal soutenue, ne produisit, sur le malade, aucun effet sensible, et prêta beaucoup à rire aux Naudoways : ils apprirent bientôt à imiter ses différens sons, et en firent un sujet de plaisanterie et de sarcasme. Quelques uns des hommes, les plus respectables et les plus sensés parmi les Crees, nous avertirent ne plus désormais avoir recours à Muk-kwah, qui était, chez eux, considéré comme fou.


CHAPITRE XIII.


Droit de chasse. — Canadiens inhospitaliers. — Érables de rivière. — Scènes d’ivrognerie. — Défi à la chasse aux lapins. — Cent quatre-vingts chevaux enlevés. — Le cheval battu et la femme abandonnée.


J’eus à cette époque quelques difficultés avec un Indien Naudoway qui chassait pour les Ojibbeways Way-me-ta-goo-she-wugs. Arrivé depuis moi dans la contrée, son droit d’y chasser n’était certes pas meilleur que le mien. Il s’était plaint une ou deux fois de ce que j’avais parcouru des cantons qu’il prétendait avoir droit de se réserver. Venant alors de découvrir une bande de castors, je tendis mes piéges à peu de distance, et les laissai, selon l’usage, jusqu’au lendemain. En y retournant le matin, je vis que cet Indien avait suivi ma trace, jeté toutes mes trappes dans la neige et mis les siennes à la place. Il n’avait pris qu’un seul castor, je n’hésitai pas à m’en emparer, et suivant en tout son exemple, je replaçai mes trappes. L’affaire devint bientôt publique ; mais tous les Indiens, même ses amis les Naudoways, se prononcèrent contre lui et me promirent leur assistance. Dans les affaires de cette nature, les coutumes de la tribu font loi pour les Indiens, et quiconque se hasarde à s’en écarter ne peut attendre aucun appui. Il est rare que l’oppression ou l’injustice en affaires de droit privé, d’homme à homme, prenne place parmi les Indiens.

Nous restâmes près d’un mois dans la prairie avant de retourner à la hutte où nous avions laissé la vieille femme ; nous allâmes ensuite à notre comptoir d’Elk-River. Je m’étais séparé des Naudoways et je vivais seul avec ma famille. Il y avait dans notre voisinage une hutte de Tus-kwaw-go-mees du Canada ; la première fois que je les visitai et que j’entrai sous leur toit, j’ignorais qui ils étaient. L’homme vint à moi, prit à la porte mes raquettes, les fit sécher devant le feu, et voyant qu’elles avaient besoin d’une légère réparation, en chargea un vieillard ; puis il me proposa d’aller ensemble à la chasse en attendant qu’elles fussent réparées. Il tua dans la journée plusieurs castors et me les donna tous. Les bons procédés de cette famille ne se démentirent pas tant que nous restâmes dans leur voisinage. Leur langue ressemble à celle des Ojibbeways, sans plus de différence que l’on n’en remarque entre celle des Crees et des Muskegoes.

Quand revint la saison du sucre, je transportai mon camp à deux milles au dessous du fort d’Elk-River ; les arbres à sucre, nommés, par les Indiens, she-she-ge-ma-winzhs, sont de la même espèce que ceux qui se trouvent communément dans les vallées du Haut-Mississipi où les blancs les appellent érables de rivière. Ils sont grands, mais fort dispersés ; et, pour cette raison, nous établîmes deux camps, un de chaque côté de la rivière. Je restai seul sur une rive, et la vieille femme sur l’autre avec les petits enfans. Tout en récoltant le sucre, je tuai un grand nombre d’oies, de canards, d’oiseaux de toute espèce et de castors. Il y avait près de mon camp une forte source saumâtre où les traiteurs faisaient ordinairement du sel. Cette source a près de trente pieds de diamètre ; son eau est bleue, et avec les plus longues perches on n’en trouvait pas le fond. Elle est située très près de l’Elk-River, entre l’Assinneboin et le Sas-kaw-ja-wun, à près de vingt jours de marche du comptoir du lac Winnipeg. Il y a dans cette partie de la contrée beaucoup de sources et de lacs salés, mais je n’en connais pas un second aussi considérable.

Je rencontrai, dans ce pays, un blanc qui s’occupa beaucoup de moi, et voulut me persuader de le suivre en Angleterre (58), mais je craignis qu’il ne m’y abandonnât, et qu’il ne me devînt impossible de rejoindre mes amis des États-Unis, s’il en existait encore ; j’étais aussi fort attaché à ma vie de chasseur, soit comme nécessité, soit comme amusement : je refusai donc ses offres. Au nombre des Indiens qui se réunirent au printemps près du comptoir, était notre vieux compagnon et ami Pe-shau-ba ; tout le produit des chasses de l’hiver et des derniers jours, toute la récolte du sucre, tout ce que possédaient les Indiens se changea, comme à l’ordinaire, en whiskey. Quand il n’en resta plus, la vieille Net-no-kwa alla prendre, derrière la plaque du foyer du comptoir, un baril de dix gallons qu’elle y avait caché l’année précédente.

Cette longue débauche, accompagnée de querelles et de désordre, fut suivie de la faim et de la misère ; quelques Indiens, pour écarter la famine qui commençait à se faire vivement sentir, proposèrent une sorte de défi entre tous les chasseurs rassemblés, à qui prendrait le plus de lapins dans un jour. Dans cette lutte, je l’emportai sur Pe-shau-ba, l’un de mes premiers maîtres dans l’art de la chasse ; mais il avait une grande supériorité sur moi dès qu’il s’agissait de poursuivre les grands animaux.

Du comptoir, nous prîmes par la rivière des Cygnes et le Me-nau-ko-nos-keeg, la route de la rivière Rouge, et nous nous arrêtâmes en chemin, pour prendre des castors au piége avec l’aide d’un jeune homme nommé Nau-ba-shish, qui s’était attaché à nous depuis quelque temps ; je ne tardai pas à découvrir des traces d’Indiens, qui devaient avoir suivi la même direction, deux jours seulement auparavant, et je résolus de tenter de les voir ; laissant la vieille femme et ma famille avec Nau-ba-shish, je montai mon meilleur cheval et suivis les traces à travers la prairie.

Après une marche de quelques heures, je reconnus un endroit où une cabane avait été élevée la veille, et mon cheval passa sur un tronc d’arbre qui traversait le sentier ; tout à coup une poule de prairie (59) se leva sous les pieds du cheval, qui s’effraya, et me fit tomber sur le tronc d’arbre, d’où je roulai à terre ; comme je tenais toujours la bride, il m’appuya les deux pieds de devant sur la poitrine ; je restai plusieurs heures sans pouvoir remonter à cheval ; quand j’y réussis enfin, je me décidai à continuer ma marche vers les Indiens, dont je me croyais moins loin que de ma propre cabane. En. arrivant parmi eux, j’étais hors d’état de parler ; ils virent bien que j’étais blessé, et me traitèrent avec bonté. Cette chute fut très grave ; je ne m’en suis jamais complètement rétabli.

En allant visiter ces Indiens, j’avais principalement pour but de chercher des nouvelles de Wa-me-gon-a-biew, mais ils ne l’avaient point rencontré. Je me décidai alors à laisser la vieille femme près du Me-nau-ko-nos-keeg, et à me rendre seul à la rivière Rouge. J’avais quatre chevaux, dont un, très vite et très beau, passait pour le meilleur de cent quatre-vingts, qu’une petite armée de Crees, d’Assinneboins et d’Ojibbeways venait d’enlever aux Indiens Falls (60). Dans cette campagne de sept mois, les guerriers avaient détruit un village, enlevé cent cinquante chevelures et fait des prisonniers.

Dix jours après avoir quitté le Me-nau-ko-nos-keeg avec mon bon cheval, j’arrivai au comptoir de Mouse-River. Là j’appris que Wa-megon-a-biew était à Pembinah, sur les bords de la rivière Rouge. M. Mackee me donna un guide pour atteindre la source de la rivière de Pembinah, où je rencontrai Aneeb, traiteur dont j’ai déjà parlé. A une journée de marche de son comptoir, je parvins à la cabane du beau-père de Wa-me-gon-a-biew, mais mon frère n’y était pas, et le vieillard ne me reçut point avec cordialité : il vivait avec un parti de Crees occupant près de cent huttes. Voyant que les choses n’allaient pas comme je l’aurais désiré, je passai la nuit chez un vieux Cree, que je connaissais antérieurement.

Le matin, le vieillard me dit : « Je crains » qu’on ne tue votre cheval ; allez voir comme on le traite. » Je courus dans la direction qu’il m’indiquait : une bande de jeunes gens et d’enfans avait renversé mon cheval et le battait. Quand j’arrivai, plusieurs d’entre eux le retenaient par la tête, tandis qu’un homme, debout sur son corps, le frappait à coups redoublés. « Mon ami (61), lui dis-je, descendez de là. — Je ne le veux point, répondit-il. — Je vous aiderai donc. » Puis, le jetant à la renverse, j’arrachai la bride des mains de ceux qui retenaient mon cheval, et le reconduisis sous le toit de mon hôte ; mais jamais il ne se rétablit des coups qu’il avait reçus.

Je voulus savoir la cause d'un mauvais traitement si peu attendu, et j'appris que Wa-me-gon-a-biew, après une querelle avec son beau-père, avait abandonné sa femme. Dans cette affaire, le cheval et le chien du vieillard avaient été tués ; ses jeunes amis s’en vengeaient à mes dépens. Les premiers torts ne me parurent pas du côté de Wa-me-gon-a-biew : il avait traité sa femme comme l’eût fait tout autre Indien, et l’avait quittée seulement parce que le vieillard ne voulait point se séparer d’elle, et exigeait que son gendre le suivît dans tous ses déplacemens. Wa-me-gon-a-biew, déterminé à plus d’indépendance, avait agi dans cette occasion de la manière la plus pacifique, jusqu’au moment où la famille de sa femme était venue l’attaquer.

Comme j’étais seul, je craignis d’être suivi et maltraité à mon premier campement ; mais il n’en fut rien, et le lendemain je parvins à la cabane que Wa-me-gon-a-biew occupait alors avec sa seconde femme. Son nouveau beau-père, que je connaissais déjà, fut très surpris d’apprendre que je venais du Me-nau-ko-nos-keeg ; dans cette contrée il est rare d’entreprendre seul un aussi long voyage.

Je restai là quatre jours à chasser avec mes amis, et je retournai sur mes pas, avec Wa-me-gon-a-biew et sa femme, pour retrouver Net-no-kwa. Il fallait nous arrêter dans le village où on avait voulu tuer mon cheval ; le vieillard s’en était éloigné à quelque distance ; mais, apprenant notre arrivée, il revint aussitôt avec ses frères. Nous passâmes la nuit dans une cabane voisine de la tente du traiteur. Je voulais veiller, car je craignais quelque tentative de vol ou de mauvais traitement, mais la fatigue l’emporta et je m’endormis. La nuit était déjà fort avancée, lorsque Wa-me-gon-a-biew me réveilla pour me dire que le vieillard était venu lui enlever son fusil déposé au dessus de sa tête, qu’il était alors parfaitement réveillé, et que, caché sous sa couverture, il n’avait pas perdu de vue son ancien beau-père jusqu’au moment de sa sortie de la cabane. Je lui répondis qu’il avait bien mérité de perdre son fusil, puisqu’il souffrait qu’un vieillard le lui enlevât sous ses propres yeux. Je tentai néanmoins, mais sans succès, de faire rendre cette arme.


CHAPITRE XIV.


Misère et dangers. — La grue blanche. — Charmes de la vie sauvage. — L’homme gelé. — Le vieux chasseur. — Mœurs du moose. — Observations sur l’élan et le caribou.


Avant d’arriver à Mouse-River, mon cheval était devenu si faible et si maigre, qu’il ne pouvait plus même porter la femme de Wa-me-gon-a-biew. Nous fimes halte pendant deux jours. Nous avions eu beaucoup à souffrir de la faim, car depuis bien long-temps le produit de notre chasse s’était borné à un bison très chétif, lorsque nous rencontrâmes une petite bande de Crees, sous les ordres d’un chef nommé O-gemah-wah-shish, c’est à dire le fils du chef. Au lieu de venir à notre secours, ils nous reçurent très mal, et j’entendis qu’ils parlaient de nous tuer, à cause d’une vieille querelle avec des Ojibbeways. Ils ne voulurent nous vendre qu’un petit blaireau, et nous ne perdîmes pas de temps pour nous en éloigner le plus possible. Après deux autres jours de misère, nous rencontrâmes un Ojibbeway nommé Wawb-uche-chawk (la grue blanche), qui venait de tuer un moose gras.

Nous vécûmes un mois avec cet homme, toujours dans l’abondance et passant les nuits dans sa cabane. Nous partîmes ensemble, et il ne nous quitta qu’à Rush-lake-river (62). La vieille femme s’était éloignée du comptoir où je l’avais laissée pour aller vivre avec des Indiens à une distance de quatre journées. Tous mes chevaux avaient été négligés et étaient morts, malgré toutes les recommandations que j’avais faites à Net-no-kwa. Le cheval qui venait de me porter à la rivière Rouge venait de mourir, et il ne m’en restait plus un seul : Net-no-kwa avait, selon toute apparence, renoncé à me compter dans sa famille, et Wa-me-gon-a-biew me quittait.

Je restai quelque temps tout seul auprès du comptoir ; le traiteur, M. Mac-Glees, fit enfin attention à moi et m’invita à venir vivre avec lui. lime parla tant de quitter les Indiens, que je fus plus d’une fois tenté de suivre son avis. Mais, toutes les fois que je songeais à rester toujours au comptoir, j’éprouvais un invincible sentiment de répugnance (63). Passer tout mon temps à la chasse était à mes yeux un sort aussi digne d’envie que l’existence monotone des hommes occupés dans les comptoirs me paraissait insupportable.

A la source du Me-nau-ko-nos-keeg, il y avait un comptoir que j’allai visiter avec cinq Français et une femme ojibbeway, envoyés par M. MacGlees. Nous n’emportâmes de vivres que pour un seul repas, et tout fut mangé dans la première nuit ; vers le milieu du troisième jour, parvenus à une petite crique d’eau salée, nous vîmes un homme assis au sommet d’un monticule voisin. Nous nous en approchâmes, et il ne répondit point à nos questions ; nous voulûmes le secouer et le soulever ; il était roidi par le froid, et quand nous retirâmes nos mains de lui, il tomba comme une masse entièrement gelée ; sa respiration n’était pas arrêtée encore, mais ses lèvres restaient immobiles, et il présentait presque tous les signes de la mort. Auprès de lui gisaient sa petite chaudière, un sac contenant son briquet et une pierre à fusil, son alêne et une paire de mocassins. Nous essayâmes tous les moyens possibles de le rappeler à la vie, mais sans aucun succès. Le regardant comme mort, je conseillai aux Français de le porter au comptoir pour lui donner une sépulture convenable ; ils se rendirent à mon avis, et j’ai appris, dans la suite, qu’il avait cessé de respirer une ou deux heures après leur départ.

Il parait qu’on l’avait renvoyé du comptoir à la source de la rivière, comme trop paresseux pour mériter d’être nourri. Presque entièrement dénué de vivres, il s’était rendu à la cabane de Wa-me-gon-a-biew, qui lui avait donné à manger et offert d’abondantes provisions ; mais il avait tout refusé en disant qu’il ne pourrait les porter. Il était déjà très affaibli, et il lui avait fallu deux jours pour se traîner jusqu’à l’endroit où nous le rencontrâmes, à très peu de distance de son point de départ. De là, je me rendis avec la femme ojibbeway à la cabane de Wa-me-gona-biew.

Je chassais depuis un mois avec mon frère, lorsque Net-no-kwa, qui me cherchait partout, vint nous rejoindre. Wa-me-gon-a-biew alla chasser les castors dans un canton que je lui désignai sur les bords du Clam-River, et je retournai avec Net-no-kwa à Me-nau-ko-nos-keeg pour la récolte du sucre. Nous formions une réunion de dix feux, et, la récolte achevée, nous allâmes tous ensemble à la chasse des castors. Dans les chasses de cette espèce, les produits sont quelquefois également partagés ; mais il fut convenu que chacun garderait ce qu’il aurait tué. En trois jours, je réunis autant de peaux que j’en pouvais porter ; mais, dans ces courses longues et rapides, on ne peut guère traîner de provisions avec soi, et la faim ne tarda pas à se faire sentir de toute la bande. La plupart des hommes devinrent, et moi comme eux, extrêmement faibles par manque de nourriture, et incapables de chasser un peu loin.

Un jour, la glace commençant à se couvrir d’eau sur les étangs je découvris, dans un petit marais, à un mille du camp, les traces récentes d’un moose ; je les suivis, et je tuai cet animal. Comme c’était le premier de son espèce, une fête fut célébrée, et l’on dévora tout en un seul jour.

Bientôt après, tous les Indiens se rendirent, en deux journées de marche, à l’embouchure de la rivière, où Wa-me-gon-a-biew vint nous rejoindre ; sa chasse avait été très heureuse aux bords du Clam-River. Nous restâmes à boire à un mille du lac, auprès du comptoir, jusqu’à ce que toutes nos pelleteries fussent vendues, et ma famille, accompagnée seulement de Wa-me-gona-biew, retourna à l’embouchure de la rivière. Ce trajet était si court, que nous ne prîmes point les chiens dans les canots ; ils firent lever sur la rive un élan qui se mit aussitôt à la nage ; nous le poursuivîmes à travers le lac, et il fut tué en sortant de l’eau.

Vers ce temps, nous rencontrâmes un vieux chef ottawwaw nommé Wa-ge-to-tah-gun (celui qui a une cloche), et plus ordinairement Wage-to-te : c’était un parent de Net-no-kwa ; il avait deux femmes, et sa famille occupait trois cabanes ; un de ses fils avait aussi deux femmes. Nous passâmes ensemble deux mois, et, presque tous les matins, il m’invitait à chasser avec lui ; au retour, il me donnait toujours la meilleure part, et quelquefois même la totalité de ce qu’il avait tué ; il mit beaucoup de peine à m’apprendre la chasse du moose et des autres animaux difficiles à atteindre. Wa-me-gon-a-biew et sa femme nous quittèrent alors pour se rendre à la rivière Rouge.

Les Indiens sont généralement convaincus que le moose, plus adroit qu’aucun animal lorsqu’il s’agit de sa conservation, a, entre autres facultés, celle de demeurer long-temps sous l’eau. Deux hommes, de la bande de Wa-ge-to-tahgun, que je connaissais parfaitement, et considérais comme dignes de foi, revinrent un soir de la chasse, après une absence de toute la journée, et nous dirent, qu’ayant poursuivi un moose jusqu’à un petit étang, ils l’avaient vu disparaître au milieu ; choisissant des positions qui leur permettaient d’observer toute la surface de l’eau, ils avaient fumé et veillé jusqu’aux approches du soir. Pendant tout cet espace de temps, ils n’avaient distingué aucun mouvement de l’eau ni aucun autre indice de la position du moose ; perdant enfin tout espoir de succès, ils s’étaient remis en route.

Peu d’instans après ce récit, parut un chasseur isolé, chargé de viande fraîche ; cet homme raconta qu’ayant suivi, pendant quelque temps, la trace d’un moose, il était arrivé aux bords d’un étang, où il avait découvert les traces de deux hommes, et que, tout indiquant qu’ils étaient arrivés à cet endroit presque aussitôt que le moose, il en avait conclu qu’ils devaient l’avoir tué ; cependant, s’approchant ave précaution des bords, il s’y était assis, et, bientôt, il avait vu l’animal se lever doucement du milieu de l’eau, qui n’était pas très profonde, et venir droit à lui se faire tuer dans l’étang, à une très faible portée.

Les Indiens regardent le moose comme plus prudent et plus difficile à atteindre qu’aucune autre espèce de gibier. Il est plus vigilant et a les sens plus fins que le bison et le caribou ; il est plus agile que l’élan, plus prudent et plus rusé que l’antilope. Dans la plus violente tempête, quand le vent et le tonnerre mêlent, sans aucun intervalle, leurs longs mugissemens au bruit continu d’une pluie qui tombe par torrens, si le pied ou la main de l’homme brise la moindre branche sèche dans les forêts, le moose l’entend ; il ne fuit pas toujours, mais, cessant de manger, il épie tous les sons. Si, pendant près d’une heure, l’homme ne fait aucun bruit, aucun mouvement ; le moose recommence à manger, mais il n’oublie pas ce qu’il a entendu, et, pendant quelques heures, sa surveillance reste plus active.

Wa-ge-to-tah-gun, le chef avec lequel nous vivions, saisissait toutes les occasions de m’instruire des habitudes du moose et des autres animaux, et manifestait un grand plaisir toutes les fois que mes efforts à la chasse étaient couronnés de succès. Comme nous touchions au moment de nous séparer, il convoqua tous les jeunes chasseurs pour une expédition d’une journée ; plusieurs jeunes femmes furent de la partie. Il tua un moose mâle très gras, et me le donna.

Entre le lac Winnipeg et la baie d’Hudson, la contrée est basse et marécageuse ; c’est la région des caribous ; plus à l’ouest, entre l’Assinneboin et le Sas-kaw-jawun, est la contrée des prairies où vivent les élans et les bisons. Jamais les élans ni les caribous (64) ne passent sur le territoire les uns des autres.


CHAPITRE XV.


Proposition de mariage. — Trafic, ivrognerie et vol. — La femme ivre. — L’Ojibbeway decouvert. — Élans forcés à la chasse à pied à travers les neiges. — Épizootie parmi les castors. — Jeûne par point d’honneur.


Aux premiers jours du printemps, nous retournâmes à Me-nau-ko-nos-keeg par la route du camp que nous avions occupé pendant la récolte du sucre ; comme je n’aimais point à me trouver avec les Indiens dans la saison de leurs scènes d’ivrognerie, je voulus dissuader la vieille femme de les accompagner au comptoir. Je lui représentai combien il était déraisonnable de perdre toutes nos pelleteries en échange d’une liqueur non seulement inutile, mais même pernicieuse et empoisonnée, et heureusement j’eus assez d’influence sur elle pour qu’elle se laissât conduire sans délai au camp de chasse que j’avais choisi.

Elle alla prendre congé de Wa-ge-to-te, et quand elle revint, je. vis facilement à son air qu’il s’était passé quelque chose d’inaccoutumé. Elle me fit approcher d’elle et me dit : « Mon fils, vous voyez que je suis devenue vieille, à peine suis-je capable de faire vos mocassins, de préparer vos fourrures, de les conserver et d’exécuter tous les travaux nécessaires dans une cabane. Vous allez prendre votre place d’homme et de chasseur. Il convient que vous ayez une femme jeune et forte, qui veille sur tout ce qui vous appartient et prenne soin de votre cabane. Wa-ge-to-te qui est un brave homme, respecté de tous les Indiens, veut bien vous donner sa fille ; vous gagnerez ainsi un ami et un protecteur puissant, qui pourra vous aider dans les momens difficiles, et je serai délivrée de beaucoup de peine et de tourment pour notre famille. »

Elle me parla long-temps encore dans le même sens, mais je lui répondis sans balancer que je n’acceptais pas. J’avais peu pensé jusqu’alors à me marier chez les Indiens, et je songeais souvent à aller prendre une femme parmi les blancs avant de devenir vieux. A tout événement, je lui déclarai que je ne pouvais pas épouser alors la femme qu’elle me proposait. Elle insista encore, en me disant que toute l’affaire avait été arrangée entre elle et Wa-ge-to-te, et que la jeune fille avait donné son consentement. Elle ne pouvait plus, me disait-elle, faire autrement que de m’amener ma femme dans ma hutte. Je lui répondis que, si elle en agissait ainsi, je ne traiterais et ne considérerais pas la fille de Wa-ge-to-te comme ma femme.

Les choses en étaient là dans la matinée de la veille du jour où nous devions nous séparer de toute la bande. Ne pouvant m’entendre avec Net-no-kwa, je sortis de bonne heure pour chasser des élans, et dans la journée je tuai un mâle très gras. En rentrant le soir, je déposai ma charge de venaison devant la cabane, et j’en reconnus soigneusement l’intérieur, bien déterminé, si j’y apercevais la jeune femme, à aller dormir sous un autre toit ; mais elle n’y était pas.

Le lendemain matin, Wa-ge-to-te vint me visiter dans ma hutte, m’exprima tout l’intérêt auquel il m’avait accoutumé, et me donna des avis pleins de cordialité, en m’exprimant les souhaits les plus bienveillans. Net-no-kwa revint ensuite à la charge, mais je ne cédai pas. Les propositions furent renouvelées de temps en temps, jusqu’à ce que la jeune fille eût enfin trouvé un mari.

Après nous être séparés de Wa-ge-to-te et de sa bande, nous nous rendîmes au cantonnement de chasse que j’avais choisi, et nous y passâmes seuls une grande partie de l’été, toujours dans l’abondance, car je tuai beaucoup d’élans, de castors et d’autres animaux. A la chute des feuilles, nous allâmes au comptoir de Me-nau-ko-nos-keeg ; là se trouvait Waw-zhe-kwaw-maish-koon qui nous avait quittés l’année précédente ; nous restâmes avec lui.

Comme le traiteur partait pour son quartier d’hiver, les Indiens, s’étant rassemblés en grand nombre, le rejoignirent auprès du lac, à quelques milles de sa factorerie. Il avait apporté une abondante provision de rhum, et, selon l’usage, il resta campé plusieurs jours, pour laisser aux Indiens le temps de trafiquer et de s’enivrer à leur aise, ce qui lui donnait moins d’embarras dans un camp que dans sa maison. J’eus la présence d’esprit de me pourvoir, dès le premier moment, de quelques uns des objets les plus indispensables pour passer l’hiver, tels que des couvertures et des munitions.

Notre commerce terminé, la vieille femme offrit au traiteur dix belles peaux de castors ; en échange de ce présent accoutumé, elle recevait tous les ans un habit et des ornemens de chef avec un baril de dix gallons de liqueurs spiritueuses. Quand le traiteur l’envoya chercher pour lui remettre son présent, elle était trop ivre pour se tenir debout ; il fallut bien me présenter à sa place. J’avais un peu bu, et ma tête n’était pas bien à moi : je revêtis l’habit et les ornemens, puis, chargeant le baril sur mes épaules, je l’apportai dans notre cabane, le déposai au fond et le défonçai d’un coup de hache. « Je ne suis pas, dis-je, de ces chefs qui tirent la liqueur du tonneau par une petite ouverture ; que tous ceux qui ont soif viennent boire. » Je pris cependant la précaution d’en cacher une partie dans un petit baril et dans une chaudière, en tout trois gallons à peu près. La vieille femme accourut avec trois chaudières, et en cinq minutes tout fut avalé. C’était la seconde fois que je m’enivrais avec les Indiens. Cet acte d’intempérance fut bien plus fort que le premier. Je visitais fréquemment ma cachette, et je restai ivre pendant deux jours. Je pris enfin tout ce qui était resté dans la chaudière, et j’allai le boire avec Waw-zhe-kwaw-maish-koon, que j’appelais mon frère, en sa qualité de fils d’une sœur de Net-no-kwa. Il n’était pas encore ivre ; mais sa femme, dont les vêtemens étaient couverts d’ornemens d’argent, avait beaucoup bu et était couchée devant le feu dans un état absolu d’insensibilité.

Comme nous nous asseyions pour boire, un Ojibbeway de notre connaissance entra en chancelant et vint tomber auprès du feu. La nuit était avancée, mais une bruyante orgie retentissait dans tout le camp ; nous sortîmes, mon compagnon et moi, pour aller boire tout ce qu’on voudrait bien partager avec nous, et comme nous n’étions pas extrêmement ivres, nous eûmes soin de cacher au fond de la cabane la chaudière qui contenait le reste de notre whiskey, en la couvrant de manière à la soustraire à la vue de quiconque entrerait. Après quelques heures de promenade, nous rentrâmes. La femme était encore couchée devant le feu, mais tous ses ornemens avaient disparu. Nous courûmes à notre petite chaudière, elle n’y était plus. L’Ojibbeway que nous avions laissé devant le feu était parti, et diverses circonstances nous portèrent à le soupçonner du vol. J’appris bientôt qu’il avait dit que je lui avais donné à boire. Le lendemain matin, j’allai dans sa cabane lui demander ma chaudière, il dit à sa femme de me l’apporter. L’auteur du vol étant ainsi trouvé, mon frère vint se faire rendre les ornemens enlevés. Cet Ojibbeway était un homme à très grandes prétentions et voulait se faire reconnaître pour chef ; mais cette malheureuse tentative lui fit beaucoup de tort dans l’esprit du peuple ; on s’en entretint longtemps, et il ne fut plus nommé qu’avec mépris. La vieille Net-no-kwa commença enfin à se réveiller de son ivresse prolongée. Elle me fit approcher et me demanda si j’avais reçu les présens ordinaires du traiteur. D’abord elle refusa de croire que j’eusse laissé consommer tout le contenu du baril sans rien réserver pour elle ; convaincue enfin que les choses s’étaient ainsi passées, et même que j’étais resté ivre deux jours entiers, elle me reprocha avec sévérité mon ingratitude, et me demanda vivement comment j’avais pu être assez brute pour m’enivrer. Les Indiens, témoins de son courroux, lui représentèrent qu’elle n’avait aucun droit de me reprocher un défaut dont elle-même me donnait l’exemple. Sa mauvaise humeur fut bientôt calmée par une certaine quantité de rhum qu’ils se cotisèrent pour lui offrir, et elle retomba encore une fois dans un état complet d’ivresse.

Toutes les pelleteries vendues, les scènes d’ivrognerie cessèrent avec la dernière goutte de rhum, et les Indiens commencèrent à se disperser dans les pays de chasse. Nous nous rendîmes avec le traiteur à sa maison, où nous laissâmes nos canots, et de là Waw-zhe-kwaw-maish-koon vint avec nous à la chasse dans les bois. Nous ne formions alors qu’une seule famille, dont la plus grande partie provenait de lui, car il avait beaucoup d’enfans en bas âge. Le froid commençait à peine, et la neige n’avait encore qu’un pied d’épaisseur, quand nous commençâmes à sentir les atteintes de la faim. Nous rencontrâmes alors une troupe d’élans, dont quatre furent tués dans un jour.

Quand les Indiens chassent les élans de cette manière, après les avoir fait lever, ils les suivent d’un pas qu’ils savent pouvoir soutenir pendant plusieurs heures. Ces animaux effrayés les dépassent d’abord de quelques milles ; mais les Indiens, suivant leurs traces d’un pas égal, les revoient enfin, et la troupe, faisant un effort nouveau, disparaît encore pendant une heure ou deux. Les intervalles où les chasseurs les découvrent se rapprochent de plus en plus avec une durée chaque fois plus longue, jusqu’à ce qu’ils cessent tout à fait de les perdre de vue. Les élans sont alors si fatigués, qu’ils ne vont plus qu’au petit trot ; bientôt ils ne font plus que marcher : alors la force des chasseurs est presque entièrement épuisée ; cependant ils peuvent encore d’ordinaire décharger leurs fusils à travers la bande d’élans ; mais le bruit du coup donne à ces animaux une nouvelle ardeur, et il faut être bien dispos et bien déterminé pour pouvoir, en tirer plus d’un ou deux, à moins que la neige ne soit épaisse. L’élan, dans sa course, ne détache pas bien son pied de la terre ; aussi, dans les grandes neiges, est-il facilement atteint (65). Il est des Indiens, mais en bien petit nombre qui peuvent suivre les élans dans la prairie sans neige ni glace. Le moose et le bison surpassent l’élan en agilité, et sont bien rarement atteints à la course par un homme à pied.

La chair des quatre élans fut boucanée, mais le partage se fit inégalement, sans égard à la position et aux besoins de nos familles. Je ne me plaignis pas ; je n’étais, je le savais bien, qu’un pauvre chasseur, et j’avais fort peu contribué au succès de cette chasse. Je donnai presque toute mon attention à la prise des castors. J’en connaissais plus de vingt sociétés dans les alentours, mais je fus bien surpris, en détruisant leurs cabanes, de les trouver presque toutes vides ; je reconnus enfin qu’il régnait parmi ces animaux une maladie qui en enlevait un grand nombre. J’en rencontrai plusieurs morts ou mourans, dans l’eau, sur la glace, ou à terre ; l’un, ayant coupé un arbre à moitié, restait étendu sur les racines ; l’autre, surpris par la mort en rapportant une charge de bois à sa cabane, gisait auprès de son fardeau. La plupart de ceux que j’ouvris avaient la région du cœur rouge et sanglante ; ceux qui habitaient les grandes rivières et l’eau courante souffrirent moins. Les castors des étangs et des marécages moururent presque tous. Depuis ce temps, les castors ont été beaucoup plus rares que jusqu’alors dans les environs de la rivière Rouge et de la baie d’Hudson. Nous n’osâmes point manger les animaux morts de cette maladie, mais les peaux étaient bonnes. La faim se fit souvent sentir pendant notre communauté avec Waw-zhe-kwaw-maish-koon. J’allai une fois à la chasse avec lui, après une abstinence forcée d’un jour et d’une nuit ; nous rencontrâmes une bande d’élans, dont nous tuâmes deux, et blessâmes un troisième, qu’il fallut poursuivre jusqu’à la nuit. Alors, nous coupâmes les viandes, qui furent cachées dans la neige ; mais mon compagnon n’en prit pas une seule bouchée pour notre usage immédiat ; cependant, nous étions loin de notre camp, et il était trop tard pour songer à y retourner avant le lendemain. Je savais qu’il avait jeûné aussi longtemps que moi, et, quoique la faim me fit cruellement souffrir, j’eus honte de lui demander à manger, et de paraître ne pas pouvoir supporter le besoin avec le même courage que lui. Le matin, il me donna un peu de viande, et, sans prendre le temps de la cuire, nous partîmes pour notre camp. Lorsque nous arrivâmes, dans l’après-midi, Net-no-kwa, voyant que je ne revenais pas les mains vides, me dit : « C’est bien, mon fils, je pense que vous avez mangé de bon appétit la nuit dernière, après votre longue abstinence. » Je lui répondis que je n’avais rien mangé, et elle fit cuire aussitôt une portion de ce que je rapportais ; notre part ne dura que deux jours. Je connaissais encore deux sociétés de castors qui avaient échappé à l’épidémie régnante ; je leur tendis mes trappes, et, avant la fin de la seconde journée, j’en avais déjà pris huit, dont deux furent offerts, par moi, à Waw-zhe-kwaw-maish-koon.


CHAPITRE XVI.


L’A-go-kwa. — Ozaw-wen-dib, la tête jaune. — La danse de la médiation. — Veuve et orphelins secourus. — Le fratricide. — Les fantômes indiens. — Apparition. — Cheval donné par un fantôme. — Le coteau de chasse des bisons. — La colline rocheuse. — Mariage indien. — Récolte de riz sauvage. — Épidémie inconnue. — Surdité. — Pensée de suicide. — Le suicide chez les Indiens.


Dans le cours de cet hiver, nous vîmes arriver à notre camp le fils du célèbre chef ojibbeway Wesh-ko-bug (le doux), qui habitait les bords du lac Leech (66). Cet homme était du nombre de ceux qui se vouent à la condition des femmes, et que les Indiens appellent femmes (67). Il en existe plusieurs dans la plupart des tribus indiennes, peut-être même dans toutes ; on les appelle communément A-go-kwas (68). Cette créature, nommée Ozaw-wen-dib (la tête jaune), approchait alors de cinquante ans, et avait eu plusieurs maris. Je ne sais si elle m’avait vu, ou si elle avait seulement entendu parler de moi ; mais elle ne tarda pas à m’apprendre qu’elle venait de très loin pour me voir et qu’elle espérait de vivre avec moi. Elle réitéra souvent ses offres, et, sans se décourager d’un refus, elle répétait ses dégoûtantes avances jusqu’à me chasser en quelque sorte de la cabane.

La vieille Net-no-kwa, qui la connaissait parfaitement, riait de mon embarras et de ma honte, lorsque la Tête Jaune renouvelait ses persécutions. Elle paraissait presque l’encourager à rester dans notre cabane. L’A-go-kwa montrait beaucoup d’adresse aux divers travaux de femmes qui avaient occupé toute sa vie ; enfin, désespérant du succès de ses avances ou chassé par la faim qui régnait le plus souvent dans notre famille, Ozaw-wen-dib disparut, et je conçus l’espoir d’être délivré de ses persécutions ; mais, au bout de trois ou quatre jours, il rapporta de la viande boucanée, et nous dit qu’il avait trouvé la bande de Wa-ge-to-tah-gun, et qu’il était chargé par le chef de nous inviter à l’aller rejoindre. Il avait appris la conduite parcimonieuse de Waw-zhe-kwaw-maish-koon à notre égard, et l'A-go-kwa me dit en son nom : « Mon neveu, je n’entends pas que vous restiez à voir tuer du gibier par un autre chasseur trop avare pour partager avec vous. Venez près de moi ; ni vous, ni ma sœur, ne manquerez de rien de ce qu’il sera en mon pouvoir de vous donner. » Cette invitation arrivait fort à propos, et nous partîmes sans délai.

A notre premier campement, comme je m’occupais du feu, j’entendis l’A-go-kwa siffler pour m’appeler à peu de distance dans le bois. Je vis en m’approchant qu’il avait les yeux fixés sur quelque pièce de gibier, et je reconnus un moose. Je le tirai deux fois et deux fois il tomba et se releva. Probablement j’avais visé trop haut, car enfin il s’échappa. La vieille femme me fit de vifs reproches et me dit qu’elle craignait de ne jamais voir en moi un bon chasseur ; mais le lendemain, avant la nuit, nous arrivâmes au camp de Wa-ge-to-te, où notre appétit fut satisfait. Là aussi, je me vis délivré des persécutions de l’A-go-kwa, devenues intolérables. Wa-ge-to-te, qui avait déjà deux femmes, le prit pour troisième. Cette introduction d’un nouveau personnage dans sa famille inspira quelques plaisanteries, et amena divers incidens comiques ; mais il en résulta moins de troubles et de querelles que s’il eût pris une troisième femme du sexe féminin.

La troupe qui nous recevait était formée d’un grand nombre d’Indiens, et le pays de chasse commençait à s’épuiser ; les meilleurs chasseurs ne rapportaient pas souvent du gibier, mais il arriva que moi et un autre homme qui partageait ma réputation de pauvre chasseur, nous tuâmes plus de pièces que les autres. Les Indiens se réunirent alors pour le meta ou la danse de la médiation, cérémonie solennelle, où Net-nok-wa tenait toujours un rang distingué.

Je commençai à me dégoûter de rester avec des bandes nombreuses d’Indiens, car il arrivait toujours que la faim se faisait sentir après un séjour un peu prolongé sur un même point. Je traçai donc un sentier pour moi seul, et j’allai tendre mes trappes à une troupe de castors. Quand je fis part à Wa-ge-to-te de mon intention de le quitter, il me dit, avec une expression marquée d’intérêt, que je m’exposais à mourir de faim en m’isolant ainsi à une grande distance ; mais je résistai à toutes ses instances et à tous ses raisonnemens. Il voulut alors m’accompagner jusqu’à mes trappes, pour s’assurer par lui-même si j’avais choisi un emplacement favorable, et si je pourrais faire vivre ma famille. Nous trouvâmes un beau castor pris dans mes piéges, et après m’avoir donné beaucoup de conseils et d’encouragemens, Wa-ge-to-te me quitta, en m’indiquant où je le trouverais campé, si la misère reparaissait dans ma cabane.

Ma famille venait de s’augmenter d’une pauvre vieille femme ojibbeway et de deux enfans ; ils n’avaient plus d’hommes pour subvenir à leurs besoins, et Net-no-kwa les avait recueillis. Malgré ce surcroit de charge, je croyais encore plus avantageux de vivre séparé de toute autre bande ; mes chasses furent singulièrement heureuses, et nous restâmes seuls jusqu’à la saison du sucre. Net-no-kwa voulut alors retourner à Me-nau-ko-nos-keeg, tandis que j’irais au comptoir de la rivière Rouge acheter divers objets de première nécessité. Je fis un paquet de fourrures de castors, et m’embarquant seul dans un canot de peaux de bisons, qui pouvait à peine me contenir avec mon bagage, je descendis le petit Sas-kaw-jawun.

Il y a, sur les bords de cette rivière, un endroit tel que les Indiens voudraient toujours en rencontrer pour leurs campemens. Sur l’une des rives est un beau débarcadère ; au dessus, une petite plaine, un bois épais, et un petit coteau qui s’élève subitement par derrière ; mais à ce lieu se rattache une histoire de fratricide, crime tellement inouï, que la place où il fut commis est maudite et regardée avec terreur. Aucun Indien n’arrêterait son canot à la plage (69) des deux Hommes morts ; on craindrait plus encore d’y passer la nuit. Les traditions rapportent que, il y a bien des années, des Indiens ayant campé en ce lieu, une querelle s’éleva entre deux frères qui avaient le faucon pour totem ; l’un tua l’autre d’un coup de couteau, et les témoins de cette scène tragique trouvèrent le crime si horrible, que, sans balancer, ils mirent à mort le fratricide ; la victime et le meurtrier furent enterrés ensemble.

En approchant de cet endroit, je pensais beaucoup à l’histoire des deux frères qui avaient le même totem que moi, et que je croyais parens de ma mère indienne. J’avais entendu dire que, si l’on campait sur leur tombeau (et cela était plusieurs fois arrivé), ils sortaient de terre, et renouvelaient la querelle et le meurtre, ou que du moins ils tourmentaient leurs visiteurs et les empêchaient de dormir. La curiosité me poussait, et je désirais de pouvoir dire aux Indiens, non seulement que je m’étais arrêté, mais même que j’avais dormi dans un lieu si redouté. Le soleil se couchait lorsque j’arrivai ; je tirai mon canot à terre, j’allumai un feu, et, après avoir soupe, je m’endormis.

Peu d’instans après, je vis les deux morts se lever et s’asseoir près de mon feu, en face de moi. Leurs yeux étaient attentivement fixés sur ma personne ; ils ne souriaient pas et ne disaient rien : je me levai et m’assis devant eux auprès du foyer. Dans cette position, je me réveillai ; la nuit était sombre et orageuse ; je ne vis aucun homme, je n’entendis aucun autre son que celui des arbres agités par le vent. Il est probable que je me rendormis, car je revis bientôt les deux morts ; ils se tenaient sans doute debout au pied de la banque de la rivière, car leurs têtes étaient au niveau de la terre sur laquelle j’avais fait du feu. Leurs yeux restaient encore fixés sur moi : bientôt ils se levèrent l’un après l’autre, et se rassirent en face de moi ; mais cette fois ils riaient, me frappaient à coups de baguettes, et me tourmentaient de toutes les manières. Je voulus leur parler, la voix me manqua. J’essayai de fuir ; mes pieds ne purent se mouvoir. Pendant toute la nuit, je restai dans un état d’agitation et d’alarme. Entre autres choses qu’ils me dirent, l’un d’eux m’engagea à porter mes regards au pied du coteau voisin : j’y vis un cheval entravé qui me regardait. Voici, frère, dit le Jébi (70), un cheval que je vous donne pour votre voyage de demain ; quand vous passerez ici, en retournant à votre cabane, vous pourrez vous en servir encore et nous donner une autre nuit.

Le jour parut enfin, et je ne fus pas médiocrement satisfait de voir que ces terribles apparitions s’évanouissaient avec les ténèbres. Mais ma longue résidence parmi les Indiens, et les fréquens exemples que je connaissais de songes vérifiés, me firent sérieusement penser au cheval que m’avait donné le Jébi. Je me dirigeai donc vers le sommet du coteau, où je découvris des traces et d’autres signes, et, à peu de distance, je trouvai un cheval que je reconnus pour appartenir au traiteur auprès duquel je me rendais. Comme il y avait un trajet de plusieurs milles à gagner en allant par terre de cet endroit à l’Assinneboin, j’abandonnai mon canot, je pris le cheval, et, le chargeant de mon bagage, je le dirigeai vers le comptoir, où nous arrivâmes le lendemain. Dans tous mes voyages postérieurs, j’évitai soigneusement la plage des deux Morts, et le récit de mes visions et de mes souffrances accrut les terreurs superstitieuses des Indiens.

A mon retour du comptoir de la rivière Rouge, j’allai m’établir à Naowawgunwudju (le coteau de la Chasse des bisons), près du Sas-kaw-jawun. C’est une haute colline rocheuse où l’on découvrirait probablement des mines, car on voit, dans les rocs, des masses d’un aspect singulier. Là nous trouvâmes des arbres à sucre en abondance, et un bon site pour passer le printemps. Le gibier était si commun et l’emplacement si favorable, que je résolus d’y rester, au lieu d’accompagner les indiens au lac d’Eau claire, où ils s’assemblaient pour s’enivrer selon leur coutume. J’avais fait avertir Wa-ne-gon-a-biew, et il vint nous rejoindre avec un cheval. Vers ce temps, je tuai le plus beau moose que j’aie jamais vu : il était si gras, que, pour transporter sa chair, il fallut en charger nos trois chevaux, toute notre famille et tous nos chiens.

Quatre jours après son arrivée, Wa—me-gon-a-biew alla voir Wa-ge-to-te, sans me faire part de ses intentions. Peu de jours après, il revint et me dit que le but de sa visite avait été de voir la jeune fille que l’on m’avait si souvent offerte en mariage, et qu’il désirait savoir si mon intention était de la prendre pour femme. Je lui répondis que non, et que j’étais très disposé à contribuer de tout mon pouvoir à l’accomplissement de son projet. Il me pria de retourner avec lui pour détruire, dans l’esprit des parens, toute idée que j’épouserais un jour leur fille, et pour accompagner sa nouvelle femme lorsqu’il la conduirait à notre cabane.

J’y consentis sans réflexion, et, comme nous faisions nos préparatifs de départ, je vis, à la contenance de Net-no-kwa, bien qu’elle ne dît rien, que notre manière d’agir la blessait. Je me souvins alors qu’il était contraire à l’usage que les jeunes hommes amenassent eux-mêmes leurs femmes dans leur famille (71), et je représentai à Wa-me-gon-a-biew que tout le monde se moquerait de nous si nous persistions dans notre projet... « Voici, lui dis-je, notre mère ; c’est à elle de nous trouver des femmes quand nous en avons besoin, de nous les amener, et de leur montrer nos places dans la cabane. Il est convenable que les choses se passent ainsi. » La vieille femme fut évidemment satisfaite de mes paroles, et voulut aller aussitôt chercher la fille de Wa-ge-to-te.

Quand elle la ramena, nous étions, Wa-me-on-a-biew et moi, assis dans la cabane. Mon frère ne lui avait rien dit de ses intentions : la vieille femme ne lui avait rien appris pendant leur marche, et en entrant elle parut hésiter, ne sachant lequel des deux jeunes hommes assis devant elle l’avait choisie pour femme. Net-no-kwa, voyant son embarras, lui dit de s’asseoir auprès de Wa-me-gon-a-biew, et de le considérer comme son mari. Peu de jours après, il la conduisit à son autre femme et elles vécurent ensemble en bonne intelligence,

A la chute des feuilles, j’allai, avec mon frère et plusieurs familles indiennes, à la récolte du riz sauvage ; j’avais alors un peu plus de vingt et un ans. Tandis que nous ramassions et préparions le grain, beaucoup d’entre nous furent saisis d’une violente maladie qui commençait par de la toux, et de l’enrouement, quelquefois par des saignemens de la bouche ou du nez. En peu de jours, plusieurs moururent, et nul ne resta capable de chasser. Sans échapper entièrement au mal, mon attaque parut d’abord moins violente que celles de la plupart des autres.

Il n’y avait plus, depuis quelques jours, de vivres dans notre camp ; plusieurs enfans n’avaient pas été atteints par la contagion, et quelques malades, commençant à se rétablir, avaient besoin de manger. Il n’y avait qu’un autre homme en aussi bon état que moi, et nous étions l’un et l’autre en convalescence, hors d’état de nous mouvoir ; à peine pouvions-nous monter les chevaux que les enfans nous amenaient. Si nous avions pu marcher, notre toux bruyante et continuelle aurait averti le gibier de notre approche. En cette extrémité, nous errâmes au hasard dans les plaines, et fûmes assez heureux pour tuer un ours ; incapables de manger une seule bouchée de la chair de cet animal, nous la rapportâmes à notre camp, où elle fut également partagée entre toutes les cabanes.

Je continuais à aller de mieux en mieux, et je me regardais comme le premier rétabli ; j’allai bientôt à la chasse des élans ; j’en tuai deux en moins de trois heures, et, selon l’usage, je rapportai au camp une charge complète de viande ; j’étais un peu échauffé et fatigué, mais je mangeai avec plaisir un morceau que l’on prépara pour moi, et je ne tardai pas à m’endormir. Vers le milieu de la nuit, une violente douleur me réveilla ; il me semblait que l’on rongeait l’intérieur de mes oreilles ; j’appelai à moi Wa-megon-a-biew, qui ne découvrit rien ; le mal devint de plus en plus insupportable pendant deux jours entiers, et je perdis enfin toute espèce de sentiment.

Quand je revins à moi, après deux autres jours, comme je l’ai appris dans la suite, je me trouvai assis en dehors de la cabane ; je vis les Indiens buvant tout autour de moi ; un traiteur avait passé par notre camp, plusieurs hommes se querellaient, je distinguai Wa-me-gon-a-biew dans un groupe fort animé, et je le vis frapper un cheval d’un coup de couteau ; mais soudain je perdis de nouveau toute connaissance, et cet état d’insensibilité dura probablement plusieurs jours, car je ne me rappelle rien de ce qui se passa jusqu’au moment où notre troupe fit ses préparatifs de départ.

Mes forces n’étaient pas entièrement détruites, et quand je repris mes sens, j’étais capable de marcher ; je réfléchis beaucoup à tout ce qui s’était passé depuis que je vivais parmi les Indiens ; j’avais, en général, été content de mon sort depuis que Net-no-kwa m’avait fait entrer dans sa famille ; mais je regardai cette maladie comme le commencement d’un malheur qui me poursuivrait toute ma vie. J’avais perdu le sens de l’ouïe ; mes oreilles étaient pleines d’abcès en suppuration ; assis dans la cabane, je voyais le mouvement des lèvres de chacun sans entendre une seule parole. Je pris mon fusil et j’allai chasser ; mais les animaux me découvraient avant que je pusse les voir, et si, par hasard, je voyais un moose ou un élan et voulais m’en approcher, je reconnaissais que mon adresse et mon bonheur m’avaient abandonné. Il me vint à l’esprit que les animaux eux-mêmes savaient que j’étais devenu semblable à un vieillard inutile.

Sous l’influence de ces pénibles sentimens, je résolus de me détruire, ne voyant pas d’autre moyen d’échapper à une misère qui me semblait imminente. Quand vint le moment du départ, Net-no-kwa m’amena mon cheval à la porte de notre hutte, et me demanda si j’étais en état de le monter et de supporter la route jusqu’au nouveau camp : je répondis que oui, et, la priant de me laisser mon fusil, je lui dis que je suivrais la bande à une petite distance ; puis, tenant mon cheval par la bride, je vis toutes les familles de notre tribu passer devant moi tour à tour et s’éloigner. Quand la dernière vieille femme, avec sa lourde charge, disparut au bout de la prairie qui bornait ma vue, je me sentis soulagé d’un grand poids ; je lâchai la bride à mon cheval et le laissai paître en liberté, puis j’armai mon fusil, et, l’appuyant à terre, j’appliquai sa bouche contre ma gorge. J’avais disposé ma baguette pour le faire partir ; je savais que la batterie était en bon état, et que mon arme avait été bien chargée un ou deux jours auparavant. Le coup ne partit pas ; le fusil n’était pas chargé ; ma poudrière et mon sac à balles renfermaient toujours quelques munitions, l’un et l’autre se trouvèrent vides ce jour-là ; le couteau que je portais habituellement suspendu à la courroie de ma poudrière n’était point à sa place. Trompé dans mes projets de suicide, je pris mon fusil à deux mains par le canon, et le lançai au loin de toutes mes forces ; je montai ensuite mon cheval, qui, contrairement à ses habitudes et à ce que j’attendais de lui, était resté près de moi ; je ne tardai pas à rejoindre ma famille, car, vraisemblablement, Net-no-kwa et Wa-me-gon-a-biew_, instruits de mes intentions, ne s’étaient éloignés qu’assez pour se soustraire à ma vue, et s’étaient assis en m’attendant. Il est probable que, dans mes momens d’aberration, j’avais parlé de me détruire, et qu’ils avaient eu soin de m’enlever tous les moyens les plus ordinaires et les plus faciles pour exécuter cette volonté.

Le suicide (72) n’est pas très rare chez les Indiens ; ils ont recours à divers moyens ; ils se tuent à coups de fusil, se pendent (73), se noient, s’empoisonnent. Les causes qui les poussent à cet acte de désespoir sont aussi très variées. Plusieurs années avant l’époque dont je parle, j’avais connu à Mackinac, où j’étais avec Net-no-kwa, un jeune Ottawwaw, de grande espérance, et déjà fort considéré, qui se tua d’un coup de fusil dans le cimetière des Indiens. Il s’était enivré, et, dans l’aliénation d’esprit causée par la liqueur, il avait déchiré ses habits et montré tant de violence, que ses deux sœurs, pour l’empêcher de faire du mal aux autres et à lui-même, l’avaient étendu dans sa hutte pieds et poings liés. Le lendemain matin, il se réveilla maître de ses sens ; quand on l’eut délié, il entra dans la cabane de ses sœurs, voisine du cimetière, prit un fusil, sous prétexte de tirer des pigeons, et alla se tuer au milieu des sépultures. Il parait que, se trouvant lié, à son réveil, il crut avoir commis, dans son ivresse, quelque acte déshonorant et ne pouvoir s’en laver que par une mort violente. Des malheurs et des pertes de diverses natures, quelquefois aussi la mort de personnes chéries, ou même des contrariétés en affaires d’amour, peuvent être considérés comme les causes du suicide chez les Indiens.

Je reprochai à Wa-me-gon-a-biew sa conduite à mon égard, en déchargeant mon fusil et m’enlevant mes munitions ; il était probable, cependant, que tout cela avait été fait par la vieille femme. En revenant un peu mieux à la santé, je commençai à devenir honteux de ma tentative, dont mes amis avaient pourtant la délicatesse de ne point me parler. Mais le sens de l’ouïe ne se rétablissait pas, et il me fallut plusieurs mois pour pouvoir chasser aussi bien qu’avant ma maladie. Je n’étais pas de ceux qui avaient le plus souffert de cette terrible épidémie. Au nombre des Indiens qui avaient résisté au mal, les uns restèrent sourds toute leur vie ; d’autres avaient perdu une partie de leur intelligence ; quelques uns, dans le délire causé par la souffrance, se jetaient contre les arbres et les rochers, brisant leurs bras, et s’estropiant de toutes les manières. La plupart de ceux qui survécurent avaient eu des écoulemens d’oreille très abondans, ou, dans le principe, des saignemens de nez très copieux. Cette maladie était entièrement nouvelle pour les Indiens ; ils n’employèrent que peu de remèdes, si même ils en tentèrent un seul.


CHAPITRE XVII.


Voyage de Clarke et de Lewis aux montagnes rocheuses. — Passion du jeu chez les Indiens. — Jeu du mocassin. — Jeu du beg-ga-sah. — Pari à la cible. — Mis-kwa-bun-o-kwa, l’aurore. — Nouvelle proposition de mariage. — Pressentiment d’une vieille Indienne. — La flûte des Indiens. — Mariage et dot.


En allant au comptoir de Mouse-River, j’appris que quelques blancs des États-Unis étaient venus y acheter divers objets pour un parti de leur nation, qui séjournait alors au village des Mandans. Je regrettai d’avoir perdu cette occasion de voir des compatriotes ; mais comme on m’avait donné à entendre qu’ils allaient former dans ce village un établissement permanent, je m’en consolai par l’espoir de quelque occasion prochaine d’aller les visiter. J’ai su, depuis, que ces blancs étaient de la suite du gouverneur Clarke et du capitaine Lewis, alors en marche pour les montagnes rocheuses et l’Océan Pacifique.

La chute des feuilles était déjà fort avancée, lorsque nous nous rendîmes à Ke-nu-kau-ne-she-way-boant, où le gibier abondait ; nous résolûmes d’y passer l’hiver. Là, pour la première fois, je me livrai tout à fait, avec Wa-me-gon-a-biew et d’autres Indiens, à la passion du jeu (74), vice presque aussi funeste à ces peuplades que l’ivrognerie. Nous jouions surtout au mocassin. Le nombre des joueurs est illimité ; mais ordinairement ils sont peu nombreux. Quatre mocassins sont nécessaires ; dans l’un d’eux, un objet convenu, tel qu’un petit bâton ou un petit morceau de drap, est caché par l’un des deux partis de parieurs. Les mocassins sont placés sur une même ligne ; et l’un des adversaires doit en toucher deux du doigt ou d’une baguette. Si le premier qu’il touche renferme l’objet caché, il perd huit points ; si le gage n’est pas dans le second, il perd deux points. S’il n’est point dans le premier, mais bien dans le second, il gagne huit points. Les Crees jouent ce jeu différemment ; ils mettent tour à tour la main dans chaque mocassin, et ne gagnent que si l’objet caché se trouve dans le dernier ; s’il est dans le premier, ils perdent aussi huit points. Ces points ont une valeur de convention ; quelquefois une peau de castor ou une couverture vaut dix points ; un cheval ou un bœuf, cent. Avec les étrangers, ils aiment à jouer gros jeu. Alors un cheval peut ne valoir que dix points.

Mai» c’est le jeu du bug-ga-sauk ou beg-gasah (75) qu’ils jouent avec le plus de passion, et qui entraîne les plus funestes conséquences. Les beg-ga-sah-nuks sont de petites pièces de bois, d’os, ou quelquefois de métal provenant d’une vieille chaudière. Un côté est peint en noir ; ils aiment que l’autre soit brillant. Leur nombre varie, mais on n’en prend jamais moins de neuf. On les met tous ensemble dans un grand vase de bois, ou dans une auge destinée à cet usage. Les joueurs, divisés en deux partis, quelquefois de vingt ou de trente chacun, s’asseient des deux côtés ou circulairement. Le jeu consiste à frapper le bord du vase de manière à faire sauter en l’air tous les beg-ga-sah-nuks, et du mode dont ils retombent dans l’auge dépend le gain ou la perte. Si le coup a été heureux jusqu’à un taux déterminé, le joueur recommence et recommence encore, comme au billard, jusqu’à ce qu’il manque ; alors vient le tour de son voisin. Les deux partis s’animent bientôt, et des rixes résultent souvent de ce que l’un veut arracher le vase à l’autre avant que ce dernier soit bien convaincu d’avoir perdu.

Les vieillards et les gens sensés sont fort opposés à ce jeu ; Net-no-kwa ne m’avait point laissé m’y livrer avant cet hiver. Dans les premiers temps, notre parti eut quelque succès ; mais la chance tourna, et nous finîmes par perdre tout ce que nous possédions. Voyant qu’il ne nous restait absolument plus rien, les gagnans allèrent camper à quelque distance et, selon l’usage, firent grand bruit de leur victoire. Quand je l’appris, je réunis tous les hommes de notre parti, et pour tenter de regagner ce que nous avions perdu et de mettre un terme à d’insolentes vanteries, je leur proposai d’aller faire un pari avec nos adversaires. Nous empruntâmes, en conséquence, quelques objets à nos amis, et nous allâmes visiter les détenteurs de nos dépouilles. Voyant que nous n’avions pas les mains vides, ils consentirent à jouer avec nous ; cette fois le beg-ga-sah nous réussit, et nous regagnâmes assez dans la soirée pour pouvoir offrir, le lendemain matin, un très bel enjeu pour une partie de cible. Nous pariâmes tout ce que nous avions. Ils étaient loin de vouloir nous engager, mais ne pouvaient décemment nous refuser. Nous plaçâmes un but à une distance de cent verges ; je tirai le premier, et ma balle toucha tout près du centre ; aucun de nos adversaires n’en approcha ; j’eus tout le succès de ce jeu, et nous regagnâmes ainsi la plus grande partie de ce que nous avions perdu pendant l’hiver entier.

Le printemps était déjà avancé et nous faisions nos préparatifs de départ, lorsqu’un vieillard, nommé O-zhusk-koo-kon (le foie du rat musqué), l’un des chefs des Métais, vint dans ma cabane avec une jeune femme, sa petite-fille, et les parens de cette vierge. Elle était belle, et n’avait pas plus de quinze ans ; mais Net-no-kwa n’en conçut point une opinion favorable. Elle me dit : « Mon fils, ces gens-là ne cesseront pas de vous tourmenter, si vous restez ici ; et comme la jeune fille ne vous convient en aucune manière pour en faire votre femme, je vous conseille de prendre votre fusil et de vous en aller. Faites un camp de chasse, et ne revenez qu’après leur avoir laissé le temps de bien se convaincre que vous ne voulez pas de leur proposition. » Je suivis ce conseil, et 0-zhusk-koo-kon parut perdre l’espoir de me faire prendre pour femme sa petite-fille.

Peu de temps après mon retour, assis un soir devant ma cabane, je vis une jeune fille de bonne mine se promener en fumant. Elle me regardait de temps en temps ; enfin elle vint à moi et me proposa de fumer avec elle ; je lui répondis que je ne fumais jamais. « Vous ne me refusez, reprit-elle, que parce que vous ne voulez pas toucher à ma pipe. » Je pris la pipe et fumai un peu, ce qui ne m’était réellement jamais arrivé. Elle resta quelque temps à causer avec moi, et je commençai à la trouver de mon goût. Depuis cette rencontre, nous eûmes de fréquentes entrevues, et peu à peu je conçus de l’attachement pour elle.

Je rapporte ces détails, parce que cette manière de lier connaissance s’éloigne des usages des Indiens ; chez eux, le plus souvent, un jeune homme, épousant une fille de sa propre tribu, n’a, jusqu’alors, entretenu avec elle aucune relation intime ; ils se sont vus dans le village, peut-être l’a-t-il regardée en passant, mais il est probable que jamais ils ne se sont parlé. Le mariage est décidé par les vieux parens, et, quand leur intention est signifiée au jeune couple, il est bien rare que quelque objection s’élève ; tous deux savent que, si cette union déplaît soit à l’un et à l’autre, soit à l’un ou à l’autre, en tout temps il sera facile de la rompre.

Mes conversations avec Mis-kwa-bun-o-kwa (l’aurore), tel était le nom de la femme qui m’avait offert sa pipe, firent bientôt du bruit dans le village. Un jour, le vieux O-zhusk-koo-koon entra dans ma cabane, tenant encore par la main une de ses nombreuses petites-filles ; il avait conclu de la rumeur publique qu’à l’exemple des jeunes hommes de mon âge, j’avais envie de prendre femme. « Voici, dit-il à Net-no-kwa, la plus belle et la meilleure de toute ma postérité, je viens l’offrir à votre fils. » À ces mots, il partit, la laissant dans la cabane.

Cette jeune fille avait toujours été traitée par Net-no-kwa avec une bonté toute particulière, et passait, dans notre bande, pour l’une des femmes les plus désirables. Net-no-kwa parut un peu embarrassée et saisit enfin une occasion de me dire : « Mon fils, la femme que vous offre O-zhusk-koo-kon est belle et bonne ; mais vous ne devez pas la prendre, parce qu’elle porte dans son sein un mal qui la conduira au tombeau avant un an : il vous faut une femme forte et de bonne santé ; faisons donc à cette jeune fille un beau présent pour la traiter comme elle le mérite, et renvoyons-la auprès de son père. » La jeune fille repartit, chargée de riches cadeaux, et, moins d’un an après, la prédiction de la vieille femme était accomplie.

Nous devenions, Mis-kwa-bun-o-kwa et moi, de jour en jour plus attachés l’un à l’autre ; il est probable que Net-no-kwa ne désapprouvait point ma conduite ; je ne lui en parlais pas, mais elle ne pouvait l’ignorer, et je découvris bientôt qu’elle en était instruite. J’avais, pour la première fois, passé une grande partie de la nuit auprès de ma maîtresse ; m’étant glissé fort tard dans notre cabane, je m’étais endormi. Le lendemain, au point du jour, un petit coup sec sur mes pieds nus me réveilla.

« Debout, dit la vieille femme qui se tenait près de moi, une baguette à la main, debout, jeune homme, qui allez prendre femme, mettez-vous donc à poursuivre le gibier ; vous monterez plus haut dans l’estime de la femme de votre choix, si elle vous voit rapporter, de bonne heure, le produit d’une chasse heureuse, que si elle vous rencontre faisant le beau dans le village, quand les chasseurs sont tous partis. » Je n’avais rien à répondre, et je sortis armé de mon fusil. De retour à midi, avec toute la charge de moose gras que je pouvais porter, je la jetai aux pieds de Net-no-kwa en lui disant d’un ton rude : « Voici, vieille femme, ce que vous m’avez demandé ce matin. » Elle fut très satisfaite et me donna des éloges ; j’en conclus qu’elle n’avait point de mécontentement de ma liaison avec Mis-kwa-bun-o-kwa, et j’éprouvai beaucoup de joie de penser que ma conduite obtenait son approbation. Il y a beaucoup d’Indiens qui repoussent et négligent leurs vieux parens ; mais, quoique Net-no-kwa fût devenue décrépite et infirme, j’avais alors, et j’ai toujours conservé pour elle, le respect le plus absolu.

Je redoublai de diligence à la chasse ; presque toujours je rentrais de bonne heure, ou au moins avant la nuit, chargé de venaison ; j’apportais à ma toilette toute l’élégance possible, et je me promenais dans le village en jouant quelquefois de la flûte indienne ou pe-be-gwun. Pendant quelque temps, Mis-kwa-bun-o-kwa prétendit ne pas vouloir me prendre pour mari mais mon ardeur paraissant tendre à se ralentir, elle renonça tout à fait à cette affectation ; de mon côté, je vis mon désir d’amener une femme dans ma cabane décroître rapidement de jour en jour ; je fis quelques efforts pour rompre toutes nos relations et ne plus la visiter ; quand elle vit mon indifférence devenir de plus en plus évidente, elle essaya, tantôt par les reproches, tantôt par les larmes et les prières, d’émouvoir mon cœur, mais je ne dis point à la vieille femme de l’amener dans ma hutte, et de jour en jour j’éprouvais moins de penchant à la reconnaître publiquement pour ma femme.

Vers ce temps, j’eus à me rendre au comptoir de la rivière Rouge, et je partis avec un Indien de demi-sang qui appartenait à cet établissement ; il avait un cheval fort léger, et la distance que nous devions parcourir a été depuis reconnue, par les planteurs anglais, de soixante-dix milles. Nous montions tour à tour à cheval, et celui qui devait aller à pied courait tenant le cheval par la queue. Toute la distance fut franchie en un seul jour. En revenant j’étais seul et sans monture ; je voulus faire la course dans le même espace de temps, mais l’obscurité et l’excès de la fatigue me forcèrent de m’arrêter à dix milles de ma cabane.

Quand j’y arrivai le lendemain, je vis Mis-kwa-bun-o-kwa assise à ma place. Comme je m’arrêtais sur la porte, hésitant à entrer, elle baissa la tête ; mais Net-no-kwa, d’un ton rude qui ne lui était pas familier à mon égard, me dit : « Allez-vous tourner le dos à notre cabane et déshonorer cette jeune femme qui, sous tous les rapports, vaut mieux que vous ? Tout ce qui s’est passé a été de votre choix et non du sien ou du mien. Vous avez jusqu’à ce jour couru après elle dans le village, allez-vous la repousser comme si elle s’était jetée sur votre chemin ?... » Les reproches de Net-no-kwa ne me paraissaient pas tout à fait injustes ; l’inclination parlait aussi. J’entrai et je m’assis auprès de Mis-kwa-bun-o-kwa ; nous devînmes de la sorte mari et femme.

Pendant mon voyage à la rivière Rouge, la vieille Net-no-kwa, sans s’inquiéter de mon consentement, avait fait son marché avec les parens de la jeune femme et l’avait amenée dans notre cabane, pensant bien qu’il ne serait pas difficile de me faire approuver sa conduite. Dans la plupart des mariages entre jeunes Indiens, les parties les plus intéressées ont moins à faire que dans cette circonstance. La valeur des présens que les parens d’une jeune femme ont droit d’attendre (76), en échange de sa personne, diminue en proportion du nombre de maris qu’elle a déjà eus.


CHAPITRE XVIII.


Préparatifs de guerre contre les Sioux. — Mauvaise renommée des Muskegoes. — La ligne noire des bisons. — L’initiation des guerriers. — Camp des Indiens. — Opérations divinatoires. — Souvenirs des morts. — Autorité des chefs.


Quatre jours après mon retour de la rivière Rouge, nous partîmes pour les bois. Notre tribu se composait de Wa-me-gon-a-biew avec ses deux femmes, Waw-be-be-nais-sa, une femme et plusieurs enfans, moi et ma femme, Net-no-kwa et sa famille. Nous dirigeâmes notre marche vers la rivière de Craneberry (le Pembinah), sur les bords de laquelle nous voulions choisir un site convenable pour laisser camper les femmes et les enfans pendant que nous irions nous joindre à une expédition qui se préparait contre les Sioux. L’emplacement choisi, nous tournâmes tous nos soins vers la chasse, afin de pouvoir laisser à nos familles assez de viandes sèches pour vivre en notre absence. Sorti un matin, seulement avec trois balles, je manquai deux fois un beau moose mâle, pour l’avoir tiré trop précipitamment ; du troisième coup, je le blessai à l’épaule, et, le poursuivant, je ne tardai pas à l’atteindre. Mais comme je n’avais pas de balles, je pris les vis de mon fusil que je fis tenir avec des cordes, et ce ne fut qu’après avoir reçu trois de ces balles de nouvelle espèce que le moose tomba enfin.

Nous avions tué beaucoup de gibier et les femmes étaient occupées à le boucaner, lorsque, curieux de savoir où en était le parti de guerre réuni à Pembinah et quand il se mettrait en marche, nous montâmes à cheval mon frère et moi, laissant Waw-be-be-nais-sa avec nos familles. Nous trouvâmes quarante Muskegoes prêts à partir dès le lendemain matin. Beaucoup d’Ojibbeways et de Crees s’étaient assemblés aussi ; mais ils semblaient, en général, peu disposés à accompagner les Muskegoes, qui n’étaient pas en grande renommée parmi eux. Nous n’avions, mon frère et moi, ni mocassins, ni rien de ce que l’on emporte en pareille circonstance. Wa-me-gon-a-biew fut d’avis de retourner vers nos familles, et insista particulièrement sur ce que nous pourrions partir avec les Ojibbeways à la chute des feuilles pour une autre expédition. Mais je lui dis que pour rien au monde je ne voudrais perdre l’occasion qui se présentait, et que, d’ailleurs, nous pourrions prendre part aux deux expéditions. Le lendemain, nous partîmes avec les Muskegoes.

A la fin du second jour de marche, il ne nous restait plus aucune provision, et déjà la faim se faisait sentir. En nous couchant la nuit dans notre camp, les oreilles contre terre, nous entendions un bruit qui nous parut devoir être celui d’une troupe de bisons ; debout, nous n’entendions plus rien ; et, dans la matinée suivante, nous ne découvrîmes aucun bison, quoique notre camp dominât une très vaste étendue de prairie. Mais, les oreilles contre terre, nous entendîmes encore le bruit à la même distance que la veille. Un détachement de huit hommes, dont je faisais partie, fut expédié dans la direction indiquée, et l’on désigna un lieu de rendez-vous pour passer la nuit et apporter les bisons que nous devions tuer. Nous partîmes de grand matin ; plusieurs heures se passèrent sans rien découvrir. Enfin, nous aperçûmes une sorte de ligne noire qui se dessinait à l’horizon comme un rivage bas vu d’un côté à l’autre d’un lac. C’était une bande de bisons découverte à une distance de dix milles.

La saison du rut avait commencé, et le troupeau tout entier s’agitait en tumulte au milieu des violens combats des mâles. Au bruit causé par le froissement des deux parties de leur sabot, quand ils levaient les pieds de terre, se joignait le mugissement furieux et répété des bisons, engagés tous dans leurs terribles et effrayans conflits. Nous savions que notre approche n’exciterait point parmi eux l’alarme qu’elle aurait produite en toute autre saison, et nous marchâmes droit au troupeau. En approchant, nous tuâmes un bison blessé, qui ne fit presque aucun effort pour nous échapper. Il avait dans les flancs des blessures où j’aurais pu plonger la main tout entière.

Comme nous savions que la chair des mâles n’était pas bonne à manger dans cette saison, nous ne voulions pas en tuer, quoiqu’il nous eût été facile d’en abattre un grand nombre. Nous descendîmes de cheval ; quelques uns restèrent pour garder nos montures, et les autres se glissèrent au milieu du troupeau, pour tâcher d’atteindre des femelles. Je m’étais séparé de mes compagnons, et, m’avançant trop, je restai engagé au milieu des bisons. Aucune femelle ne s’était offerte à portée de fusil, lorsque des mâles se mirent à se battre très près de moi. Dans leur fureur, ils ne s’apercevaient pas de ma présence, et ils se ruèrent de mon côté avec une violence telle, qu’alarmé pour ma sûreté, je cherchai asile dans un de ces creux qui sont si communs dans les cantons où ces animaux abondent, et qu’ils font eux-mêmes pour s’y vautrer ; mais ils se ruaient encore droit sur moi, et il me fallut faire feu pour les disperser. Je n’y réussis qu’après en avoir tué quatre. Cette fusillade effraya excessivement les femelles, et je vis bientôt que je n’en tuerais aucune dans ce quartier. Je regagnai mon cheval et j’allai rejoindre, à une assez grande distance, les Indiens qui avaient réussi à tuer une femelle grasse. Mais, comme il arrive d’ordinaire en de semblables chasses, tout le troupeau s’était enfui, à l’exception d’un mâle qui tenait encore les Indiens à distance quand j’arrivai.

« Vous êtes des guerriers, leur dis-je, vous allez loin de votre pays chercher un ennemi, et vous ne pouvez pas enlever la femme de ce vieux bison qui n’a rien dans les mains. » A ces mots, je marchai droit au bison, qui veillait sur sa femelle morte, à un peu plus de deux cents yards (77) de nous. Il ne me vit pas plutôt approcher qu’il s’élança contre moi avec une impétuosité telle que, me voyant en danger avec mon cheval, je rebroussai chemin en toute hâte. Les Indiens rirent de bon cœur de ma déconvenue, mais ne renoncèrent pas à s’emparer de leur proie. En partageant l’attention du bison et en se glissant vers lui de différens côtés, ils parvinrent à le tuer.

Tandis que nous découpions la femelle, le troupeau n’était pas loin, et une autre vieille femelle, que les Indiens supposèrent sa mère, suivant la trace du sang, vint fondre sur nous avec une grande impétuosité. Les Indiens, alarmés, s’enfuirent ; la plupart n’avaient point leurs armes sous la main. J’avais eu soin de recharger mon fusil, et je le tenais armé. Couché derrière, et tout contre les restes de la fille, j’attendis la mère jusqu’à très peu de distance, et je tirai. Elle se retourna, fit un ou deux soubresauts, et tomba morte. Nous avions alors la chair de deux femelles grasses ; c’était tout ce qu’il nous fallait, et nous partîmes aussitôt pour le lieu du rendez-vous, où nous trouvâmes nos autres compagnons ; un daim, tué sur la route, avait servi à diminuer leur faim.

Je commençai alors à prendre part aux cérémonies de ce que l’on pourrait appeler l’initiation des guerriers. Les trois premières fois qu’un homme marche à la guerre, les coutumes des Indiens le soumettent à diverses pratiques pénibles dont les vieux guerriers peuvent se dispenser. Le jeune guerrier doit toujours se teindre la figure en noir, porter un chapeau ou quelque autre ornement de tête, marcher sur les traces de guerriers plus anciens, et ne jamais les devancer. Il ne doit jamais non plus se gratter avec les doigts la tête ni aucune autre partie du corps ; s’il y est contraint, il emploie un petit bâton. Le vase dans lequel il mange ou boit, le couteau dont il se sert, ne doivent être touchés par aucun autre. Dans ces deux derniers cas, les observances des jeunes guerriers sont communes aux femmes chez quelques tribus dans les premiers temps de la menstruation. Le jeune guerrier, quelque longue et fatigante que soit la marche, ne doit ni boire, ni manger, ni s’asseoir pendant le jour ; s’il fait halte un moment, il tourne la face vers son pays pour que le Grand Esprit puisse voir qu’il désire retourner à sa cabane.

La nuit, on observe un certain ordre dans le campement. S’il se trouve des branchages au lieu de la halte, on les plante en terre pour entourer le camp, auquel on donne une forme carrée ou oblongue, avec un passage ou porte à l’extrémité qui fait face au pays ennemi. S’il n’y a pas de branchages, une enceinte est entourée de la même manière par de petites baguettes ou des tiges d’herbes qui croissent dans la prairie. Près de la porte ou entrée du camp, le principal chef se tient avec les vieux guerriers. Viennent ensuite, par rang d’âge et de réputation, les autres combattans ; et enfin, au fond du camp, les hommes à figures noircies qui font leurs premières campagnes.

Tous les guerriers, vieux et jeunes, dorment la face tournée vers leur terre natale. Quelque incommode que soit leur position, quelque fatigue qu’ils aient supportée, ils ne doivent, pour aucun motif, changer d’attitude ; il leur est interdit de reposer deux ensemble sur ou sous une même couverture. Dans les marches, les guerriers ne s’asseient jamais sur la terre nue ; il leur faut pour siége au moins un peu de gazon ou de branches d’arbres. Ils doivent, autant que possible, éviter de se mouiller les pieds. S’ils sont obligés de passer au milieu d’un marais ou de traverser une eau courante, il leur est prescrit de conserver leurs vêtemens secs, et d’envelopper leurs jambes avec des feuilles ou de l’herbe, dès qu’ils sortent de l’eau. Jamais ils ne marchent dans un sentier battu, s’ils peuvent l’éviter ; dans le cas contraire, ils se frottant les jambes d’une préparation portée à cet effet. Nul ne doit passer sur rien de ce qui appartient à un guerrier, comme son fusil, sa couverture, son tomahawk, son couteau, ou sa massue de guerre ; ni sur les jambes, les mains ou le corps d’un homme assis ou couché. Si cette règle a été violée par inadvertance, celui dont les membres, les armes ou les meubles ont été l’objet de la profanation, doit saisir l’homme qui a enfreint ainsi les usages, et le jeter à terre. Celui-ci, fût-il de beaucoup le plus fort, se laisse renverser (78). Les vases qu’ils portent pour leurs repas sont ordinairement de petites tasses de bois ou d’écorce de bouleau, marquées au milieu. Les Indiens ont des signes qui distinguent les deux côtés : en allant, ils boivent toujours d’un côté ; en revenant, toujours de l’autre. Au retour, quand ils ne sont plus qu’à une journée du village, ils suspendent tous ces vases aux arbres, ou les jettent dans la prairie.

J’aurais dû dire que, dans leurs bivouacs, le chef envoie quelques uns de ses jeunes guerriers à quelque distance en avant préparer ce qu’on appelle le pushkwawgumme-genahgun, pièce de terre défrichée, où s’accomplit le ko-zau-bunzichegun, c’est à dire les opérations divinatoires qui doivent faire découvrir la position de l’ennemi. Le lieu de la scène se dispose en enlevant le gazon sur une surface considérable, en forme de parallélogramme, et en rompant la terre avec les mains de manière à la rendre fine et meuble. On l’entoure ensuite de perches qui en défendent l’entrée.

Le chef, informé que tout est prêt, vient s’asseoir au bout opposé au pays ennemi. Là, après avoir chanté et prié, il dépose devant lui, au bord de la pièce de terre, que l’on peut comparer à une couche dans un jardin, deux petites pierres rondes. Quand il est resté quelque temps seul à supplier le Grand Esprit de lui montrer le sentier où il doit guider les jeunes hommes, un crieur, parti du camp, vient à lui, et retournant à moitié sur ses pas, appelle par leurs noms les principaux guerriers en leur disant : « Venez fumer. » D’autres aussi que ceux qui ont été appelés peuvent, s’ils le veulent, s’approcher du chef, et tous ensemble examiner à la lumière le résultat du ko-zau-bun-zichegun. Les deux pierres placées par le chef sur le haut de la couche ont roulé jusqu’au bord inférieur, et c’est d’après l’espèce de sentier tracé par elles sur la terre meuble que l’on décide quelle direction sera suivie :

En ce lieu de divination, les offrandes d’habits, de grains et de toute autre nature que les chefs et les guerriers portent pour les sacrifices, sont exposées toutes les nuits sur un poteau, avec leurs jébi-ugs, ou souvenirs d’amis qui ne sont plus. Ces derniers doivent être jetés sur le champ de bataille, ou, s’il est possible, cachés dans les entrailles déchirées de leurs ennemis tombés dans le combat. Si un guerrier a vu mourir un enfant favori, il porte, s’il le peut, soit un vêtement, soit peut-être un jouet de cet enfant, ou plus souvent une boucle de ses cheveux qu’il doit jeter sur le champ de bataille.

Les éclaireurs qui précèdent tout parti guerrier dans le pays ennemi ne manquent jamais, en examinant les cabanes et les camps abandonnés, de ramasser et de conserver soigneusement tous les jouets abandonnés par des enfans, tels que de petits arcs ou même un fragment de flèche brisée. S’ils connaissent un homme qui ait perdu son enfant, ils les lui montrent en lui disant : « Votre petit garçon est en tel endroit ; nous l’avons vu jouer avec les enfans de nos ennemis. Voulez-vous aller le voir ? » Le malheureux père prend presque toujours ce jouet, le regarde quelque temps, se met à pousser des cris et veut marcher au combat. Un chef indien, entrant en campagne, n’a d’autre pouvoir sur ses guerriers que son influence personnelle (79). Il faut donc bien qu’il ait recours à toute espèce de moyens pour exciter et soutenir leur ardeur.


CHAPITRE XIX.


Prophète muskegoe. — le jébi. — l’a-bush-shah, le chicaneur. — Lois de la guerre violées. — Lutte oratoire. — Désertion contagieuse. — Expédition manquée. — Mœurs du porc-épic. — Le daim rouge. — Vendetta indienne. — Présent dangereux. — Singulière coutume d’échange. — Ourse blanche. — Chasse aux ours. — Le lac de la Bosse du bison.


A-gus-ko-gaut, le chef muskegoe que nous accompagnions alors, se proclamait lui-même prophète du Grand Esprit, comme celui qui parut chez les Shawanees quelques années plus tard. Il avait, peu de temps auparavant, perdu son fils, et il portait un jébi qu’il voulait laisser sur un champ de bataille ; cette résolution donnait une nouvelle force à son désir d’atteindre les ennemis.

Un renfort de vingt hommes ne tarda pas à nous rejoindre, sous la conduite de Ta-bush-shah (le chicaneur). C’était un Ojibbeway d’un esprit inquiet et ambitieux, ne pouvant supporter qu’un autre que lui dirigeât une expédition contre les Sioux. Il passait pour craindre, par dessus toute chose, de voir ses actions d’éclat éclipsées par les prouesses d’un peuple aussi méprisé que les Muskegoes. Cependant il ne parut nullement opposé à notre entreprise, et il dit qu’il venait apporter aide à ses frères les Muskegoes. A-gus-ko-gaut ne pouvait pas ignorer les sentimens et les procédés de Ta-bush-shah ; toutefois il le reçut avec les plus grandes apparences de plaisir et de cordialité.

Après plusieurs jours de marche, comme nous traversions de vastes prairies, notre soif devint telle, qu’il fallut violer quelques unes des lois de la guerre. Les principaux Indiens connaissaient le pays, et savaient qu’il devait y avoir de l’eau à peu de milles de distance ; mais la plupart des vieux guerriers, marchant à pied, étaient épuisés de chaud et de fatigue. Dans cette extrémité, il fallut que les guerriers à cheval allassent au hasard à la découverte de l’eau. Nous étions de ce nombre, Wa-me-gon-a-biew et moi. On convint de signaux, pour indiquer à notre petit corps d’armée la direction à suivre quand l’eau serait découverte. Je fus l’un des premiers à rencontrer un endroit où l’on pouvait se désaltérer ; mais avant que tous y fussent parvenus, les souffrances de plusieurs étaient devenues excessives. Ceux qui étaient arrivés à la source tirèrent des coups de fusil pendant toute la nuit, et les traîneurs arrivèrent enfin par diverses directions. Quelques uns vomissaient du sang, d’autres étaient dans un véritable délire.

Auprès de cette source, un vieillard, nommé Ah-tek-oons (le petit caribou), fit un ko-zau-bun-zichegun, ou divination, et annonça ensuite que, dans une certaine direction, était une bande nombreuse de guerriers sioux marchant droit à nous ; que si nous voulions tourner à droite ou à gauche, nous atteindrions leur pays sans être inquiétés, et pourrions surprendre les femmes dans les villages ; mais que si nous les laissions arriver à nous et nous attaquer, ils nous massacreraient jusqu’au dernier. Ta-bush-shah parut ajouter foi sans réserve à cette prédiction ; mais le chef muskegoe et la plupart de ses guerriers ne voulurent pas y croire.

Cependant, quelques murmures se répandirent ; plusieurs Indiens parlèrent tout haut d’abandonner A-gus-ko-gaut et de retourner dans leur pays ; mais plusieurs jours se passèrent sans autre événement que la découverte, par nos éclaireurs, d’un Indien isolé, qui se mit à fuir dès qu’on l’aperçut ; l’on conjectura que ce devait être un gUerrier siou. Un matin, nous approchâmes d’un troupeau de bisons, et, comme les vivres nous manquaient entièrement, plusieurs jeunes chasseurs se dispersèrent à leur poursuite. Depuis la rencontre de l’Indien, nous ne marchions plus que la nuit, et restions cachés pendant tout le jour ; mais, dans cette circonstance, les Muskegoes laissèrent leurs jeunes guerriers poursuivre les bisons en plein jour et sans précaution. Bien des coups de fusil furent tirés.

L’abondance régnait dans notre camp, et tout respirait un air de fête. Les guerriers s’étaient réunis pour manger en commun. Le repas achevé, Ta-bush-shah se leva et dit à haute voix : « Muskegoes, vous n’êtes pas des guerriers, vous êtes venus bien loin de votre pays pour attaquer les Sioux. Des centaines de vos ennemis sont tout près de nous, et vous ne saurez pas même en rencontrer un, à moins qu’ils ne viennent tomber sur vous et vous tuer. » Après ce début, il annonça la résolution d’abandonner un parti si mal conduit, et de retourner dans son pays avec ses vingt hommes. Il est probable que le seul but de son voyage avait été de saisir une occasion de désorganiser la bande d’A-gus-ko-gaut.

Quand il eut parlé, Pe-zhew-o-ste-gwon (la tête de chat sauvag ), orateur du chef muskegoe, lui répliqua : « Nous voyons bien maintenant pourquoi nos frères, les Ojibbeways et les Crees, ne voulaient point partir avec nous de la rivière Rouge. Vous êtes près de votre pays, et il vous importe peu de rencontrer les Sioux maintenant ou à la chute des feuilles ; mais nous venons de très loin, nous portons avec nous et nous avons long-temps porté ceux qui furent nos amis et nos enfans ; nous ne pouvons les déposer que dans le camp de nos ennemis. Vous savez bien que, dans un corps tel que le nôtre, et nombreux comme il l’est aujourd’hui, si un seul guerrier retourne sur ses pas, les autres le suivent un à un jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne ; c’est pour cela que vous êtes venus vous joindre à nous. Vous allez entraîner nos jeunes guerriers pour nous forcer à retourner sans avoir combattu. » A peine avait-il cessé de parler, que, sans répondre un seul mot, Ta-bush-shah se leva, et, tournant la tête vers son pays, se mit en marcha avec ses vingt hommes.

Cette défection parut indigner les jeunes Muskegoes, et plusieurs d’entre eux firent feu sur les Ojibbeways qui s’éloignaient ; ceux-ci voulurent riposter, mais leur chef, toujours prudent, sut arrêter ce premier mouvement, et son apparence de générosité produit beaucoup d’effet parmi des hommes qui allaient devenir de dangereux ennemis. A-gus-ko-gaut et les principaux Muskegoes restaient assis en silence, et les jeunes guerriers se mirent, les uns après les autres, à suivre les traces des Ojibbeways. Wa-me-gon-a-biew suivit le torrent, et, au moment de son départ, je m’assis à quelques pas du chef. Pendant la plus grande partie du jour, A-gus-ko-gaut et ses plus fidèles guerriers se tinrent sans mouvement à la place où ils avaient entendu le discours de Ta-bush-shah ; mais enfin le vieux chef, voyant sa troupe réduite de soixante hommes à cinq, ne put retenir ses larmes.

À ce spectacle, je me rapprochai de lui, et je lui dis que, s’il voulait continuer sa marche, je l’accompagnerais, dussé-je rester son compagnon. Les trois autres guerriers, comme ses amis particuliers, étaient tout prêts à le suivre ; mais il me dit qu’il craignait de ne pas faire grand’chose avec si peu de forces, et que, si les Sioux venaient à nous découvrir, nous serions infailliblement massacrés. Ainsi l’expédition fut abandonnée, et chacun se mit à retourner par la voie la plus facile et la plus prompte, sans songer désormais à rien autre chose que sa sûreté et sa convenance. Je ne tardai pas à rejoindre Wa-me-gon-a-biew, et avec trois autres hommes nous formâmes un parti pour retourner ensemble ; nous choisîmes une direction différente de celle de la plupart de nos compagnons. Le gibier abondait, et la faim ne se fit pas sentir.

Un matin, de bonne heure, enveloppé dans ma couverture, j’étais couché sur un profond sentier de bisons, conduisant à travers une prairie à une petite crique près de laquelle nous campions. La chute de feuilles était fort avancée, et les herbes des prairies, depuis long-temps atteintes par la gelée, étaient devenues parfaitement sèches ; pour ne pas brûler le gazon, nous avions allumé notre petit feu au milieu du sentier, à l’endroit où il traversait le coin de la banque ; les autres Jndiens, déjà debout, se tenaient a la droite ou à la gauche du sentier, préparant notre déjeuner, lorsque notre attention fut éveillée par un son inaccoutumé, et nous vîmes un porc-épic (80) venir à nous avec lenteur et gaucherie.

J’avais maintes fois entendu parler de l’imbécillité de cet animal sans en avoir jamais été le témoin. Il s’avança sans faire aucune attention aux objets qui l’environnaient, jusqu’à ce que son nez fût dans le brasier ; alors, s’appuyant avec roideur sur ses pattes de devant, il se tint si près de la flamme poussée vers lui par le vent, qu’elle lui flambait les poils de la tête, et il resta ainsi quelques minutes, ouvrant et fermant les yeux d’un air stupide. Enfin, un Indien, ennuyé de le voir, le frappa sur la tête avec un morceau de moose qu’il avait embroché sur une petite branche pour le faire rôtir ; un autre le tua d’un coup de tomahawk, et nous mangeâmes une partie de sa chair qui était fort bonne. Les Indiens me racontèrent alors, et j’ai vu moi-même depuis, qu’un porc-épic, broutant la nuit le long d’une rivière, ne s’aperçoit pas de la présence de l’homme, lors même qu’on lui met sous le nez, au bout d’une pagaie, un peu de la nourriture qu’il cherche ; il la reçoit et la mange tranquillement. Quand il est pris, il ne mord et n’égratigne point ; toute sa défense est dans ses piquans barbelés et dangereux. Les chiens ne se décident que bien rarement à attaquer les porcs-épics, et, quand ils le font, il en résulte pour eux sinon la mort, au moins de graves blessures et de cruelles souffrances.

En quatre jours de marche, nous arrivâmes à la rivière du Grand-Bois, qui prend sa source dans une montagne, coule longtemps à travers la prairie, disparaît pendant une longueur de dix milles et va se jeter dans la rivière Rouge. Au dessous de l’endroit où elle disparaît sous la prairie, elle prend un autre nom ; mais c’est, sans aucun doute, la même rivière. Nous tuâmes sur ses bords un daim rouge (81) de l’espèce commune au Kentucky ; cet animal se rencontre rarement dans le nord.

Quand je rejoignis ma famille, il ne me restait plus que sept balles. Aucun traiteur ne se trouvant dans le voisinage, il m’était impossible de renouveler ma provision. Cependant je tuai une vingtaine de mooses et d’élans. Souvent, quand on frappe un élan ou un moose, la balle ne traverse pas de part en part et peut servir encore.

La saison étant fort avancée, j’allai au comptoir de Mouse-River chercher quelques provisions, et là Wa-me-gon-a-biew prit le parti de vivre séparément. Net-no-kwa choisit de rester avec moi. Comme nous allions nous séparer, nous rencontrâmes auprès du comptoir quelques membres d’une famille de Crees, qui, à une époque fort reculée, avait eu des querelles avec les ancêtres de Wa-me-gon-a-biew. Ils faisaient partie d’une bande considérable tout à fait étrangère à nous, et trop nombreuse pour qu’une lutte pût être égale. Nous fûmes instruits de leur projet de tuer Wa-me-gon-a-biew, et comme nous ne pouvions éviter d’être plus ou moins à leur discrétion, nous crûmes devoir nous concilier leur bonne volonté ou, au moins, acheter leur tolérance par un présent.

Nous avions deux barils de whiskey, nous les donnâmes à la bande, et un particulièrement au chef de la famille qui avait menacé Wa-megon-a-biew. Quand on se mit à les vider, un Indien, avec toutes les apparences d’une grande cordialité, invita mon frère à boire et voulut boire avec lui. Bientôt cet homme donna des signes d’ivresse ; je l’avais observé ; à peine avait-il bu, et il était parfaitement maître de lui-même. Je commis facilement ses projets, et je résolus de protéger, autant qu’il serait en moi, Wame-gon-a-biew contre les embûches de ses ennemis. Dans l’espoir de nous concilier l’amitié de cette famille de Crees, nous avions allumé notre feu très près des leurs ; trouvant mon frère beaucoup trop ivre pour en espérer la moindre discrétion, je le portai dans notre camp.

A peine l’avais-je déposé sous sa couverture, que je me vis entouré par la famille ennemie, armée de fusils et de couteaux. J’entendis parler de tuer Wa-me-gon-a-biew. Par bonheur notre présent avait tourné presque toutes les têtes, excepté celle de l’homme dont j’ai parlé, qui me semblait le plus à craindre de tous. Deux Indiens s’approchant pour poignarder Wa-me-gon-abiew, je me jetai entre eux et je les en empêchai. Ils me saisirent alors par les bras, et je ne leur opposai aucune résistance ; je savais qu’au moment de me frapper ils devaient me lâcher chacun d’une main, et c’était alors que je comptais m’échapper. J’avais empoigné fortement de la main droite et tenais caché dans le coin de ma couverture un grand et fort couteau dans lequel j’avais mis beaucoup de confiance. Très peu d’instans après m’avoir saisi, l’Indien qui me tenait du côté gauche saisit son couteau pour me percer les côtes ; mais son compagnon, un peu ivre, s’apercevant qu’il avait laissé tomber son couteau, le pria d’attendre qu’il l’eût retrouvé pour l’aider à me tuer, laissa ma main droite libre, et courut faire sa recherche auprès du foyer.

C’était l’instant que j’attendais ; je me dégageai par une secousse subite, et je fis briller aux yeux de l’autre Indien la lame de mon couteau. J’étais libre et je pouvais sauver ma vie par la fuite ; mais je savais qu’abandonner Wa-me-gona-biew dans l’état où on l’avait mis, c’eût été le livrer à une mort certaine, et je résolus de ne pas le laisser dans cette position critique.

Les Indiens parurent, un moment, étonnés de ma résistance et de ma fuite ; ils ne le furent pas moins de me voir soulever mon compagnon ivre, et, en deux ou trois bonds, le placer dans un canot tout prêt à partir. Je ne perdis pas de temps à traverser le court trajet qui séparait leur camp de la factorerie. Pourquoi ne tirèrent-ils pas sur moi pendant que la lueur de leur feu permettait encore de me distinguer ? je ne saurais le dire : peut-être furent-ils un peu intimidés en me voyant si bien armé, si actif et si entièrement maître de ma raison. Cette dernière circonstance me donnait un avantage évident sur la plupart d’entre eux.

Bientôt après cette scène, Wa-me-gon-a-biew me quitta, selon sa première intention, et j’allai m’établir sur une rive de l’Assinneboin. Je n’y étais que depuis peu de jours, lorsque nous reçûmes la visite d’A-ke-wah-zains, frère de Net-no-kwa,et très peu de temps après nous vîmes, un jour, un Indien très âgé remontant la rivière dans un petit canot de bois. A-ke-wah-zains le reconnut aussitôt pour le père des hommes qui avaient si récemment menacé les jours de Wa-me-gon-a-biew. Le vieillard, s’entendant appeler, vint promptement aborder, et nous comprîmes bientôt qu’il ignorait ce qui s’était passé entre ses enfans et nous. A-ke-wah-zains, en lui en faisant le récit, s’anima jusqu’à un tel excès de rage, que j’eus beaucoup de peine à l’empêcher de massacrer sur la place ce pauvre vieillard sans défense. Il me fallut le laisser s’emparer d’une partie du rhum qu’avait apporté son ennemi, et j’aidai ce dernier à s’échapper sur-le-champ ; car je savais combien il serait peu sûr pour lui de se trouver parmi nous, lorsque sa liqueur commencerait à produire son effet.

Le même soir, A-ke-wah-zains me proposa son fusil court et léger en échange du mien qui était long, d’un bon poids et parfait. J’étais peu disposé à cet arrangement sans bien connaître la différence des deux armes, et Net-no-kwa n’en était nullement d’avis ; mais je ne sus pas me décider à un refus tout à fait contraire aux usages des Indiens de cette contrée.

Vers ce temps-là, je tuai une vieille ourse parfaitement blanche. De ses quatre oursons, l’un était, comme elle, blanc avec les yeux et les ongles rouges, un rouge-brun et deux noirs. Pour la taille et les autres rapports, elle ressemblait à l’ours noir commun ; mais elle n’avait rien de noir que la peau des lèvres. La fourrure de cette espèce est très belle ; toutefois les traiteurs l’estiment moins que la rouge (82). La vieille ourse était très peu féroce, et je la tuai sans peine. Deux des oursons furent tués dans la bauge, les deux autres grimpèrent dans un arbre. Je venais de les abattre à coups de fusil, lorsque je vis arriver trois hommes attirés par le bruit de mes décharges. Ils étaient très affamés ; je les conduisis à ma cabane, leur donnai à manger, et distribuai à chacun d’eux un morceau de viande au moment de leur départ. Le lendemain, je tirai un autre ours sur un petit peuplier, et j’eus occasion de reconnaître quel mauvais fusil m’avait donné A-ke-wah-zains, car je fis feu quinze fois sans succès ; il me fallut grimper sur l’arbre et tirer l’ours à la tête à bout portant pour pouvoir l’abattre.

Peu de jours après, je fis lever, en même temps qu’un élan, trois jeunes ours, qui grimpèrent sur un arbre. Je tirai ces derniers, et il en tomba deux ; mais comme ils pouvaient n’être que blessés, je m’élançai aussitôt vers l’arbre. A peine y étais-je arrivé, que je vis la mère ourse accourir en toute hâte dans la direction opposée. Elle releva l’ourson qui était tombé le plus près d’elle et se tenant sur ses pattes de derrière, le tint dans celles de devant comme une femme porte son enfant. Elle le regarda un moment, flaira le trou de la balle qui l’avait atteint au ventre, puis voyant qu’il était mort, elle le jeta et courut droit à moi en grinçant des dents et se tenant si droit que sa tête s’élevait à la hauteur de la mienne. Tout cela se passa si rapidement, qu’à peine avais-je rechargé mon fusil ; je n’eus que le temps de le relever pour tirer à bout portant. Jamais je n’avais mieux compris la nécessité d’un usage indien que je négligeais rarement. Après avoir déchargé son fusil, le premier devoir est de le recharger.

Pendant un séjour de près d’un mois, malgré le mauvais état de mon fusil, je tuai vingt-quatre ours et dix mooses. Ayant amassé ainsi beaucoup de graisse (83) que nous ne pouvions pas manger, je visitai un sunjegwun que j’avais fait après avoir tué les vingt mooses avec les sept balles, et j’y déposai ces nouvelles provisions. Quand le gibier devint très rare, je me rendis en cet endroit avec ma famille dans l’intention d’y vivre de nos provisions jusqu’au printemps ; mais Wa-me-gon-a-biew, sa famille et plusieurs autres Indiens avaient violé le sunjegwun ; je le trouvai entièrement vide. Réduit ainsi à la crainte d’une misère prochaine, je me vis forcé de me mettre à la poursuite des bisons. Heureusement la rigueur de l’hiver repoussa les animaux dans les bois, et en peu de jours j’en tuai un grand nombre ; je fus rejoint alors par Wa-me-gon-a-biew et plusieurs autres Indiens.

Nous étions campés dans un petit bouquet d’arbres dans la prairie ; une nuit, la vieille femme et plusieurs autres membres de notre famille rêvèrent qu’un ours était près de notre hutte ; le lendemain matin, je le cherchai et le trouvai dans sa tanière. Je fis feu sur lui, et j’attendis un moment que la fumée de mon coup de fusil se fût dissipée : le voyant alors étendu au fond, je me baissai la tête en avant pour l’en tirer ; mon corps couvrait en partie la tanière et interceptait le jour. Je ne m’aperçus qu’il vivait encore qu’au moment où je mis la main sur lui ; il se releva et voulut sauter sur moi. Je m’enfuis de toute ma vitesse, mais il me serrait de si près, que pendant toute la course je sentis sur ma face la chaleur de son haleine ; il aurait pu me saisir, il ne l’essaya pas. J’avais pu prendre mon fusil en m’élançant de sa tanière, quoique poursuivi de très près ; aussitôt que je crus avoir gagné un peu de terrain, je lâchai par derrière un coup qui brisa la mâchoire de l’ours, et bientôt je l’eus tué.

Depuis cette épreuve, je pris plus de précaution, et n’entrai jamais dans la tanière d’un ours sans m’être assuré de sa mort. Vers la fin de l’hiver, les bisons devinrent si communs dans nos alentours, que nous les tuions à coups de flèches, et que nous prenions quelques uns des plus jeunes avec des nœuds coulans de cuir.

Dans la saison du sucre, nous allâmes chasser les castors à Pe-kau-kau-ne-sah-kie-gun (le lac de la Bosse de bison), à deux journées de la source du Pembinah. Nos femmes nous accompagnèrent, et la vieille Net-no-kwa resta à récolter le sucre avec les enfans. Nous voulions tuer assez de castors pour pouvoir acheter chacun un bon cheval qui nous portât dans l’expédition contre les Sioux, l’été suivant. En dix jours, je tuai quarante-deux beaux et grands castors, et Wa-me-gon-a-biew à peu près autant. Nous nous rendîmes aussitôt à la factorerie de Mouse-River. M. Mackie m’avait promis de me vendre un très beau cheval de grande taille que j’avais déjà vu ; je fus très mécontent d’apprendre qu’il l’avait cédé à la compagnie du Nord-Ouest, et je lui dis que, puisque le cheval s’était dirigé vers le nord-ouest, les castors suivraient la même direction. Je passai donc sur l’autre rive et j’y achetai une grande cavale grise pour trente peaux de castors. C’était, à quelques égards, une aussi bonne monture que l’autre ; mais elle ne me plaisait pas autant. Wa-me-gon-a-biew acheta aussi un cheval des Indiens, et nous allâmes rejoindre Net-no-kwa à la rivière du Grand-Bois ; mais elle était partie pour la rivière Rouge, où nous la suivîmes.


CHAPITRE XX.


Ironie indienne. — Point d’honneur indien. — Religion du waw-be-no. — Tambour et crécelle des Indiens. — Jongleur américain. — Salamandre végétale. — Jalousie de chasseur. — Croyance des Indiens sur le tonnerre. — Entrée en campagne. — Divination nocturne. — Ojibbeways massacrés. — Chevaux volés. — Le Tonnerre rouge. — Le poteau des prisonniers. — La montagne Chef. — Le Canard noir. — Cri de guerre. — Dé~ sertion. — Contribution de guerre. — Retour d’une campagne sans résultats.


Nous séjournâmes quelque temps près de l’embouchure de l’Assinneboin. Beaucoup d’Indiens étaient rassemblés autour de nous et, entre autres, plusieurs parens de ma femme. Je ne les avais jamais vus. Parmi eux se trouvait un de ses oncles, Indien perclus, qui n’avait pas marché depuis bien des années. On lui avait seulement dit que j’étais un homme blanc, et il en concluait que je ne pouvais pas chasser. Quand il vit ma femme : « Eh bien ! ma fille, votre mari tue-t-il quelquefois du gibier ? — Oui, répondit-elle, quand un moose ou un élan a perdu sa route ou veut mourir, s’il vient s’offrir arrêté sur son chemin, mon mari ne le manque pas toujours. — N’est-il pas allé chasser aujourd’hui ? reprit-il ; s’il tue quelque pièce de gibier, j’irai la chercher, je la rapporterai, et vous me donnerez la peau pour faire des mocassins. » Il croyait plaisanter, mais je lui donnai, en effet, la peau d’un élan que je tuai ce jour-là. Mes chasses continuant à être heureuses, je donnai du gibier à tous les parens de ma femme, et je n’entendis plus parler de leurs moqueries.

Quelque temps après, le gibier devenant très rare, nous crûmes devoir nous séparer dans diverses directions. Je remontai l’Assinneboin jusqu’à une distance de dix milles, et là nous trouvâmes, sous le commandement d’un homme appelé Po-ko-taw-ga-maw (le petit étang), deux huttes habitées par des Indiens, parens de ma femme. Au moment de notre arrivée, la femme du chef faisait cuire une langue de moose pour son mari, qui n’était pas encore rentré de la chasse ; elle nous la donna sur-le-champ, et ne s’en serait probablement pas tenue là, si son mari n’était pas arrivé. Dès ce moment, ils ne nous donnèrent plus rien, quoique nos petits enfans criassent de faim et qu’il y eût dans leur cabane des vivres en abondance. Il était trop tard et j’étais trop fatigué pour pouvoir chasser ce soir-là ; cependant je ne voulus point permettre aux femmes de leur acheter de la viande, comme elles le désiraient.

A la première lueur du crépuscule, je pris mon fusil, et debout sur la porte de ma hutte, je dis à haute voix « Po-ko-taw-ga-maw est-il le seul qui puisse tuer des élans ? » Ma femme sortit aussitôt, et me présenta un morceau de viande boucanée, à peu près grand comme ma main, en me disant que sa sœur l’avait dérobé pour le lui donner. Beaucoup d’Indiens étaient déjà sortis de leur cabane, je lançai le morceau de viande au milieu des chiens en m’écriant : « Peut-on offrir une pareille nourriture à mes enfans, lorsque les élans abondent dans les bois ? »

Avant midi, j’avais tué deux élans gras, et j’étais rentré dans ma hutte avec une lourde charge de viande fraîche. J’eus bientôt tué un grand nombre de bisons, et nous nous dispersâmes pour en boucaner la chair avant de quitter nos familles, pour l’expédition contre les Sioux. Nous allâmes ensuite dans les bois chercher de bonnes peaux d’élans et de mooses pour les mocassins. Les peaux des animaux qui vivent dans les prairies ouvertes sont tendres et ne font pas de bon cuir.

Un jour, comme nous marchions à travers les prairies, en nous retournant par hasard, nous aperçûmes, à quelque distance, un homme chargé de bagages et portant deux grands tawa-e-gun-nums, ou tambours usités dans les cérémonies du waw-be-no. Nous cherchâmes une explication dans les yeux de nos jeunes femmes, et bientôt nous reconnûmes, dans le voyageur qui s’approchait, Pich-e-to, l’un des parens inhospitaliers que nous venions de quitter. La figure de Shaw-shish, la jeune fille Bahwetig, trahissait quelque connaissance des intentions de Pich-e-to.

En ce temps-là, le waw-be-no était à la mode chez les Ojibbeways ; mais les vieillards et les hommes les plus estimés l’ont toujours considéré comme une fausse et dangereuse religion. Les cérémonies du waw-be-no diffèrent essentiellement de celles du métai, et sont accompagnées ordinairement de beaucoup de licence et de désordre. Le ta-wa-e-gun, qui sert de tambour dans cette danse, ne ressemble pas au woinah-keek ou me-ti-kwaw-keek, en usage dans le métai. Le premier est fait d’un cerceau de bois fendu comme le tambour des soldats ; le second n’est qu’un morceau de tronc d’arbre creusé par le feu avec une peau liée par dessus le she-zhé-gwun ou crécelle, et diffère aussi par sa construction de l’instrument employé dans le métai.

Dans le waw-be-no, hommes et femmes dansent et chantent ensemble ; il y a surtout force jeux et jongleries avec le feu. Les initiés prennent dans leurs mains, et quelquefois dans leur bouche, des charbons ardens ou des pierres rougies au foyer ; d’autres fois ils font tenir, au fond de leurs mains mouillées, de la poudre qui, séchée par les charbons ou les pierres, produit enfin une explosion. Parfois, encore, un des principaux acteurs d’un waw-be-no a devant lui une chaudière que l’on retire bouillante du brasier ; avant qu’elle ait pu se refroidir, il plonge ses mains au fond et en retire une tête de chien ou de tout autre animal ; puis il déchire à belles dents la chair brûlante encore, en chantant et dansant comme un fou autour de la chaudière. Ce mets dévoré, il brise et jette les os, toujours chantant et cabriolant.

Les Indiens savent absorber les effets du feu et des substances brûlantes : ils voudraient faire croire aux ignorans qu’ils ont une puissance surnaturelle ; mais toute leur magie se réduit à la connaissance de certaines herbes (84) dont la préparation rend insensibles au feu les parties sur lesquelles on les applique. Les plantes qu’ils emploient sont le waw-be-no-wusk et le pe-zhe-ke-wusk. La première croît abondamment dans l’île de Mackinac, les habitans des États-Unis l’appellent jarrow (mille-feuille) ; l’autre se trouve dans les prairies : ils les mêlent et les broient ou les mâchent ensemble, pour en frotter leurs mains et leurs bras. Le waw-be-no-wusk ou jarrow, mis en cataplasme, est un excellent remède pour les brûlures ; les Indiens s’en servent beaucoup. Le mélange des deux plantes donne à la peau, même à celle des lèvres et de la langue, une étonnante faculté de résister aux effets du feu.

Pich-e-to nous atteignit enfin et fit halte avec nous. La vieille Net-no-kwa ne perdit pas de temps pour s’enquérir de ses projets ; quand elle vit qu’ils ne s’étendaient pas plus loin que la jeune fille Bahwetig, elle y donna son consentement, et les maria à l’instant même. Le lendemain matin, Waw-be-be-nais-sa, qui était venu avec moi, ainsi que Wa-me-gon-a-biew, à l’embouchure de l’Assinneboin, tua un élan mâle, et moi je tuai un moose. Je commençai, vers ce temps, à modifier ma manière de chasser ; je résolus, quelque fatigue qu’il dût m’en coûter, de rapporter, autant que possible, toute pièce de gibier que j’aurais tirée. Cette détermination bien arrêtée, je devins beaucoup plus soigneux dans ma manière d’approcher des animaux, et plus attentif à ne faire feu qu’à bonne portée. Je pris ce parti au printemps ; je chassai beaucoup et tuai un grand nombre d’animaux durant l’été ; dans tout cet espace de temps, je ne manquai pas plus de deux coups. Il faut bien de l’adresse et de la précaution pour tuer les mooses en toute saison, particulièrement en été.

Comme je commençais à être réputé bon chasseur, Waw-be-be-nais-sa devint jaloux de mes succès ; souvent, en mon absence, il entrait dans ma hutte et courbait mon fusil, ou bien il l’empruntait sous prétexte de réparations nécessaires au sien, et ne me le rendait jamais que plié ou gâté de quelque autre manière.

Dans les premiers jours du printemps, il éclata de violens orages. Une nuit, Pich-e-to, effrayé de la violence de la tempête, se leva et offrit du tabac au tonnerre en le suppliant de cesser de gronder. Les Ojibbeways et les Ottawwaws croient que le tonnerre est la voix de certains êtres animés qu’ils appellent An-nim-me-keegs. Les uns les regardent comme des hommes, les autres disent qu'ils ont plus de ressemblance avec des oiseaux. Il est douteux s’ils reconnaissent une connexion indispensable entre le coup de tonnerre et l’éclair qui le précède ; ils croient que l’éclair est un feu, et beaucoup d’entre eux affirment qu’en fouillant la terre à l’instant même, au pied d’un arbre qui vient d’être frappé de la foudre, on doit trouver une boule de feu. Je l’ai bien des fois cherchée sans la trouver : j’ai reconnu la trace de l’éclair le long du bois, presque jusqu’à la pointe d’une grande racine ; mais, à l’endroit où elle cessait, je n’ai jamais rien découvert d’étranger à la nature du sol.

Après le dernier orage dont je viens de parler, nous vîmes, le matin, un orme encore embrasé, que la foudre avait frappé dans la nuit. Les Indiens ont une terreur superstitieuse de ce feu, et nul d’entre eux ne voulut en aller chercher pour remplacer le nôtre que la pluie avait éteint ; je m’y décidai enfin, et j’en rapportai, mais non sans appréhension. J’avais moins d’objets de crainte que les Indiens, sans être cependant tout à fait à l’abri des frayeurs qui les poursuivent partout.

Après avoir tué et boucané beaucoup de gibier, nous élevâmes un sunjegwun pour y déposer les vivres nécessaires à nos femmes pendant notre absence. Mes préparatifs de voyage n’étaient pas encore achevés, lorsqu’un parti de guerre de deux cents Sioux environ tomba sur nous et nous tua quelques hommes ; un petit parti d’Assinneboins et de Crees s’était déjà mis en marche pour le pays des Sioux, et ayant trouvé par hasard la trace de ces deux cents hommes, les avait épiés pendant quelque temps d’assez près pour apercevoir plus d’une fois la tête de grue dont le chef se servait au lieu de pierre ronde dans le ko-sau-bun-zitch-e-gun, ou divination nocturne, afin de découvrir la position de l’ennemi.

Cette petite bande de Crees et d’Assinneboins n’avait pas eu le courage de tomber sur les Sioux ; mais elle avait expédié des messagers aux Ojibbeways par une route détournée. Ces hommes s’étaient rendus à la hutte d’un chef ojibbeway qui chassait en avant de sa tribu ; ce chef dédaigna les mesures de prudence : en se retirant immédiatement au fort du Traiteur, il aurait évité le danger qui le menaçait. Il fit cependant quelques préparatifs de départ ; mais sa vieille femme, jalouse d’une plus jeune qui était alors en plus grande faveur, lui adressa des reproches sur ce qu’il avait donné plus à la jeune femme qu’à elle : « Vous me persécutez depuis long-temps, lui répondit-il, par votre jalousie et par vos plaintes ; mais je n’en entendrai plus rien. Les Sioux sont près d’ici, je vais les attendre. » Il resta donc et continua à chasser.

Un matin, de bonne heure, il grimpa sur un chêne voisin de sa hutte pour découvrir les bisons dans la prairie, et en voulant descendre il fut tué par deux jeunes Sioux qui étaient restés cachés parmi des noisetiers une grande partie de la nuit. Il est probable qu’ils auraient pu tomber sur lui plus tôt, et que la peur les en empêcha ; mais déjà le galop des chevaux se faisait entendre, et à peine les Indiens qui vivaient sous le toit du chef avaient-ils pu s’élancer hors de la hutte, que les deux cents Sioux à cheval arrivaient devant la porte. L’un des deux éclaireurs était oncle de Wah-ne-tah (85), aujourd’hui chef bien connu des Yanktongs (86), et le parti était conduit par son père. Wah-ne-tah lui-même était de cette expédition, mais il n’avait pas encore toute la réputation qu’il s’est faite depuis. Le combat continua pendant le reste du jour ; tous les Ojibbeways, au nombre de vingt, furent tués, sauf Aisanse, frère du chef, deux femmes et un enfant.

M. H..., traiteur à Pembinah, donna aux Ojibbeways un baril de poudre de dix gallons, et cent livres de balles pour faire la guerre au parti qui avait tué le chef, son beau-père. Quatre cents hommes se mirent en campagne : c’étaient cent Assinneboins, près de trois cents guerriers, tant Crees qu’Ojibbeways, et quelques Muskegoes. Dès le premier jour de notre départ de Pembinah, une centaine d’Ojibbeways désertèrent ; dans la nuit suivante, beaucoup d’Assinneboins suivirent cet exemple en volant un grand nombre de chevaux ; quatre, entre autres, appartenaient à Wa-megon-a-biew et à moi. Ce fut un grand malheur pour moi qui, ayant compté faire cette expédition à cheval, ne m’étais chargé que de sept paires de mocassins. J’allai trouver Pe-shau-ba, chef de la bande des Ottawwaws dont je faisais partie, et je lui dis que je voulais exercer des représailles sur le petit nombre d’Assinneboins restés encore avec nous ; mais il ne voulut pas y consentir, me remontrant avec beaucoup de raison que nos dissensions intestines, ainsi animées par moi, entraîneraient des querelles dont le résultat certain serait la ruine de tous les projets de notre parti.

Son avis, dont je connaissais l’à-propos dans l’intérêt général, ne changeait rien à mes griefs particuliers. Je m’adressai, tour à tour, à chacun des Ottawwaws, et à quelques Ojibbeways, que je regardais comme mes amis, pour leur persuader de m’aider à enlever les chevaux des Assinneboins. Nul ne voulut s’y prêter, sauf un jeune homme, nommé Gish-kau-ko, parent de celui qui m’avait amené en captivité dans mon enfance. Il consentit à surveiller, avec moi, les treize Assinneboins demeurés encore dans notre parti, et à m’aider, si l’occasion s’en présentait, à leur prendre des chevaux. Bientôt après, je vis, un matin, huit de ces hommes rester fort tard dans leur campement, et je conjecturai qu’ils allaient déserter. J’appelai Gish-kau-ko pour les épier avec moi, et quand la plus grande partie des Ojibbeways se furent mis en marche, nous vîmes ces Assinneboins sauter à cheval et se diriger vers leur pays.

Ils étaient bien armés ; comme nous savions qu’il nous serait impossible d’enlever leurs chevaux par violence, nous marchions, sans armes, sur leurs traces. L’un d’eux s’arrêta, laissant son parti marcher en avant, et descendit de cheval pour venir nous parler ; mais ils se tinrent bien trop sur leurs gardes pour nous donner l’occasion d’exécuter notre dessein. Nous essayâmes les supplications, et, voyant enfin qu’il n’y avait plus d’espoir, je leur dis que leurs cinq compagnons, restés dans notre camp, ne seraient pas en sûreté. Cette menace, loin de produire aucun bon effet, les décida seulement à expédier aussitôt un messager, sur le plus vite de leurs chevaux, pour avertir ces hommes de se garder de moi.

Nous rejoignîmes, à pied, notre petit corps d’armée, et je saisis la première occasion d’aller visiter les cinq Assinneboins restés encore avec nous ; mais, prévenus de notre approche, ils s’enfuirent avec leurs chevaux. Auprès d’un lac voisin de la rivière Rouge, nous trouvâmes pendu à un arbre, dans les bois, le corps d’un jeune Siou appelé le Tonnerre rouge. Nous étions alors sur la trace du parti ennemi qui se retirait après avoir tué notre chef, et que ce jeune homme avait accompagné ; les Ojibbeways jetèrent le cadavre par terre, le frappèrent à coups de poing et à coups de pied, et finirent par le scalper ; Pe-shau-ba défendit à tous les jeunes guerriers de son parti de se joindre aux Ojibbeways dans ces outrages indignes de véritables hommes. Un peu plus loin, nous rencontrâmes un poteau de prisonnier où nos ennemis avaient attaché plusieurs captifs, et nous apprîmes ainsi que quelques uns de nos amis avaient été pris vivans. Les traces du parti étaient fraîches encore ; nous n’en étions guère qu’à deux ou trois journées.

A notre arrivée au lac Traverse, notre nombre se trouvait réduit à cent vingt, dont trois Assinneboins de demi-sang, une vingtaine de Crees, autant d’Ottawwaws, et tout le reste de la nation des Ojibbeways. Beaucoup de nos compagnons avaient été découragés par des divinations défavorables, et entre autres par Pe-shau-ba, dès la première nuit après notre départ de Pembinah. Il nous dit avoir aperçu en songe les yeux des Sioux semblables au soleil ; ils voyaient partout et découvraient toujours les Ojibbeways avant qu’ils fussent assez près pour les frapper ; il avait vu aussi notre parti revenir sain et sauf et sans escalpes ; mais il ajoutait que, sur la gauche du lac Traverse, opposée à notre route, il avait aperçu des huttes de Sioux isolées qu’il irait visiter à son retour.

En plein ouest de ce lac, à deux journées de marche, s’élève une montagne appelée O-gemah-wud-ju (la montagne Chef), et près d’elle le village auquel appartenait le parti armé dont nous suivions les traces. En approchant de cette montagne, nous nous tenions de plus en plus sur nos gardes, presque toujours cachés dans le bois pendant le jour, et marchant la nuit. Arrivés enfin à une distance de peu de milles, nous fîmes halte au milieu de la nuit, attendant les premières lueurs du crépuscule, heure ordinaire des attaques des Indiens. La nuit déjà fort avancée, un guerrier de grande réputation, nommé le Canard noir, prit son cheval par la bride et se dirigea vers le village, en me permettant de l’accompagner. Nous atteignîmes, au point du jour, le petit coteau qui dérobait notre approche à la vue de nos ennemis. Le Canard noir, élevant la tête avec précaution, aperçut deux hommes qui se promenaient à peu de distance de lui : alors, redescendant un peu le coteau, il agita sa couverture d’une manière convenue pour faire signe aux Ojibbeways d’accourir.

Aussitôt tous les vêtemens furent arrachés, et en un instant toute la bande nue apparut aux pieds du Canard noir ; les guerriers marchèrent ensuite en silence, mais rapidement, jusqu’à la crête du coteau et s’arrêtèrent à la vue du village. A cet aspect, les deux hommes, loin de fuir, vinrent à nous d’un air délibéré, et nous vîmes s’arrêter devant les chefs deux guerriers de notre parti : à la dernière halte, ils nous avaient quittés sans en prévenir personne, pour aller reconnaître la position de l’ennemi ; mais ils avaient trouvé le camp abandonné depuis bien des heures, et quand nous arrivâmes, ils s’amusaient à faire fuir les loups qui venaient rôder dans les débris.

A leur vue, le sas-sah-kwi ou cri de guerre avait été poussé par toute la troupe ; ce cri, fort et pénétrant, intimide et abat les faibles, mais il anime les guerriers qui se préparent à combattre ; il produit aussi, comme je l’ai reconnu en plus d’une rencontre, un effet surprenant sur les animaux. J’ai vu un bison effrayé de ce bruit au point de tomber sans pouvoir se relever ni faire aucune résistance ; un ours en est quelquefois si épouvanté, qu’il fuit sa tanière ou tombe de son arbre, hors d’état de pourvoir à sa sûreté.

Les chefs qui nous guidaient ne voulurent point renoncer à leurs projets, et nous suivîmes, jour par jour, les traces récentes des Sioux. Nous trouvions toujours, dans les endroits de leurs campemens, la place de leur ko-sau-bun-zitch-e-gun, dont l’aspect nous démontra qu’ils étaient fort exactement instruits de notre marche. Il régnait alors, parmi nos jeunes guerriers, une propension manifeste à déserter ; les chefs travaillaient à la prévenir en plaçant quelques hommes de confiance en sentinelles dans les campemens et dans les marches ; mais cette mesure, que l’on emploie le plus souvent, est bien loin de produire d’heureux effets ; elle semble même augmenter de beaucoup le nombre des désertions, peut-être parce que les jeunes guerriers ne peuvent supporter aucune espèce de contrainte : aussi se montrèrent-ils de plus en plus inquiets et agités, lorsque nous eûmes dépassé la source de la rivière de Saint-Pierre, toujours à la poursuite des Sioux. Les traiteurs ont, vers la partie supérieure du cours de cette rivière, un fort où les Sioux s’étaient réfugiés. A une journée de distance de cet endroit, la crainte et l’hésitation se manifestèrent dans presque toute la bande. Les chefs parlèrent d’envoyer des jeunes guerriers pour examiner la position de l’ennemi ; mais nul jeune guerrier ne s’offrit pour cette mission.

Nous restâmes quelque temps sans avancer ni reculer, et cette occasion fut mise à profit pour subvenir aux besoins de quelques uns d’entre nous qui manquaient de mocassins, ou d’autres objets de première nécessité. Tout homme qui, faisant partie d’une expédition de guerre, se trouve dépourvu de mocassins, de poudre et de balles, ou de tout autre objet commun également nécessaire, prend à la main un échantillon de ce qui lui manque, ou, si c’est une paire de mocassins, en porte un seul et se promène dans le camp, s’arrêtant quelques minutes devant ceux qu’il croit en état de venir à son aide. Il n’a rien à dire, car le plus ordinairement ceux qui ont en abondance ce dont il a besoin sont tout disposés à lui en donner. S’il ne réussit pas, le chef du parti va d’un homme à un autre, et prend les objets nécessaires chez ceux qui en sont le mieux pourvus. Dans ces occasions, le chef est en grande tenue de combat, accompagne de deux ou trois jeunes guerriers.

Après deux jours de halte tout près du fort des Traiteurs, nous fîmes tous volte-face ; mais ne renonçant pas entièrement à nos premiers projets, nous retournâmes aux environs de la montagne Chef, où nous espérions de rencontrer quelques uns de nos ennemis. Nous avions un si grand nombre de chevaux, et nos jeunes guerriers battaient la campagne avec tant d’insouciance et de bruit, qu’il n’y avait aucune chance de les approcher : aussi ne nous arrêtâmes-nous pas long-temps auprès de la montagne. Dans notre retraite, en traversant les plaines, nous découvrîmes que nous étions suivis par un parti d’une centaine de Sioux.

Aux bords du Gaunenoway, rivière considérable, qui prend sa source dans la montagne Chef et va se jeter dans la rivière Rouge, à plusieurs journées du lac Traverse, Pe-shau-ba eut une querelle avec un Ojibbeway, nommé Ma-me-no-guaw-sink, au sujet d’un cheval enlevé par moi à des Crees, amis des Ojibbeways, qui long-temps auparavant m’avaient volé le mien. Cet homme, ayant tué un Cree, cherchait une occasion de se faire des amis chez ce peuple. Un jour que nous marchions, Pe-shau-ba et moi, à peu de distance du gros de notre bande, et que je conduisais le cheval dont je m’étais emparé, Ma-me-no-guaw-sink vint à nous avec quelques amis et réclama le cheval ; mais Pe-shau-ba, armant son fusil, lui en appuya le canon sur le cœur et l’intimida tellement par ses reproches et ses menaces, qu’il n’osa plus insister. Les Ottawwaws, au nombre de dix, firent halte, et Pe-shau-ba toujours à leur tête, ils se placèrent à l’arrière-garde pour éviter toute nouvelle dispute relative à ce cheval. Aucun d’eux ne paraissait vouloir souffrir que je l’abandonnasse. Quatre hommes de notre expédition allèrent en six jours de la montagne Chef à Pembinah ; mais le gros de la bande, quoique nous fussions montés pour la plupart, mit dix jours à faire ce trajet. Un des quatre était un vieil Ottawwaw de Wau-gun-uk-kezze ou l’Arbre croche. En arrivant à Pembinah, j’appris que ma famille était partie pour l’embouchure de l’Assinneboin. Notre troupe s’étant tout à fait dispersée, et presque tous mes amis particuliers m’ayant quitté à Pembinah, mon cheval me fut volé pendant la nuit. Je sus qui l’avait pris ; cet homme campait à peu de distance, et dès le matin je me mis en marche, les armes à la main, pour reprendre mon cheval ; mais je rencontrai Pe-shau-ba qui, sans un seul mot de question, comprit mon projet et me défendit formellement d’aller plus loin.

Pe-shau-ba était bon, et avait sur sa bande une grande influence. J’aurais pu désobéir à ses injonctions positives, mais je ne le voulus pas, et je revins avec lui. Je n’avais plus de mocassins, et j’étais si vivement irrité de la perte de mon cheval, que je ne pouvais pas manger. En arrivant au terme de ma course à deux journées de Pembinah, j’étais épuisé de fatigue, j’avais les pieds enflés et écorchés, et je trouvai ma famille affamée. Mon absence avait duré trois mois ; trois mois de marches longues et pénibles sans aucun résultat.

Il me fallut aller aussitôt à la chasse, et cependant mes pieds avaient tellement souffert, que je ne pouvais me tenir debout sans beaucoup de peine ; mais j’eus le bonheur de tuer un moose dès ma première sortie, dans la matinée qui suivit mon arrivée. Le même jour, la terre fut couverte de deux pieds de neige ; ce qui me permit de tuer du gibier en abondance.


CHAPITRE XXI.


Dialecte des Assinneboins. — Vol de chevaux. — Singulière coutume. — Intérieur d’une famille d’Assinneboins. — Hospitalite. — Ours gris. — Querelles. — Cheval enlevé par représailles. — Poltronnerie d’un Indien.


Peu de temps après mon retour, j’appris que les Assinneboins s’étaient vantés de m’avoir pris mon cheval. Comme je faisais mes préparatifs pour aller le reprendre, un Ojibbeway qui avait tenté souvent de me dissuader de toute tentative de ce genre me donna un cheval, sous condition de renoncer à mes projets ; aussi n’en parlai-je plus pendant quelque temps.

Ayant passé l’hiver à l’embouchure de l’Assinneboin, j’allai récolter du sucre aux bords de la rivière du Grand-Bois. Là, on me dit que les Assinneboins se vantaient encore de m’avoir enlevé mon cheval ; et j’obtins enfin, par persuasion, que Wa-me-gon-a-biew m’accompagnât dans une course entreprise pour le reprendre. En quatre jours de marche, nous arrivâmes au premier village assinneboin, à dix milles du comptoir de Mouse-River. Ce village se formait d’une trentaine de cabanes de peaux. Nous fûmes découverts avant d’y parvenir, parce que les Assinneboins, étant une bande révoltée des Sioux alliée aux Ojibbeways, craignent sans cesse d’être attaqués par leur ancienne nation, et tiennent toujours des éclaireurs à surveiller l’approche des étrangers. La querelle qui eut pour suite la séparation de cette bande d’avec les Bwoir-nugs ou Rôtisseurs, comme les Ojibbeways appellent les Sioux, avait eu pour cause une dispute relative à une femme et ne datait pas alors de bien des années. Tant d’Ojibbeways et de Crees vivent maintenant parmi eux, qu’ils entendent presque tous la langue des Ojibbeways, et cependant leur dialecte en diffère beaucoup. C’est presque littéralement celui des Sioux.

Au nombre des hommes qui vinrent à notre rencontre, était Ma-me-no-kwaw-sink, celui-là même qui avait eu une querelle à mon sujet avec Pe-shau-ba, quelques mois auparavant ; il nous demanda en s’approchant ce que nous venions faire. « Reprendre, lui répondis-je, les chevaux » que nous ont volés les Assinneboins. » « Il vaudrait mieux, reprit-il, vous en retourner comme vous êtes venus ; car, si vous allez au village, vous y laisserez votre peau. » Sans faire attention à ces menaces, je m’informai de Ba-gis-kun-nung, dont la famille avait volé nos chevaux : on me répondit qu’on ne pouvait me rien dire de positif ; mais, ajouta-t-on, après le retour du parti de guerre, Ba-gis-kun-nung et ses fils étaient allés chez les Mandans, et n’en étaient pas revenus encore. A leur arrivée chez les Mandans, l’ancien propriétaire de ma jument l’avait reconnue et reprise au fils de Bagis-kun-nung, qui, pour s’indemniser, avait volé un beau cheval noir, et s’était enfui : l’on n’en avait pas entendu parler depuis cette disparition.

Wa-me-gon-a-biew, découragé, intimidé peut-être par cet accueil, voulut me dissuader d’aller plus loin, et voyant que ses avis ne m’ébranlaient pas, retourna seul vers sa famille. Je n’avais pas perdu courage, et j’aimais mieux visiter tous les villages, tous les camps des Assinneboins que de revenir sans mon cheval. J’allai au comptoir de Mouse-River où, sur l’exposé des motifs de mon voyage, on me donna deux livres de poudre, trente balles, plusieurs couteaux et divers petits objets avec des instructions sur la route à suivre jusqu’au village le plus prochain. En traversant une prairie très vaste, j’aperçus à terre, assez loin de moi, quelque chose qui ressemblait à un tronc de bois ; comme je savais qu’il ne pouvait y en avoir à cette place, à moins que quelqu’un n’en eût apporté, je pensai que c’était plus probablement un vêtement ou même le corps d’un homme mort soit en voyage, soit à la chasse.

Je m’approchai avec précaution, et je reconnus enfin que c’était un homme couché sur le ventre, un fusil à la main, à l’affût des oies sauvages ; son attention se fixait en sens inverse de mon approche, et j’étais arrivé tout près de lui sans avoir été découvert, lorsqu’il se leva et fit feu sur une bande d’oies. Je m’élançai aussitôt sur lui ; le bruit des clochettes et des bijoux d’argent dont j’étais paré lui révéla mon approche, mais je le saisis sans lui laisser le temps de faire aucune résistance, son fusil étant déchargé ; se voyant pris, il cria : « Assinneboin. » Je répondis : « Ojibbeway. » Nous fûmes contens l'un et l’autre de voir que nous pouvions nous traiter en amis ; mais la dissemblance de nos dialectes ne nous permettait pas de converser ensemble : je lui fis signe de s’asseoir à terre auprès de moi, et il s’assit aussitôt. Je lui donnai une oie que j’avais tuée peu auparavant, et, après quelques momens de repos, je lui fis comprendre que je voulais l’accompagner à sa cabane.

Deux heures de marche nous amenèrent en vue de son village, et il me précéda au foyer de sa famille. En entrant sur ses pas, je vis un vieillard et une vieille femme se couvrir la tête de leurs couvertures, tandis que mon guide se glissait sur-le-champ dans une petite loge assez grande seulement pour recevoir une personne et la cacher à la vue du reste de la famille ; sa femme lui porta son repas dans cet appartement séparé, d’où, sans se laisser voir, il s’entretenait avec ceux qui se tenaient dans la cabane ; quand il voulait sortir, sa femme avertissait les vieillards qui se cachaient la tête, et il en était toujours de même lorsqu’il rentrait.

Cette coutume est strictement observée par les hommes mariés chez les Assinneboins, et, je le crois aussi, chez les Bwoir-nugs ou Dah-ko-tahs, comme ils se nomment eux-mêmes ; on sait qu’elle existe chez les Omowhows du Missouri. Elle ne se borne pas aux rapports des hommes avec les pères et mères de leurs femmes ; elle s’étend jusqu’aux oncles et aux tantes, et c’est un égal devoir pour le mari et pour les parens de sa femme d’éviter de se voir les uns les autres. Si un homme entre dans une hutte où se trouve son gendre, celui-ci se cache la figure jusqu’à son départ. Les jeunes hommes, tant qu’ils restent dans la famille de leurs femmes, ont une petite cabane distincte dans l’intérieur ou une partie de la cabane séparée du reste par des nattes ou des peaux suspendues ; la jeune femme y passe la nuit : le jour, elle est l’intermédiaire de toutes les communications entre ceux qui ne doivent pas se voir. Il est bien rare, si même il arrive jamais, qu’un homme prononce le nom de son beau-père ; ce serait considéré comme une indignité et un manque absolu de respect. Cet usage n'existe aucunement chez les Ojibbeways, qui le regardent comme une folie fort incommode.

Les habitans de cette cabane me traitèrent avec beaucoup de bonté. Le grain était extrêmement rare dans la contrée ; ils en avaient un peu en réserve ; ils le firent cuire et me le donnèrent. Le jeune homme leur raconta combien je l’avais effrayé dans la prairie, et ils en rirent tous de bon cœur. Ce village se composait de vingt-cinq cabanes ; cependant, malgré toutes mes questions, je ne pus savoir de personne où se trouvait alors Ba-gis-kun-nung. Il y avait un autre village à une journée environ de distance ; je ne tardai pas à m’y rendre, avec l’espoir d’une recherche plus heureuse.

Presque au terme de ma route, je vis voler des oies, et j’en tuai une qui alla tomber au milieu d’une bande d’Assinneboins. Voyant parmi eux un homme très vieux et d’une apparence misérable, je lui fis signe de la ramasser et de la garder ; mais, avant de le faire, il s’approcha pour m’exprimer sa gratitude d’une riianière tout à fait nouvelle pour moi. Il posa ses deux mains sur ma tête et les passa à plusieurs reprises sur la longue chevelure qui couvrait mes épaules, en m’adressant, dans son langage, des paroles que je ne comprenais pas. Il alla ensuite ramasser l’oie, et revint m’inviter, par des signes que je compris sans peine, à vivre sous son toit, tant que je resterais dans son village. Pendant qu’il préparait notre repas, j’allai de cabane en cabane, examinant tous les chevaux ; mais je ne trouvai pas le mien. Quelques jeunes hommes m’accompagnaient, et leurs dispositions semblaient amicales ; cependant, lorsque je pris la route du village le plus voisin, je vis l’un d’entre eux, monté sur un bon cheval, partir comme pour m’annoncer.

Quand j’arrivai dans ce village, nul ne fit la moindre attention à moi et ne parut même m’apercevoir. Je n’avais jamais eu aucun rapport avec cette bande d’Assinneboins. Je vis bien qu’on les avait prévenus contre moi. Leur chef, qu’ils appelaient Kah-oge-maw-weet Assinneneboin (le chef assinneboin), était un chasseur distingué. Peu de temps après, ses guerriers, ne le voyant pas revenir de la chasse après une absence d’une longueur inaccoutumée, suivirent sa trace et le trouvèrent mort dans la prairie. Il avait été attaqué et tué par un ours gris.

Voyant que je n’avais rien d’hospitalier à attendre de cette bande, je n’entrai dans aucune cabane, et je me bornai à épier les chevaux parmi lesquels j’espérais encore reconnaître le mien. J’avais beaucoup entendu parler de la vitesse et de la beauté d’un jeune cheval appartenant au chef, et je le reconnus bientôt sur la seule description qui m’en avait été faite. J’avais une longe sous ma couverture, je la coulai adroitement au cou du cheval, et je m’envolai plutôt que je ne m’enfuis. L’irritation causée par la conduite inhospitalière des habitans de ce village m’avait poussé instantanément à cet acte, qui n’avait rien, absolument rien de prémédité. Quand nous commençâmes, le cheval et moi, à perdre la respiration, je m’arrêtai pour regarder en arrière. Les cabanes des Assinneboins étaient à peine visibles comme de petites taches dans une prairie éloignée.

La pensée me vint que je faisais mal d’enlever ainsi le cheval favori d’un homme qui ne m’avait jamais fait aucun tort, quoiqu’il m’eût refusé les devoirs ordinaires de l’hospitalité envers un étranger. Je sautai à terre et lâchai le cheval ; mais aussitôt, je vis accourir au galop trente ou quarante Assinneboins que m’avait cachés une faible élévation de terrain. Ils étaient déjà tout près de moi ; je n’eus que le temps de m’enfuir dans un bouquet voisin de noisetiers. Ils continuèrent quelques instans à me chercher dans tous les sens, et ce répit me donna le temps de me cacher avec quelque soin. Enfin, ils descendirent de cheval, et se dispersèrent à ma recherche. Plusieurs passèrent tout près de moi. Ma cachette était si bonne, que je pouvais surveiller leurs mouvemens sans m’exposer à être découvert. Un jeune homme se mit tout nu comme pour un combat, entonna son chant de guerre, déposa son fusil, et, une simple massue à la main, vint droit à la place où je m’étais réfugié. Il n’était guère qu'a vingt pas de moi, mon fusil était armé et je le visais au cœur, lorsqu’il retourna en arrière. Il n’est pas probable qu’il m’eût découvert ; mais l’idée d’être surveillé par un ennemi inaperçu, armé d’un fusil et dont il ne pouvait reconnaître la position que tout contre lui, dut ébranler sa résolution. On me chercha inutilement jusqu’à la nuit ; alors le cheval du chef fut ramené au village.

Je retournai aussitôt vers ma famille tout joyeux d’avoir échappé à ce danger, et, marchant nuit et jour, j’arrivai, la troisième nuit, au comptoir de Mouse-River. Les traiteurs me dirent que c’était une folie de n’avoir point ramené le cheval du chef ; ils l’avaient, disaient-ils, entendu beaucoup vanter et ils m’en auraient donné un bon prix.

Dans un village d’Assinneboins, à vingt milles de ce comptoir, j’avais un ami nommé Be-na (le faisan), que j’avais prié, en passant, de tâcher, pendant mon absence, de retrouver mon cheval ou, au moins, de découvrir la résidence actuelle de Ba-gis-kun-nung. J’allai le voir, et il me fit entrer aussitôt dans une petite hutte habitée par deux vieilles femmes ; à travers les crevasses de cette hutte, il me montra celle où vivaient Bagis-kun-nung et quatre de ses fils. Leurs chevaux paissaient autour, et dans l’un d’eux, nous reconnûmes le beau cheval noir qu’ils avaient reçu chez les Mandans en échange du mien. Wa-me-gon-a-biew avait été au comptoir et était revenu m’attendre dans ce village chez des fils d’un frère de Taw-ga-we-ninne, qui se trouvaient, par conséquent, ses cousins, et avaient avec lui les relations les plus amicales. Il avait fait offrir à Ba-gis-kun-nung un bon fusil, un costume de chef, et tout ce qu’il avait avec lui, en échange du cheval. Je lui reprochai vivement cette démarche, en lui disant que, si Ba-gis-kun-nung avait accepté ses présens, il en serait résulté pour moi le double embarras de reprendre et un cheval et tous les objets d’échange.

J’allai presque aussitôt trouver Ba-gis-kun-nung, et je lui dis : « J’ai besoin d’un cheval. » — Je n’en ai point à vous donner, me répondit-il. — Alors je vous en prendrai un. — Et moi je vous tuerai. » — À ces mots, je retournai à la cabane de Be-na, et je fis mes préparatifs pour partir de bonne heure le lendemain matin. Be-na me donna une peau de bison neuve pour me servir de selle, et une vieille femme me vendit une courroie pour me tenir lieu de la longe que j’avais laissée sur le cheval du chef, Je passai la nuit dans la cabane de nos cousins, et de grand matin, tout prêt à partir, je rentrai dans la cabane de Be-na encore endormi. J’avais une fort bonne couverture neuve, que j’étendis sur lui, sans faire aucun bruit, et je me mis en marche avec Wa-me-gon-a-biew.

En approchant de la cabane de Ba-gis-kun-nung, nous vîmes l’aîné de ses fils, assis sur le seuil, à garder les chevaux. Wa-me-gon-a-biew voulut me dissuader du projet d’en enlever un, puisque nous ne pouvions pas le faire sans être aperçus, et que nous avions toute raison de croire à des mesures violentes préparées contre nous. Je résistai à son avis, mais je consentis seulement à aller avec lui déposer nos bagages à une distance de deux cents verges sur notre route, d’où nous reviendrions enlever le cheval. Quand je me fus débarrassé de ma charge, Wa-me-gon-a-biew, me voyant ferme dans ma résolution, se mit à courir en avant, et moi je revins précipitamment au village. A mon aspect, le fils de Ba-gis-kun-nung se mit à crier de toutes ses forces. Je distinguai seulement les mots de Wah-kah-towah et de shoonk-tongah (Ojibbeway et cheval). Je supposais qu’il criait : Un Ojibbeway enlève un cheval. Je répondis : Kah-ween-gwautch Ojibbeway (pas tout à fait un Ojibbeway). Le village fut aussitôt en mouvement. Dans les traits de la plupart de ceux qui se réunissaient autour de moi, je ne pouvais lire aucune détermination formelle d’intervenir dans ce qui allait se passer ; mais il y avait de l’encouragement dans la contenance de mon ami Be-na et d’un grand nombre de Crees qui l’entouraient. La famille de Ba-gis-kun-nung montrait seule une hostilité manifeste.

J’étais agité au point de ne pas sentir mes pieds toucher la terre ; mais je crois que je n’étais pas effrayé. Après avoir mis mon licou sur la tête du cheval noir, j’hésitai à le monter, parce que cette action devait me priver, un moment, de l’usage de mes armes, et m’exposer à une attaque par derrière. Me rappelant, enfin, que toute apparence d’indécision aurait alors le plus défavorable effet, je voulus m’élancer à cheval ; mais mon élan fut trop fort, et j’allai m’étendre tout de mon long de l’autre côté, mon fusil dans une main, mon arc et mes flèches dans l’autre. Je me relevai rapidement, portant mes regards tout autour de moi pour surveiller les mouvemens de mes ennemis. Tout le monde riait aux éclats, excepté la famille de Ba-gis-kun-nung. Je repris quelque confiance et montai plus résolument à cheval. Je voyais bien que, s’ils avaient dû tenter une attaque ouverte, c’aurait été au moment de ma chute, et non lorsque je pouvais opposer une dangereuse résistance. Le gros rire bien cordial des Indiens me démontra aussi que ma tentative n’avait rien qui les offensât généralement.

En tournant bride, je vis Wa-me-gon-a-biew poursuivre sa course comme un dindon effarouché. Il était presque hors de la portée de ma vue. Je lui dis en le rejoignant : Mon frère, vous devez être fatigué ; je vais vous prêter mon cheval ; et nous fîmes route ensemble. Enfin nous vîmes deux cavaliers venir du village à notre poursuite. Wa-me-gon-a-biew, prenant l’alarme, se disposait à s’enfuir et à me laisser seul vider la difficulté comme je le pourrais ; mais, voyant son intention, je lui dis de descendre de cheval ; il le fit et reprit sa course à toutes jambes.

Quand les deux hommes ne furent plus qu’à près d’un demi-mille de moi, je tournai bride et m’arrêtai, leur faisant face. Ils s’arrêtèrent aussi, et regardant tout autour de moi, je vis que Wa-me-gon-a-biew s’était caché dans les buissons. Nous conservâmes nos positions, les deux cavaliers et moi, jusque vers le milieu du jour. Les habitans du village se tenaient en grand nombre sur une petite colline attenante aux cabanes, pour voir ce qui se passerait.

Fatigués enfin de leur halte, les deux fils de Ba-gis-kun-nung se séparèrent et vinrent à moi, chacun d’un côté. Je me tins en garde contre leur projet évident de partager mon attention pour me tirer plus sûrement un coup de fusil. A deux reprises, ils s’approchèrent de moi, puis, pour me couper la retraite, ils allèrent se poster entre moi et Wa-me-gon-a-biew. Je commençais à me lasser de leur conduite pusillanime, et lançant mon cheval au galop, je courus droit à eux ; ils s’enfuirent aussitôt dans la direction du village. Dans cette rencontre, je trouvai Wa-me-gon-a-biew plus poltron encore que d’ordinaire. Heureusement les chefs et les hommes considérés de la bande dont faisait partie Ba-gis-kun-nung étaient charmés de mon entreprise ; cet homme et ses fils passaient pour méchans et perturbateurs : autrement je n’aurais jamais pu venir à bout de mon entreprise sans aucun secours de Wa-me-gon-a-biew.

Je repris aussitôt ma route, et mon frère sortit en même temps de sa cachette. Nous rencontrâmes, cette nuit, la cabane de notre vieil ami Waw-so, qui avait long-temps vécu auprès de Pe-shau-ba. J’avais eu soin de cacher dans les bois le cheval enlevé, et j’avais prié Wa-me-gona-biew de ne rien dire à Waw-so de ce que j’avais fait. Mais au milieu de la nuit, quand je fus endormi, il se mit à raconter tous les événemens de la veille, et au récit de ma chute, je fus réveillé par de grands éclats de rire du vieillard.

Le lendemain matin, nous nous remîmes en marche pour Ko-te-kwaw-wi-ah-we-se-be, où j’avais ma famille. Je possédais alors deux chevaux, et rencontrant un de mes amis qui n’en avait pas, je lui en promis un ; mais ne se rendant pas alors chez lui, il différa de le prendre jusqu’à son retour. Dans cet intervalle, le cheval que je lui destinais vint à mourir d’un coup de sang. Il ne m’en resta plus qu’un noir, nommé par moi Mandan. Je l’aimais beaucoup, mais quand cet homme revint, je ne pus faire autrement que de le lui donner. Ma femme poussa des cris, et je ne me séparai pas, sans un vif regret, d’un cheval aussi précieux.




FIN DU PREMIER VOLUME.




MÉMOIRES


DE
JOHN TANNER.




CHAPITRE XXII.


La montagne de la Tortue. — Indiens en campagne. — Disette.— Trophée sans combat. — Offrandes de guerre. — Trésor découvert. — Révélation de la volonté du Grand Esprit. — Préceptes de la religion des Shawneeses. — La poignée de main du prophète. — Massacre des chiens. — La chair du prophète. — Pratiques minutieuses. — Amélioration des mœurs publiques.


Trois mois après, les Crees envoyèrent du tabac aux Ojibbeways, pour les engager à venir se joindre, comme eux, aux Mandans, pour aller attaquer quelques Bwoir-nugs, dans la contrée du Missouri. Ba-gis-kun-nung me fit dire, en même temps, qu’il ne me conseillait pas de me joindre à l’expédition. C’était une menace d’attenter à mes jours, si je revenais vers lui ; mais je n’y fis aucune attention.

En six jours, je me rendis à la montagne de la Tortue, où les Crees s’assemblaient en grand nombre. Après un mois d’attente, j’y vis arriver Wa-ge-to-te, marchant au rendez-vous avec soixante hommes. Là nous nous joignîmes à lui au nombre de huit, et nous donnâmes toutes les provisions dont nous pouvions disposer à cet homme et à son parti, qui manquaient de vivres depuis quelque temps. Bientôt nous fûmes réduits aux mêmes privations, et après deux ou trois jours de marche, vingt jeunes guerriers furent choisis pour aller à la chasse des bisons. Wa-ge-to-te insista pour que je partisse avec eux mais je refusai. Il revint plusieurs fois à la charge, et enfin, enlevant mon fardeau de mes épaules : « Maintenant, mon neveu, me dit-il, vous pouvez partir ; je porterai vos bagages pour vous jusqu’à ce que vous nous ayez rejoints. » Je n’allai qu’à peu de distance, et j’eus la bonne fortune de tuer un élan. Les Indiens tombèrent dessus comme des chiens affamés ; en peu d’instans, il n’en resta pas le moindre morceau, et cependant la moitié à peine de ceux qui mouraient de faim purent en goûter.

Les vingt hommes détachés rentrèrent de la chasse sans avoir rien tué ; la plupart de mes compagnons devinrent bientôt si faibles, que beaucoup restèrent en arrière, hors d’état de marcher. Pendant bien des jours, nous eûmes pour toute nourriture les racines du me-tush-koo-she-min, plante alimentaire que les Anglais nomment grass-berry, et les Français pomme blanche (1). J’étais moi-même presque en défaillance, lorsqu’une nuit, quand tous dormaient, un vieillard, parent de ma femme, vint me réveiller et glissa dans ma main un peu de pemmican (2) qu’il avait soigneusement caché. Ce secoure, venu si à propos, me permit d’atteindre la montagne de la Tortue, où il n’arriva guère avec moi que la moitié de la bande de Wa-ge-to-te ; de ceux qui n’avaient pu nous suivre, quelques uns vinrent nous rejoindre, plusieurs retournèrent à leurs familles, et l’on n’entendit plus jamais parler de quelques autres.

Les Assinneboins et les Crees que nous comptions trouver à ce rendez-vous en étaient partis depuis quelque temps, et en suivant leurs traces nous les rencontrâmes, au bout de peu de jours, revenant de leur expédition ; ils nous racontèrent qu’ils étaient arrivés au village des Mandans au moment où un parti de Sioux venait l’attaquer. Le chef mandan leur dit au premier abord : « Mes amis, ces Sioux sont venus ici pour éteindre mon feu, ils ignorent votre présence ; comme ils ne se sont pas mis en marche contre vous, pourquoi votre sang coulerait-il dans notre querelle ? Restez donc dans mon village, vous verrez que nous sommes des hommes, et que nous n’avons pas besoin de secours quand on vient nous combattre à nos portes. » Le village mandan était entouré d’une palissade de piquets ; les Sioux combattirent tout près pendant la journée entière ; enfin un armistice fut conclu, et le chef mandan, s’adressant aux Sioux, sans sortir de l’enceinte, leur dit : « Quittez le village, ou vous allez voir fondre sur vous nos amis les Ojibbeways qui, s’étant reposés parmi nous tout le jour, sont maintenant dispos et infatigables. » Les Sioux répondirent : « C’est là une fanfaronnade pour déguiser votre faiblesse ; vous n’avez point d’Ojibbeways parmi vous, et, si vous en aviez des centaines, nous n’en aurions aucune peur. Les Ojibbeways sont des femmes ; si votre village en était plein, ce serait une raison de plus d’y pénétrer promptement. » Les Crees et les Assinneboins, s’irritant de ces injures, s’élancèrent à l’attaque des Sioux, qui, à leur vue, s’enfuirent en désordre.

Les Ojibbeways, quoique n’ayant pris que peu de part au combat, eurent plusieurs des chevelures scalpées dans la journée ; l’une d’elles échut à notre chef Wa-ge-to-te, bien qu’il ne se fût approché qu’à quelques journées du lieu du combat, et il retourna dans son pays avec ce trophée. En arrivant à la montagne de la Tortue, à notre retour, nous souffrions tous les extrémités de la faim, et quelques uns étaient à peu près hors d’état d’aller plus loin. Nous fûmes donc obligés de nous arrêter, et il ne restait que chez quatre d’entre nous assez de force et de résolution pour essayer de chasser. C’étaient un vieillard nommé Gitch-e-weesh (la hutte du grand castor), deux jeunes guerriers et moi ; le vieillard était très animé et montrait la confiance la plus absolue de tuer quelque gibier, « Quand j’étais encore petit enfant, nous dit-il, une fois que je n’avais rien mangé pendant trois jours, le Grand Esprit vint à moi et me dit : » « J’ai entendu tes cris, je ne veux plus t’entendre crier et te plaindre si souvent ; mais si jamais tu te vois réduit à mourir de faim, appelle-moi, je t’entendrai et te donnerai quelque chose. » « Je n’ai jamais, ajouta-t-il, réclamé cette promesse ; mais je viens de passer toute la nuit à prier et à chanter, et je suis sûr que je serai nourri aujourd’hui par la bonté du Grand Dieu, il ne me refusera certainement pas cette première demande. » Nous sortîmes ensemble de grand matin, et nous nous dispersâmes pour chasser. Je marchai tout le jour sans rien rencontrer ; mais j’étais si faible, que je ne parcourus qu’une très petite étendue de terrain. Je rentrai tard ; les deux jeunes guerriers m’avaient précédé : tous commençaient à se désespérer. Mais le vieux Gitch-e-weesh était absent encore ; il revint très tard, courbé sous le poids d’une lourde charge de venaison. Je fus choisi pour préparer et partager également ce qu’il avait rapporté. Le lendemain, nous allâmes à l’endroit où un moose avait été tué ; ses derniers restes furent bientôt dévorés.

Près de cet endroit, Wa-me-gon-a-biew découvrit un grand nombre d’objets abandonnés par une bande d’Assinneboins, comme sacrifice de médecine. Ce qu’on laisse dans cette intention, s’appelle metai sas-sah-ge-witch-e-gun ou puk-ketch-e-gun-nun, et la première tribu amie peut le prendre ; mais les offrandes faites pour assurer le succès d’une guerre ne doivent point être enlevées de la place où elles ont été déposées ; on les nomme sah-sah-ge-witch-e-gun.

Wa-me-gon-a-biew, ayant grimpé sur un arbre pour indiquer sur-le-champ sa découverte aux Indiens, fut si lent à redescendre, que toutes les couvertures, tous les morceaux de drap, tous les objets de prix enfin, avaient déjà trouvé de nouveaux maîtres. Il ne dit presque rien de son mécontentement, qu’il était, d’ailleurs, assez facile de reconnaître, et il alla s’asseoir seul à l’écart, sur un tronc d’arbre. Là, remuant du pied un tas de feuilles sèches, il trouva une chaudière de cuivre, renversée, qui recouvrait beaucoup d’offrandes d’une grande valeur ; mais cette fois, sans appeler personne, il s’appropria tout, et cette dernière part fut la meilleure de toutes. Les couvertures, les habits, les ornemens, étaient suspendus aux arbres, en bien plus grand nombre que l’usage ne l’exige. Les Assinneboins avaient fait ce sacrifice dans leur marche contre les Sioux.

De cet endroit à celui où m’attendait ma famille, je ne tuai aucun gibier ; j’arrivai à moitié mort de faim, et la disette régnait dans ma cabane ; mais le lendemain j’eus bonne chance, je tuai un élan, et ma chasse suffit pendant quelque temps à nous faire vivre dans l’abondance.

Pendant ce séjour près de la rivière du grand Bois, nous entendîmes parler d’un homme fameux, de la nation des Shawneeses, qui venait d’être honoré d’une révélation de la volonté du Grand Esprit. Chassant dans la prairie, fort loin de ma cabane je vis venir à moi un étranger : je craignis d’abord que ce ne fût un ennemi ; mais, comme il s’approchait, je reconnus à ses vêtemens, un Ojibbeway. Il y avait cependant quelque chose d’étrange et d’original dans toute sa tenue ; il m’enjoignit de retourner chez moi, sans m’en donner aucun motif, sans porter les yeux sur moi, sans vouloir entrer dans aucune espèce de conversation. Je le crus fou, et cependant je l’accompagnai à ma cabane ; quand nous eûmes fumé, il resta long-temps silencieux et m’apprit, enfin, qu’il venait me voir de la part du prophète des Shawneeses.

« Désormais, me dit-il, le feu ne doit jamais s’éteindre dans votre cabane. L’été et l’hiver, la nuit et le jour, dans la tempête comme dans le calme, vous vous souviendrez que la vie dans votre corps et le feu dans votre foyer sont une même chose et de la même date. Si vous laissez éteindre votre feu, votre vie s’éteindra au même instant. Vous ne nourrirez plus de chien. Vous ne battrez jamais ni homme, ni femme, ni enfant, ni chien. Le prophète lui-même va venir vous donner une poignée de main : je l’ai précédé pour vous apprendre que c’est la volonté du Grand Esprit qu’il nous communique et pour vous prévenir que la conservation de votre vie dépend d’une obéissance de tous les momens. A l’avenir, nous ne devons plus jamais nous enivrer, ni voler, ni mentir, ni marcher contre nos ennemis. Tant que nous obéirons sans réserve à ces commandemens du Grand Esprit, les Sioux mêmes, s’ils viennent dans notre pays, ne pourront pas nous apercevoir. Nous serons protégés et heureux. »

J’écoutai attentivement tout ce qu’il avait à me dire, et je lui répondis que je ne croyais pas que nous dussions tous mourir, si notre feu venait à s’éteindre ; que, dans bien des cas, il était impossible de ne pas corriger nos enfans, et qu’enfin, nos chiens nous étant fort utiles pour la chasse, je ne croyais pas que le Grand Esprit eût aucune volonté de nous en priver. Il continua à nous parler jusqu’à une heure fort avancée de la nuit, et alla ensuite dormir dans ma hutte. Je me réveillai le premier, et voyant que le feu était éteint, je l’appelais pour venir voir combien de nous étaient vivans et combien étaient morts. Mais il était préparé contre le ridicule que je voulais jeter sur sa doctrine, et il me répondit que je n’avais pas reçu encore la poignée de main du prophète. Sa visite, ajouta-t-il, n’avait d’autre objet que de me préparer à cet important événement, et de me faire connaître d’avance les obligations que je contracterais en recevant dans ma main celle du prophète. Je n’étais pas tout à fait à mon aise dans mon incrédulité. Les Indiens, en général, reçurent la doctrine de cet homme avec beaucoup d’humilité et de crainte. Le chagrin et l’anxiété étaient visibles dans toutes les contenances. La plupart tuèrent leurs chiens et tâchèrent de se conformer à tous les commandemens de ce nouveau prêcheur qui restait parmi nous.

Selon mon usage invariable dans toutes les occasions importantes, j’allai trouver les traiteurs, fermement convaincu que si la Divinité avait quelques communications à faire aux hommes, elle commencerait bien certainement par les blancs. Les traiteurs tournèrent en ridicule, avec des paroles de mépris, l’idée d’une nouvelle révélation de la volonté divine transmise par un pauvre Shawneese, et je me confirmai ainsi dans mon incrédulité ; néanmoins je n’osais pas en convenir tout haut avec les Indiens, mais je refusai de tuer mes chiens et je ne montrai pas beaucoup d’exactitude à remplir les autres observances, sans toutefois heurter de front les croyances des Indiens. J’avais adopté un grand nombre de leurs idées, mais toutes ne me paraissaient pas également soutenables.

L’Ojibbeway, envoyé du prophète, resta quelque temps parmi les Indiens dans mon voisinage, et sut si bien se concilier les esprits des personnages principaux, qu’une époque fut fixée et une cabane préparée pour l’adoption solennelle et publique de ses doctrines. Quand nous fûmes tous entrés dans la longue cabane disposée pour la cérémonie, nous vîmes, soigneusement caché sous une couverture, quelque chose dont l’aspect et les dimensions rappelaient la forme humaine. Tout auprès se tenaient deux jeunes hommes qui, nous dit-on, ne s’en éloignaient jamais, faisaient son lit tous les soirs comme pour un homme et dormaient à ses côtés ; mais, pendant toute la solennité, personne ne s’en approcha, personne ne souleva la couverture étendue sur cet objet mystérieux. Quatre colliers de fèves moisies et décolorées étaient les seuls insignes visibles de cette importante mission.

Après une longue harangue qui établit et recommanda à l’attention de tous les auditeurs les traits saillans de la nouvelle révélation, les quatre colliers de fèves, que l’on nous dit faits de la chair même du prophète, furent portés en grande cérémonie à chacun des assistans. On devait prendre tour à tour chaque collier par un bout et le passer doucement dans sa main. Cela s’appelait recevoir une poignée de main du prophète, et c’était considéré comme un solennel engagement d’obéir à ses ordres et de reconnaître sa mission comme venant de l’Être-Suprême. Tous les Indiens qui touchèrent les fèves avaient déjà tué leurs chiens ; ils jetèrent leurs sacs à médecine et se montrèrent disposés à toutes les pratiques exigées d’eux.

Nous étions, depuis quelque temps, réunis en très grand nombre ; beaucoup d’agitation et de terreur avait régné parmi nous ; la famine commença à se faire sentir. Les figures des Indiens offraient un aspect inaccoutumé de mélancolie ; les hommes actifs élaient devenus indolens, et l’ardeur des plus braves semblait tout à fait comprimée. J’allai chasser avec mes chiens, que j’avais constamment refusé de mettre ou de laisser mettre à mort ; avec leur aide, je trouvai et tuai un ours. En revenant, je dis à quelques Indiens : « Le Grand Esprit ne nous a-t-il pas donné nos chiens pour nous aider à nous procurer ce qui est nécessaire au soutien de notre existence ? comment croire qu’il veuille maintenant nous priver de leurs services ? Le prophète, nous a-t-on dit, nous défend de laisser éteindre le feu dans nos huttes, quand nous allons en voyage ou à la chasse, il ne nous permettrait pas de nous servir d’un caillou et d’un briquet, et l’on nous dit qu’il ne veut pas qu’un homme donne du feu à un autre ! Peut-il plaire au Grand Esprit que nous nous passions de feu dans nos camps de chasse ? peut-il lui être plus agréable de nous voir faire du feu par le frottement de deux bâtons qu’avec une pierre et un briquet ? » Mais ils ne voulaient pas m’écouter, et la foi qui s’emparait d’eux réagit si fortement sur moi, que je lançai au loin mon briquet et mon sac à médecine. Je me soumis, sous beaucoup de rapports, aux nouvelles doctrines ; mais je persistai à ne vouloir pas tuer mes chiens. J’appris bientôt l’art d’allumer du feu en frottant des morceaux de cèdre sec que j’avais soin de porter toujours sur moi ; mais la suppression de l’ancienne méthode soumettait un grand nombre d’Indiens à beaucoup d’inconvéniens et de privations. L’influence du prophète shawneese fut supportée très péniblement et avec une grande peine par les Ojibbeways les plus reculés dont j’eusse connaissance ; mais on ne croyait pas communément parmi eux qu’il y eût, dans ses doctrines, aucune tendance à les unir dans l’accomplissement de quelque projet d’humanité. Pendant deux ou trois années, l’ivrognerie fut un peu moins commune ; l’on pensa moins à la guerre, et l’aspect entier des choses fut altéré parmi eux par l’influence d’un homme ; mais graduellement l’impression s’effaça, les sacs à médecine, les cailloux et les briquets reparurent, les chiens rentrèrent en grâce, les femmes et les enfans furent battus comme au temps jadis, et le prophète shawneese tomba dans le mépris : aujourd’hui les Indiens le regardent comme un imposteur et un méchant.


CHAPITRE XXIII.


Les dangers et les craintes de la frontière. — Nuit de terreur. — Les Sioux. — Le vieux moose. — Chasseurs aveuglés par la neige. Terreur panique. — Orgies. — Les deux nez coupés. — Projets de suicide.


Lorsque l’agitation de cette affaire fut un peu calmée, et que les messagers du prophète nous eurent quittés pour visiter des bandes plus éloignées, j’allai avec un nombreux parti d’Indiens à la chasse des castors vers les bras supérieurs de la rivière Rouge. Je ne sais si nous étions enhardis par la promesse du prophète de nous rendre invisibles aux Sioux ; mais jamais nous ne nous étions aventurés aussi près de leur pays. Là, sur une extrême frontière, où nous n’avions osé chasser ni les uns ni les autres, nous trouvâmes une multitude de castors ; en un seul mois, sans l’aide de mon fusil, avec mes seules trappes, j’en pris une centaine de très beaux. Ma famille se composait de dix personnes, dont six enfans orphelins ; et, quoique seul pour chasser et tendre mes trappes, je suffis pendant quelque temps à tous leurs besoins. Enfin les castors commencèrent à devenir rares, et je fus obligé de tirer un élan ; ma famille avait si bien perdu l’habitude d’entendre des coups de fusil, qu’au bruit du mien tous sortirent de la cabane et s’enfuirent dans les bois, croyant qu’un Siou avait fait feu sur moi.

Il me fallut transporter mes trappes beaucoup plus loin, et ne les visiter qu’une fois par jour. Mon fusil était toujours dans mes mains ; si j’avais quelque chose à faire, je le tenais d’une main et travaillais de l’autre. Je dormais un peu pendant le jour, et toutes les nuits je faisais la garde autour de ma cabane. La venaison étant venue à manquer, j’allai, dans les bois, à la chasse des mooses, et en un seul jour j’en tuai quatre, que je vidai et dont je détachai les meilleurs morceaux sans déposer mon fusil. Tandis que je préparais le dernier, j’entendis un coup de fusil à deux cents verges, tout au plus, de distance.

Je savais que je m’étais avancé plus près de la frontière des Sioux qu’aucun Ojibbeway, et je ne connaissais, de cette dernière tribu, personne dans mon voisinage. Je jugeai donc que ce devait être un Siou, et, pensant qu’il avait dû m’entendre, je l’appelai, mais sans recevoir de réponse. Je veillai autour de moi avec plus d’attention encore qu’auparavant, et, aux approches de la nuit, je me glissai jusqu’à ma cabane, avec tout le silence et toutes les précautions possibles. Le jour suivant, je m’aventurai à reconnaître l’endroit d’où le coup de fusil avait dû partir, et je distinguai la trace d’un Ojibbeway, qui, ayant fait feu sur un ours, avait été probablement trop ardent à sa poursuite pour pouvoir m’entendre.

Bientôt après, je rencontrai des traces nombreuses, et je découvris que j’étais à peu de distance d’un camp élevé et fortifié par des Ojibbeways. A trois reprises, les chefs de cette bande envoyèrent des messagers pour me représenter que ma position était trop exposée et trop dangereuse ; mais, malgré leurs pressantes invitations, je ne pouvais me décider, tant il était contraire à mes inclinations de vivre dans une place forte ; enfin, ayant découvert les traces de quelques Sioux qui étaient venus reconnaître mon camp, je cherchai un asile auprès des Ojibbeways. La nuit qui, précéda mon départ fut, dans ma cabane, une nuit de terreur et d’alarmes plus grandes que les Indiens n’en éprouvent communément : j’avais parlé des traces des Sioux, et je ne doutais pas de la présence d’un de leurs partis dans notre voisinage le plus rapproché ; nous nous attendions à les voir tomber sur nous avant le jour.

Plus de la moitié de la nuit s’était passée, et nul de nous n’avait dormi, lorsque, tout à coup, un bruit se fit entendre à peu de distance ; nos chiens donnèrent des marques évidentes de frayeur, et je dis à mes enfans que l’heure était venue de mourir tous ensemble. Je me plaçai sur le devant de la cabane, et, soulevant un peu la porte, j’avançai le canon de mon fusil, tout prêt à recevoir l’ennemi : j’entendais distinctement un bruit de pas ; mais, la nuit étant obscure, je ne pouvais rien apercevoir. Enfin, une petite masse noire, pas plus grande qu’une tête d’homme, s’avança lentement et marcha droit à ma cabane ; j’éprouvai alors de nouveau combien la peur peut agir sur le sens de la vue. Cet objet, en s’approchant, me semblait, parfois, s’élever à la hauteur d’un homme, et presque aussitôt reprendre ses véritables proportions. Convaincu, enfin, que c’était un petit animal, je sortis, reconnus un porc-épic, et le tuai d’un coup de tomahawk. Le reste de la nuit se passa sans plus de sommeil, et le matin, de bonne heure, je me réfugiai dans le camp fortifié.

A mon arrivée, les chefs tinrent conseil et envoyèrent deux jeunes hommes chercher les ustensiles laissés dans ma cabane ; mais, comme je savais que les Sioux étaient aux aguets dans les alentours y et que, si les jeunes guerriers étaient tués ou maltraités, leurs amis ne manqueraient pas de m’attribuer leur malheur, je les devançai par un chemin détourné, bien résolu à courir les mêmes chances. Je trouvai ma cabane respectée, et nous ne fûmes aucunement inquiétés dans notre retour au fort avec mes bagages.

Les Sioux, de temps à autre, s’approchaient de notre camp retranché, mais sans jamais se hasarder à en faire l’attaque. Au commencement du printemps, les Ojibbeways partirent tous le même jour, et moi je fus obligé de rester, parce que je m’étais chargé, pour un traiteur alors absent, de quelques paquets de fourrures que je n’aurais pu emporter. Les chefs me représentèrent que presque autant vaudrait me détruire moi-même, puisque les Sioux ne pouvaient manquer d’apprendre le départ des autres guerriers et de venir fondre sur moi dès que je serais resté seul. Ces avis tristes et inquiétans devenaient plus alarmans encore, par les nombreux exemples qu’ils me rapportaient d’hommes, de femmes et d’enfans massacrés par les Sioux au même endroit ; mais il fallait rester.

Le soir, je bouchai le plus solidement possible les entrées du camp, et après avoir recommandé à ma famille le silence le plus absolu, je montai la garde près de l’enceinte. La nuit était peu avancée, lorsqu’à la clarté de la lune, fort brillante alors, je vis deux hommes venir droit à l’entrée ordinaire, et la trouvant close, faire le tour de nos fortifications en les examinant. La peur m’excitait vivement à tirer sur eux sans leur parler ; mais, me rappelant que ce pouvaient ne pas être des Sioux, je saisis une occasion favorable de les tenir en respect avec mon fusil sans m’exposer beaucoup. C’étaient le traiteur que j’attendais et un Français. Aussi l’entrée du camp leur fut-elle ouverte avec joie. Ce renfort permit de passer plus tranquillement le reste de la nuit, et, le lendemain matin, nous suivîmes ensemble, avec nos bagages, la trace des Ojibbeways.

Mon intention n’était pas de rejoindre cette bande, et j’allai vivre quelque temps, seul avec ma famille, au milieu des bois ; plus tard, je me réunis à quelques Ojibbeways de la rivière Rouge, sous un chef nommé Be-gwa-is (celui qui coupe la cabane du castor). Depuis plusieurs jours, tous les chasseurs de cette bande cherchaient à tuer un vieux moose mâle qui commençait à se faire parmi eux une réputation de ruse et de vigilance. La première fois que j’allai à la chasse, je vis ce moose sans pouvoir le tuer, mais j’en rapportai un autre, et, le lendemain, je me remis à sa poursuite, bien déterminé à l’atteindre, s’il était possible. A la faveur du temps et du vent, je parvins à le tuer. Ce succès devait s’attribuer, en grande partie, au hasard ou à des circonstances indépendantes de mes prévisions ; mais les Indiens en firent honneur à mon expérience, et je fus reconnu le plus habile chasseur de la bande.

Nous allâmes bientôt, au nombre de douze, sous la conduite de Be-gwa-is, chasser les castors dans le pays des Sioux ; nos femmes restèrent en arrière. Dans cette chasse, tous mes compagnons furent aveuglés par la neige (3), et, pendant plusieurs jours, resté seul en état de chasser, je les nourris et pris soin d’eux. Quand la neige vint à fondre, ils commencèrent à se trouver mieux : nous nous séparâmes alors en trois partis égaux, dont un fut attaqué par les Sioux auprès de la rivière Buffaloe (4). Un Ojibbeway fut tué ; un autre, blessé, resta prisonnier.

Je m’étais blessé moi-même, par accident, à la cheville du pied, avec un tomahawk, et je ne pouvais plus marcher rapidement. Mes compagnons furent alors saisis d’une terreur panique ; supposant les Sioux près de nous et sur notre trace, sans aucun égard pour mon état ils s’enfuirent de toute leur vitesse. Le printemps n’était pas encore très avancé ; il était tombé, toute la journée, de la pluie et de la neige. La nuit, le vent commença à souffler du nord-ouest, et l’eau à geler. Je suivis de loin mes compagnons, et, les atteignant très tard dans la nuit, je les trouvai à demi morts dans leur camp ; car, disciples du prophète, ils n’avaient point osé allumer un feu. Wa-me-gon-a-biew était un de ces hommes et ne se montrait pas le dernier à m’abandonner à la moindre apparence de danger. Le lendemain matin, la glace était assez forte pour permettre de passer la rivière, et comme cette gelée avait été précédée de chaleur, nous eûmes beaucoup à souffrir. Après une halte de quatre jours, à l’endroit où nos femmes faisaient la récolte du sucre, nous retournâmes au pays des Sioux. Dans cette marche, nous rencontrâmes les deux Indiens qui avaient échappé à l’attaque de nos ennemis : tout en eux portait les marques de l’extrême misère et de la famine.

Nous trouvâmes aussi, sur notre route, un traiteur américain, dont je ne me rappelle pas le nom, mais qui me témoigna beaucoup d’égards. Il me pressa de quitter les Indiens et de retourner avec lui aux États-Unis. J’étais pauvre ; je possédais peu de pelleteries de quelque valeur ; j’avais une femme et un enfant. Il me dit que le gouvernement et le peuple des États seraient généreux envers moi, il me promit même de m’aider de tout son pouvoir ; mais je résistai à ses offres, préférant rester encore avec les Indiens, sans renoncer à mon intention de les quitter un jour. J’appris de lui que plusieurs de mes parens étaient venus à ma recherche jusqu’à Mackinac, et je lui dictai une lettre qu’il se chargea de leur faire parvenir. Au moment de se séparer de nous, il donna à Wa-me-gon-abiew et à moi un canot d’écorce à chacun, et nous fit plusieurs autres présens d’une grande valeur.

Dans notre marche vers la rivière Rouge, Wy-ong-je-cheween, à qui nous avions confié la conduite de notre petite troupe, parut alarmé. Nous suivions une longue rivière qui se jette dans la rivière Rouge ; je le vis porter des regards inquiets sur l’une et sur l’autre rive, en observant avec attention tous les indices du voisinage des hommes, tels que les traces des animaux, la fuite des oiseaux, et d’autres signes si bien connus de tous les Indiens, Il ne parla pas de crainte ; il est bien rare, s’il arrive même jamais qu’un Indien le fasse en pareille circonstance ; mais quand il me vit, la nuit, essayer d’allumer un feu pour notre campement, il se leva, s’enveloppa dans sa couverture et s’éloigna sans proférer un seul mot : je le suivis des yeux jusqu’au moment où il choisit une place qui lui offrait les moyens de se cacher complétement tout en dominant une vaste étendue de terrain. Je compris la cause de sa conduite, et suivis son exemple comme tous mes compagnons. Le matin, nous nous réunîmes, et nous hasardâmes d’allumer du feu pour un petit déjeûner. A peine notre chaudière fut-elle remplie et suspendue sur la flamme, que nous découvrîmes les Sioux sur une hauteur, à un demi-mille en arrière. Aussitôt la chaudière fut renversée sur le feu, et nous primes la fuite. A quelque distance de là, nous construisîmes un camp très fort, et j’allai tendre mes piéges.

Au nombre des présens que m’avait faits le traiteur américain, se trouvait un petit baril contenant seize quartes de rhum très fort ; je l’avais porté jusque-là sur mes épaules : Wa-me-gona-biew et les autres Indiens me demandaient souvent à en goûter, mais je les refusais toujours en leur disant que les vieillards, les chefs et tous les autres en boiraient avec nous à notre retour. En revenant de visiter mes trappes, je les trouvai tous ivres et se querellant ; mon baril avait été presque vidé en mon absence. Je comprenais tout le danger de notre position, et je ne pus me défendre d’un sentiment d’alarme en nous voyant ainsi hors d’état de nous défendre : je cherchai donc à faire renaître la paix parmi eux ; mais, dans cette tentative., je compromis ma sûreté.

Tandis que je séparais deux hommes, le troisième, un vieillard, me porta dans le dos un coup de couteau que j’évitai avec peine. Ils étaient tous animés contre moi, car je les avais accusés de poltronnerie ; ils se cachaient, leur avais-je dit, comme des lapins dans leurs terriers, n’osant jamais en sortir pour combattre ou chasser. En effet, depuis quelque temps je les faisais vivre, et je n’étais pas médiocrement vexé de leur folie ; mais nous cessâmes d’avoir des sujets d’alarmes immédiates, et les Indiens osèrent enfin sortir pour la chasse, avec tant de succès, que nous eûmes bientôt assez de fourrures pour en charger presque entièrement un canot. J’avais réussi à cacher jusqu’alors le reste de ma provision de rhum ; mais elle fut découverte encore en mon absence, et il en résulta une nouvelle scène d’ivrognerie.

Notre chasse terminée, nous partîmes tous ensemble. En approchant de la rivière. Rouge, de nombreux coups de fusil se firent entendre, et mes compagnons, supposant qu’ils étaient tirés par des Sioux, s’enfuirent à travers terre ; nous n’étions, par cette voie, qu’à peine à une journée de nos familles. Resté seul, et résolu à ne pas abandonner notre canot chargé, je continuai le voyage, et, quatre jours après, je rentrai sain et sauf dans ma cabane.

Les Indiens étaient sur le point de s’assembler à Pembinah pour vendre leurs pelleteries et s’enivrer selon l’usage ; à peine avais-je rejoint notre bande, que plusieurs d’entre eux se mirent en route par terre, laissant les canots chargés sous la conduite des femmes. Je voulus persuader à Wa-me-gon-a-biew et à quelques autres de mes amis les plus intimes de ne pas se mêler à ces orgies ruineuses ; mais je n’eus pas assez de crédit sur eux. Ils partirent tous avant moi : ma course fut lente, je chassai en route et boucanai ma venaison ; aussi, quand j’arrivai à Pembinah, la plupart de nos hommes étaient-ils ivres depuis plusieurs jours. Des Indiens m’apprirent aussitôt qu’un accident grave venait de survenir à Wa-me-gon-a-biew.

Mon frère, car je le nommais toujours ainsi ; mon frère, à peine arrivé, était entré dans une cabane où un jeune homme, fils de Ta-bush-shish, battait une vieille femme : Wa-me-gon-a-biew lui retint les bras. Le vieux Ta-bush-shish, qui rentrait ivre, se méprenant probablement sur la nature de l’intervention de mon frère, le saisit par les cheveux et lui coupa le nez à belles dents (5) ; une mêlée s’ensuivit. Un autre Indien eut un large morceau de la joue enlevé ; plusieurs furent diversement blessés. Be-gwa-is, vieux chef qui s’était toujours montré fort bienveillant pour nous, survint alors, et crut devoir prendre part à la querelle. Wa-me-gon-a-biew, qui venait de s’apercevoir de la perte de son nez, leva les mains sans lever les yeux, saisit par la chevelure la tête la plus voisine, et lui emporta le nez d’un coup de dent ; c’était le nez de notre ami Be-gwa-is. Quand sa rage fut un peu modérée, Wa-me-gon-a-biew, le reconnaissant, s’écria : « Oh ! mon cousin ! », Be-gwa-is était un homme doux et bon ; il savait très bien quelle erreur avait causé l’action de Wa-me-gon-a-biew ; rien ne trahit la moindre aigreur, la moindre irritation contre l’auteur involontaire de sa mutilation. « Je suis vieux, dit-il, on ne se moquera pas long-temps de moi pour la perte de mon nez. »

Pour ma part, j’éprouvai contre Ta-bush-shish un ressentiment d’autant plus violent, qu’il ne me semblait pas bien clair qu’il n’eût pas saisi cette occasion de satisfaire une vieille rancune. J’entrai aussitôt dans la cabane de mon frère et je m’assis à côté de lui ; sa figure et ses vêtemens étaient tout couverts de sang. Il demeura quelque temps sans rien dire, et quand il parla, je vis qu’il avait repris tout l’usage de ses facultés. « Demain, me dit-il, je pleurerai avec mes enfans ; le jour suivant, j’irai trouver Ta-bush-shish ; nous mourrons ensemble, car je ne veux pas vivre pour être toujours exposé à des moqueries. » Je lui répondis que je l’aiderais dans toutes ses tentatives contre la vie de Ta-bush-shish, et je fis mes préparatifs pour tenir mes promesses ; mais un peu de réflexion à jeun, et la journée passée à pleurer avec ses enfans, détournèrent Wa-me-gon-abiew de ses projets violens. Il se résigna, comme Be-gwa-is, à supporter sa perte de son mieux (6).


CHAPITRE XXIV.


Expiation et vengeance. — Poltronnerie d’un Indien. — Rixe nocturne. — Griefs contre les blancs. — Dévouement maternel. — Combat. — Un seul guerrier contre un parti. — Pressentimens. — Projets. — Un missionnaire. — L’Indien baptisé. — Le duel chez les Indiens. — Rivalité de chasse.


Peu de jours après cette sanglante orgie, Tabush-shish fut atteint d’une maladie violente : une fièvre ardente le dévora, sa maigreur devint effroyable ; il paraissait mourant. Enfin, il envoya à Wa-me-gon-a-biew deux chaudières et d’autres présens d’une valeur considérable, en lui faisant dire : « Mon ami, je vous ai rendu difforme et vous m’avez rendu malade. J’ai beaucoup souffert, et si je viens à mourir mes enfans souffriront bien plus encore. Je vous envoie ce présent pour que vous me laissiez vivre... » Wa-me-gon-a-biew fit répondre par son messager : « Je ne vous ai point rendu malade, je ne saurais vous rappeler à la santé, et je ne veux pas de vos présens. » Il languit pendant plus d’un mois dans un état de maladie tel que tous ses cheveux tombèrent ; alors il entra en convalescence, et, quand il fut à peu près guéri, nous partîmes tous pour la prairie. Là nous nous séparâmes en diverses directions, à de grandes distances les uns des autres.

Après nos chasses du printemps, nous songeâmes à marcher contre les Sioux, et un faible parti de guerre se forma parmi nos plus proches voisins : nous les accompagnâmes, Wa-me-gona-biew et moi ; Wa-ge-to-te ne tarda pas à nous rejoindre avec soixante hommes, et en quatre jours de marche nous arrivâmes à un petit village que Ta-bush-shish était venu habiter. Ce fut près de sa cabane que se fit notre campement. Au moment de partir, nous le vîmes se présenter tout nu, peint et orné comme pour la guerre, tenant ses armes à la main. Il vint lentement à nous avec un air très irrité ; mais nul de nous ne comprit pleinement son dessein qu’à l’instant où nous le vîmes appuyer le canon de son fusil sur le dos de Wa-me-gon-a-biew : « Mon ami, lui dit-il, nous avons vécu assez long-temps ; nous nous sommes donné assez de tourment, assez fait de mal l’un à l’autre. On vous a prié, de ma part, de vous contenter de la peine et de la maladie que vous m’avez fait souffrir ; vous ne l’avez pas voulu. Le mal que vous continuez à m’infliger me rend la vie insupportable, il faut donc que nous mourions ensemble. » Un fils de Wa-ge-to-te et un autre jeune homme, voyant l’intention de Ta-bush-shish, lui présentèrent la pointe de leurs flèches, chacun de son côté, mais il n’y fit pas attention. Wa-me-gon-a-biew, intimidé, n’osa point lever la tête.

Ta-bush-shish aurait voulu se battre à mort avec lui à chances égales ; mais il n’eut pas le courage d’accepter cette offre. Depuis cette rencontre, j’estimais Wa-me-gon-a-biew moins encore qu’auparavant. Il avait moins de bravoure et de générosité que le commun des Indiens. Ni Ta-bush-shish ni aucun homme de sa bande ne vinrent se joindre à notre parti.

Nous poursuivîmes notre marche, errant de place en place, et, au lieu d’aller droit à nos ennemis, nous passâmes la plus grande partie de l’été au milieu des bisons. A la chute des feuilles, je retournai à Pembinah. Je voulais me rendre de là au quartier d’hiver du traiteur qui m’avait proposé de m’aider à regagner les États. J’appris alors la guerre allumée entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, je connus aussi la prise de Mackinac, et cette nouvelle me détourna de tout projet de traverser les frontières où les deux peuples combattaient.

Au printemps suivant, il y eut un mouvement général des Ojibbeways de la rivière Rouge vers le pays des Sioux. L’intention réelle ou, du moins, l’intention avouée était de chasser et non de les attaquer ou de les inquiéter. Je marchai avec une bande nombreuse, sous la conduite d’Ais-ainse, dont le frère, Wa-ge-to-ne, était un homme de grande considération. Nous remontions la rivière Rouge depuis près d’une centaine de milles, lorsque nous rencontrâmes un traiteur, M. Hanie, qui nous donna un peu de rhum. J’occupais alors, en commun avec plusieurs autres hommes, presque tous parens de ma femme, et avec leurs familles, une longue cabane où il y avait deux ou trois feux. Il était minuit ou un peu plus tard, et je dormais, lorsque je sentis soudain un homme me saisir par la main et m’attirer à lui. Un reste de brasier brûlait encore dans la cabane ; je reconnus, dans l’apparition menaçante qui se montrait devant moi, la figure colérique de Wa-ge-to-ne, le frère d’Ais-ainse, notre principal chef. « J’ai solennellement promis, me dit-il, que, si vous veniez avec nous dans ce pays, vous ne vivriez pas ; debout donc, et soyez prêt à me répondre, »

Il passa ensuite à Waw-zhe-gwun, l’homme qui dormait le plus près de moi, et lui adressa les mêmes menaces avec une égale insolence. Mais, pendant ce temps-là, un vieillard, mon parent, nommé Mah-nuge, couché un peu plus loin, avait compris le motif de sa visite et l’attendait debout, un couteau à la main ; Wa-ge-to-ne, arrivant à lui, reçut une vive réponse. Il revint à moi, tira son couteau et me menaça d’une mort immédiate. « Vous êtes un étranger, me dit-il, un de ces hommes qui sont venus en grand nombre de lointaines contrées se nourrir, eux et leurs enfans, de ce qui ne leur appartient pas. Vous êtes chassé de votre terre natale, et vous êtes venu parmi nous, parce que vous êtes trop faible et trop peu digne d’avoir une cabane et un pays qui vous appartiennent. Vous avez visité nos meilleurs cantons de chasse, et partout vous avez détruit tous les animaux que le Grand Esprit nous a donnés pour notre subsistance. Éloignez-vous donc d’ici, et ne nous restez pas plus long-temps à charge, ou bien je prendrai votre vie. »

Je lui répondis que je ne me rendais point dans la contrée que nous allions visiter dans la seule intention de chasser les castors ; mais, qu’en fût-il ainsi, j’avais les mêmes droits que lui et assez de force pour les soutenir. Cette altercation commençait à devenir bruyante, lorsque le vieux Mah-nuge intervint, armé de son couteau, et mit à la porte de la cabane le turbulent Wa-ge-to-ne, à moitié ivre. Nous restâmes long-temps sans le voir, mais son frère nous dit de n’attacher aucune importance à ses paroles.

À ce campement, nous fûmes rejoints par un messager que Muk-kud-da-be-na-sa (l’oiseau noir), Ottawwaw de Waw-gun-uk-ke-sie ou l’arbre croche, envoyait annoncer aux hommes de sa nation son arrivée du lac Huron pour les conduire dans ce pays. Nous fîmes donc volte-face, et chacun rétrograda de son côté, jusqu’à ce qu’il ne restât plus que Wa-ge-to-ne, qui alla se joindre aussitôt à un gros d’Ojibbeways partant du lac Leech. Une partie de cette bande s’arrêta à la rivière du Riz sauvage, et occupa le fort ou camp retranché dont j’ai déjà parlé. Là ils se mirent à chasser et à tendre des piéges, et comme ils étaient dispersés sans précaution, un parti nombreux de Sioux parut dans le voisinage.

Ais-ainse, le chef ojibbeway, rentra un soir après une chasse heureuse ; il avait tué deux élans. Le lendemain matin, sa femme et son jeune fils allèrent boucaner la venaison. Ils étaient déjà fort loin de la cabane, lorsque le petit garçon découvrit, le premier, les ennemis à peu de distance, et dit à sa mère : « Voici les Sioux qui viennent. » La vieille femme tira son couteau, coupa le ceinturon qui serrait une couverture autour du corps de son fils, et lui dit de courir de toutes ses forces vers la cabane. Puis, son couteau à la main, elle courut elle-même à la rencontre du parti qui s’avançait.

L’enfant entendit plusieurs coups de fusil, et l’on ne sut rien autre chose du sort de sa mère. L’enfant courut long-temps, et se voyant serré de prés par les ennemis, perdit toute connaissance. Enfin il parvint au camp retranché en état d’aliénation mentale ; les Sioux n’étaient guère plus qu’à cent cinquante verges de lui. Il vomit le sang pendant plusieurs jours, et ne retrouva jamais sa force et sa santé, quoiqu’il vécût encore près d’une année.

Plusieurs Ojibbeways chassaient dans d’autres directions que celle où la femme d’Ais-ainse avait rencontré les guerriers sioux ; aussitôt que les ennemis cessèrent d’être en vue du fort, plusieurs jeunes hommes furent dépêchés, et reconnurent que les Sioux suivaient la trace des chasseurs. Deux d’entre eux, par une voie détournée, rejoignirent Ais-ainse au moment où les Sioux rampaient pour faire feu sur lui ; un engagement s’ensuivit, et dura long-temps, sans perte d’aucun côté.

Enfin, un Ojibbeway fut blessé à la jambe, et ses compagnons reculèrent un peu pour lui faciliter les moyens de se retirer à l’abri de quelques buissons ; mais ce mouvement n’écbappa pas aux Sioux : l’un d’eux suivit le jeune guerrier sans être aperçu, le tua et enleva sa chevelure et sa médaille. La victime était le fils préféré d’Ais-ainse. Le vainqueur étala ses trophées aux yeux des Ojibbeways en leur adressant des insultes et des bravades. Le malheureux pére, exaspéré, à l’aspect des dépouilles de son fils, s’élança de son abri, tua un des Sioux, lui coupa la tête et la montra en triomphe au reste des ennemis. Les autres Ojibbeways, animés par le courage de leur chef, coururent ensemble en avant, et les Sioux s’enfuirent.

Un autre homme, fort distingué par les Ojibbeways, et portant aussi le nom de Ta-bush-shish, avait chassé avec un seul compagnon dans une direction différente. Le bruit de la fusillade étant parvenu jusqu’à lui, soit lorsque la vieille femme fut tuée, soit pendant le combat d’Ais-ainse, il regagna le camp retranché. Presque au même instant, un Indien accourut, apportant des nouvelles de l’action où le chef se trouvait engagé. Ta-bush-shish avait deux beaux chevaux : « Be-na, dit-il à un de ses amis, je crois que vous êtes un homme ; voulez-vous monter un de mes chevaux et venir voir avec moi ce qu’Ais-ainse a fait tout le jour ? Ne serait-il pas honteux de le laisser combattre ainsi sans essayer de lui porter le moindre secours ? Il y a ici plus de cent de nos compagnons qui tremblent à l’abri de nos retranchemens, tandis que notre frère se bat comme un homme, soutenu seulement par quatre ou cinq jeunes guerriers. »

À ces mots, ils suivirent les traces des Sioux jusqu’à un endroit où plusieurs de ces ennemis se reposaient autour d’un feu ; ils s’en approchèrent en se traînant, mais ne croyant pas l’occasion favorable pour tirer, tous deux allèrent s’embusquer dans la neige, sur la route que les Sioux paraissaient devoir suivre. La nuit n’était pas très noire : lorsque les ennemis passèrent, en grand nombre, auprès de l’embuscade, Tabush-shish et Be-na se levèrent tout à coup et firent feu sur eux ; puis Be-na prit la fuite, ainsi qu’il avait été convenu. Voyant, au bout d’une longue course, qu’il n’était pas poursuivi, il s’arrêta pour écouter, et pendant une grande partie de la nuit il entendit de temps en temps un coup de fusil, et la voix perçante de Ta-bush-shish, qui jetait son cri de guerre en changeant rapidement de place.

Soudain plusieurs coups de fusil retentirent à la fois ; les Sioux poussèrent des acclamations comme à la chute d’un ennemi, et tout resta silencieux. Dans cette rencontre, les Ojibbeways perdirent trois membres de leur tribu ; la vieille femme, le fils d’Ais-ainse et Ta-bush-shish. Les Indiens dirent de ce dernier, selon leur habitude en pareille occurrence, qu’il avait eu le pressentiment du sort qui le menaçait ; dans la soirée précédente, il était rentré chez lui, comme il arrive souvent aux chasseurs indiens, pour être fatigué du bavardage d’une vieille femme, jalouse des soins prodigués à une rivale plus jeune et plus attrayante, et il lui avait dit : « Gronde, gronde, vieille femme, car je t’entends pour la dernière fois. »

Le même jour, ainsi que nous l’apprîmes dans la suite, les guerriers partis du lac Leech, et que Wa-ge-to-ne avait rejoints, tombèrent sur quarante cabanes de Sioux dans la longue prairie ; ils avaient combattu pendant deux jours, et le nombre des morts était grand des deux côtés ; Wa-ge-to-ne n’avait pas son pareil pour détruire une cabane de Sioux. Wah-ka-zhe, frère de Muk-kud-da-be-na-sa, rencontra ces Ottawwaws au lac Winnipeg, à leur retour de la rivière du Riz sauvage. Il avait passé dix ans dans les montagnes rocheuses et aux alentours ; mais il voulait revenir enfin à son pays natal. Dans le cours de sa longue carrière, il avait souvent séjourné chez les blancs, et il connaissait bien les divers moyens de gagner sa vie parmi eux. Il me dit que mon sort serait meilleur au milieu des hommes de ma race, mais que je ne pourrais pas devenir traiteur, parce que je ne savais pas écrire. Comme je n’aimais point à me soumettre à un travail assidu, ajoutait-il, je ne pourrais pas m’établir fermier ; il n’y avait qu’une position absolument convenable à mes goûts et à mon aptitude, c’était celle d’interprète.

Il nous donna, entre autres récits, quelques détails sur un missionnaire qui était venu chez les Ottawwaws de Waw-gun-uk-ke-zie, et chez quelques Indiens des établissemens voisins des lacs, les engager à renoncer à leur religion pour adopter celle des blancs. À ce sujet, il nous raconta l’anecdote de l’Indien baptisé qui, après sa mort, alla se présenter à la porte du ciel des hommes blancs, et en demanda l’entrée ; mais le chef chargé de la garde lui répondit que les peaux rouges ne pouvaient pas y être admises. « Allez, lui dit-il, vers l’ouest, là sont les villages et les cantons de chasse de vos semblables qui ont vécu sur la terre avant vous. » L’Indien s’éloigna donc ; mais quand il parvint aux villages habités par les morts de son peuple, le chef refusa de le recevoir. « Vous avez eu honte de nous pendant votre vie ; vous avez adoré le Dieu des hommes blancs, allez à son village, c’est à lui de veiller sur vous. » Il se vit ainsi repoussé de part et d’autre.

Wah-ka-zhe, étant l’homme le plus distingué de notre parti, devait diriger nos mouvemens ; cependant, soit indolence, soit peut-être égards pour moi, il décida que non seulement lui, mais toute sa bande, resteraient sous ma conduite pendant l’hiver entier. Nous n’avions d’autre but que de pourvoir à notre subsistance ; j’étais reconnu pour un très bon chasseur et je connaissais la contrée mieux qu’aucun autre de cette bande ; ce choix n’était donc pas impolitique.

Ce fut, d’après mon avis, que nous allâmes passer l’hiver sur les bords du Be-gwi-o-nus-ko, qui se jette dans la rivière Rouge, à dix milles au dessus de Pembinah. Au temps dont je parle, ses rives nourrissaient beaucoup de gibier. Nous y vécûmes dans une grande abondance et très confortablement ; aussi Wah-ka-zhe s’applaudissait-il souvent de la sagacité qui l’avait porté à me choisir pour diriger les mouvemens de son parti ; mais, au bout de quelque temps, Wa-me-gona-biew parla de mettre à mort Wah-ka-zhe, parce qu’il avait quelques liens de parenté avec l’homme qui, bien des années auparavant, avait tué son père Taw-ga-we-ninne.

Je refusai de me joindre à lui, et de l’aider en aucune manière dans cette entreprise ; mais, malgré mes remontrances, il entra un jour, un couteau à la main, dans la cabane de Wah-ka-zhe, menaçant de le tuer. Comme il entrait, Muk-kud-da-be-na-sa, frère de Wah-ka-zhe, reconnut son intention, en arrêta l’effet et le provoqua aussitôt à un combat singulier, qu’il n’accepta pas, selon son habitude. Non seulement, je reprochai à Wa-me-gon-a-biew cette indigne conduite, mais je proposai même à Wah-ka-zhe de l’expulser de la bande, et de ne plus le regarder comme mon frère ; cet homme, aussi humain que considéré, ne voulant point être une cause de trouble, lui pardonna son offense.

Un des fils de Wah-ka-zhe passait pour le meilleur chasseur de tous les Indiens de notre bande, et il y eut entre nous, pendant le séjour sur les bords du Be-gwi-o-nus-ko, une rivalité de chasse tout amicale. O-ge-mah-weninne, c’était son nom, tua dix-neuf mooses, un castor et un ours, moi je tuai dix-sept mooses, cent castors et sept ours ; mais on le regarda comme le plus adroit chasseur, parce que le moose est, de tous les animaux, le plus difficile à tuer. Il y a beaucoup d’Indiens qui, dans tout un hiver, ne tuent pas plus de deux ou trois mooses ; il en est même qui n’en ont jamais tué un seul.

Nous eûmes du gibier en abondance, sur les bords du Be-gwi-o-nus-ko, jusqu’au moment où une autre bande d’Ojibbeways, nombreuse et affamée, vint se joindre à nous. Comme la plupart de ces nouveaux venus étaient en danger de mourir de faim, un homme appelé Gish-kau-ko, neveu de celui qui m’avait fait prisonnier, tua deux mooses en un seul jour et m’invita à venir avec lui chercher une partie de la venaison, en me signifiant que son intention était de cacher sa bonne fortune au reste de la bande. Mais je refusai net de prendre part à un semblable arrangement, et je partis aussitôt pour la chasse avec Muk-kud-da-be-na-sa et un ou deux autres ; nous eûmes le bonheur de tuer quatre ours, que nous distribuâmes aux affamés.

Nous jugeâmes alors nécessaire de disperser dans diverses directions une bande aussi nombreuse. J’allai, avec Muk-kud-da-be-na-sa (l’oiseau noir), Wah-ka-zheet un autre homme, camper à deux journées de distance de l’endroit que nous venions d’habiter. Pendant ce séjour, sortis tous un matin pour la chasse, nous nous séparâmes les uns des autres ; revenu tard dans la nuit, je fus étonné de ne trouver, à la place de notre cabane, qu’un petit monceau d’herbe sèche qui nous avait servi de lit. Là dormait l’Oiseau noir, qui, arrivé peu de temps avant moi et depuis le déplacement de la cabane, s’était couché, se croyant laissé seul en arrière. Le lendemain matin, comme nous suivions les traces de nos compagnons, nous rencontrâmes des messagers envoyés pour nous apprendre que le fils de Nah-gitch-e-gum-me, de l’homme qui nous avait quittés si brusquement avec Wah-ka-zhe, venait de se blesser à mort, par accident, d’un coup de fusil. Ce jeune homme se tenait négligemment appuyé sur la bouche de son fusil, un mouvement de sa raquette à neige, sur laquelle il reposait, avait fait partir la détente, et le coup, lui traversant l’aisselle, était venu frapper la tête. Malgré cette horrible blessure, il vécut vingt jours encore dans un état de stupeur et d’insensibilité. Les Indiens attribuèrent à un triste pressentiment la manière subite dont nos compagnons nous avaient abandonnés.


CHAPITRE XXV.


Médecine de chasse. — Figurines d’animaux. — Sortilége. — Correspondance indienne. — Funérailles. — Guerre entre les blancs. — Souvenirs d’une autre vie. — Mort d’un chef. — Le doigt crochu. — Rivalité nationale. — Révélation nouvelle de la volonté du Grand Esprit. — Le lac de l’Esprit. — Prédictions réalisées. — Ojibbeways massacrés. — Culture du blé. — Invasion des loups.


Peu de temps après, la faim nous réduisit à de telles extrémités, que nous jugeâmes nécessaire d’avoir recours à une médecine de chasse. O-ge-mah-weninne et moi, passant pour les meilleurs chasseurs de la bande, Nah-gitch-egum-me nous envoya à chacun un petit sac de médecine en cuir, contenant certaines racines pulvérisées et mêlées avec de la peinture rouge, pour en faire l’application sur les petites images ou figures des animaux que nous désirions tuer.

Dans cette espèce de chasse, on emploie, au moins en ce qui concerne l’usage de la médecine, les mêmes moyens que dans les occasions où un Indien veut infliger à un autre une maladie ou une souffrance. Un dessin ou une petite image est préparé pour représenter l’homme, la femme ou l’animal sur lequel doit être tenté le pouvoir de la médecine. Si l’on veut causer la mort, on pique, avec un instrument aigu, la partie qui représente le cœur, et on y applique un peu de médecine. L’image employée à cet effet s’appelle muzzi-ne-neen, et le même nom désigne les petites figures d’homme ou de Femme, tantôt grossièrement tracées sur une écorce de bouleau, tantôt gravées sur bois avec plus de soin.

Nous partîmes, pleins de confiance du succès ; mais Wah-ka-zhe nous suivit, et nous rejoignant à quelque distance, nous recommanda de nous tenir en garde contre la médecine que nous avait donnée Nah-gitch-e-gum-me, parce qu’il en résulterait pour nous malheur et misère, non immédiatement, mais à l’époque de notre mort. Nous n’en fîmes donc pas usage, et comme nous tuâmes quelques pièces de gibier, Nah-gitch-e-gum-me crut avoir beaucoup contribué, par l’efficacité de sa médecine, au succès de notre chasse. Voyant que la famine nous menaçait sérieusement, je me séparai de la bande pour aller vivre isolé, bien sûr de pouvoir satisfaire ainsi à tous les besoins de ma famille. Wah-ka-zhe et l’Oiseau noir allèrent au lac Winnipeg, d’où ils ne revinrent pas, quoique je comptasse sur leur retour.

— Ma chasse terminée ; vers l’époque ordinaire des rassemblemens du printemps, je descendis le Be-gwi-o-nus-ko, pour aller visiter les traiteurs à la rivière Rouge. La plupart des Indiens s’étaient mis en marche avant moi ; un matin, passant devant un de nos endroits accoutumés de campement, je vis sur le rivage un petit bâton fiché en terre, et au bout un morceau d’écorce de bouleau. En l’examinant de près, je distinguai le dessin d’un serpent à sonnette et d’un couteau, dont le manche touchait le serpent, tandis que la pointe perçait un ours qui portait la tête basse. Auprès du serpent à sonnette était dessinée une femelle de castor, dont l’une des mamelles touchait aussi le serpent.

Tout cela avait été tracé à mon intention, et j’appris ainsi que Wa-me-gon-a-biew, qui avait pour totem le serpent à sonnette, she-shegwah, venait de tuer un homme dont le totem était un ours (muk-kwah). Le meurtrier ne pouvait être que Wa-me-gon-a-biew, car il était clairement indiqué que c’était le fils d’une femme portant le castor pour totem, et c’était positivement celui de Net-no-kwa. Comme peu d’hommes de notre bande avaient l’ours pour totem, je ne doutai pas que la victime ne fût un jeune homme nommé Ke-zha-zhoons. La tête basse de l’ours indiquait qu’il était mort et non blessé.

Cette nouvelle ne me détourna pas de continuer mon voyage ; je me hâtai, au contraire, et j’arrivai assez tôt pour assister à l’enterrement du jeune homme que mon frère avait tué. Wa-me-gon-a-biew vint et creusa lui-même une fosse assez large pour deux hommes. Les amis de Ke-zha-zhoons y descendirent son corps. Alors Wa-me-gon-a-biew se dépouilla de tous ses vêtemens, à l’exception du dernier ; puis, se tenant, dans cet état, au bord de la fosse, il prit son couteau, et le présentant par le manche au plus proche parent du mort : « Mon ami, dit-il, j’ai tué votre frère ; vous voyez que j’ai creusé une fosse assez grande pour deux hommes ; je suis tout disposé à y dormir avec lui. »

Le premier, le second et enfin tous les amis du jeune, homme mort refusèrent, l’un après l’autre, le couteau que Wa-me-gon-a-biew leur offrit tour à tour. Les parens de mon frère étaient puissans, et la crainte qu’ils inspiraient lui sauva la vie. Ke-zha-zhoons l’avait provoqué en l’appelant nez coupé. Voyant qu’aucun des parens mâles de ce jeune homme ne voulait entreprendre publiquement de venger sa mort, Wa-me-gon-a-biew leur dit : « Ne me fatiguez plus maintenant ou à l’avenir de cette affaire ; je ferai encore ce que j’ai fait, si quelqu’un de vous s’expose à m’adresser de semblables provocations. »

La méthode par laquelle cette nouvelle me fut transmise si loin est d’un usage fréquent chez les Indiens, et dans la plupart des cas elle est parfaitement claire et intelligible. Les hommes d’une même tribu connaissent à merveille tous les totems les uns des autres, et si, dans quelque dessin de cette nature, la figure d’un homme se montre sans aucune désignation particulière, on peut être sûr que c’est un Siou, ou au moins un étranger. Le plus souvent, comme dans l’exemple que je viens de rapporter, les figures humaines ne sont pas du tout employées. On se contente du totem ou surnom. Si l’on veut faire savoir qu’un parti est dans la disette, on dessine quelquefois un homme, plus ordinairement un animal servant de totem, et la bouche de l’homme ou de l’animal est peinte en blanc.

Après avoir visité le traiteur à la rivière Rouge, je me mis en route avec l’intention de me rendre aux États-Unis ; mais, au lac Winnipeg, j’appris que la guerre durait encore entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, et qu’il me serait fort difficile de passer sûrement les frontières. Il fallut donc m’arrêter en cet endroit, où je fus bientôt rejoint par Pe-shau-ba, Waw-zhe-kwaw-maish-koon et plusieurs autres, qui formaient à eux tous la population de trois cabanes. Waus-so, le vieux compagnon de Pe-shau-ba, avait été tué à la chasse par accident. Nous vécûmes ensemble dans l’abondance et le contentement ; mais Pe-shau-ba, sur qui la mort de son ami Waus-so avait fait quelque impression, fut saisi bientôt d’une violente maladie. Il se persuada aussitôt que sa fin approchait et il nous en parlait souvent.

Un jour il me dit : « Je me rappelle qu’avant de venir vivre en ce monde, j’étais là haut avec le Grand Esprit. Je regardais souvent en bas, et je découvris les hommes sur la terre. Je vis beaucoup de choses bonnes et désirables, et entre autres une belle femme ; comme je la regardais tous les jours, le Grand Esprit me dit : Pe-shau-ba, aimes-tu la femme que tu regardes si souvent ? Oui, répondis-je. Alors, reprit-il, va passer quelques hivers sur la terre : tu n’y resteras pas long-temps ; souviens-toi toujours d’être doux et bon pour mes enfans que tu vois là bas. — C’est ainsi que je suis descendu sur la terre, et je n’ai jamais oublié ce qu’il m’avait dit. Je me suis toujours tenu dans la fumée entre les deux bandes. Quand mon peuple a combattu ses ennemis, je n’ai point frappé mes amis dans leurs cabanes. J’ai dédaigné la folie des jeunes hommes qui auraient voulu m’offenser ; mais j’ai toujours été prêt à conduire nos braves guerriers contre les Sioux. J’ai toujours marché au combat peint en noir, comme je le suis maintenant, et j’entends d’ici la même voix qui m’a parlé lorsque je suis descendu sur la terre ; elle me dit que je ne saurais y rester plus long-temps. Quant à vous, mon frère, je vous ai servi de protecteur, et vous serez triste quand je vous quitterai ; mais n’allez pas ressembler à une femme ; bientôt vous suivrez ma trace. » Il se couvrit alors de vêtemens neufs que je lui avais donnés, sortit de la cabane, regarda le soleil, le ciel, le lac, les collines éloignées ; puis il rentra et s’assit avec calme à sa place accoutumée ; peu d’instans après, il avait cessé de respirer.

Après la mort de Pe-shau-ba, je voulus tenter encore une fois d’aller aux États-Unis ; mais Waw-zhe-kwaw-maish-koon m’en empêcha. Je passai avec lui le reste de l’hiver ; au printemps, nous allâmes à Ne-bo-we-se-be (morte-rivière). Là nous plantâmes du grain et demeurâmes tout l’été. A la chute des feuilles, quand le grain fut moissonné, nous revînmes à nos cantons de chasse.

Un vieil Ojibbeway, appelé le Doigt crochu, vivait dans ma cabane depuis près d’une année ; dans cet espace de temps, il n’avait jamais tué une seule pièce de gibier. Quand j’allai à la poursuite des bisons, il me suivit et nous arrivâmes ensemble en vue d’un nombreux troupeau. Alors le vieillard voulut élever une querelle sur mon droit de chasse dans ces cantons. « Vous autres Ottawwaws, dit-il, vous ne devez pas chasser dans cette partie de la contrée. Je ne puis vous surveiller tous ; mais, vous au moins, vous êtes en mon pouvoir, et si vous ne partez pas sur-le-champ pour votre pays, je suis déterminé à vous tuer. »

Cette menace ne m’inquiétait pas ; je le défiai de me faire aucun tort ni aucun mal. Après une heure ou deux d’altercation, il se mit à ramper pour s’approcher des bisons à portée de fusil. Peu d’instans plus tard, deux jeunes Ottawwaws, qui avaient entendu la querelle en s’approchant et s’étaient cachés dans les buissons, vinrent se joindre à moi. Le vieillard, après avoir perdu deux ou trois coups, s’en retourna à la cabane, aussi honteux de son insolence à mon égard que de son manque de succès. Je m’avançai alors avec mes deux compagnons, et nous tuâmes un grand nombre de vaches grasses.

Peu de temps après, ayant chassé tout le jour, je trouvai, en rentrant fort tard, un abattement extraordinaire dans la contenance de tous les habitans de ma cabane. Parmi eux se trouvait un homme, nommé Chik-ah-to, qui m’était presque étranger. Il semblait, et tous les autres comme lui, frappé de quelques mauvaises nouvelles soudaines et inattendues. Je demandai à ma femme la cause de cet abattement ; elle ne me dit rien. Enfin, aux questions les plus pressantes, Waw-zhe-kwaw-maish-koon répondit du plus grand sérieux et d’une voix solennelle que le Grand Esprit était descendu encore une fois.

« Eh quoi ! répondis-je, il est déjà revenu ; il revient bien souvent depuis quelque temps ; mais nous saurons, je le suppose, ce qu’il a à nous dire. » La légèreté et l’irrévérenee avec lesquelles je traitais ce sujet parurent offenser beaucoup d’Indiens, et ils s’entendirent tous pour ne me communiquer aucun détail ; c’était pour moi une matière de peu d’importance. J’allai, le lendemain matin, à la chasse, selon mon habitude. Mon indifférence et mon mépris pour ces prétendues révélations de la volonté divine me tinrent quelque temps dans l’ignorance de ce qui se passait alors. Plus avancé dans ma carrière, je reconnus que, si mon scepticisme n’offensait pas la divinité au nom de laquelle ces révélations nous étaient faites, il blessait fort ceux qui aimaient à se présenter de sa part, et qu’en encourant leur mauvais-vouloir je m’exposais à beaucoup d’ihconvéniens et de dangers.

Au printemps, quand nous fûmes réunis au comptoir de Pembinah, les chefs construisirent une grande cabane, et y convoquèrent tous les hommes, pour recevoir quelques informations sur la révélation nouvelle de la volonté du Grand Esprit. Le messager de cette révélation était Manito-o-gheezick, homme de peu de renommée, mais bien connu de la plupart des Ojibbeways de cette contrée. Il avait disparu pendant près d’une année, et il prétendait avoir, dans cet intervalle de temps, visité le séjour du Grand Esprit, qui lui avait donné lui-même ses instructions. Quelques traiteurs m’apprirent qu’il était allé seulement à Saint-Louis, sur le Mississipi.

Ais-ainse se chargea de nous exposer l’objet de la réunion ; il chanta ensuite et pria ; puis il se mit à nous détailler les principaux traits de la révélation faite à Manito-o-gheezick. Les Indiens ne devaient plus marcher contre leurs ennemis ; ils ne devaient ni voler, ni tromper, ni mentir, ni s’enivrer, ni manger leur venaison chaude ou boire leur bouillon chaud. Peu de ces injonctions étaient incommodes ou de difficile observance comme celles du prophète shawneese. La plupart des maximes et des instructions communiquées vers ce temps aux Indiens étaient de nature à leur être toujours utiles ; et cette influence se fit sentir deux ou trois ans dans leur conduite plus réglée et leur condition quelque peu améliorée.

Quand nous fûmes prêts à nous éloigner du comptoir, Ais-ainse invita plusieurs d’entre nous, et moi en particulier, à l’accompagner à Man-e-to-sah-gi-e-gun (lac de l’Esprit) (7), lieu ordinaire de sa résidence ; mais je refusai de me joindre à lui, parce que je voulais rester dans une contrée boisée pour la chasse des animaux à fourrure. Dix hommes, et entre autres Wa-ge-to-te et Gi-ah-ge-git, acceptèrent son invitation et le suivirent avec un grand nombre de femmes. Un jeune homme, ami d’Ais-ainse, nommé Se-gwun-oons (le cerf) (8), avant de se séparer de nous, à Pembinah, prédit qu’il serait tué au lac de l’Esprit, et fit plusieurs autres prédictions qui se réalisèrent de jour en jour.

Les Indiens prirent enfin tant de confiance en lui, et les dangers dont il menaçait ceux qui iraient au lac firent tant d’impression sur eux, que Wa-me-gon-a-biew et d’autres s’alarmèrent et revinrent. Le dernier de ceux qui nous rejoignirent fut Match-e-toons, jeune homme léger et menteur ; il nous raconta que les dangers dont on menaçait Ais-ainse et sa bande, ayant fait sur lui une vive impression, il avait déserté pendant la huit, et que le matin, quoiqu’il eût fait une marche forcée, il avait entendu les fusils des Sioux dans la direction du camp. Nous n’ajoutâmes pas d’abord une foi entière au récit de cet homme, et nous attendîmes des nouvelles avec anxiété. Enfin les chefs envoyèrent vingt guerriers vérifier si son récit avait quelque fondement.

En arrivant à l’endroit où avait campé Ais-ainse, ce parti reconnut que toute la bande avait été massacrée. En avant du camp gisait le corps de Se-gwun-oons, ce jeune homme qui avait prédit l’attaque avant le départ de Pembinah ; près de lui étaient tombés plusieurs guerriers de son âge, et plus loin en arrière on voyait le corps vigoureux d’Ais-ainse tout couvert de flèches. Dans le camp, la terre était jonchée des cadavres des femmes et des enfans ; plus loin, on trouva le corps d’un des Sioux assis et couvert de puk-hwi ou nattes qui avaient appartenu aux cabanes des Ojibbeways. Match-e-toons seul avait survécu ; quelques Indiens soupçonnèrent qu’il s’était enfui pendant le combat et non la nuit précédente comme il l’avait raconté. Ainsi périt Ais-ainse, le dernier des hommes remarquables de son temps parmi les Ojibbeways de la rivière Rouge. Notre village devint un lieu de désolation après la perte de tant d’hommes.

Nous allâmes ensuite à Ne-bo-we-se-be passer l’été et semer du grain ; Sha-gwaw-koo-sink, vieil Ottawwaw de mes amis, introduisit le premier la culture du blé parmi le» Ojibbeways de la rivière Rouge.

A la chute des feuilles, quand nous retournâmes au pays de chasse, les loups étaient extraordinairement nombreux et importuns ; ils tuèrent mon cheval et plusieurs de mes chiens. Un jour, toute ma famille était allée chercher avec moi la chair d’un moose que j’avais tué ; je reconnus, en rentrant dans la cabane, que les loups y avaient fait irruption, et avaient entraîné au dehors beaucoup de fourrures, de courroies, et enfin toutes les peaux et tout le cuir qui s’étaient trouvés à leur portée. J’en tuai un grand nombre, et cependant j’en étais toujours harcelé. Il y avait, entre autres, un vieux loup, si souvent venu à ma porte, que je le reconnaissais et que j’avais pu étudier ses habitudes : il courait d’abord hardiment à mes chiens et les forçait à rentrer ; puis il rôdait autour de la cabane, pour s’emparer de tout ce qu’il pouvait trouver à manger. Enfin, mon fusil bien chargé, je marchai droit à sa rencontre, et je l’étendis à terre comme il s’élançait sur moi. La moitié de son poil était tombée.


CHAPITRE XXVI.


Sobriquets indiens. — Défaut de concurrence. — Castors d’argent. — Rixe avec un traiteur. — Violences et fourberies. — Campagnes pécuniaires de la compagnie du Nord-Ouest.


M. Henry avait fait la traite à Pembinah pendant dix ans ; il eut pour successeur un M. Mackenzie, qui ne resta que peu de temps, et après lui vint M. Wells, surnommé, par les Indiens, Gah-se-moan (un vaisseau), à cause de la rotondité de sa personne. Il éleva au bord de la rivière Rouge, près de l’embouchure de l’Assinneboin, une forteresse très capable de soutenir un siège. La compagnie de la baie d’Hudson n’avait plus alors de poste dans cette partie de la contrée, et les Indiens ne tardèrent pas à reconnaître combien leur avait été avantageuse la concurrence des deux compagnies.

M. Wells nous convoqua tous au commencement de l’hiver, et donna aux Indiens dix gallons de rhum, ainsi qu’un peu de tabac, en les avertissant qu’il ne leur ferait pas crédit d’une aiguille seulement ; s’ils lui apportaient des fourrures, il les achèterait, et leur donnerait en échange les objets nécessaires à leur nourriture et à leur bien-être pendant la saison rigoureuse. Je n’étais pas avec les Indiens lorsque cette communication leur fut faite : en me l’apprenant, on voulut me donner ma part des présens du traiteur ; mais je la refusai formellement, et je reprochai à mes compagnons leur lâcheté de se soumettre à de telles conditions.

Ils avaient l’habitude, depuis bien des années, de recevoir un crédit à la chute des feuilles ; ils manquaient alors tout à fait, non seulement de vêtemens, mais même de munitions, et quelques uns n’avaient ni fusils ni trappes : comment pouvaient-ils, sans l’aide accoutumée des traiteurs, vivre, eux et leurs familles, pendant l’hiver qui commençait ? Peu de jours après, j’allai trouver M. Wells ; je lui dis que j’étais pauvre, que j’avais une nombreuse famille à soutenir par moi seul, qu’enfin j’aurais beaucoup à souffrir sans aucun doute, et que peut-être même je serais en danger de mort, s’il ne m’accordait pas le crédit que j’avais toujours reçu à cette époque.

Il n’écouta pas mes représentations, et me dit rudement de sortir de chez lui. Je déposai alors devant lui, sur une table, huit de ces castors d’argent que les femmes portent dans leur parure ; ils m’avaient coûté, l’année précédente, deux fois le prix ordinaire d’une capote ; je lui en demandai une en échange, et je le priai de vouloir bien, tout au moins, les retenir en gage jusqu’au moment où je pourrais lui apporter des pelleteries. Il prit ces bijoux, me les jeta à la figure, et me dit de ne jamais remettre les pieds dans sa maison. Les grands froids n’étaient pas encore arrivés. J’allai aussitôt à la chasse ; je tuai plusieurs mooses, dont les peaux furent préparées par ma femme pour nous faire des vêtemens d’hiver, puisqu’il fallait renoncer aux couvertures et aux étoffes de laine dont les traiteurs nous avaient donné l’habitude.

Je continuai ma chasse avec un heureux succès, et, vers le milieu de la saison froide, j’appris que M. Hanie, agent de la compagnie de la baie d’Hudson, était arrivé à Pembinah. J’allai sur-le-champ le voir, et il me donna tout le crédit que je lui demandai : ce fut une valeur de soixante-dix peaux. Je me rendis ensuite à la rivière du Rat musqué, où je chassai tout le reste de l’hiver, tuant un grand nombre de martres, de castors, de loutres et d’autres animaux.

Vers le commencement du printemps ; je fis dire à M. Hanie, par des Indiens, qu’ayant réuni un nombre suffisant de fourrures, j’irais m’acquitter envers lui à l’embouchure de l’Assinneboin. Quand j’arrivai au rendez-vous, M. Hanie n’avait pas encore paru ; je m’arrêtai, pour l’attendre, en face du comptoir de M. Wells. Un vieux Français m’offrit un logement dans sa maison ; je l’acceptai, et je déposai toutes mes pelleteries à la place qu’il m’assigna pour dormir. Instruit de mon arrivée, M. Wells envoya, par trois fois, me presser de venir le voir. Enfin, je cédai aux instances de son beau-frère, et je passai la rivière avec lui.

M. Wells parut satisfait de ma visite ; il me traita avec beaucoup de politesse, m’offrant du vin et tout ce qui se trouvait dans sa maison. Je n’avais accepté qu’un peu de tabac, lorsque je vis ses Français entrer avec mes paquets de fourrures ; ils les déposèrent, à ma vue, dans la chambre à coucher de M. Wells, qui ferma la porte et prit la clef. Au même instant, sa politesse et ses prévenances commencèrent à se ralentir. Je ne dis rien d’abord, mais j’éprouvai une vive perplexité, parce que je ne pouvais supporter l’idée de ne pas m’acquitter envers M. Hanie, et de me voir privé de mon bien par violence ou sans mon consentement. Je rôdai autour de la maison, et je saisis enfin une occasion de me glisser dans la chambre à coucher pendant que M. Wells prenait quelque chose dans un coffre. Il essaya de me faire sortir, puis de me pousser à la porte ; mais j’étais trop fort pour lui.

Les choses en étant venues à cette extrémité, je n’hésitai point à m’emparer de mes paquets ; il me les arracha, je les ressaisis, et dans la lutte qui s’engagea, les sangles venant à se rompre, les peaux tombèrent éparses sur le plancher. Pendant que je les ramassais, il prit un pistolet, l’arma et le dirigea sur ma poitrine. Je restai quelques instans sans mouvement, persuadé qu’il allait me tuer, car je le voyais dans un violent accès de rage ; enfin je saisis sa main, que je détournai de ma poitrine, et tirant de mon ceinturon un grand couteau, j’en armai ma main droite, sans le lâcher de la gauche. Quand il se vit à l’improviste tout à fait à ma merci, il appela d’abord sa femme, puis son interprète, et leur dit de me mettre hors de sa maison. L’interprète lui répondit : « Vous pouvez le faire tout aussi bien que moi. » Quelques Français, présens à cette querelle, lui refusèrent aussi leur assistance.

Voyant qu’il ne pouvait ni m’intimider ni me dompter, il eut recours, encore une fois, à des voies plus douces ; il m’offrit de partager avec moi, et de me laisser la moitié de mes fourrures pour les agens de la baie d’Hudson. « Vous avez toujours, me dit-il, appartenu au Nord-Ouest, pourquoi nous déserter à présent pour la baie d’Hudson ? » Et il se mit à compter les peaux, les divisant en deux parts ; mais je lui dis que ce n’était pas nécessaire, parce que j’étais déterminé à ne pas lui en laisser une seule. « Je suis venu à vous à la dernière chute des feuilles, ajoutai-je, lorsque j’étais affamé et manquant de tout ; vous m’avez repoussé comme un chien de votre porte. Les munitions qui m’ont servi à tuer ces animaux m’ont été données à crédit par M. Hanie, et les fourrures lui appartiennent ; mais, s’il en était autrement, vous n’en auriez pas encore une seule. Vous êtes un lâche, vous n’avez pas même le courage d’un enfant ; si vous aviez eu seulement le cœur d’une femme, vous n’auriez pas dirigé votre pistolet sur ma poitrine sans me tuer. Ma vie était à votre discrétion, rien ne vous empêchait de me la prendre, rien, pas même la crainte de mes amis ; car vous savez bien que je suis étranger parmi les Indiens, et que nul ne se lèverait pour venger ma mort. Vous auriez pu jeter mon corps dans la rivière comme celui d’un chien, et nul ne vous en aurait demandé compte ; mais vous n’avez pas même eu l’esprit de le faire. »

Il me demanda si je ne tenais pas un couteau à la main : je lui en montrai deux, un grand et un petit, en l’avertissant de prendre garde de me provoquer à m’en servir. Enfin, fatigué de cette altercation, il alla s’asseoir vis à vis de moi dans ce vaste appartement. Quoiqu’il fût à une assez grande distance, telle était son agitation, que j’entendais distinctement les battemens de son cœur. Il resta quelque temps assis, et sortit enfin pour se promener devant sa porte : moi je ramassai mes fourrures, l’interprète m’aida à les lier ; et, les chargeant sur mon dos, j’allai passer tout contre M. Wells ; puis, les déposant dans mon canot, je traversai la rivière pour regagner la maison du vieux Français.

Le lendemain matin, M. Wells, mieux avisé, parut avoir renoncé à tout projet de violence ; il envoya son interprète m’offrir son cheval, si je voulais oublier ce qui s’était passé. Le cheval avait une grande valeur. « Dites-lui, répondis-je à l’interprète, qu’il n’est qu’un enfant, qui veut se quereller et oublier sa querelle dans un même jour ; mais il ne me trouvera pas semblable à lui. J’ai un cheval à moi, j’emporterai mes pelleteries ; je n’oublierai jamais qu’il a dirigé son pistolet contre mon sein sans avoir eu le courage de me tuer. »

Dans la matinée suivante, un des commis de la compagnie du Nord-Ouest arriva du comptoir de Mouse-River, et dit, à ce qu’il paraît, à M. Wells, en apprenant ce qui s’était passé, qu’il m’enlèverait mes fourrures. Le traiteur voulut en vain l’en dissuader. Il était près de midi lorsque le vieux Français, portant ses regards hors de sa maison, me dit : « Mon ami, je crois que vous allez perdre encore vos fourrures ; quatre hommes bien armés se dirigent de ce côté ; leur visite, j’en suis sûr, n’a aucun motif amical. »

À ces mots, je rangeai mes paquets au milieu de l’appartement, et je m’assis dessus, un piége à castor à la main. Le commis entra accompagné de trois jeunes hommes, et me demanda mes fourrures. « Quel droit, lui répondis-je, avez» vous de me les demander ? — Vous êtes endetté envers moi, reprit-il. — Quand ai-je emprunté quelque chose à la compagnie du Nord-Ouest sans m’acquitter à l’époque convenue ? » — Il y a dix ans, me dit-il, que votre frère Wa-me-gon-a-biew a reçu de moi des avances sur lesquelles il n’a remboursé que dix peaux, il me doit le reste, et je compte que vous allez me le payer. — Très bien, lui répondis-je, votre demande sera satisfaite ; mais alors vous me paierez, à votre tour, les quatre paquets de peaux de castors que nous vous avons envoyés du grand portage. Votre billet, vous le savez bien, a été brûlé à Ke-nu-kau-neshe-way-boant, dans l’incendie de ma cabane, et vous n’avez jamais donné, ni à moi ni à aucun membre de ma famille, la valeur d’une seule épingle pour cent soixante peaux de castors. » Voyant que ce moyen ne réussissait pas, et reconnaissant en lui-même la justice de ma demande, il voulut recourir aux mesures violentes, comme M. Wells l’avait fait la veille ; mais il n’eut pas plus de succès, et il retourna au fort sans m’avoir seulement pris une peau de martre.

J'acquis alors la certitude que M. Hanie tarderait quelque temps encore à arriver ; j’allais l’attendre à Morte-Rivière, où je tuai quatre cents rats musqués. Enfin, il vint rejoindre à ce rendez-vous un autre Indien et moi. Il me raconta qu’il avait passé en plein midi, au chant de tous ses rameurs, devant le comptoir de M. Wells, à l’embouchure de l’Assinneboin. M. Wells s’était mis à sa poursuite avec un canot bien armé. À cette vue, M. Hanie s’était fait débarquer, et, laissant tous les hommes dans son canot, s’était avancé jusqu’à une distance de vingt verges dans une prairie bien unie. M. Wells l’y avait suivi avec plusieurs hommes armés ; mais, sommé de s’arrêter à dix verges de M. Hanie, il avait fini par passer après une longue dispute.

Je racontai, à mon tour, le traitement que j’avais subi, et je remboursai mon crédit. Je traitai aussi du reste de mes pelleteries, et, le marché conclu, je reçus encore quelques beaux présens, entre autres un fusil de prix. Peu de temps après le départ de M. Hanie, en remontant la rivière Rouge, je rencontrai M. Wells. Il manquait de gibier frais et m’en demanda : je lui en aurais donné si j’en avais eu ; mais il attribua mes excuses à mauvaise volonté. Plus tard, quoique je résidasse fort loin de lui, il m’envoya son cheval ; il me l’envoya encore à Pembinah, mais je le refusai toujours.

Malgré ces refus formels et répétés, j’appris qu’il persistait à dire que ce cheval m’appartenait, et trois ans plus tard, après sa mort, les autres traiteurs m’assurèrent que j’avais droit de prendre ce cheval ; mais je ne le voulus pas, et il fut laissé à un vieux Français. Après la mort de M. Wells, je revins traiter, comme d’ordinaire, avec la compagnie du Nord-Ouest ; ce que je n’aurais pas fait de son vivant. S’il m’avait tiré et même dangereusement blessé, je lui en aurais moins voulu que d’avoir pointé son pistolet sur ma poitrine sans oser lâcher la détente.


CHAPITRE XXVII.


La nouvelle révélation du Grand Esprit. — Scène de terreur nocturne. — Suppression des sacs à médecine. — Songe. — Croyances des Indiens. — Création des animaux. — Chants notés sur l'écorce du bouleau. — Le nouvel envoyé du Grand Esprit. — Sauvage incrédule. — Sacrifices de gibier. — Le prophète qui a mangé sa femme. — Jonglerie. — Pattes d’ours enlevées.


Esh-ke-buk-ke-koo-sha, chef du lac Leech, vint vers ce temps à Pembinah, avec une quarantaine de jeunes guerriers ; et, sur son invitation, je m’y rendis avec plusieurs autres, pour apprendre de lui quelques détails de la nouvelle révélation faite par le Grand Esprit à Manito-o-gheezick. Rassemblés tous, un soir, dans une longue cabane élevée tout exprés, nous allions danser, festiner et entendre le discours du chef, lorsque soudain deux coups de fusil retentirent presque ensemble dans la direction de la compagnie du Nord-Ouest. Il ne s’y trouvait alors que deux Français arrivés le même jour. Les vieillards se regardèrent entre eux d’un air de doute et d’étonnement inquiet. Plusieurs dirent : « Les Français sont à tuer des loups. » Esh-ke-buk-ke-koo-sha répondit : « Je reconnais les fusils des Sioux. »

La nuit était très sombre : les jeunes gens coururent aux armes et sortirent aussitôt ; je sortis avec eux... Quelques uns s’embarrassèrent dans des buissons ou des branches pendantes, et ne purent avancer que lentement. Moi je trouvai le sentier et marchai quelque temps le premier ; mais tout à coup une figure brune passa rapidement devant moi, et j’entendis au même instant la voix du Canard noir, qui disait : « Je suis un homme (neen-dow-in-nin-ne). » J’avais souvent entendu parler de sa bravoure, et je l’avais déjà vu une fois dans le village des Sioux, à la montagne Chef, marcher à notre tête lorsque nous croyions tous aller à une attaque : je résolus de le suivre dans cette circonstance.

Quand nous ne fûmes plus qu’à une portée de fusil du fort, il se mit à bondir, tantôt à droite, tantôt à gauche ; et, par un zig-zag rapide, il atteignit la porte du fort. Je suivis son exemple, et je le vis franchir l’entrée de la forteresse avec un tel élan, que la plante de ses pieds s’éleva jusqu’à près de deux verges au dessus du sol. Nous aperçûmes dans l’enceinte une maison dont la fenêtre et la porte nous laissèrent entrevoir une vive lumière. Le Canard noir portait sur les épaules une peau de bison dont la couleur sombre lui permit de passer devant la fenêtre sans être découvert par l’homme qui faisait sentinelle en dedans ; mais ma couverture blanche me trahit, et déjà la bouche d’un fusil touchait ma tête, lorsque le Canard noir saisit à bras le corps le Français effrayé, qui, me prenant pour un Siou, allait faire feu sur moi.

Le second Français, les femmes et les enfans étaient tous pêle-mêle couchés dans un coin, poussant des cris de détresse. Nous apprîmes que le plus brave des deux, celui qui montait la garde à la fenêtre, avait, peu d’instans auparavant, conduit son cheval hors de l’enceinte du fort pour le faire boire, et que ce pauvre animal avait été, dès la porte, frappé à mort par des hommes cachés tout près de là. Le Français nous avait d’abord pris pour les meurtriers de son cheval ; mais bientôt il reconnut son erreur. Nous n’avions pas même vu le corps du cheval par dessus lequel nous avions sauté en entrant. Le Français ne voulait pas quitter le fort ; mais le Canard noir, qui se trouvait allié à l’une des femmes, insista pour qu’ils vinssent tous chercher un asile dans le camp indien. Plusieurs de nos jeunes guerriers arrivèrent successivement, et nous nous décidâmes à veiller toute la nuit dans le fort.

Le lendemain matin, nous découvrîmes les traces de deux hommes qui avaient passé le Pembinah ; un parti de guerre s’était caché sur l’autre rive. Ces deux guerriers étaient le célèbre Wah-ne-tah, chef yanktong, et son oncle. Ils s’étaient tenus tout près de l’entrée du fort, déterminés à faire feu sur ce qui entrerait ou sortirait. Leur coup avait frappé le cheval du Français, et les deux hommes avaient fui vers la rivière, bien probablement sans savoir s’ils avaient tué homme ou bête.

Quand il fut constaté que le parti des Sioux n’était pas d’une grande force, beaucoup de nos guerriers voulurent se mettre à sa poursuite ; mais Esh-ke-buk-ke-koon-shà nous dit : « Non, mes frères, Manito-o-gheezick, qui m’a envoyé vers vous, nous dit de ne plus marcher contre nos ennemis. N’est-il pas évident que, dans cette circonstance, le Grand Esprit nous a protégés ? Si les Sioux s’étaient approchés de la cabane où nous étions en fête, sans armes dans les mains, n’auraient-ils pas pu nous tuer tous ? Mais ils ont été aveuglés jusqu’à prendre un cheval pour un Ojibbeway. Il en sera toujours de même, si nous obéissons aux ordres que nous avons reçus. »

Je commençais à éprouver quelque inquiétude pour ma famille ; je l’avais laissée dans ma cabane, et je pouvais craindre que les Sioux ne la rencontrassent dans leur retraite. « Allez, me dit Esh-ke-buk-ke-koo-sha, quand je lui parlai de mon anxiété ; mais ne craignez pas que les Sioux aient fait aucun mal à votre femme ni à vos enfans. Je désire seulement que vous fassiez cette course pour me rapporter votre sac à médecine ; je vous montrerai ce qu’il faut faire de son contenu. »

Je revins bientôt, rassuré sur le sort de ma famille, et il fit jeter au feu tout ce que je rapportais, excepté la médecine de chasse et de guerre. « Voici, dit-il, ce que nous devons faire désormais. Si quelqu’un tombe malade, il faut prendre un vase d’écorce de bouleau et un peu de tabac ; le malade en personne, s’il peut marcher, ou du moins son plus proche parent, les portera jusqu’au cours d’eau le plus voisin. Là, le tabac sera livré au courant, et le vase, plongé dans le sens du fil de l’eau, en rapportera quelques gouttes que le malade devra boire dans sa cabane. Si la maladie est très grave, il faudra avoir soin de plonger le vase assez profondément pour que son bord touche la bourbe au fond de l’eau. »

À ces instructions il joignit le don d’un petit cercle de bois pour porter sur la tête comme une sorte de bandeau. De l’un des côtés de ce cercle, était tracée l’image d’un serpent, dont l’office, à ce que me dit le chef, était de veiller sur l’eau (9) ; de l’autre, la figure d’un homme représentant le Grand Esprit. Cet ornement ne devait pas se porter dans les circonstances ordinaires ; il était destiné aux seules occasions où j’irais chercher de l’eau pour des parens ou des amis malades. Je fus très mécontent de voir détruire tout ce que contenait mon sac de médecine ; il y avait surtout des racines et d’autres substances dont j’avais éprouvé les bons effets dans mes maladies ; et je fus bien plus fâché encore de ce qu’il nous était interdit, à l’avenir, d’avoir recours à ces remèdes dont l’efficacité m’était très connue ; mais tous les Indiens de la même bande partagèrent ces privations, et il fallut m’y soumettre.

Au commencement du printemps, je me mis en marche pour un rendez-vous que m’avait donné Sha-gwaw-ko-sink à la dernière chute des feuilles : j’y arrivai au temps convenu, et peu après, le vieillard, seul et à pied, vint m’y chercher. Il était campé, depuis deux jours, à deux milles de distance, et son camp était abondamment pourvu de venaison fraîche ; circonstance qui me fut particulièrement agréable, car, depuis quelque temps, j’avais tué bien peu de gibier.

Je passai l’été près de lui. Sha-gwaw-ko-sink était devenu trop vieux et trop faible pour chasser ; mais il avait avec lui quelques jeunes hommes qui ne le laissaient manquer de rien tant qu’on pouvait trouver du gibier. A la fin de la saison, nos alentours se trouvèrent épuisés ; la température était très froide et la terre profondément gelée ; mais la neige ne tombait pas ; aussi était-il devenu bien difficile de suivre les mooses ; le bruit de nos pas sur la terre durcie et sur les feuilles sèches avertissait toujours les animaux de notre approche. Cet état de choses se prolongeant, nous nous vîmes tous réduits aux extrémités de la faim, et nous eûmes recours, pour dernière ressource, à une médecine de chasse.

Je chantai et priai pendant la moitié de la nuit, et ensuite j’allai me coucher. Je vis en songe un beau jeune homme descendre par l’ouverture du faîte de ma cabane. « Pourquoi, dit-il, le bruit que j’entends ? Ne sais-je pas quand vous avez faim et besoin ? J’ai toujours les yeux sur vous, et il n’est pas nécessaire de m’appeler à si grands cris. » Me montrant alors la direction de l’Orient : « Ne voyez-vous pas ces traces ? ajouta-t-il. — Oui, ce sont celles de deux mooses. — Je vous donne ces deux mooses à manger. » Il sortit aussitôt par la porte de ma cabane, et comme il soulevait la couverture, je vis la neige tomber à flocons pressés.

Je ne tardai pas à me réveiller, et me sentant trop de disposition au sommeil, j’appelai le vieux Sha-gwaw-ko-sink pour fumer avec moi ; puis je préparai le muz-zin-ne-neen-suk, c’est à dire la représentation des animaux dont les traces m’avaient été montrées dans mon songe. Dès le point du jour, je sortis de ma cabane ; la neige était déjà épaisse. Je suivis la direction indiquée ; bien avant midi, je tombai sur les traces de deux mooses, et je les tuai l’un et l’autre. C’étaient un mâle et une femelle, tous deux extrêmement gras.

Les chansons usitées dans ces médecines de chasse se rapportent aux opinions religieuses des Indiens ; elles s’adressent souvent à Na-na-boo-sho ou Na-na-bush, qu’ils supplient de leur servir d’interprète et de communiquer leurs requêtes à l’Être-Suprême ; souvent aussi, ils implorent Me-suk-kum-mik-o-kwi, ou la Terre, la grande aïeule de tous. Dans ces chansons, ils racontent comment Na-na-bush a créé la terre, pour obéir aux ordres du Grand Esprit, et comment toutes les choses nécessaires aux oncles et tantes de Na-na-bush, c’est à dire aux hommes et aux femmes, ont été confiées à la garde de la grande aïeule. Na-na-bush, toujours le bienveillant intercesseur des hommes auprès de l’Être-Suprême, fit naître, pour leur usage, les animaux, dont la chair leur servirait d’aliment, dont la peau les vêtirait ; il créa des racines et des médicamens d’un pouvoir souverain pour guérir leurs maladies et, dans les temps de disette, les rendre capables de tuer le gibier.

Tout cela fut confié aux soins de Me-suk-kum-mik-o-kwi ; et, pour que ses oncles et ses tantes ne l’invoquassent jamais en vain, la vieille femme eut ordre de ne point sortir de sa cabane. Aussi les bons Indiens n’arrachent-ils aucune des racines dont leurs médecines se composent, sans déposer en terre quelque offrande à Me-suk-kum-mik-o-kwi. Ils chantent aussi comment, dans les premiers temps, le Grand Esprit ayant tué le frère de Na-na-bush, ce dernier s’irrita et se révolta contre l’Être-Suprême. Na-na-bush devenait de plus en plus fort, et allait l’emporter sur Gitch-e-Manito, lorsque celui-ci, pour l’apaiser, lui donna le métai (10) ; Na-na-bush en fut si content, qu’il l’apporta, sur la terre, à ses oncles et à ses tantes.

Beaucoup de ces chants sont notés, par une méthode probablement particulière aux Indiens, sur l’écorce de bouleau ou sur de petites tablettes de bois. Les idées sont exprimées par des figures emblématiques, comme dans les communications de nouvelles dont j’ai déjà parlé.

Deux ans auparavant, un homme de notre bande, nommé Ais-kaw-ba-wis, personnage paisible et aussi insignifiant que pauvre chasseur, avait vu mourir sa femme ; ses enfans commencèrent à souffrir plus que jamais de la faim. La mort de sa femme avait été accompagnée de circonstances particulières, et Ais-kaw-ba-wis devint mélancolique et abattu, ce que nous attribuâmes à la faiblesse de son caractère ; mais, enfin, il réunit les chefs et leur annonça très solennellement qu’il avait été favorisé d’une nouvelle révélation du Grand Esprit ; il leur montra une boule de terre, bien ronde, de quatre à cinq pouces de diamètre, un peu plus grande que la moitié d’une tête d’homme, lisse et peinte en rouge. « Le Grand Esprit, dit-il, me voyant, tous les jours, crier, chanter et prier dans ma cabane, m’a appelé et m’a dit : Ais-kaw-ba-wis, j’ai entendu tes prières ; j’ai vu les nattes de ta cabane baignées de tes larmes et j’ai exaucé tes demandes. Je te donne cette boule, elle est propre et neuve ; je te la donne pour te servir à rendre le monde entier semblable à elle, tel qu’il est sorti des mains de Na-na-bush. Toutes les vieilles choses doivent être détruites et dispersées ; tout doit être remis à neuf, et c’est à tes mains, Aïs-kaw-ba-wis, que je confie ce grand œuvre. » J’étais du nombre de ceux qu’il avait convoqués pour cette première révélation de sa mission. Je ne dis rien tant qu’il resta avec nous ; mais, après son départ, en causant avec mes compagnons, je ne tardai pas à trahir mon incrédulité. « Il est très bien, dis-je, que nous soyons instruits à si bon marché des intentions et de la volonté du Grand Esprit, maintenant les révélateurs de ses ordres pullulent au milieu de nous, et par hasard ce sont des hommes qui ne seraient bons à rien autre chose. Le prophète shawneese était fort loin de nous. Ke-zhi-ko-we-ninne et Manito-o-gheezick, quoique de notre propre tribu, n’étaient pas avec nous : c’étaient, eux aussi, des hommes. Aujourd’hui nous avons un compagnon trop pauvre, trop indolent, trop pitoyable pour nourrir sa famille ; et, si nous voulons l’en croire, c'est là l’instrument que le Grand Esprit choisit pour renouveler la face du monde. »

J’avais déjà une opinion défavorable de cet homme, parce que je le connaissais pour l'un des moins recommandables de tous les Indiens. Je fus indigné de sa tentative de se faire passer, pour le messager favori du Grand Esprit. Je n’hésitai pas à tourner ses prétentions en ridicule en toute circonstance ; mais, malgré le guignon jusqu’alors attaché à sa personne, il acquit un ascendant très prononcé sur l’esprit des Indiens. Son roulement continuel de tambour pendant la nuit faisait fuir le gibier de notre voisinage, et son insolente hypocrisie me le rendait insupportable dans tous les temps ; mais il avait trouvé le secret de se concilier l’opinion de la plupart d’entre nous, et tous mes efforts contre lui restèrent inutiles.

Pendant notre séjour en cet endroit, il arriva que, après plusieurs jours de disette, je blessai un moose. En rentrant, je racontai ce qui m’était arrivé, et j’ajoutai que le moose me semblait assez fortement blessé pour en mourir. Le lendemain matin, de bonne heure, Ais-kaw-ba-wis vint dans ma cabane me dire, du ton le plus sérieux, que le Grand Esprit était descendu pour lui parler du moose que j’avais blessé. « Il est mort à présent, ajouta-t-il, et vous le trouverez en tel endroit ; le Grand Esprit veut qu’il soit apprêté pour un sacrifice. Je ne regardai point comme improbable que le moose eût succombé à sa blessure, et j’allai à sa recherche ; mais je trouvai qu’il n’était point mort, et ce fut pour moi une nouvelle occasion de me moquer des prétentions d’Ais-kaw-ba-wis : la confiance des Indiens n’en parut pas le moins du monde ébranlée,

Peu de temps après, je blessai encore un moose, et je rentrai sans le rapporter. « C’est là, dit Ais-kaw-ba-wis, le moose que le Grand Esprit m’a montré. » Je rapportai celui-là, et comme la plupart des Indiens souffraient de la faim, je voulus faire un festin, quoi qu’en pût dire notre prophète. Comme nous étions trop peu nombreux pour tout manger, l’animal fut désossé, et l’on déposa tous ses os en un monceau devant Ais-kaw-ba-wis, en prenant grand soin de n’en pas briser un seul : ils furent ensuite transportés en un lieu sûr, et suspendus hors de la portée des chiens et des loups ; car aucun os d’un animal, ainsi offert en sacrifice, ne doit être brisé pour aucun motif. Le lendemain, je tuai un autre moose gras ; à cette occasion, Ais-kaw-ba-wis adressa un long discours au Grand Esprit, et me dit ensuite : « Vous voyez, mon fils, comme votre bonne conduite est récompensée ; vous avez offert au Grand Esprit les prémices de votre chasse, il veillera à ce que rien ne vous manque. »

Le lendemain, je sortis avec mon beau-frère, et nous tuâmes chacun un moose. Ais-kaw-ba-wis se glorifiait très haut de l’efficacité, du sacrifice qu’il m’avait fait faire, et son ascendant sur les âmes superstitieuses des Indiens s’accrut encore. Malgré ce haut degré de faveur surpris par son adresse, c’était un homme à qui il était arrivé, une fois en sa vie, dans une famine, de manger sa propre femme, et les Indiens avaient voulu le tuer comme indigne de vivre.

Quand la surface de la neige vint à se durcir à l’approche du printemps, tous les hommes de notre bande, Sha-gwaw-koo-sink, Waw-zhekwaw-maish-koon, Ba-po-wash, Gish-kau-ko, plusieurs autres et moi, nous allâmes, à quelque distance, former un camp de chasse pour y boucaner de la venaison. Ais-kaw-ba-wis resta seul avec les femmes. Nous tuâmes beaucoup de gibier, car il est très facile d’atteindre les mooses et les élans dans cette saison, où la surface durcie de la neige, qui peut encore porter un homme, les prive presque entièrement de la faculté de se mouvoir.

Enfin Gish-kau-ko alla voir sa famille ; en revenant, il me remit un peu de tabac de la part d’Ais-kaw-ba-wis, qui me faisait dire : « Votre vie est en danger. — Ma vie, répondis-je, n’appartient ni à Ais-kaw-ba-wis ni à moi, elle est entre les mains du Grand Esprit, et s’il juge à propos de l’exposer ou d’y mettre un terme, je n’ai point à me plaindre ; mais je ne puis croire qu’il ait rien révélé de ses intentions à un homme aussi indigne qu’Ais-kaw-ba-wis. » Cet avis alarma cependant tous les Indiens qui se trouvaient avec moi, et ils se dirigèrent aussitôt vers le lieu où Ais-kaw-ba-wis était campé avec les femmes : moi je pris un détour pour visiter quelques uns de mes piéges ; j’y trouvai une loutre, et j’arrivai peu après mes compagnons en la rapportant sur mon dos.

Toutes nos cabanes étaient converties en une seule grande cabane ; les femmes, les enfans et les hommes qui m’avaient précédé, grelottaient tous autour d’un feu allumé en plein air. A mes questions sur ce qui se passait, on répondit qu’Ais-kaw-ba-wis se préparait à une importante communication que le Grand Esprit allait faire par sa voix. Il avait mis beaucoup de temps à disposer la cabane, d’où tous les Indiens étaient exclus, attendant un signal auquel Ba-po-wash, chargé de conduire la danse, entrerait suivi de tous les autres. Il était convenu qu’après avoir fait, en dansant, quatre fois le tour de la cabane, chacun irait s’accroupir à sa place. Sans m’inquiéter de tout cela,, j’entrai aussitôt dans la grande cabane, et jetant ma loutre par terre, j’allai m’asseoir près du feu.

Ais-kaw-ba-wis me lança un regard d’irritation et de malice, puis il ferma les yeux et affecta de continuer une prière que j’avais interrompue. Quelque temps après, il se mit à battre le tambour et à chanter à très haute voix. Au troisième intervalle de silence, signal convenu, Ba-po-wash entra en dansant, suivi des hommes, des femmes et des enfans. Ils firent quatre fois le tour de la cabane et s’accroupirent tous à leur place. Pendant quelques instans, le silence régna. Ais-kaw-ba-wis restait assis, les yeux fermés, au milieu de la cabane, sur une petite élévation de terre molle et unie préparée par ses mains, telle que les chefs de guerre en disposent dans leur cérémonie du kozaubunzitchegun ; il appela ensuite les hommes un à un pour venir s’asseoir autour de lui.

Je fus le dernier ; et je m’assis comme il me l’indiquait. Alors s’adressant à moi : « Shaw-shaw-wa-ne-ba-se, mon fils, me dit-il, vous allez probablement être effrayé, car j’ai de tristes avis à vous donner. Le Grand Esprit, comme vous le savez tous, mes amis, m’a depuis long-temps favorisé de la libre communication de sa pensée et de sa volonté : dernièrement, il lui a plu de me faire voir ce qui doit arriver dans tout l’avenir à chacun de nous. Vous, mes amis, ajouta-t-il, en s’adressant à Sha-gwaw-go-nusk et aux autres Indiens, vous avez été attentifs à respecter et à observer les ordres du Grand Esprit, tels que je vous les ai communiqués. Il accorde à chacun de vous de vivre pleinement âge d’homme. Cette ligne longue et droite, tracée sur la terre, est l’image de toutes vos existences. Quant à vous, Shaw-shaw-wa-ne-ba-se, vous vous êtes écarté du droit chemin ; vous avez méprisé les avertissemens que l’on vous adressait ; cette ligne courte et crochue représente votre vie ; vous n’atteindrez que la moitié de l’âge d’homme. Cette autre ligne, qui fait un crochet dans le sens opposé, indique le sort réservé à la jeune femme de Ba-po-wash. » À ces mots, il nous fit approcher pour examiner les lignes.

Ba-po-wash avait boucané les morceaux les plus fins d’un ours gras, dans l’intention de faire, au printemps, une fête pour sa médecine. Peu de jours avant cette réunion, pendant qu’il était à la chasse, Ais-kaw-ba-wis avait dit à une vieille femme, belle-mère de Ba-po-wash : « Le Grand Esprit m’a signifié que toutes choses ne sont pas comme elles devraient être. Allez donc voir si l’ours que votre fils tient suspendu pour une fête de sa médecine est tout entier encore où il l’a laissé. » Elle s’y rendit et trouva que les pattes de l’ours avaient disparu. Ais-kaw-ba-wis, qui était très gourmand, les avait dérobées lui-même. Ba-po-wash en fut instruit et s’alarma beaucoup du mal dont il était menacé : pour le détourner, il donna à Ais-kaw-ba-wis non seulement le reste de l’ours, mais même beaucoup de moelle qu’il gardait pour sa fête et d’autres présens considérables.


CHAPITRE XXVIII.


Culture du blé. — Inconduite et ivresse d’un prophète. — Établissement des Écossais à la rivière Rouge. — Les interprètes et les commis de la frontière. — Mœurs des colons écossais. — Prévention de sortilége. — Épidémie introduite par les Européens. — Guerre contre les Sioux. — Le fusil brisé. — Cérémonies de la salutation. — Vieilles inimitiés ravivées. — Jeux d’enfans et rixe sanglante.


Après cette réunion, nous nous dirigeâmes vers l’île, dans le lac des Bois, où nous avions résolu de planter du blé au lieu de cultiver nos anciens champs de Morte-Rivière. Dans notre route, nous campâmes quelque temps pour récolter du sucre ; puis nous allâmes visiter les traiteurs, laissant Ais-kaw-ba-wis avec nos femmes. En revenait au comptoir, nous aperçûmes une femme qui courait de toutes ses forces, poursuivie par un homme ; cette vue nous causa de vives alarmes. Notre première pensée fut que les Sioux massacraient nos femmes et nos enfans ; mais, en nous approchant, nous vîmes le prétendu prophète abandonner la poursuite de la femme de Gish-kau-ko, et venir s’asseoir près de nous pour boire du rhum que les Indiens apportaient : on lui en donna très libéralement.

De retour au camp, la femme, interrogée sur ce qui s’était passé, nous dit qu’Ais-kaw-ba-wis avait souvent cherché l’occasion de se trouver seul avec elle ; que la crainte l'avait empêchée d’en jamais rien confier à personne et de lui opposer d’autre résistance que la fuite. Elle avait oublié sa chaudière sur le lieu même de la récolte du sucre, à quelque distance de l’endroit où nos familles attendaient notre retour. Peu de temps après le départ des hommes, Ais-kaw-ba-wis, qui vivait seul dans une petite cabane, prétendant être trop saint pour habiter une maison commune et se mêler aux autres hommes dans les habitudes de la vie, avait mandé cette femme pour lui dire : « Le Grand Esprit n’approuve pas que vous ayez abandonné et perdu votre propriété. Allez donc chercher la chaudière que vous avez laissée sous les érables à sucre. » L’Indienne avait obéi. Peu d’instans après, armé de son fusil, sous prétexte d’aller à la chasse, il était sorti du camp dans une direction opposée, et à peine hors de la vue des cabanes, il avait couru, par une voie détournée, suivre les traces de la femme de Gish-kau-ko. Devinant à peu près les intentions du prophète, elle se tenait sur ses gardes ; aussi l’avait-elle aperçu de loin, et nous étions survenus fort à propos.

Cette découverte ne causa aucun trouble, et ne parut en rien diminuer l’influence d’Ais-kaw-ba-wis. Une grande partie du rhum rapporté du comptoir fut mise à part pour lui ; mais quand l’homme le plus considérable de notre bande l’envoya chercher pour venir prendre ce qu’on lui donnait : » Dites au chef, répondit-il, que s’il a quelque affaire à moi il peut venir dans ma cabane. » La liqueur lui fut donc portée. Les effets du rhum parurent bientôt rendre son humeur plus sociable et plus condescendante ; car, vers le milieu de la nuit, il entra, tout chancelant et entièrement nu, dans la cabane où je me trouvais. Cette apparition me parut souverainement burlesque, et je ne pus me défendre d’un fou rire.

Nous allâmes ensuite au lac des Bois, où je chassai pendant près d’un mois ; puis je retournai au pays que j’avais quitté, tandis que les Indiens restaient à Me-nau-zhe-taw-naung à défricher le terrain où ils devaient semer du blé. Je commençais à éprouver les effets de la mauvaise volonté d’Ais-kaw-ba-wis. Il prévenait si vivement contre moi les Indiens, et particulièrement la famille de ma femme, que ma situation à Me-nau-zhe-taw-naung n’était pas supportable, et qu’il me fallut retourner à la rivière Rouge.

Ce fut vers ce temps que les Écossais (11), au nombre de cent et quelques, vinrent s’établir à la rivière Rouge, sous la protection de la compagnie de la baie d’Hudson. Ce fut parmi eux que je vis une femme blanche pour la première fois depuis que j’avais atteint l’âge d’homme. Peu de temps après mon arrivée,je fus engagé au service de la compagnie, et M. Hanie m’envoya, avec M. Hess, interprète, et plusieurs autres hommes, à la chasse des bisons. Ces animaux étaient alors fort éloignés de l’établissement, et les Écossais souffraient beaucoup du manque de vivres. Je fus assez heureux pour tuer deux bisons à très peu de distance ; leur chair fut portée au comptoir et j’allai poursuivre les troupeaux.

Je ne tardai pas à être rejoint par quatre commis et environ vingt hommes. Ces derniers étaient employés à traîner jusqu’à ma cabane les bisons que je tuais. De là, leur chair était portée dans des chariots à l’établissement. Tous les blancs vivaient dans ma cabane, et l’un des commis, M. Macdonald, maltraitait continuellement ma femme et mes enfans. M. Hess le réprimanda plus d’une fois de sa conduite, et, comme il persistait, porta plainte à M. Hanie. Ce dernier lui donna ordre d’aller rejoindre, à quelque distance, des Indiens qui avaient tué vingt bisons, dont on ne pouvait pas encore transporter la chair. Il resta en ce lieu deux mois entiers, sans autre occupation, sans autre amusement, que d’effaroucher les loups. M. Mackenzie, l’un des trois commis restés auprès de moi, était si différent de M. Macdonald, qu’après quatre mois de résidence, lorsque la plupart des blancs furent rappelés à la colonie, il sollicita et obtint de M. Hanie la permission de rester plus longtemps auprès de moi, pour se perfectionner dans la langue des Ojibbeways : il ne me quitta même qu’après la saison du sucre.

Je tuai, dans les quatre mois que je passai à chasser pour la compagnie de la baie d’Hudson, une centaine de bisons ; mais il en fut consommé une grande partie dans ma cabane, et je ne livrai entièrement à la compagnie que quarante bisons gras ; M. Hanie me paya au printemps trois cent dix dollars. Les laboureurs écossais avec lesquels je vivais m’ont laissé le souvenir des hommes les plus grossiers et les plus bruts que j’aie jamais vus. Même quand l’abondance régnait, ils mangeaient comme des chiens affamés et ne manquaient jamais de se quereller à l’occasion de leur repas. Les commis les battaient et les punissaient souvent, mais ils se querellaient toujours.

M. Hanie et le gouverneur envoyé par la compagnie de la baie d’Hudson me proposèrent de m’élever une maison et de m’engager pour l’avenir à leur service ; mais j’ajournai mon acceptation, parce qu’il me semblait douteux que leur essai de colonisation pût se consolider. Quelques uns des Indiens que j’avais laissés au lac des Bois étaient venus passer l’hiver avec moi, et me quittèrent vers cette époque. Je passai quelque temps encore à la rivière Rouge, et là, Wa-ge-to-te, revenant de Me-nau-zhe-taw-naung, m’apporta des nouvelles de mon beau-père et de ma belle-mère. Ils avaient vu mourir plusieurs de leurs enfans, et ils m’appelaient pour consoler leur douleur solitaire.

Ce fut ainsi que me parla Wa-ge-to-te en présence des traiteurs et de plusieurs autres personnes ; mais, se trouvant ensuite seul avec moi, il me dit : « Ne croyez pas que votre beau-père vous attende à Me-nau-zhe-taw-naung dans des intentions bienveillantes et pacifiques. Pendant la maladie de ses enfans, il a prié Ais-kaw-ba-wis de venir à leur secours, et le prophète, après avoir fait un chees-suk-kon, lui a dit qu’il vous avait appelé dans son enceinte et fait confesser que vous aviez donné une mauvaise médecine aux enfans, quoique vous fussiez alors à la rivière Rouge. Il a fait accroire à votre beau-père que vous avez pouvoir de vie et de mort sur ses enfans, et la famille de votre femme persiste à penser, avec la plupart des Indiens de notre bande, que c’est votre médecine qui les a tués. Soyez donc bien sûr qu’on ne vous appelle que pour vous tuer à votre tour … » Malgré cet avertissement, je me mis en route aussitôt, car je savais que, par une autre conduite, je ne ferais que les confirmer dans leur absurde prévention.

J’avais acheté une chemise de l’un des Écossais de la rivière Rouge, et je m’en couvris au moment de mon départ. Ce fut d’elle probablement que je gagnai une maladie de peau, maladie assez douloureuse et assez violente pour me contraindre à m’arrêter au bord du Be-gwi-o-nus-ko. J’y restai un mois, presque tout ce temps hors d’état de me mouvoir. Dès les premiers instans de mon arrivée, j’avais placé ma cabane le plus près possible de la rivière. Incapable de marcher, je me fis étendre dans mon canot, et de là je pêchais pour la nourriture de ma famille. Je restai plusieurs fois trois ou quatre jours de suite dans ce canot, sans être changé de place ; la nuit, je me couvrais d’une natte. Ma femme, quoique fort malade ; ne fut pas aussi sérieusement atteinte ; elle ne cessa jamais de pouvoir marcher. Quand je commençai à me trouver un peu mieux, j’essayai de tous les remèdes que je pus me procurer ; nul ne me soulagea autant que la poudre à canon légèrement humectée et frottée sur les plaies, qui étaient très étendues. Cette maladie, introduite par les Écossais, se répandit parmi les Indiens et en fit périr un grand nombre.

Après ma guérison, je remontai le Be-gwi-o-nus-ko jusqu’à un petit lac du même nom, sur les bords duquel je m’arrêtai pour chasser. J’y tuai beaucoup de gibier. Pendant cette station, je vis un jour entrer dans ma cabane quatre jeunes hommes de notre village de Me-nau-zhe-taw-naung. Dans l’un d’eux, tout couvert de peinture noire, je reconnus mon beau-frère. Le chagrin d’avoir vu mourir les trois autres enfans l’avait déterminé à quitter son père et à se mettre à la recherche de quelque parti de guerriers, pour exposer noblement une vie qui lui était devenue insupportable. Les trois autres jeunes gens n’avaient pas voulu le laisser partir seul, et s’étaient offerts volontairement pour l’accompagner. Je lui donnai mon cheval, et j’allai passer quelques jours au lac des Bois près de mon beau-père. Comme c’était le temps où les oies sauvages perdent leurs plumes et ne peuvent plus voler, nous en tuâmes en abondance.

Après quatre jours de chasse, je dis aux vieux parens : « Je ne puis rester ici pendant que mon jeune frère est parti en pleurant, sans personne pour le protéger. Je sais qu’il y a du danger dans le sentier qu’il suit, je dois l’aller rejoindre pour le mettre en garde. Il désire se réunir à un parti de guerre pour courir des hasards ; mais il s’en rencontre souvent où on les cherche le moins. » Je savais que Wa-me-gon-a-biew pourrait tomber sur cet enfant et l’insulter, peut-être même le tuer, à cause ou sous prétexte de sa parenté éloignée avec l’homme qui avait blessé Taw-ga-we-ninne à Mackinac. Sha-gwaw-koo-sink, entendant ma résolution et les motifs dont je l’appuyais, voulut m’accompagner. A notre arrivée à la rivière Rouge, nous apprîmes que Wa-me-gon-a-biew avait enlevé le cheval donné par moi, et menaçait de tuer mon beau-frère. J’allais à lui aussitôt ; une querelle s’engagea au sujet du jeune homme, et si la vieille Net-no-kwa ne s’était pas interposée entre les deux frères, nous en serions venus aux coups.

Il fut convenu que nous irions tous ensemble nous joindre aux Crees et aux Assinneboins pour marcher contre les Sioux, et j’avertis mon jeune beau-frère de se tenir, pendant toute cette campagne, en garde contre Wa-me-gon-a-biew. A notre départ de la rivière Rouge, nous étions à peu près quarante ; mais notre nombre s’accrut en traversant les camps et les villages des Crees et des Assinneboins : aussi étions-nous plus de deux cents hommes long-temps avant d’arriver à Turtle-Mountain. Pendant notre campement près d’un village de Crees, Wa-ge-to-te et les principaux chefs s’y étant rendus à un festin, Wa-me-gon-a-biew se remit à parler de mon beau-frère, et comme ses paroles me déplaisaient, j’allai me promener à quelque distance du camp.

Lorsque je crus les chefs de retour, je rentrai aussi, et à une expression d’intérêt bien visible dans la physionomie de tous ceux qui m’entouraient, je compris à l’instant même qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire, Je me mis à chercher le jeune homme, car c’était sur son sort que je concevais des inquiétudes ; et, l’ayant trouvé sain et sauf, je revenais à ma place quand j’aperçus mon fusil neuf en éclats et en fragmens entre les mains d’un vieillard qui cherchait à le rajuster. Je n’eus pas de peine à comprendre la nature de l’accident qui venait de mettre mon fusil hors de service, au moment où il allait me devenir si nécessaire ; et, dans le premier moment d’irritation, saisissant le canon, je courus pour en frapper Wa-me-gon-a-biew ; mais Wa-ge-to-te s’interposa entre nous, quoiqu’il exprimât, comme tous les autres chefs, le plus grand mécontentement d’une pareille action.

Cependant, malgré la perte de mon fusil, je ne voulus pas rétrograder ; armé de son canon, en guise de massue et de lance, je marchai avec les autres. Deux jours après, nous arrivâmes, au nombre d’environ quatre cents hommes, au sommet de Turtle-Mountain. C’était le rendez-vous assigné à tous ceux qui voudraient se joindre à nous, et, selon nos calculs, nous ne devions y trouver que des forces bien inférieures à celles de notre bande ; aussi fûmes-nous un peu surpris d’y rencontrer mille guerriers Assinneboins, Crees et Ojibbeways.

Nous fimes halte à une petite distance, et les chefs eurent quelques pourparlers pour régler le cérémonial de la salutation. Il est d’usage, pour les partis engagés dans une même expédition ou alliés les uns des autres, d’échanger, lorsqu’ils se rencontrent, quelques coups de fusil, en simulacre de combat, avec tous les bonds, tous les cris, tous les hurlemens d’une bataille réelle. Mais, dans cette occasion, les deux bandes étaient si nombreuses, et l’une surtout tellement supérieure à l’autre, que les chefs jugèrent plus prudent de s’écarter des formes ordinaires. Malch-a-to-ge-wub (plusieurs aigles en repos), le principal chef, convint que ses jeunes hommes resteraient dans leurs cabanes, et que vingt guerriers de notre bande salueraient leur camp en simulant l’attaque d’un village.

Une grande hutte fut élevée pour être mise en pièces par leur fusillade. Je fus au nombre des vingt hommes choisis pour cette cérémonie, car j’avais acheté le fusil d’un Indien qui s’était séparé de nous. Ce ne fut pas sans faire plus que mes forces, que je restai de pair avec mes compagnons, courant, sautant, faisant feu, et hurlant. Malgré quatre haltes, lorsque nous en vînmes à renverser la cabane du chef, j’étais entièrement épuisé de fatigue. Un homme de notre parti, imprudemment et sans aucune autorisation, s’aventura dans le village pendant cette cérémonie ; mais ses habits furent déchirés et arrachés de son dos, et sa personne très maltraitée. Comme il s’était exposé de gaieté de cœur, et que le traitement subi par lui avait plutôt quelque chose d’honorable que de fâcheux, il n’eut pas à se plaindre.

Dans la première nuit de notre réunion, deux Ojibbeways furent tués ; la nuit suivante, deux chevaux appartenant aux Assinneboins eurent le même sort, et trois autres furent encore tués la troisième nuit. Quand des hommes viennent de si loin et de tant de cantons s’assembler en aussi grand nombre, il s’en rencontre inévitablement quelques uns qui nourrissent, au fond du cœur, de vieilles inimitiés. Il n’est pas surprenant que l’influence et le pouvoir si mal assurés des chefs soient impuissans à prévenir des troubles et l’effusion du sang.

Dans cette circonstance, des hommes de sentimens et de dialectes divers s’étaient rassemblés de tous les points d’une vaste étendue de pays ; et de ces quatorze cents guerriers, nul ne voulait reconnaître aucune autorité supérieure à sa volonté. Il est vrai de dire que, d’ordinaire, ils accordent une sorte de déférence, un certain degré de soumission au chef sous les ordres duquel ils se sont mis en marche ; mais, le plus souvent, cette obéissance ne dure qu’autant que la volonté du chef correspond entièrement aux inclinations de ses guerriers. Dans notre corps d’armée, il se trouvait des hommes dont la marche avait duré une année entière ; quelques uns même étaient venus avec leurs familles ; il y avait des femmes dans deux cents cabanes.

Peu de temps après cette jonction de nos divers corps à Turtle-Mountain, un Cree du fort de la Prairie m’adopta pour membre de sa famille, s’emparant de mes bagages, et m’invitant à vivre dans sa cabane ; il m’appela constamment Ne-je (mon ami), et me traita avec une grande bonté. Beaucoup d’autres guerriers qui, comme moi, n’avaient point de cabanes, furent admis, de la même manière, dans les familles qui en avaient.

Très peu de jours s’étaient écoulés, lorsque les petits enfans, en bien faible nombre d’abord, engagèrent dans leurs jeux une sorte de combat ; mais malheureusement, d’un côté, se trouvaient seulement les enfans des Assinneboins, de l’autre, ceux des Crees et des Ojibbeways. Des enfans plus âgés, puis des adolescens, puis des guerriers vinrent successivement prêter mainforte à chaque parti, et un jeu enfantin tourna bientôt en une lutte sanglante. Match-a-to-gewub se jeta au milieu des combattans ; Wa-ge-to-te et les autres principaux chefs suivirent son exemple, mais les jeunes guerriers parurent à peine les apercevoir. L’ardeur qui les dévorait devint une véritable rage, et les chefs s’y dérobèrent tout palpitans de douleur et de crainte.

Soudain une apparition inattendue s’éleva au plus fort de la mêlée. C’était un vieillard (12) à la tête blanche comme la neige, si courbé par l’âge qu’il ne pouvait se traîner qu’en s’appuyant sur deux bâtons. Il ressemblait plus à un chien qu’à un homme, et sa voix était trop faible pour se faire entendre à quelque distance ; mais, à son seul aspect, tous les Assinneboins s’arrêtèrent et le combat fut terminé. Deux hommes seulement, parmi tous ceux qui avaient été blessés, succombèrent immédiatement ; mais beaucoup avaient été assez violemment maltraités pour qu’il fût nécessaire de les renvoyer dans leur pays. Si la plupart des combattans n’étaient point entrés sans armes dans la querelle, ses résultats auraient été bien plus douloureux. Malgré des questions réitérées, je ne pus rien apprendre de satisfaisant sur l’histoire du vieillard, dont l’heureuse intervention s’était fait sentir si à propos ; on ne me dit pas même son nom. Il circulait parmi nous, à son égard, des rapports aussi vagues qu’extravagans.


CHAPITRE XXIX.


Marche guerrière. — La prairie incendiée. — Retour d’une campagne. — Cheval tué. — Poignées de main. — La loi du Talion chez les Indiens. — Grands froids. — Le chien condamné. — Une nuit en prières. — L’enfant deux fois enlevé. — Représailles. — Défrichement. — Naufrage. — Les baies bleues. — Étrange attentat d’une belle-mère sur son gendre. — Enfans abandonnés par leur mère. — Construction d’une cabane.


Dans la soirée qui suivit cette affaire, les chefs se promenèrent dans le camp pour parler à tous les guerriers. La substance de leurs allocutions se réduisait à dire qu’au lieu de perdre notre temps à nous quereller et à.nous égorger, nous nous mettrions en marche, dès le lendemain matin, pour le pays des Sioux. Le camp fut donc levé, mais notre corps se vit aussitôt réduit de moitié ; tout le reste retourna en arrière. La chute des feuilles était déjà fort avancée ; à deux journées de Turtle-Mountain, il survint, avec un froid très vif, un violent orage de pluie et de neige. Deux chevaux périrent, et beaucoup d’hommes furent en danger ; mais la plupart des Ojibbeways portaient sur leur dos chacun un puk-kwi d’écorce de bouleau assez grand pour couvrir trois hommes : tous s’empressèrent de venir au secours des autres guerriers, et presque tout le corps d’armée fut ainsi abrité.

Cet orage à peine dissipé, on m’apprit que Ba-gis-kun-nung me cherchait à cause du cheval que je lui avais enlevé. « Très bien, dis-je, il me semble que Ba-gis-kun-nung a encore deux chevaux au moins. S’il vient me tracasser le moins du monde pour celui que j’ai pris, je lui en prendrai un second. » Il vint à midi ; mais Wa-ge-to-te, Ke-me-wun-nis-kung et plusieurs autres hommes de mes amis se tenaient prêts à résister à sa première tentative de violence. Il s’approcha de moi comme je faisais rôtir de la viande, et se tint debout pendant près de deux heures, me regardant d’un, air sévère, sans proférer une seule parole ; puis il s’en alla comme il était venu.

Deux jours après, deux cents Assinneboins firent volte-face. A leur départ, ils furent, injuriés par ceux qui persévéraient ; mais ces insultes ne parurent en rien ébranler leur résolution. La désertion par petites bandes faisait chaque jour des progrès ; et les chefs, pour l’arrêter, placèrent à l’arrière-garde cinquante des jeunes guerriers les plus déterminés ; mais cette mesure n’eut aucun succès.

A deux journées du village que nous devions attaquer, nous n’étions plus que quatre cents, et le lendemain bien peu voulaient encore suivre Match-a-to-ge-wub. Il se mit en route à l’heure accoutumée et marcha seul en avant ; mais, au terme d’un mille, voyant que personne ne le suivait, il s’assit par terre dans la prairie. De temps en temps un ou deux guerriers allaient le rejoindre ; mais, pour un qui marchait en avant, vingt, au moins, retournaient en arrière. J’étais resté dans le camp avec mon jeune beau-frère pour voir ce qui s’ensuivrait ; et lorsqu’il fut constaté que, de quatre cents hommes, vingt encore voulaient suivre leur chef, nous nous décidâmes à ce dernier parti.

A peine avions-nous fait quelques pas, que l’un des Assinneboins qui rétrogradaient mit, de propos délibéré, le feu à la prairie, et cette circonstance nous détermina tous à reculer, sauf le chef et un ou deux hommes. Il parvint jusqu’au village des Sioux et rôda à l’entour pendant un jour ou deux ; puis, se voyant découvert, il se mit à fuir sans avoir rien tenté. Les Sioux suivirent nos traces et s’avancèrent jusqu’en vue de nous, mais sans nous inquiéter, et nous rejoignîmes, sains et saufs, nos familles. Ainsi se termina cette expédition guerrière, pour laquelle on avait fait de si vastes préparatifs, et dont on attendait tant de résultats. Dans la retraite, Ke-ma-wun-nis-kung enleva le cheval de l’Assinneboin qui avait incendié la prairie, et battit cet homme sans qu’il osât faire aucune résistance.

A notre arrivée à Pembinah, il y eut, selon l’usage de tous les partis revenant de la guerre, une débauche d’ivrognerie ; je m’y mêlai, mais sans un bien grand excès. Après avoir un peu bu, j’entendis un Indien plaisanter sur le fusil que m’avait brisé Wa-me-gon-a-biew. J’avais prêté mon couteau, mais il y avait devant le feu un bâton pointu, qui venait de servir à rôtir de la viande ; je le saisis, et je courus à la cabane de Wa-me-gon-a-biew ; son cheval était devant sa porte ; je lui donnai dans le flanc un coup de mon épieu, en répétant à très haute voix les propos qu’avait tenus son maître en brisant mon fusil. Le cheval tomba aussitôt, mais ne mourut que le lendemain matin.

Je devais retourner au lac des Bois avec cinq autres guerriers. She-gwaw-koo-sink, l’homme le plus considérable de notre petite bande, prit l’alarme et s’enfuit en canot pendant la nuit. Je ne voulus partir ni aussitôt que lui, ni de grand matin, pour ne pas laisser croire à Wa-me-gon-a-biew qu’il m’eût inspiré quelque crainte. Je restai devant sa cabane jusqu’à ce que je l’eusse vu ainsi que Net-no-kwa ; et après avoir, sous leurs yeux, donné des poignées de main à tous mes amis, j’allai, en plein midi, rejoindre She-gwaw-koo-sink, qui m’attendait dans les bois. Wa-me-gon-a-biew ne se plaignit pas de la perte de son cheval ; il est même probable qu’il en fut très satisfait, parce qu’un Indien attend toujours mal pour mal. Cela est dans les mœurs des sauvages, et l’homme qui ne sait pas se venger n’est guère estimé parmi eux.

Une neige abondante et un grand froid nous surprirent au portage de Muskeeg (le marais). Les arbres se rompaient sous les frimas ; mais l’eau des marécages n’était point assez gelée encore pour nous porter, et nos canots cependant ne pouvaient pas les traverser ; en employant toutes nos forces, nous ne parvenions même plus à les faire mouvoir. Affamés et harassés de fatigue, nous nous étions assis pour délibérer sur ce qu’il y avait de mieux à faire, lorsque nous vîmes des Indiennes venir du lac des Bois, en traînant leurs canots légers sur l’eau, la glace et la neige, qui leur montaient jusqu’aux genoux : c’étaient ma belle-mère, ma femme et celles de She-gwawkoo-sink et de Ba-po-wash.

Les trois autres hommes continuèrent leur marche vers le lac, où leurs familles étaient restées. Nos femmes rirent beaucoup à nos dépens, et nous dirent qu’elles nous avaient bien moins pris pour des guerriers revenant à leur village que pour de vieilles femmes, en nous voyant assis et grelottans dans des canots que nous ne pouvions ni remuer ni traîner, et cela par crainte d’un peu d’eau et de glace. Elles nous avaient apporté du blé, de l’esturgeon et d’autres vivres. Nous retournâmes avec elles à notre dernier lieu de campement ; ef, après un repos de quelques jours, nous retournâmes à la rivière Rouge, avec l’intention d’y passer l’hiver.

Il n’y avait point alors de neige sur la terre, quoique la température fût très froide, et le sol assez profondément gelé pour qu’il devînt presque impossible de tuer aucune espèce de gibier. Je chassais tous les jours sans le moindre succès, et nous étions réduits aux dernières extrémités de la famine, lorsque enfin je rencontrai un moose. Je réussis à me glisser à portée de lui, et j’allais faire feu quand le meilleur de mes chiens, que j’avais laissé exprès dans ma cabane, accourut à moi et le fit lever. Je retournai vers ma famille, et, appelant le chien auprès de la porte, je lui dis que c’était sa faute si mes enfans manquaient de vivres ; puis je le tuai, et nous le mangeâmes.

D’autres familles éprouvant les mêmes privatisons, les Indiens m’engagèrent à préparer une médecine de chasse. Je dis, en conséquence, à Mezhick-ko-naum d’aller chercher mon tambour, et, avant de commencer mes prières et mes chants, je recommandai à tous les membres de ma famille de prendre des positions qu’il leur fût possible de garder pendant la moitié au moins de la nuit, sans plus faire aucun mouvement jusqu’à ce que j’eusse fini. J’ai toujours reconnu mon entière dépendance d’un pouvoir supérieur et invisible ; mais cette conviction prenait plus de force dans les jours de détresse et de danger. Je me mis à prier avec ferveur, bien convaincu que mes instances s’adressaient à un être qui se plaisait à m’entendre et pouvait m’exaucer : je le priai de jeter les yeux sur les souffrances de ma famille et de la prendre en pitié. Le lendemain, je tuai un moose ; et, bientôt après, une forte neige étant arrivée, nous fûmes délivrés de la crainte d’une famine prochaine.

Mais l’abondance ne reparut pas encore dans nos cabanes. Dans une de mes chasses, je tombai sur la trace d’un ours : mes chiens le suivirent pendant trois jours, et je marchai presque constamment auprès d’eux ; mais ils ne l’avaient pas encore atteint. Mes mocassins et mes mitasses étaient tout déchirés ; je mourais presque de faim. Il fallut retourner à ma cabane, ne rapportant que huit faisans. Me-zhick-ko-naum, Ba-po-wash et les autres Indiens s’éloignèrent alors de moi, et, resté seul dans ce canton, je trouvai assez de gibier pour nourrir ma famille. Au commencement du printemps, mes amis vinrent me rejoindre, et nous retournâmes ensemble à notre village, au lac des Bois.

De grandes infortunes m’attendaient à Me-nau-zhe-tau-nung. J’ai oublié de rapporter un événement de quelque importance, antérieur de long-temps à l’époque de mon récit où je suis parvenu. C’était peu de temps après la mort de mon ami Pe-shau-ba ; j’étais alors à nos champs de grains, près de Morte-Rivière, lorsqu’un Ojibbeway du lac Rouge, nommé Gi-ah-ge-wago-mo, vint, en mon absence, dans ma cabane, et enleva un de mes fils, enfant d’environ six ans.

A mon retour, ma femme me dit ce qui s’était passé. Je courus aussitôt à la recherche et, rejoignant Gi-ah-ge-wa-go-mo à une journée de distance, je pris, sans son consentement, un de ses chevaux pour ramener mon fils. Je le menaçai de ne pas laisser une autre fois une semblable entreprise sans punition.

Quatre mois plus tard, la neige couvrant la terre, à mon retour d’une chasse de toute la journée, je fus accueilli par la nouvelle d’un second enlèvement de mon fils par le même Gi-ah-ge-wa-go-mo. Je ressentis une vive irritation, et, apprenant, par les hommes de ma cabane, quel cheval il montait, je choisis le meilleur des miens pour le poursuivre. Le camp des Ojibbeways avait été levé ; mais, en suivant leur trace, je les atteignis dans leur marche.

Comme je m’approchais d’eux, j’aperçus Giah-ge-wa-go-mo et Na-na-bush qui m’épiaient à travers les buissons, un peu en arrière de leur parti. Avant d’arriver à portée d’un coup de feu, je les interpellai à très haute voix pour qu’ils vissent bien que je les avais découverts. J’armai mon fusil, et toujours prêt à tirer, je les dépassai. Mon enfant était au milieu de la bande ; sans descendre de cheval, je l’enlevai de terre et le plaçai devant moi ; puis, tournant bride, je marchai droit aux deux Indiens. Ils étaient sortis du bois et me barraient le chemin, Gi-ah-ge-wa-go-mo tenant par le licou son cheval favori.

En arrivant sur eux, je laissai mon fils seul à cheval, les rênes à la main, et, sautant à terre, je frappai le cheval de Gi-ah-ge-wa-go-mo de deux coups d’un grand couteau que j’avais apporté tout exprès. Il me mit en joue et il allait tirer lorsque, m’élançant sur lui, je lui arrachai le fusil des mains. Il me menaça de tuer mon cheval dès qu’il aurait trouvé une autre arme à feu. À ces mots, je lui présentai son fusil, en lui disant de tuer mon cheval ; mais il ne l’osa pas.

« Vous avez, lui dis-je, oublié, ce me semble, ce que je vous ai dit il y a tantôt quatre mois, la première fois que vous avez enlevé mon fils ; mais moi, comme vous le voyez, je ne l’ai point oublié... Je suis tout disposé à vous tuer ; mais vous êtes si effrayé, que je vais vous laisser vivre, pour voir s’il vous arrivera désormais d’enlever aucun de mes enfans. »

À ces mots, je m’éloignai : mes amis pouvaient à peine croire que j’eusse tué son cheval ; mais ils ne me blâmèrent pas. Gi-ah-ge-wa-go-mo lui-même ne le trouva pas mauvais, du moins je n’ai jamais entendu dire qu’il s’en plaignît et, de ce jour, il cessa tout à fait de me molester.

A peine arrivé à Me-nau-zhe-tau-nung, je me mis à défricher un champ ; mais le mauvais vouloir des Indiens à mon égard, envenimé sans doute par les manœuvres d’Ais-kaw-ba-wis, devint si intolérable, que je me décidai à les quitter. Comme j’allais partir, un fâcheux accident vint arrêter mes projets. J’étais monté sur un grand arbre, pour en couper les branches, et les ayant presque toutes jetées à terre, je voulus grimper plus haut pour en abattre la cime ; mais quelques unes des branches supérieures allèrent toucher la cime d’un autre arbre, et le contre-coup relança contre ma poitrine la tige que j’avais coupée. Tombé d’une grande hauteur, je restai long-temps évanoui, et quand je repris mes sens, ma voix ne put se faire entendre. Il me fallut quelque temps pour que les Indiens comprissent, par mes signes, que je désirais de l’eau. Je tombai trois fois en faiblesse, en essayant de regagner ma cabane.

Plusieurs de mes côtes étaient rompues, et il se passa bien des jours avant qu’il me fût possible de marcher sans appui. Le docteur MacLaughlin, traiteur au lac de la Pluie, instruit de mon état, envoya M. Tace me chercher pour me conduire à sa maison au lac du Poisson blanc. Pendant long-temps, je vomis du sang, et à chaque mouvement j’éprouvais dans l’intérieur du corps une sorte de chaleur liquide. Au lac de la Pluie, je fus traité avec beaucoup d’attention et de bienveillance par M. Tace et les autres gentlemen de la compagnie du Nord-Ouest. Vers la fin de l’hiver suivant, je me sentis mieux ; mais quand le printemps ramena les chaleurs, je retombai malade et me retrouvai hors d’état de chasser.

En remontant, au printemps, les longs rapides de la rivière du lac de la Pluie, nos canots sombrèrent, et je pus nager jusqu’au bord avec mes enfans sur le dos. Le canot de M. Tace sombra aussi, et tous les hommes furent sauvés. Peu de jours après cet accident, nous arrivâmes au comptoir du docteur Mac-Laughlin. Ce gentleman me donna dans sa maison un appartement où mes enfans me soignèrent pendant quelque temps. On me fournissait tout ce qui m’était nécessaire, et le docteur voulait me garder auprès de lui pendant une année entière ; mais j’éprouvais toute la tristesse de l’isolement, et je résolus de retourner au lac des Bois, où ma femme était restée. J’espérais qu’il ne serait plus question des peines qu’Ais-kaw-ba-wis m’avait suscitées.

Ma réception ne fut pas telle que je l’aurais désirée ; cependant je restai dans le village jusqu’à ce que le grain fût semé. Nous allâmes ensuite récolter et sécher les baies bleues (13) (blue berries) qui abondent dans cette contrée. Puis vint la récolte du riz sauvage et ensuite celle du blé, qui remplirent tout notre été.

Quelque temps après la chute des feuilles, je retombai malade encore ; je ne pouvais pas me rétablir des suites de mes fractures. Sur ces entrefaites, une épidémie se propagea parmi les Indiens. J’étais un jour couché dans ma hutte, hors d’état de marcher et même de me tenir debout ; les femmes travaillaient dans le champ, lorsque ma belle-mère, rentrant à l’improviste, un hoyau à la main, se mit à m’en frapper sur la tête. J’étais incapable de lui opposer une grande résistance, et ne l’essayant même pas, je tâchai de me réconcilier avec l’idée de la mort. Je croyais toucher à mes derniers instans, mais elle s’arrêta tout à coup sans motif apparent, et comme j’avais mis ma tête sous ma couverture pour parer les coups, je fus moins blessé que je ne l’avais craint.

J’ai su depuis que ma belle-mère, travaillant dans la plaine, s’était mise soudain à pousser des cris au souvenir de ses enfans ; croyant avoir en sa puissance l’auteur de leur mort, elle était accourue pour me tuer. Telle était sa confiance dans les paroles d’Ais-kaw-ba-wis qu’elle ne doutait pas de mon crime, et comme je connaissais sa prévention, je fus moins irrité de ses mauvais traitemens que je ne l’aurais été en toute autre circonstance. Sa conduite dure et malveillante envers moi, imitée par ma femme, se manifestait chaque jour un peu plus évidemment. C’était, jusqu’à un certain point, la suite des maux qui, en affaiblissant ma santé, m’avaient mis hors d’état de subvenir aussi abondamment qu’autrefois à la subsistance de ma famille. Mais, malgré le découragement et les peines de ma condition, je recouvrai peu à peu ma force avec ma santé, et, au bout de quelque temps, je pus accompagner des Indiens qui se rendaient auprès d’un traiteur.

Je m’embarquai avec mes enfans dans un petit canot ; ma femme et ma belle-mère nous suivaient dans le grand canot chargé de nos bagages et de nos provisions. Le premier jour, je laissai les femmes en arrière, m’empressant, avec d’autres Indiens, d’arriver au lieu où nous devions camper. Je coupai et je plantai en terre quelques pieux pour ma cabane ; mais les femmes n’arrivaient pas, et je n’avais ni nattes ni provisions. Le lendemain, j’eus honte d’avouer aux Indiens que je n’avais rien à manger, et je laissai mes enfans crier de faim. Le même amour-propre m’empêcha de camper avec mes compagnons.

Je comprenais que ma femme avait voulu me quitter, et je n’avais aucun motif de supposer qu’elle vînt immédiatement me rejoindre. Je partis donc le premier, et, m’arrêtant au delà de l’endroit où les autres devaient camper, je tuai un cygne gras que mes enfans mangèrent. Le temps devenait bien froid, et j’avais un long trajet à parcourir ; mais je craignais surtout d’être surpris par les Indiens. Je fis coucher mes enfans dans le fond du canot, et je les couvris de mon mieux d’une peau de bison. Le vent soufflait avec une violence toujours croissante ; les vagues entrèrent dans ma frêle embarcation ; l’eau gela sur les bords, et mes enfans mouillés eurent beaucoup à souffrir. J’étais, moi aussi, tellement saisi par le froid, que, pouvant à peine gouverner mon canot, je le laissai briser sur un écueil très près de l’endroit où je voulais aborder.

Par bonheur, l’eau n’était profonde ni autour de l’écueil, ni depuis lui jusqu’au rivage, et, brisant la glace qui n’était pas encore épaisse, je pus porter mes enfans jusqu’à terre. Là je craignis de mourir de froid avec eux. Mon bois pourri était mouillé, je n’avais aucun moyen de nous sécher ; mais, en vidant ma poudrière, je trouvai, au milieu de la masse de poudre, quelques grains que l’eau n’avait pas atteints. J’allumai du feu, et nous fûmes sauvés. Le lendemain, M. Sayre, dont le comptoir n’était pas éloigné, apprit ma situation ou du moins fut informé par les Indiens que je m’étais égaré, et mit à ma recherche plusieurs hommes, qui m’aidèrent à gagner son comptoir. Là je pris un crédit pour ma famille entière, car je ne savais pas si ma femme ne viendrait pas tôt ou tard me rejoindre.

Le chef de cette contrée, dont j’avais, au préalable, obtenu la permission de chasser dans un petit canton choisi, et la promesse que nul des siens n’y chasserait sur mes brisées, tenta de me dissuader d’aller passer ainsi l’hiver dans la solitude. Je devais, disait-il, ou rester près des Indiens ou prendre une seconde femme. Mes enfans se trouvaient trop jeunes pour pouvoir m’être utiles ; ma santé n’était pas bien raffermie, et il y avait, disait-il, beaucoup d’imprudence à vivre seul pendant cet hiver. Mais je ne voulus point écouter ses avis.

Je n’étais disposé alors ni à rester avec les Indiens ni à me choisir une femme ; je me mis donc à tracer un sentier vers mon quartier d’hiver. J’y traînai d’abord tout ce que je possédais, et j’y conduisis mes enfans dans un second voyage. Ma fille Marthe avait alors trois ans et mes autres enfans étaient bien petits encore. En trois jours, je parvins à mon cantonnement ; mais bientôt je me vis réduit à une extrême détresse dont une médecine de chasse me délivra.

Je n’avais pas de nattes ou puk~kwi pour ma cabane ; il fallut donc en élever une avec des perches et de longues herbes. Je préparai des peaux de mooses ; je fis moi-même mes raquettes à neige, mes mocassins et mes mitasses, ainsi que ceux de mes enfans. Je coupai le bois, je préparai nos repas ; mais tous ces soins domestiques m’empêchèrent plus d’une fois d’aller à la chasse, et le manque de provisions se fit sentir de temps en temps. Pendant la nuit, je travaillais dans ma cabane ; au point du jour, j’allais chercher le bois et je me livrais aux autres détails extérieurs ; quelquefois je réparais mes raquettes à neige ou mes vêtemens et ceux de mes enfans. Pendant la plus grande partie de l’hiver, je ne donnais, chaque nuit, que bien peu d’instans au sommeil.

Je menais encore cette vie au printemps, lorsqu’un jeune homme, nommé Se-bis-kuk-gu-un-na (jambes fortes), vint me visiter : c’était le fils de Waw-zhe-kwaw-maish-koon, mort depuis peu. Comme tous ses amis campés à une faible distance de moi, il se trouvait dans un état fort misérable. Mes chiens étaient assez bien dressés pour pouvoir traîner la moitié d’un moose : je les lui confiai avec une forte charge de viande, en l’invitant à conduire près de moi tous ses compagnons. Trois jours après, ils arrivèrent ; quoique leur faim eût été apaisée par mes provisions, leur apparence était extrêmement misérable, et il est probable qu’ils seraient tous morts s’ils ne m’avaient pas trouvé.


CHAPITRE XXX.


Force d’une loutre. — Le putois et la grue blanche. — Rivalité entre les blancs des deux compagnies. — Embûches et meurtres. — Lord Selkirk. — Prise du fort William. — Projet de retour à la vie civilisée. — Entrée en campagne avec les blancs. — Échelle indienne. — Blancs prisonniers. — Les brûlés.


Le printemps aprochait, et nous retournâmes au lac des Bois ; il était encore glacé quand nous atteignîmes ses bords. Me tenant debout sur la grève avec mes compagnons, je vis de loin venir une loutre sur la glace. J’avais souvent entendu dire aux Indiens que l’homme le plus robuste ne saurait, sans armes, tuer une loutre. Pe-shau-ba et d’autres hommes aussi vigoureux que bons chasseurs me l’avaient affirmé ; mais j’en doutais encore, et je voulus tenter l’expérience. Je pris la loutre ; pendant plus d’une heure, j’épuisai tous mes efforts à vouloir la tuer. Je la battis, je lui donnai des coups de pied ; je sautai dessus, mais toujours en vain. J’essayai de l’étrangler avec mes mains, mais elle finissait, en se raccourcissant le cou, par reprendre un peu de respiration à travers mes doigts, et il fallut enfin reconnaître que, sans armes, j’étais hors d’état de la tuer.

Il y a d’autres petits animaux, faibles en apparence, dont la vie est aussi dure. Une fois, dans une expédition de guerre, j’avais voulu, par bravade, tuer un putois avec mes mains nues, et j’avais failli perdre les yeux à cette lutte. Un fluide qu’il me lança à la figure me causa une douloureuse inflammation, et ma peau fut enlevée. La grue blanche est également dangereuse si l’on s’en approche trop près ; elle porte quelquefois, de son bec effilé, de mortelles blessures.

Après avoir tué cette loutre, je me mis à la poursuite d’un ours. Je possédais alors trois chiens, dont l’un fort jeune encore, et de race très bonne, m’avait été donné par M. Tace. Je l’avais laissé dans ma cabane, mais il trouva moyen de s’échapper, me rejoignit, dépassa bientôt les autres chiens et s’élança droit à la tête de l’ours. Cet animal, furieux, le tua sur le coup, le prit dans ses dents et le porta ainsi pendant plus d’un mille, jusqu’à ce qu’il fût atteint lui-même et mis à mort.

Le printemps est presque toujours fort avancé lorsque le lac des Bois perd entièrement sa croûte de glace ; quand j’arrivai dans notre village avec le fils de Waw-zhe-kwaw-maish-koon, les Indiens y étaient depuis long-temps affamés. J’avais rempli mon canot de vivres, que je m’empressai de leur distribuer. Le lendemain de mon retour, ma femme arriva aussi avec sa mère ; elle rit en me voyant et revint vivre avec moir comme auparavant. She-kwaw-koo-sink et Ais-kaw-ba-wis se trouvaient là tous deux aussi, toujours malveillans pour moi ; mais je me fis une loi de ne jamais paraître m’apercevoir de leurs mauvais procédés continuellement renouvelés.

Vers le temps des travaux de culture, les traiteurs de la compagnie du Nord-Ouest envoyèrent des messages avec des présens à tous les Indien, pour les inviter à se joindre à une attaque contre l’établissement de la compagnie de la baie d’Hudson à la rivière Rouge. Ces querelles entre hommes de même race me semblèrent dénaturées, et je ne voulus pas y prendre part, quoique ayant trafiqué long-temps avec la compagnie du Nord-Ouest, je me considérasse, en quelque sorte, comme lui appartenant. Beaucoup d’Indiens se rendirent à cet appel ; bien des cruautés et bien des meurtres se commirent. Du côté du Nord-Ouest étaient un grand nombre de demi-sangs, parmi lesquels un nommé Grant se distingua comme chef de bande ; plusieurs hommes de la baie d’Hudson furent tués en plein combat, d’autres se virent massacrés après avoir été faits prisonniers.

Un M. Macdonald ou Macdolland (14), que l’on disait gouverneur pour la baie d’Hudson, tomba dans les embûches que lui avait tendues un M. Herschel ou Harshield, commis du Nord-Ouest. Cet homme fit entrer son prisonnier dans un canot avec quelques Français et un demi-sang, auxquels il donna ordre de le tuer et de le jeter à l’eau. A quelque distance, le métis, nommé Maveen, voulut le mettre à mort ; les Français n’y consentirent pas, et il fut abandonné sur une petite île rocailleuse, sans espoir d’en sortir ni de pouvoir y prolonger sa vie ; mais il fut découvert par des Indiens Muskegoes qui le remirent en liberté. À cette nouvelle, M. Harshield battit et maltraita de paroles les Français qui avaient négligé de tuer le gouverneur lorsqu’il était en leur pouvoir ; d’autres hommes furent détachés à sa poursuite. Pris une seconde fois, il fut livré au métis et à un ancien soldat blanc, dont le caractère, bien connu par sa cruauté, détermina le choix. Ces deux hommes le massacrèrent avec des circonstances trop barbares et trop dégoûtantes pour être rapportées ici ; puis ils vinrent rendre compte à M. Harshield de ce qu’ils avaient fait.

Quand l’établissement de la rivière Rouge fut réduit en cendres, et la compagnie de la baie d’Hudson chassée de la contrée, les Indiens et les métis de la compagnie du Nord-Ouest allèrent occuper un endroit nommé Sab-gi-uk, à la sortie du lac Winnipeg ; là ils devaient repousser par les armes tout agent de la baie d’Hudson qui tenterait de pénétrer, par cette voie, dans le pays. Ba-po-Wash, mon beau- frère, s’ennuya enfin d’y vivre de privations, et revint seul à notre village, où j’étais resté, refusant de prendre parti dans cette querelle. Sur sa rente, il rencontra un M. Macdolland, de la compagnie de la baie d’Hudson, se dirigeant vers l’intérieur du pays avec M. Bruce, son interprète ; ce dernier, mieux instruit de l’état des choses, exprimait de vives craintes, mais ne pouvait les faire partager à son compagnon. M. Bruce, qui connaissait Ba-po-wash, feignit d’appartenir à la compagnie du Nord-Ouest, et se fit bien expliquer par lui tout ce qui s’était passé. Convaincu enfin de la vérité, M. Macdolland consentit à retourner sur ses pas, et cette rencontre sauva probablement les deux blancs.

M. Macdolland vint me voir ensuite à Menau-zhe-tau-nung, et comme je lui confirmai le récit de Ba-po-wash, il se rendit, en toute hâte, au saut de Sainte-Marie, où il rencontra lord Selkirk (15), qui venait régler les affaires des deux compagnies rivales.

Pour moi, je menai, pendant l’été, une vie paisible comme d’ordinaire, tantôt à la chasse, tantôt travaillant à nos champs de blé, récoltant le riz sauvage ou m’occupant de la pêche. En revenant des rizières, je m’arrêtai sur une petite île, en remontant vers le lac de la Pluie pour chasser un ours dont je connaissais la tanière. Très tard dans la nuit, après avoir tué mon ours, comme je me reposais fort tranquillement dans ma cabane, je fus surpris d’entendre à ma porte une voix que je reconnus aussitôt pour celle de M. Harshield ; je compris bientôt qu’il était à la recherche de quelqu’un. Ayant découvert de loin une lumière, il avait supposé qu’elle brillait dans le camp de lord Selkirk, et il s’était glissé jusqu’à ma cabane avec toutes les précautions d’un guerrier indien, car j’aurais dû entendre son approche.

Il ne me fit point part, sur-le-champ, de son projet de tuer Selkirk ; mais je connaissais trop bien, et lui et ses compagnons, pour avoir de la peine à découvrir ses intentions. Je compris à merveille aussi dans quel but il essayait, avec beaucoup d’adresse, de me déterminer à le suivre au lac de la Pluie. Voyant enfin que ses insinuations et ses demi-confidences manquaient leur but, il m’avoua hautement sa résolution de tuer lord Selkirk partout où il le rencontrerait ; puis il appela ses canots et me les fit voir : chacun d’eux portait dix hommes vigoureux, résolus et bien armés. Il revint encore à la charge auprès de moi, mais je résistai.

Après m’avoir quitté, il se rendit au lac de la Pluie, au comptoir de M. Tace ; mais ce gentleman, moins enclin que lui à des mesures violentes, l’engagea à retourner immédiatement à son pays. Je ne sais quels argumens employa M. Tace ; mais, deux jours après, M. Harshield se dirigea vers la rivière Rouge, laissant caché dans les bois le soldat qui, l’année précédente, avait concouru, avec Maveen, au meurtre du gouverneur. Nous ne sûmes pas bien quelles instructions avaient été laissées à cet homme ; il parait que le séjour des bois ne fut pas de son goût, car il revint au fort quatre jours après.

Sur ces entrefaites, lord Selkirk avait pris le fort William, que tenait alors M. Mac Gillivray pour le Nord-Ouest. De là il envoya un officier avec quelques troupes prendre possession du comptoir de M. Tace, où l’on trouva le soldat qui avait tué le gouverneur Mac-Dolland. Cet homme fut envoyé à Montréal avec quelques autres qui avaient tenté un soulèvement après la reddition du fort William. J’ai entendu dire, depuis, qu’il avait été pendu.

Vers ce temps, je pris la résolution de quitter le pays des Indiens pour les États. La mauvaise volonté excitée contre moi par Ais-kaw-ba-wis parmi les Indiens, et surtout dans la famille de mon beau-père, me livrait à de continuels désagrémens. M. Bruce, que je rencontrai alors, me donna des renseignemens utiles et de bons avis. Il avait beaucoup voyagé et vu bien plus d’hommes blancs que moi. Ses récits m’encouragèrent. La guerre de 1812 était alors terminée, et je ne prévoyais plus aucun obstacle insurmontable à mon retour vers ma terre natale.

J’avais du riz sauvage en abondance et une bonne récolte de blé. Comme je voulais me rendre au lac de la Pluie pour y passer l’hiver, M. Bruce, qui allait suivre la même direction, consentit à prendre vingt sacs de mon blé, et je me mis en route avec ma famille. A peu de distance du comptoir de la Pluie, où je croyais trouver M. Tace, car j’ignorais encore les derniers changemens, je trouvai le capitaine dont j’ai parlé plus haut. Il me témoigna beaucoup d’égards et le regret de ne pouvoir me faire aucun présent, parce que tous les objets trouvés dans les magasins du Nord-Ouest étaient déjà distribués aux Indiens.

Après plusieurs entretiens, il réussit à me convaincre que, dans cette querelle, le bon droit était du côté de la compagnie de la baie d’Hudson, ou plutôt que c’était elle qui agissait avec la sanction du gouvernement britannique. Il me promit de faciliter mon retour aux États, et à force de riches présens, de bons traitemens, de belles promesses, il me fit enfin consentir à le guider avec ses troupes vers le comptoir de la compagnie du Nord-Ouest, à l’embouchure de l’Assinneboin. L’hiver commençait à se faire sentir ; mais le capitaine Tussenon (c’était ainsi qu’on le nommait, autant que je puis m’en souvenir) dit que son parti ne pouvait pas vivre auprès du lac de la Pluie, et qu’il était nécessaire de partir sur-le-champ pour la rivière Rouge.

Je marchais avec vingt hommes à l’avant-garde ; nous gagnâmes Be-gwi-o-nus-ko-Sahgie-gun (le lac des Joncs) d’où les chevaux furent renvoyés. Le capitaine vint nous y joindre avec cinquante hommes. Là nous préparâmes des raquettes à neige. She-gwaw-koo-sink, Mezhick-ko-naum et d’autres Indiens furent engagés pour nous accompagner comme chasseurs. Nous avions beaucoup de riz sauvage, et nous nous trouvions ainsi assez bien pourvus de vivres ; mais ce trajet à travers la prairie était fort long sur une neige épaisse : quand la viande vint à manquer, il se manifesta parmi les soldats quelques dispositions à la mutinerie, cependant aucune difficulté sérieuse n’éclata. Le quarantième jour après notre départ du lac de la Pluie, nous arrivâmes à la rivière Rouge, et le fort de l’embouchure du Pembinah fut occupé sans résistance ; car il ne renfermait qu’un petit nombre de femmes et d’enfans avec quelques vieillards français.

De Pembinah, où je laissai mes enfans, nous allâmes en quatre jours à l’Assinneboin, à dix milles au dessus de son embouchure, après avoir passé la rivière Rouge à peu de distance de ce point. Là, Be-gwa-is,Tun des principaux chefs des Ojibbeways, vint nous rejoindre avec douze jeunes hommes. Notre capitaine gouverneur, qui faisait partie de l’expédition, semblait fort embarrassé des moyens de réduire le fort de la compagnie du Nord-Ouest, à l’embouchure de l’Assinneboin ; il savait cependant que douze hommes au plus étaient chargés de sa défense.

On tint conseil avec Be-gwa-is, dont l’avis fut de marcher droit au fort. Cette démonstration, à son avis, devait suffire pour faire mettre bas les armes. Lorsque le capitaine Tussenon m’avait engagé au lac de la Pluie, je lui avais dit que je le conduirais de cet endroit à la porte de la chambre à coucher de M. Harshield ; et, me trouvant en état de remplir ma promesse, je fus mortifié de voir qu’on ne tenait nul compte de moi dans ces conférences.

La nuit, comme nous étions fort près de la place, je fis part de mes griefs à Loueson-Nowlan, interprète qui connaissait bien le pays, et avait dans le fort un frère de demi-sang, commis de M. Harshield. Couchés auprès d’un feu qui ne servait qu’à nous deux, nous tombâmes d’accord que seuls nous pourrions surprendre et enlever le fort ; nous résolûmes de tenter l’aventure, mais nous confiâmes nos projets à quelques soldats qui nous suivirent. Il n’y avait ni collines, ni buissons pour couvrir notre approche ; mais la nuit était obscure et si froide, que nous ne devions pas craindre, de la part de nos ennemis, une vigilance bien active. Nous fîmes une échelle à la manière indienne avec un tronc d’arbre dont les racines des branches furent taillées pour recevoir nos pieds : nous l’appliquâmes contre le mur, d’où nous parvînmes dans l’intérieur sur le toit de la forge, et de là nous descendimes à terre l’un après l’autre en silence ; puis nous commençâmes à chercher nos ennemis, en ayant grand soin de placer deux ou trois hommes bien armés aux portes des chambres occupées, pour empêcher toute réunion et tout moyen de concerter une résistance.

Nous ne découvrîmes pas avant le jour la chambre à coucher de Harshield. Quand il nous vit dans le fort, il s’élança sur ses armes et voulut faire résistance ; mais nous nous rendîmes facilement maîtres de lui. Il fut lié d’abord, et comme il vociférait des injures, le gouverneur, qui venait d’arriver avec le capitaine, nous ordonna de le jeter dans la neige pour le calmer. Le temps étant trop froid pour qu’on pût l’y laisser sans danger d’être gelé, on ne tarda pas à le faire rentrer, et il fut placé près du feu.

En me reconnaissant parmi ceux qui l’entouraient, il comprit que j’avais servi de guide et il me reprocha vivement mon oubli des faveurs dont il prétendait m’avoir comblé. Je lui reprochai, à mon tour, les meurtres qu’il avait commis sur ses amis et sur des hommes de sa couleur, et je lui dis que ces meurtres et ses crimes nombreux m’avaient décidé à marcher contre lui. « Lorsqu’à la dernière chute des feuilles, ajoutai-je, vous êtes venu à ma cabane, si je vous ai traité avec bonté, c’était parce que je ne voyais pas vos mains souillées du sang de vos parens ; je ne voyais pas les cendres des maisons de vos frères que vous avez fait brûler à la rivière Rouge. » Malgré ces reproches, il continua à injurier non seulement moi, mais les soldats et toutes les personnes qui s’approchaient de lui.

De tous les captifs faits dans ce comptoir, on ne garda que trois hommes en prison : M. Harshield, le métis Maveen compromis dans le meurtre du gouverneur de la baie d’Hudson, et un commis. Les autres s’éloignèrent sans être inquiétés. Joseph Cadotte, le demi-frère de Nowlan, présenta une apologie très humble et très soumise de sa conduite ; il promit, si l’on voulait le relâcher, de se rendre à son canton de chasse pour ne plus se mêler en rien des affaires des traiteurs : on le mit donc en liberté. Mais, au lieu de tenir sa parole, il partit aussitôt pour le comptoir de Mouse-River, où il réunit de quarante à cinquante métis (16), avec lesquels il revint pour reprendre la place ; mais son parti ne s’approcha de nous qu’à un mille de distance et y resta campé quelque temps.


CHAPITRE XXXI.


Hostilités continuées. — Justice à l’européenne. — Convocation des Sioux. — Amour de deux jeunes Sioux pour des captives ojibbeways. — Paix violée. — Discours de lord Selkirk. — Nouveau projet de retour aux États. — Indiens morts de faim.


Au bout de vingt jours, j’allai rejoindre ma famille à Pembinah, et je me mis, avec Wa-ge-to-te, à chasser les bisons dans la prairie. On me dit alors que la plupart des métis du pays étaient enragés contre moi, à cause du parti que je venais de prendre contre la compagnie du Nord-Ouest ; quelques hommes considérables m’avertirent même qu’on en voulait à mes jours. Je répondis qu’il fallait tomber sur moi pendant mon sommeil, comme je l’avais fait sur Harshield et ses compagnons, qu’autrement je ne craignais rien. On rôda plusieurs fois autour de moi avec l’intention de me tuer ; mais j’échappai à tout danger.

Je passai le reste de l’hiver avec les Indiens, et au printemps je retournai à l’Assinneboin. Lord Selkirk arriva, vers le même temps, du fort William. Peu de jours après, M. Cumberland et un autre commis de la compagnie du Nord-Ouest passèrent en canot, remontant la rivière : Comme ils ne s’arrêtaient point au fort, lord Selkirk détacha un canot à leur poursuite ; ils furent pris et incarcérés.

Les employés du comptoir de Mouse-River, appartenant à la compagnie du Nord-Ouest, descendirent alors la rivière ; mais, effrayés d’avoir à passer devant le fort, ils firent halte et campèrent à peu de distance en deçà. Les Indiens des cantons éloignés, qui n’avaient point entendu parler des troubles et des changemens survenus, commencèrent alors à s’assembler ; ils manifestèrent une grande surprise de ne pas trouver leurs anciens traiteurs en possession du fort.

Vers le commencement de l’été, on publia une lettre du juge Codman, qui offrait deux cents dollars de récompense à qui prendrait et livrerait trois métis gravement compromis dans les derniers troubles ; c’étaient Grant, principal chef des métis du Nord-Ouest, Joseph Cadotte et un nommé Assinneboin. Tous furent pris par un parti de notre fort, accompagné de l’interprète Nowlan ; mais on les relâcha sur leur promesse de se représenter à l’arrivée du juge Codman. A peine le parti était-il rentré au fort, qu’Assinneboin vint se rendre, et annonça que Grant et Cadotte avaient pris la fuite dès que Nowlan et les siens avaient eu le dos tourné. Ils s’étaient rendus chez les Assinneboins, d’où ils ne revinrent que lorsqu’on les envoya prendre pour les traduire devant la cour. L’homme qui s’était rendu de bonne grace obtint son pardon.

Lord Selkirk attendait depuis long-temps l’arrivée du juge chargé de prononcer sur le sort des accusés de crimes capitaux et d’arbitrer les prétentions des compagnies rivales. Son impatience devenant chaque jour plus vive, il expédia pour Sah-gi-uk un exprès avec des vivres, des présens et l’ordre de poursuivre sa route jusqu’à ce qu’il eût rencontré le juge. A l’un des comptoirs de la compagnie du Nord-Ouest, au delà de Sah-gi-uk, cet homme fut fait prisonnier et rudement battu par un agent de la compagnie nommé Black ; mais le juge étant arrivé sur ces entrefaites, Black et un autre commis, nommé Mac-Cloud, prirent la fuite et s’allèrent cacher parmi les Indiens. Quand le juge Godman les envoya chercher de la rivière Rouge, on ne put les trouver.

L’instruction judiciaire dura long-temps : beaucoup de prisonniers furent successivement relâchés ; mais M. Harshield et le métis Maveen furent chargés de chaînes et plus étroitement gardés. Le juge avait sa tente à égale distance entre notre fort et le camp de la compagnie du Nord-Ouest : c’était probablement pour ne paraître partial en faveur de personne.

Un matin, comme je me tenais sur la porte du fort, je vis le juge, grand et gros personnage, venir à moi accompagné de M. Mackenzie, d’un métis nommé Cambell, et d’un vieil Indien Naudoway. Ils entrèrent dans le fort, allèrent de chambre en chambre, et parvinrent enfin dans la pièce où se tenait Selkirk. Cambell suivit le juge, et, tenant un papier d’une main, posa l’autre sur l’épaule de Selkirk, en disant quelques mots que je ne compris pas. Il s’ensuivit une longue discussion entièrement inintelligible pour moi ; mais je remarquai que M. Mackenzie et Cambell se tinrent près de là toute la journée. Vers la nuit, Nowlan me dit que le juge avait condamné la compagnie du Nord-Ouest à une amende considérable, je ne sais si c’était trois cents ou trois mille dollars, et que lord Selkirk était relevé de ses arrêts. M. Mackenzie et Cambell partirent alors : les agens de la compagnie de la baie d’Hudson les insultèrent vivement sur leur passage. Le juge resta à dîner avec lord Selkirk.

Le colonel Dickson, qui se tenait alors à la rivière Rouge, envoya un messager aux Sioux, parce que l’on jugeait convenable de les convoquer et de les instruire de l’état des affaires. L’hiver précédent, après un départ pour Pembinah, deux femmes ojibbeways étaient revenues du pays des Sioux avec des calumets adressés aux hommes de leur nation. Ces deux femmes avaient été prisonnières ; leur mise en liberté et le message dont elles étaient chargées furent considérés comme les gages des plus pacifiques intentions.

Une de ces femmes avait épousé un Siou, et ce nouveau mari lui était fort attaché. Quand sa nation eut décidé que la femme devait être renvoyée dans son pays, il fit offrir en échange au mari ojibbeway celle de toutes ses femmes qui pourrait lui convenir le mieux. Mais ce troc ne fut pas accepté, et personne ne se présentait pour porter une réponse aux Sioux, lorsque M. Bruce, l’interprète, offrit enfin ses services. Ces négociations, malgré leur peu d’effet apparent, avaient préparé jusqu’à un certain point les esprits des Sioux au message de M. Dickson, et ils firent partir vingt-deux guerriers avec deux prisonniers ojibbeways qui devaient être remis en liberté.

L’un de ces prisonniers était une jeune femme, fille de Gitche-ope-zhe-ke (le gros bison). Elle avait aussi été mariée parmi les Sioux, et son jeune mari, l’un des vingt-deux envoyés, en était éperdument épris. Les chefs de son parti, au moment de se mettre en marche, voulurent lui persuader de s’en séparer ; mais il le refusa opiniâtrement, et ils se virent enfin obligés de l’abandonner, quoiqu’il ne pût évidemment s’aventurer à rester chez les Ojibbeways qu’au grand péril de sa vie. Après le départ de ses compagnons, il se mit à errer autour de nos habitations en criant comme un enfant. Touché de son état, je l’invitai à entrer dans ma cabane ; et, bien que la différence de langage ne me permît pas de lui faire entendre toutes mes pensées, je tâchai de le consoler en lui montrant qu’il pouvait trouver des amis, même chez les Ojibbeways. Le lendemain, il résolut d’aller rejoindre ses compagnons pour retourner avec eux dans son pays. Il nous quitta donc et suivit leurs traces pendant deux ou trois cents pas ; puis il se jeta par terre, criant et se roulant comme un fou. Enfin, sa passion pour sa femme dominant son désir de retour et ses craintes pour sa propre vie, il revint sur ses pas pour rester parmi nous. Mais nous apprîmes alors que quelques Ojibbeways avaient menacé de venir le tuer ; nous savions bien, d’ailleurs, qu’il lui serait à peu près impossible de vivre avec nous sans de fréquentes attaques contre sa personne. Wa-ge-to-te et Be-gwa-is, nos chefs, décidèrent qu’il serait renvoyé. Huit hommes de confiance furent choisis pour le conduire jusqu’à une journée de distance, dans la direction de la contrée des Sioux. Il fallut l’entraîner de force et continuer cette violence pendant toute la route, jusqu’au passage de l’Assinneboin, où nous rencontrâmes deux cents Indiens de la nation qui porte le nom de cette rivière. Le jeune Siou avait eu la précaution de prendre le costume d’un Ojibbeway ; et, quand le chef des Assinneboins nous demanda où nous allions, nous répondîmes que nos chefs nous envoyaient à la chasse des bisons.

Ce chef, nommé Ne-zho-ta-we-nau-ba, était bon et discret : la terreur du jeune Siou lui révéla bientôt notre mensonge, mais il ne parut pas s’en apercevoir ; il se plaça même très naturellement de manière à détourner de l’étranger l’attention de ses guerriers jusqu’à ce que nous fussions passés. Alors, s’adressant au Siou, dans sa propre langue : « Fuyez, jeune homme, lui dit-il, et souvenez-vous, si vous êtes surpris dans votre course vers votre pays, que bien peu d’Assinneboins ou d’Ojibbeways ne seraient pas joyeux de vous ôter la vie. » Le jeune Siou ne se le fit pas répéter et partit en courant. A peine était-il à cent verges de nous, que nous entendîmes ses cris et ses gémissemens ; mais plus tard on nous dit qu’ayant rejoint ses compagnons à Pembinah, il était rentré sain et sauf dans son pays.

On parla beaucoup de cette paix entre les Sioux et les Ojibbeways. Le colonel Dickson aimait à dire que les Sioux ne seraient pas les premiers à violer le traité, parce qu’ils n’oseraient rien faire sans son consentement. Un jour, précisément comme il s’en vantait, survint un chef d’Ojibbeways avec quarante hommes portant des flèches ensanglantées, arrachées des corps de leurs compagnons, nouvellement tués par les Sioux, auprès d’un comptoir qui appartenait à M. Dickson lui-même. Cet événement fit baisser pendant quelque temps son assurance.

Lord Selkirk, à son tour, réunit tous les Indiens vers le même temps et leur distribua beaucoup de tabac, de liqueurs fortes et d’autres présens, en leur adressant un de ces discours longs et paternels, si communs dans les assemblées indiennes : « Mes enfans, leur dit-il, le ciel, si long-temps sombre et nuageux sur vos têtes, » est devenu plus clair et plus brillant. Votre Grand-Père, par delà les eaux, qui porte toujours, vous le savez, au fond de son cœur les intérêts de ses enfans rouges, m’a envoyé pour écarter les ronces de votre sentier, afin que vos pieds ne soient plus ensanglantés... Vous avez eu soin d’éloigner de vous les hommes blancs, si pervers, qui voulaient, pour leur avantage, vous faire oublier votre devoir envers votre Grand-Père : ils ne reviendront plus vous troubler. Nous avons aussi appelé à nous les Sioux, qui, malgré leurs peaux rouges comme les vôtres, ont été long-temps vos ennemis : désormais ils resteront dans leur pays ; cette paix vous met en sûreté. Long-temps avant la naissance de vos pères, cette guerre a commencé, et, au lieu de poursuivre paisiblement le gibier, pour nourrir vos femmes et vos enfans, vous vous êtes massacrés les uns les autres ; mais ce temps est passé pour toujours, vous pouvez maintenant chasser où il vous plaira. Vos jeunes hommes observeront cette paix, et votre Grand-Père regardera comme son ennemi quiconque relevera le tomahawk. »

Les Indiens répondirent par les promesses et les protestations d’usage ; et, au moment de s’éloigner du fort, dans la même soirée, ils volèrent tous les chevaux de lord Selkirk et de son parti. Le matin, pas un cheval ne restait, et la plupart des Indiens avaient disparu.

La chute des feuilles était si avancée, que je ne pouvais retourner, cette année, aux États. Lord Selkirk, ayant peut-être entendu dire quelque chose de mon histoire, se mit à faire attention à moi. Il s’informa des événemens de ma vie, et je lui racontai beaucoup de détails, particulièrement la part que j’avais eue à la surprise du fort. Le juge Codman (17), qui était aussi resté, parla souvent de moi à lord Selkirk. « Cet homme, dit-il, a guidé notre parti du lac des Bois jus» qu’ici, dans la saison d’hiver ; il a puissamment contribué à la prise du fort : sa fatigue a été grande, il a exposé sa vie, et tout cela pour quarante dollars. Vous ne pouvez pas faire moins que de doubler cette somme, et de lui assurer une rente de vingt dollars par an, sa vie durant. » Lord Selkirk le voulut bien ; la rente m’a été payée pendant les cinq premières années ; le second terme de cinq ans n’est pas expiré encore.

Lord Selkirk ne put quitter l’embouchure de l’Assinneboin aussitôt qu’il l’a vait calculé. La compagnie du Nord-Ouest avait envoyé sur son passage, pour lui tendre des embûches et tâcher de le tuer, quelques Indiens et plusieurs de ses agens déguisés en Indiens. Au nombre de ces derniers, se trouvait un certain Sacksayre. À cette nouvelle il crut devoir dépêcher le colonel Dickson, pour réclamer une escorte de cent Sioux ; ce ne fut qu’après leur arrivée qu’il osa se mettre en route. Sorti du fort pendant la nuit, il alla rejoindre Dickson à Pembinah.

Il était porteur d’une lettre écrite par lui-même, pour moi et en mon nom, à mes amis des États : je leur rappelais les particularités les plus saillantes de mes premières années. Il avait fait tous ses efforts pour me persuader de le suivre, et j’y étais assez disposé ; mais je croyais encore que la plupart de mes proches avaient été massacrés par les Indiens. S’il en survivait quelques uns, une aussi longue absence devait nous avoir rendus, sous tous les rapports, étrangers les uns aux autres. Il me proposait aussi de m’emmener avec lui en Angleterre ; mais j’avais mes affections parmi les Indiens, et ma cabane était sur la terre des Indiens. Là j’avais passé une grande partie de ma vie ; il était trop tard pour former de nouvelles liaisons. Cependant il envoya encore six hommes me chercher au lac des Bois, où j’étais arrivé après la récolte du grain, l’automne déjà fort avancé. Au commencement de l’hiver, j’allai au lac Be-gwi-o-nus-ko, et de là, quand la neige fut tombée, à la chasse des bisons dans la prairie.

Les Indiens arrivèrent un à un dans ces parages, et nous finîmes par former une bande considérable que la faim ne tarda pas à faire souffrir. L’hiver fut très dur, et nos souffrances devinrent de plus en plus intolérables. Une jeune femme fut la première à mourir de faim ; bientôt après, son frère fut atteint d’une sorte de délire qui précède la mort dans cette extrémité d’épuisement : en cet état, il s’éloigna de la cabane de ses parens affaiblis et désespérés. Lorsque je revins de la chasse, très tard dans la soirée, ils ignoraient ce qu’il était devenu ; je sortis du camp vers le milieu de la nuit, et, suivant ses traces, je le trouvai, à peu de distance, mort dans la neige.


CHAPITRE XXXII.


Famine. — La bête de l’Esprit. — Jalousie de chasseur. — Indienne, folle de faim. — Préparatifs d’une longue absence. — Rixe sanglante.— État permanent d’hostilité. — Terreur panique.


Tous les hommes encore en état de marcher se décidèrent à aller à la recherche des troupeaux de bisons, qui devaient être alors assez loin de nous ; moi je résolus de rester, et cet avis fut partagé par un autre bon chasseur, qui n’augurait pas bien du projet de poursuivre les bisons. Nous retournâmes ensemble en arrière, et en peu de temps nous tuâmes cinq mooses, dont la chair, distribuée entre les femmes et les enfans, apporta quelque soulagement à leurs souffrances, et arrêta les progrès de la mort qui étendait parmi nous ses ravages. Les hommes revinrent les uns après les autres, plus faibles et plus épuisés encore qu’au moment de leur départ ; on n’avait tué qu’un seul bison.

Comme les plus pénibles efforts, continués sans relâche, pouvaient seuls nous sauver la vie, je redoublai d’ardeur à la chasse. Ayant fait lever un ours, je le poursuivis trois jours entiers sans pouvoir l’atteindre ; enfin, harassé de fatigue, je renonçai à ma poursuite vers le commencement de la nuit. Hors d’état de former un camp ou d’allumer du feu, je tâchais de me familiariser avec l’approche immédiate d’une mort qui me paraissait inévitable, lorsque des Indiens, presque aussi misérables et affamés que moi, vinrent à passer par là, et m’aidèrent à retourner au camp. Voilà un bel échantillon de la vie que mènent, pendant l’hiver, la plupart des Ojibbeways du nord. Leur stérile et inhospitalière contrée leur fournit si parcimonieusement les moyens de subsistance, qu’il leur faut la plus grande activité pour soutenir seulement leur vie, et il arrive souvent que les hommes les plus robustes et les plus habiles chasseurs finissent par mourir de faim.

Les Indiens prirent, une fois encore, le parti d’aller tous ensemble à la poursuite dès bisons ; ils voulurent, cette fois, emmener toutes les familles ; Oon-di-no seul, le chasseur demeuré avec moi la dernière fois, voulut rester, pour donner le temps à sa femme de boucaner la peau d’un moose qu’il avait tué. Ce devaient être là leurs provisions de voyage si toute autre espèce de vivres venait à leur manquer. Je résolus de rester avec lui ; mais, au milieu de la première nuit qui suivit le départ des Indiens, la détresse de mes enfans devint si grande, qu’il me fut impossible de rester plus long-temps dans ma cabane : je partis donc en disant à Oon-di-no que, si je pouvais tuer ou me procurer quelque gibier, je reviendrais sur-le-champ à son secours. Je suivis de toute ma vitesse le sentier des Indiens, et, vers le matin, j’arrivai à leur camp.

Aussitôt j’entendis le bruit d’une fête, et tandis que j’entrais dans la cabane, un vieillard remerciait le Grand Esprit d’être venu à leur aide au moment de leur besoin ; il ne désignait l’animal qui avait été tué que par le nom de Manitowais-se, cela signifie à peu près la bête de l’Esprit. J’appris ensuite que c’était un vieux bison maigre ; j’en conclus que les troupeaux devaient être à peu de distance, et deux jeunes hommes voulurent bien se joindre à moi. Nous sortîmes, sans plus tarder, dans la direction qui nous parut la plus favorable.

Après trois heures de marche, nous montâmes un petit coteau, et nous vîmes devant nous la terre toute noire de bisons ; nous rampâmes jusqu’à eux, et j’eus bientôt tué deux femelles grasses : en les découpant, j’entendis les décharges de fusils des autres Indiens qui avaient suivi mes traces. Il était un peu tard lorsque je rentrai au camp ; la plupart des hommes m’avaient devancé. Je m’attendais à trouver le bruit et le tumulte d’un festin joyeux ; pas une voix ne se faisait entendre ; pas une femme, pas un enfant ne circulaient : tout était morne et silencieux.

Se pourrait-il, pensai-je à part moi, que ce secours arrivât trop tard, et que nos femmes et nos enfans fussent tous déjà morts ? Je portai mes regards dans toutes les cabanes. Chacun des Indiens était encore vivant ; mais nul n’avait à manger. La plupart de ces hommes vivaient habituellement dans une région boisée ; ils venaient de chasser les bisons pour la première fois, et je rapportais seul de la venaison. Nous portions, moi et les deux jeunes gens qui m’avaient accompagné, chacun une forte charge de viande ; le produit de ma chasse arrêta quelque peu les progrès de la famine.

Il y avait alors avec nous un homme nommé Waw-be-be-nais-sa (l’Oiseau blanc), que j’avais connu autrefois. Mes succès de chasseur réveillèrent avec irritation sa jalousie et sa mauvaise volonté contre moi. A cause de cet homme, et pour éviter toute apparence d’ostentation, je ne fis point de festin dans ma cabane comme il eût été convenable de le faire dans cette circonstance ; mais un des jeunes Indiens qui m’avaient accompagné fit une fête, et moi, après avoir réservé le nécessaire pour les besoins de mes enfans, je distribuai le reste aux familles voisines. Mon jeune compagnon avait invité Waw-be-be-nais-sa et beaucoup d’autres avec lui. Dans la soirée, cet homme ne négligea, comme je l’appris ensuite, aucun moyen de prévenir les Indiens contre moi. Il m’accusa d’orgueil et d’insolence, il prétendit que j’avais exercé sur eux de bien des manières une précieuse influence ; mais je restai dans ma cabane, aimant mieux paraître ne point prendre garde à sa personne que d’entrer en discussion avec ses propos malveillans.

Le lendemain matin, longtemps avant la première heure du jour, les femmes allèrent chercher les restes des deux bisons tués par moi. J’indiquai à quelques chasseurs la partie du corps qu’ils devaient viser ; la chasse recommença, et plusieurs Indiens tuèrent des bisons ce jour-là. Nous eûmes bientôt de la viande en abondance. Tous ceux qui étaient malades et à demi morts se rétablirent aussitôt, à l’exception d’une femme qui, devenue folle de faim, conserva son dérangement d’esprit pendant plus d’un mois.

L’homme le plus considérable de cette bande s’appelait O-poih-gun (la pipe) ; il resta avec moi, ainsi que les habitans de trois cabanes ; les autres se dispersèrent dans diverses directions à la chasse des bisons. Waw-be-be-nais-sa et son gendre furent du nombre de ceux qui restèrent. Je tuai un grand nombre de bisons gras et je boucanai les meilleurs morceaux de quarante d’entre eux. Nous avions tant souffert de la faim que je voulais mettre ma famille à l’abri du retour d’un tel fléau. Je songeais toujours aussi à un voyage aux États, pendant lequel elle resterait assez long-temps sans personne qui chassât pour elle. Je fis vingt grands sacs de Pemmican ; j’achetai des Indiens dix barils de dix gallons chacun et je les remplis de graisse ; je conservai, en outre, un grand nombre de langues et d’autres provisions.

Je ne découvris pas sur-le-champ que l’intention de Waw-be-be-nais-sa, en restant campé près de moi, n’avait été que de me tracasser et de me tourmenter. Lorsque vint l’heure de notre déplacement, j’avais tant de provisions à emporter, qu’il me fallut faire quatre voyages avec mes chiens. Un jour, il se ménagea les moyens de me surprendre seul à l’endroit où je déposais ma charge ; à peine m’étais-je arrêté, qu’il enfonça ses deux mains dans la longue chevelure qui pendait de l’un et de l’autre côté de ma tête : « Voici, me dit-il, le terme de votre route ; regardez bien la place où les loups et les oiseaux de proie rongeront votre carcasse. » Je lui demandai le motif de cette violence. « Vous êtes un étranger, reprit-il, vous n’avez aucun droit parmi nous, et cependant vous vous vantez d’être le meilleur chasseur ; vous voulez que nous vous traitions comme un grand homme. Pour ma part, je suis depuis long» temps fatigué de votre insolence, et j’ai résolu de ne pas vous laisser vivre un jour de plus. »

Voyant qu’il n’y avait pas à raisonner avec lui, et qu’il se disposait à battre ma tête contre un peuplier voisin, soudain, par un violent effort, je lui fis perdre terre en dégageant ma tête aux dépens d’une partie de ma chevelure ; mais, dans cette lutte, il parvint à saisir entre ses dents trois doigts de ma main droite et les mordit jusqu’aux os de toute sa force : je ne parvins à les arracher de sa bouche qu’en lui portant de mon poing gauche un coup sur un œil. Ses lèvres s’entr’ouvrirent, et il tressaillit jusqu’aux pieds. Mon tomahawk était par terre auprès de moi, il l’aperçut, s’en empara et voulut m’en porter un coup à la tête avec tant de force que, comme je l’évitai, sa propre violence le fit tomber de toute sa hauteur.

Sauter aussitôt sur lui, arracher le tomahawk de ses mains et lancer cette arme au loin fut l’affaire d’un clin-d’œil sans cesser de le tenir ferme contre terre. J’étais furieux de cette violente attaque que rien n’avait provoquée, cependant je ne voulais pas le tuer ; mais voyant à ma portée un morceau de gros pilier de cabane, je le ramassai. Je dis à Waw-be-be-nais-sa de se lever, et je me mis à le battre. Il prit aussitôt la fuite, mais je le poursuivis de près en continuant de le frapper pendant une course de deux ou trois cents verges.

Comme je retournais à mes provisions, son gendre et deux autres jeunes hommes de sa famille accoururent attirés par ses cris. Qu’avez-vous fait ? me dit l’un d’eux avec colère ; et tous les trois se jetèrent aussitôt sur moi. J’étais épuisé de fatigue, ils me terrassèrent facilement. Waw-be-be-nais-sa revint aussitôt, et me prenant par un mouchoir de soie noire que je portais autour du cou voulut m’étrangler tout en me frappant à coups de poing et à coups de pied ; enfin il me jeta dans la neige. J’entendis un de ces hommes dire : il est mort ; et, comme j’étais hors d’état de résister ainsi à quatre adversaires, je tâchai de rendre cette opinion vraisemblable. Enfin, ils me laissèrent pour mort et se tinrent à quelques pas ; mais, à leur grande surprise, je me relevai tout à coup, saisissant un poteau de cabane. À cette vue, tous s’enfuirent ; je les poursuivis à mon tour, et Waw-be-be-nais-sa reçut encore de moi une sévère correction. Ils ne revinrent pas à la charge, et je retournai à mon travail. Ma femme avait ramené à ma cabane mes chiens harassés de fatigue ; ils étaient couchés devant la porte. Waw-be-be-nais-sa les vit en rentrant avec ses compagnons, tira son couteau et tua l’un d’eux ; à ce bruit, ma femme accourut, mais il menaça de la tuer aussi.

Le lendemain, comme Waw-be-be-nais-sa était tout meurtri et blessé, avec la figure surtout extrêmement enflée, je conjecturai qu’il ne s’éloignerait pas ; et, craignant quelque danger pour ma femme si je la laissais seule dans ma cabane, je l’envoyai transporter nos provisions et je restai seul à veiller. Mais, vers le milieu du jour, la fatigue l’emporta et je m’endormis. Waw-be-be-nais-sa, soit qu’il en eût le soupçon, soit qu’il fût bien informé, se glissa fort adroitement dans ma cabane, son couteau à la main ; comme il allait me frapper, je fis un mouvement pour me réveiller. Je n’étais pas désarmé, il s’enfuit en toute hâte, et je ne le poursuivis pas.

Cet homme ne cessa plus de me menacer et de me tourmenter. S’il me rencontrait dans le sentier, jamais il ne voulait se détourner, quoiqu’il n’eût rien à porter et que je fusse pesamment chargé. Son œil resta long-temps si enflé, qu’il ne pouvait pas s’en servir. Toute sa personne se trouvait ainsi fort ridicule ; car, dans son état ordinaire, c’était un homme assez désagréable et mal bâti. Un jour, après une tentative inutile de me frapper de son couteau, dans l’impatience de sa rage déçue, il fit, à l’aspect de ma cabane, le geste de mépris des femmes ; ce qui l’exposa aux plaisanteries de tous les Indiens, sans en excepter ses amis.

Cette persécution continuelle n’en était pas moins insupportable pour moi, et je cherchais à l’éviter. Dans une de nos marches, j’avais précédé notre parti qui suivait un sentier battu ; je voulus me détourner un peu de la route pour placer mon camp dans un endroit où je ne serais pas nécessairement exposé à me trouver avec lui ; mais quand il vint à l’embranchement de mon sentier avec son jeune fils âgé de douze ans, je l’entendis dire à l’enfant : attends-moi ici, je vais tuer cet homme blanc. Il déposa son fardeau et, malgré les supplications de son fils, il s’avança jusqu’à cinquante verges de moi ; puis, tirant son fusil de son étui, il le banda et le dirigea sur ma poitrine.

Après être resté quelque temps dans cette position, voyant qu’il ne réussissait point à m’intimider, il voulut s’approcher de moi en bondissant en zig-zag et poussant le cri de guerre. Comme il continuait à me viser en vociférant des menaces, je perdis enfin patience et je saisis mon fusil. L’enfant accourut et, me serrant dans ses bras, me conjura d’épargner son père qui était atteint de folie. Je jetai mon fusil ; puis, prenant le vieillard à bras le corps, je lui enlevai le sien, et lui reprochai l’obstination de sa déraisonnable conduite. « Je me suis, lui dis-je, si souvent mis en votre pouvoir, que vous devriez avoir depuis long-temps reconnu combien vous manque le courage de me tuer. Vous n’êtes pas un homme ; vous n’avez même ni le cœur d’une femme ni la bravoure d’un chien. C’est la première fois que je vous parle. Je veux vous apprendre que je suis fatigué de vos folies ; s’il vous arrive, à l’avenir, de me persécuter encore, ce sera au péril de votre vie.»

Il s’éloigna alors de moi, et prit les devants avec les autres Indiens. Ma famille resta seule en arrière. Le lendemain je suivis leurs traces, en tirant un traîneau chargé, tandis que mes chiens, chargés aussi, marchaient devant moi. Comme nous approchions d’un hallier, j’avertis ma fille Marthe de se tenir sur ses gardes, parce que Waw-be-be-nais-sa pouvait être en embuscade dans les buissons. Au même instant je la vis bondir à plusieurs pieds de terre, et elle accourut à moi, les mains élevées, en criant : mon père ! mon père ! Je saisis mon fusil, et, m’élançant vers le hallier, j’explorai tous les endroits où l’on pouvait se cacher. Je vis les piliers de cabane et les tisons presque éteints du dernier camp, et je revins sans avoir rien découvert. A mes questions sur la cause de ses alarmes, ma fille répondit qu’elle avait senti du feu, tant était vive la terreur qui agitait son esprit, par suite des continuelles persécutions de Waw-be-be-nais-sa.


CHAPITRE XXXIII.


Songe prophétique. — Guet-apens. — Indien mort de faim. — Père de famille abandonné. — Vengeance. — Les longs couteaux. — Système de compensation entre les Indiens. — Les traiteurs des deux compagnies.


Je me trouvai si heureux d’être enfin à l’abri des atteintes de ce méchant homme, que je résolus de m’arrêter au lac Rush, et d’y rester seul avec ma famille, parce que je lui supposais l’intention de se rendre immédiatement au lac des Bois avec les autres Indiens. Je choisis donc un lieu de campement pour le reste de l’hiver ; et, confiant la cabane aux soins de mes enfans, j’allai avec ma femme chercher une partie de nos provisions. Quand nous rentrâmes, vers la nuit, les enfans nous dirent qu’en notre absence leur grand’mère était venue les voir, et qu’elle priait sa fille d’aller la visiter le lendemain, dans un endroit où étaient campées ensemble trois ou quatre familles de nos amis.

Je donnai sans peine mon assentiment ; et, comme ma belle-mère m’avait fait inviter en particulier, je consentis d’accompagner ma femme, ajournant à notre retour le transport du reste des provisions ; mais, dans la nuit, j’eus un songe. Le jeune homme que j’avais vu plusieurs fois dans les préparatifs de mes médecines de chasse descendit, comme à l’ordinaire, par l’ouverture du toit de ma cabane, et se tint debout devant moi. « Vous ne devez point aller, me dit-il, à l’endroit que vous vous proposez de visiter demain ; si vous persistez dans votre projet, si vous négligez mes avertissemens, vous verrez ce qui vous arrivera. » Regardez de ce côté, ajouta-t-il en n’indiquant la direction opposée. J’y vis She-gwaw-koo-sink, Me-zhuk-ko-naun et d’autres de mes amis qui venaient. Il me fit ensuite porter mes regards en haut, et je vis un petit faucon, attaché par la queue, voltiger au dessus de ma tête.

Le jeune homme ne me dit plus rien, et, se retournant, sortit par la porte de la cabane. Je me réveillai l’esprit fort agité, et il me fut impossible de me rendormir. Le matin, j’annonçai à ma femme que je ne pouvais point l’accompagner. Et pour quel motif, me dit-elle, ne pas tenir votre promesse d’hier ? Je lui racontai mon rêve, elle m’accusa de peur ; et, cédant à ses instances, je consentis enfin à partir avec elle.

Dans la matinée, je dis à mes enfans que leur oncle et d’autres Indiens arriveraient dans le jour à ma cabane ; je les chargeai de leur dire que si je revenais ce serait vers midi, et que s’ils ne me voyaient pas revenir ils devraient en conclure que j’aurais été tué. Je sortis ensuite avec ma femme ; mais à peine à deux cents verges de marche, je vis au dessus de moi un petit faucon semblable à celui qui m’avait apparu en songe. Je compris qu’il m’était envoyé en nouvel avertissement, et je dis à ma femme que je n’irais pas plus loin.

Comme je reprenais le chemin de ma cabane, elle me reprocha de nouveau mes craintes et les tourna en ridicule. Je connaissais toutes les préventions qui existaient contre moi dans la famille de ma belle-mère ; mon refus d’aller la visiter ne pouvait que leur donner une nouvelle force. Par cette considération, je continuai ma route, quoique bien convaincu que j’avais tort de céder.

En arrivant à la cabane de ma belle-mère, je déposai mon fusil à la porte ; j’entrai et je m’assis entre deux sœurs de ma femme, qui n’avaient qu’un seul mari. Je me mis à jouer avec deux de leurs jeunes enfans. Comme je baissais la tête, j’entendis soudain un grand bruit, et je perdis aussitôt connaissance. Je ne voyais plus rien ; je n’avais plus aucun souvenir : enfin je repris mes sens. Plusieurs femmes me tenaient les mains et les bras ; je lisais sur toutes leurs figures la terreur et l’alarme. Je ne compris rien à ma situation ; je ne me rappelais pas ce qui s’était passé : enfin j’entendis en dehors de la cabane des cris d’insulte et de triomphe ; c’était la voix de Waw-be-be-nais-sa.

Je commençai alors à sentir comme de l’eau chaude sur ma figure. Je portai la main à ma tête, et mes doigts rencontrèrent mon crâne dépouillé. Enfin je me débarrassai des femmes qui me retenaient, et je me mis à poursuivre Wawbe-be-nais-sa ; mais je ne pus l’atteindre, parce que les Indiens l’aidaient à m’éviter. Vers la nuit je regagnai ma cabane, quoique fort grièvement blessé ; je croyais avoir les os du crâne brisés. Au moment de ma blessure je n’avais perdu que peu de sang, et pendant fort long-temps il n’en coula pas une seule goutte. J’entendais dans ma tête d’étranges bruits ; mais je ne tombai pas en défaillance avant d’atteindre ma cabane. Je revenais sans fusil ; Waw-be-be-nais-sa s’était emparé du mien à la porte de ma belle-mère.

Je trouvai dans ma cabane She-gwaw-koo-sink, Me-zhuk-ko-naun, et Nah-gaun-esh-kaw-waw, gendre de Wa-ge-to-te, plus ordinairement surnommé Oto-pun-ne-be. Au moment où je prenais She-gwaw-koo-sink par la main, le sang jaillit à grands flots de ma tête. « Que signifie cela, mon fils ? me dit-il. J’ai voulu jouer avec un autre homme, lui répondis-je ; et, comme l’eau de Be-gwi-o-nus-ko nous avait enivrés, nous avons joué trop rudement. » Je voulais tourner la chose en plaisanterie, mais je m’évanouis à ces mots, et ils virent toute l’étendue de la blessure que j’avais reçue. Oto-pun-ne-be était pour moi une vieille connaissance, et m’avait toujours manifesté des dispositions amicales ; il parut très affligé de ma blessure, et se promit en lui-même de punir Waw-be-be-nais-sa de son injuste violence. Cet homme, envers qui j’ai contracté tant d’obligations de bons procédés, a subi, quelque temps plus tard, le sort destiné dans ce pays à presque tous les Ojibbeways, bons et mauvais. Il est mort de faim !

En entrant dans la cabane de ma belle-mère, je n’avais pas songé à baisser le chaperon de ma capote, faite d’une peau de moose très épaisse. Cette négligence m’avait empêché de remarquer l’entrée de Waw-be-be-nais-sa, et de voir ou d’entendre son approche. Il est probable aussi que je serais tombé mort à l’instant même de son attaque, si ma tête n’avait pas été ainsi couverte. La force du coup s’était trouvée amortie par l’épaisseur du cuir, mais mon crâne était fracturé, et il existe encore un calus très prononcé à l’endroit où le tranchant du tomahawk avait porté. Il me fallut beaucoup de temps pour me remettre de cette blessure, quoique la retraite forcée dont elle fut la cause ne durât pas aussi long-temps que je l’avais craint d’abord (18).

Waw-be-be-nais-sa s’enfuit aussitôt vers notre village de Me-nau-zhe-tau-nung, et les autres Indiens, n’ayant jamais chassé dans la prairie, furent saisis d’une terreur panique. Ils croyaient tous que les Sioux s’étaient mis à leur poursuite. Je me sentais trop faible pour voyager ; et d’ailleurs je savais bien que nous n’avions alors rien à craindre de la part des Sioux ; mais ma belle-mère trouva fort mauvais mon refus de me mettre en route avec les Indiens.

Je n’ignorais pas que ma belle-mère, et j’avais quelques raisons de croire que ma femme n’avaient pas été étrangères à l’attaque de Waw-be-be-nais-sa contre mes jours : je leur dis donc de me laisser si elles voulaient, et elles partirent, emmenant avec elles tous mes enfans. Oto-pun-ne-be (19) et son cousin, jeune garçon de quatorze ans, restèrent seuls auprès de moi ; ils me prodiguèrent, avec une attention pleine de bonté, tous les soins que réclamait mon état, tandis que ceux qui auraient dû être mes amis m abandonnaient à mon triste sort. Après le quatrième jour, je me trouvai beaucoup plus mal ; j’étais incapable de me tenir debout, et presque même de me mouvoir. Vers le dixième jour, je commençai à me rétablir.

Lorsque mes forces furent un peu revenues, nous partîmes ensemble pour le village, laissant les cabanes telles que les Indiens les avaient laissées : toutes debout, quelques unes remplies de vivres et d’autres objets d’une certaine valeur. Notre traiteur demeurait à quelque distance du village ; quand nous arrivâmes à l’embranchement des sentiers, je convins, avec Oto—pun-ne-be, d’un lieu de rendez-vous, à un jour déterminé. Nous fûmes exacts l’un et l’autre, et voici, d’après sa narration, ce qui s’était passé au village.

A peine arrivé, Oto-pun-ne-be entra et s’assit dans la cabane de l’un des principaux chefs ; peu après, Waw-be-be-nais-sa parut aussi et alla s’asseoir en face. Tous deux se regardèrent quelque temps en silence, et Waw-be-be-nais-sa dit enfin : « Oto-pun-ne-be, vous n’êtes jamais venu dans notre village :je n’ignore pas le motif qui vous amène de si loin pour nous voir. Vous n’avez pas de frères de votre sang, les longs couteaux les ont tous tués, et vous » êtes assez fou pour donner le nom de frère à l’homme que j’ai battu l’autre jour. »

« Il n’est pas vrai, répondit Oto-pun-ne-be, que les longs couteaux m’aient tué aucun frère ; mais, l’eussent-ils fait, je ne vous laisserais pas vous ruer sur mon ami, qui est en tout semblable à nous ; je ne vous permettrais pas de l’insulter et de le blesser, ainsi que vous l’avez fait, sans cause et sans provocation. Il est vrai que je l’appelle mon frère, et je le vengerai comme un frère ; mais je ne veux pas verser de sang dans la cabane de ce chef, qui m’a reçu en ami. »

À ces mots, il prit Wa-be-be-nais-sa par la main, le mena hors de la cabane, et déjà il allait lui plonger son couteau dans le cœur, lorsque le chef, homme très fort, lui arrêta la main, saisit le couteau et le brisa. Une lutte s’ensuivit ; trois ou quatre hommes à la fois se jetèrent sur Oto-pun-ne-be ; mais il était d’une grande vigueur, et, ne perdant pas de vue le motif de son voyage, il ne lâcha point Waw-be-be-nais-sa, qui ne se tira enfin de ses mains qu’avec deux côtes brisées et plusieurs graves contusions. Oto-pun-ne-be était naturellement paisible, même dans l’ivresse : s’il lui arrivait de prendre part à une rixe, c’était plutôt, comme dans cette circonstance, pour un ami que pour une cause personnelle.

Je fus content de savoir Waw-be-be-nais-sa puni de la sorte : deux côtes brisées me parurent balancer suffisamment la blessure de ma tête. Nous fîmes, Oto-pun-ne-be et moi, un festin de gibier, que ma convalescence, étonnamment rapide, m’avait permis de tuer ; et, de retour au camp abandonné, nous trouvâmes encore toutes les cabanes dans l’état où les Indiens les avaient laissées. Dix jours après, ils commencèrent à revenir, les uns après les autres, pour veiller sur ce qui leur appartenait. Oto-pun-ne-be prit mon canot pour retourner à la rivière Rouge, où il s’était établi.

Les autres Indiens emportèrent leurs cabanes, leurs meubles et leurs vivres. J’avais alors une assez grande quantité de viandes sèches, pour suffire à la subsistance de ma famille pendant plus d’une année. Après avoir pourvu de mon mieux à toutes mes affaires, je pris un petit canot et je partis seul pour Mackinac, d’où j’espérais aller retrouver aux États quelques uns de mes parens, s’il en existait encore.

Au lac de la Pluie je rencontrai M. Giasson et plusieurs autres agens de la compagnie de la baie d’Hudson. Tous me dirent qu’il n’y aurait pas sûreté pour moi à me trouver en présence des employés de la compagnie du Nord-Ouest, encore furieux de la conduite que j’avais tenue. Je savais que les agens de la baie d’Hudson, n’ayant point de relation avec le bas du lac Supérieur, ne pourraient nullement venir à mon aide, et que, si j’entreprenais de passer seul, je rencontrerais inévitablement quelques blancs du Nord-Ouest.

Prenant donc mon parti, j’allai droit au lac de la Pluie, où je trouvai mon ancien traiteur, M. Tace. Il se tenait au bord du lac, lorsque j’arrivai dans mon petit canot. Il me dit de venir à sa maison, et je le suivis. Là il me demanda d’un ton presque sévère le motif de ma venue. « Pourquoi, me dit-il, n’allez-vous pas chercher vos amis de la baie d’Hudson ? » Je lui répondis que je voulais aller aux États... « Il aurait bien mieux valu, reprit-il, que vous y fussiez allé il y a long-temps. » Je restai là vingt jours, parfaitement traité par M. Tace, qui me mena ensuite au fort William dans son propre canot. De là, le docteur Mac-Laughlin m’envoya dans une de ses barques au saut de Sainte-Marie, d’où M. Ermatinger me conduisit à Mackinac. Tous les agens du Nord-Ouest que je rencontrai dans ce trajet me traitèrent avec bonté ; nul ne me dit un seul mot de mes relations avec la compagnie de la baie d’Hudson.


CHAPITRE XXXIV.


Voyage à Détroit. — Rencontre de Kish-kau-ko. — Souvenirs et détails de famille. — Respect des Indiens pour la propriéte des blancs. — Inhospitalité des blancs de la frontière. — Hospitalité d’un Indien. — Meurtre. — Justice indienne. — Funérailles. — Jeux funèbres. — Le meurtrier adopté par la mère de la victime.


Le major Puthuff, agent indien des États-Unis à Mackinac, me donna un canot d’écorce de bouleau, quelques provisions et une lettre pour le gouverneur Cass à Détroit. Mon canot fut attaché à un schooner, à bord duquel je partis confié à un gentleman dont j’ai oublié le nom, mais qui, je le crois, était envoyé par le major tout exprès pour prendre soin de moi dans le voyage. La traversée dura cinq jours ; le gentleman, en débarquant, me dit de l’attendre, et je ne l’ai jamais revu.

Le jour d’après, je débarquai moi-même, et m’étant avancé dans la rue, je m’arrêtai un moment pour regarder tout autour de moi. Enfin, je vis un Indien, j’allai droit à lui, et je lui demandai qui et d’où il était. — Ottawwaw de Saugenong, répondit-il. — Connaissez-vous Kish-kau-ko ? — C’est mon père. — Où est Manito-o-gheezhik son père et votre aïeul ? — Mort à la dernière chute des feuilles ! — Je lui dis d’aller chercher son père et de l’amener, mais le vieillard ne voulut pas venir.

Le lendemain, comme j’errais encore dans la rue, regardant de côté et d’autre, j’aperçus un vieil Indien, et je courus le rejoindre. En m’entendant approcher il se retourna, m’examina quelques instans d’un air inquiet et me serra dans ses bras. C’était Kish-kau-ko (20) ; il ne ressemblait guère au jeune homme qui m’avait fait prisonnier tant d’années auparavant. Il me fit avec empressement beaucoup de questions sur ce qui m’était arrivé, sur les lieux que j’avais habités depuis notre séparation. Je le priai de me conduire chez le gouverneur Cass, mais il le refusa avec une apparence d’effroi.

Voyant que je n’obtiendrais pas de lui ce service, je pris à la main la lettre du major Puthuff, et m’étant fait indiquer par des Indiens la maison du gouverneur, je m’y rendis sans plus tarder ; mais un soldat, qui se promenait en travers de la porte, me barra le passage. Je ne pouvais me faire comprendre en anglais. Heureusement je vis le gouverneur assis dans son vestibule ; je lui montrai ma lettre, et il dit au soldat de me laisser passer. Dès qu’il eut ouvert la lettre, il me tendit la main, et par l’intermédiaire d’un interprète qu’il envoya chercher, il s’entretint long temps avec moi. Kish-kau-ko, mandé près de lui, confirma mon récit des circonstances de ma capture et de mon séjour de deux années chez les Ottawwaws de Saugenong.

J’appris alors de Kish-kau-ko divers détails de mon enlèvement que j’ai rapportés au début de ce récit, et dont j’avais conservé un vague souvenir d’après les conversations tenues plus d’une fois en ma présence. Je croyais encore que ma famille presque tout entière avait été massacrée dans la seconde expédition de Manito-o-gheezhik à l’embouchure du Big-Miami, lorsque le vieillard m’avait rapporté le chapeau de mon frère pour preuve de ce massacre.

« Est-il vrai, dis-je à Kish-kau-ko, que votre père ait tué tous mes parens ? » Il me répondit que non. Manito-o-gheezhik, l’année d’après mon enlèvement et dans la même saison, était retourné à l’endroit d’où il m’avait enlevé ; là, comme dans sa première expédition, il avait épié mon père et ses planteurs depuis le matin jusqu’à midi. Alors tous les blancs étaient rentres à la maison, excepté mon frère, âgé de dix-neuf ans, qui labourait avec un attelage de chevaux. Les cordes étaient passées autour de son cou ; les Indiens se jetèrent sur lui ; les chevaux voulurent s’enfuir ; mon frère s’embarrassa dans les cordes, tomba, et fut pris par les Indiens.

Les chevaux furent tués à coups de flèches, et les Ottawwaws entraînèrent mon frère dans les bois. L’Ohio fut passé avant la nuit, et ils ne firent halte qu’à une bonne distance. Mon frère fut fortement attaché à un arbre, les bras et les, mains liés par derrière, et les cordes contenant sa poitrine et son cou ; mais il parvint à les ronger et à tirer de sa poche un canif qui trancha tous ses liens.

Aussitôt il courut droit à l’Ohio et le traversa à la nage. Les Indiens, réveillés au bruit qu’il faisait, le poursuivirent à travers les bois ; mais la nuit était très sombre, et ils ne l’atteignirent pas. Son chapeau était resté dans le camp ; ils le prirent pour me faire croire que mon frère avait été tué par eux, tandis qu’il était rentré, au lever du soleil, dans la maison paternelle.

Le gouverneur me donna des vêtemens d’une valeur de soixante à soixante-dix dollars et me fit loger pour quelque temps chez son interprète, à un mille de sa résidence, où je devais attendre le moment d’une grande réunion d’Indiens et d’hommes blancs à Sainte-Marie sur le Miami. C’était de là qu’il me promettait de me faire rejoindre mes parens au bord de l’Ohio.

J’attendis deux mois au moins, et mon impatience de poursuivre ma route s’irrita chaque jour ; je partis enfin avec Be-nais-sa, frère de Kish-kau-ko et huit autres Indiens, qui se rendaient à la réunion convenue. Parti à l’insu du gouverneur Cass, je n’emportais aucune espèce de provision. Nous eûmes beaucoup à souffrir de la fatigue et plus encore de la faim, surtout après avoir passé les rapides du Miami, où nous laissâmes notre canot. Les Indiens que nous rencontrions nous refusèrent souvent tout secours, quoiqu’ils fussent dans l’abondance. Nous nous arrêtâmes plus d’une fois pour dormir près du champ de blé d’un homme blanc ; le blé était mûr ; nous étions à demi morts de faim, et cependant nous n’osions rien prendre. Une nuit, nous nous arrêtâmes auprès d’une maison de bonne apparence. Il y avait là un vaste champ de beau blé. Les Indiens, presque affamés, me dirent : « Shaw-shaw-wa-ne-ba-se (21), vous êtes venu de bien loin pour voir vos parens, entrez et voyez s’ils vous donneront à manger. » Je me présentai à la porte ; mais les blancs, qui prenaient alors leur repas, me chassèrent, et les Indiens se moquèrent de moi.

Peu de temps après, une nuit, comme nous dormions sur la route, quelqu’un vint à passer à cheval et nous demanda, dans la langue des Ottawwaws, qui nous étions. Un des Indiens répondit : « Nous sommes des Ottawwaws et des Ojibbeways, nous avons avec nous un long couteau de la rivière Rouge fait prisonnier, il y a bien des années, par Kish-kau-ko. » Sachant qui nous étions et où nous allions, il nous dit à son tour qu’il se nommait Ah-koonah-goo-zik. « Si vous êtes bons marcheurs, ajouta-t-il, vous arriverez chez moi après demain à midi, et là, vous trouverez un bon repas. Il faut que je marche toute la nuit pour arriver demain. » À ces mots, il nous quitta.

Le lendemain mes forces étaient tellement épuisées qu’il fallut m’ôter ma charge. Un Indien prit mon fusil, un autre ma couverture, et nous arrivâmes vers la nuit aux fourches du Miami. Là étaient un village indien, un comptoir et plusieurs familles de blancs. Je m’adressai au traiteur, je lui exposai mon état et celui des Indiens qui m’accompagnaient, mais nous n’obtinmes aucun secours ; le jour d’après, j’étais incapable de poursuivre ma route. Quelques Indiens eurent enfin pitié de nous, et grâce à leur aide, le jour suivant nous pûmes atteindre le toit hospitalier d’Ah-koo-nah-goo-zik.

Cet homme nous attendait avec deux grands plats tout pleins de blé et de venaison qu’il avait fait cuire d’avance. Il en plaça un devant moi avec des assiettes et des cuillers de bois, l’autre devant Be-nais-sa. Notre repas terminé, il nous dit que le meilleur parti pour nous était de nous reposer auprès de lui dix ou quinze jours, puisqu’il avait beaucoup de grain et que le gibier gras abondait dans les alentours. Je lui répondis que, pour ma part, le voyage dont je voyais le terme si rapproché avait été mon vœu constant pendant de longues années ; que j’éprouvais une extrême impatience de savoir si quelques uns de mes parens vivaient encore, mais que je m’estimerais heureux de passer deux ou trois jours avec lui et de lui emprunter ensuite un cheval pour me porter jusqu’à Kau-wis-se-no-ki-ug ou Sainte-Marie. « Eh bien ! soit, reprit-il. »

Au terme fixé, un matin, de bonne heure, comme nous faisions nos préparatifs de départ, il vint à moi conduisant un beau cheval, et il me mit la bride à la main en me disant : « Je vous le donne pour votre voyage. » Je ne lui répétai pas que je comptais le laisser à Kau-wis-se-no-ki-ug. Je savais qu’en pareil cas les Indiens n'aiment pas les protestations réitérées. En deux jours, je parvins à l’endroit désigné pour le conseil. Les Indiens n’étaient pas encore assemblés ; mais déjà un homme s’y tenait pour distribuer des provisions aux arrivans. Je ne tardai pas à me voir saisi d’une fièvre violente. Sans me condamner absolument à ne pas sortir de ma cabane, elle me fut extrêmement désagréable et pénible.

Dix jours après, un jeune Ottawwaw, que Be-nais-sa avait mis à ma disposition pour préparer mes vivres et me soigner dans mon état maladif, traversa la petite baie et alla visiter un camp où les Potawatomies (22) nouvellement arrivés se livraient alors aux excès de l’ivrognerie. A minuit, on nous le ramena ivre ; un des hommes qui l’accompagnaient me dit, en le poussant dans ma cabane : « Prenez soin de votre jeune homme, il a fait un mauvais coup. »

Je réveillai Be-nais-sa pour allumer du feu, et à la lueur du foyer nous vîmes l’Ottawwaw debout, son couteau à la main, le bras et une grande partie du corps couverts de sang. Les Indiens ne pouvaient pas le faire coucher ; je lui en donnai l’ordre, et il obéit sur-le-champ. Je leur défendis de faire aucune recherche sur ce qui s’était passé, et de paraître remarquer son couteau sanglant.

Le matin, après un profond sommeil, il n’avait aucun souvenir des événemens de la nuit. Il nous dit qu’il croyait s’être fort enivré, qu’il avait bien faim, et qu’il allait se hâter de préparer son repas. Il fut confondu d’étonnement quand je lui dis qu’il avait tué un homme. Il se rappelait seulement que dans son ivresse il avait poussé des cris au souvenir de son père massacré par les hommes blancs, au même endroit, bien des années auparavant. Il exprima beaucoup de chagrin, et courut aussitôt voir l’homme qu’il avait frappé. Ce malheureux respirait encore ; nous apprîmes des Potawatomies que le coup avait été porté sur un jeune homme ivre, étendu par terre sans aucun sentiment ; que nulle dispute ne l’avait précédé, et que probablement le meurtrier n’avait pas su qui était sa victime. Les parens du blessé ne dirent rien à l’Ottawwaw ; mais l’interprète du gouverneur lui adressa de vifs reproches.

Il était évident pour tout le monde que le jeune Potawatomie ne se rétablirait pas de sa blessure, et que même il touchait à ses derniers momens. Notre compagnon, en revenant, trouva que nous avions préparé des présens considérables. L’un donnait une couverture, l’autre une pièce d’étoffe, celui-ci un objet, celui-là un autre. Il les emporta aussitôt, et les posant à terre devant le blessé, il dit aux parens qui l’entouraient : « Mes amis, j’ai, comme vous le voyez, tué cet homme, votre frère, mais je ne savais ce que je faisais ; je n’avais point de mauvais vouloir contre lui. Quand il était venu, il y a peu de jours, visiter notre camp, je l’avais vu avec plaisir ; mais l’ivresse m’a rendu fou, et ma vie vous appartient de droit (23). Je suis pauvre ; je vis parmi des étrangers ; mais plusieurs de ceux qui m’ont amené de mon pays me reconduiraient volontiers à ma famille : aussi m’ont-ils envoyé à vous avec ce faible présent. Ma vie est entre vos mains ; mes présens sont devant vous. Prenez ce que vous voudrez, mes amis n’auront point à s’en plaindre. »

À ces mots, il s’assit devant le blessé, la tête basse, les mains sur les yeux, attendant le coup fatal. Mais la vieille mère de la victime s’avança un peu, en lui disant : « Pour moi et mes enfans, je puis répondre que nous n’en voulons pas à votre vie ; mais je ne saurais promettre de vous protéger contre le ressentiment de mon mari, absent en ce moment. Toutefois, j’accepte votre présent, et j’userai en votre faveur de toute mon influence sur mon mari. Je sais que ce n’est ni de propos délibéré, ni par suite de haine que ce malheur est arrivé. Pourquoi votre mère aurait-elle à pleurer comme moi ? » Elle accepta les présens, et le gouverneur Cass se montra satisfait de la tournure que cette affaire avait prise.

Le lendemain, le blessé mourut, et plusieurs hommes de notre parti aidèrent le meurtrier à creuser une fosse. Les préparatifs terminés, le gouverneur fit au mort un riche cadeau de couvertures, de vêtemens et d’autres objets pour être enterrés avec lui, selon l’usage indien. Ces offrandes furent amoncelées sur le bord de la fosse ; mais la vieille femme, au lieu de les enterrer, proposa aux jeunes hommes de les jouer entre eux.

Comme ces objets étaient en grand nombre, divers jeux se succédèrent : le tir à la cible, le saut, la lutte et d’autres encore ; mais la plus belle pièce de drap fut réservée pour le prix de la course à pied, et gagnée par le meurtrier lui-même. La vieille femme l’appela aussitôt, et lui dit : « Jeune homme, celui qui fut mon fils m’était bien cher ; je crains de le pleurer beaucoup et souvent : je serais heureuse si vous vouliez bien être mon fils à sa place, m’aimer et prendre soin de moi comme lui ; je crains seulement mon mari. » Le jeune homme, reconnaissant de la sollicitude qu’elle lui avait montrée pour sauver sa vie, accepta aussitôt et de bon cœur cet arrangement (24) ; mais le gouverneur, ayant entendu dire que plusieurs amis du mort étaient déterminés encore à le venger, envoya son interprète au jeune Ottawwaw, pour l’engager à s’échapper sans perte de temps et à s’enfuir vers son pays. Il ne le voulut pas d’abord : Be-nais-sa et moi nous joignîmes nos avis à celui du gouverneur ; nous l’aidâmes dans ses préparatifs, et dans la nuit il nous quitta.

Le lendemain matin, de très bonne heure, je vis deux amis du jeune homme tué se diriger vers notre cabane. Au premier aspect, je fus un peu alarmé de l’idée qu’ils s’approchaient avec des projets de violence ; mais bientôt je m’aperçus qu’ils étaient sans armes. Ils entrèrent dans la cabane, et restèrent long-temps assis en silence. L’un d’eux dit enfin : « Où est notre frère ? Nous sommes quelquefois seuls chez nous, et nous voudrions causer avec lui. » Je leur répondis qu’il venait à peine de sortir, et que bientôt il rentrerait. Ils l’attendirent long-temps, et comme ils insistaient pour le voir, je sortis et l’appelai, bien sûr qu’il ne répondrait pas ; mais il parut aussitôt et rentra avec moi. Au lieu de marcher droit vers son pays, comme nous l’y avions engagé, il s’était caché dans les bois à quelques centaines de verges de notre cabane. De sa cachette, il avait entrevu la visite des deux jeunes hommes, et il ne leur supposait aucun projet hostile. Ils lui pressèrent la main, et le traitèrent avec une grande bonté. Nous acquîmes bientôt l’assurance que tous les bruits répandus sur leur dessein de le tuer n’avaient aucun fondement.


CHAPITRE XXXV.


Préceptes d’un vieillard indien. — Habitans du Kentucky. — Fièvre. — Rudesse d’un colon. — Retour parmi les blancs. — Edouard Tanner. — Blancs charitables. — Blancs inhospitaliers. — La taverne du magistrat. — Mœurs de la frontière.


Comme l’assemblée touchait au moment de sa séparation, le gouverneur Cass me fit dîner avec lui ; plusieurs gentlemen voulurent trinquer avec moi, et, en sortant de table, j’eus quelque peine à regagner ma cabane. Quelques jours après, l’interprète me dit que le gouverneur avait été curieux de voir jusqu’à quel point je partageais la passion des Indiens pour les liqueurs enivrantes, et si, dans l’ivresse, je me conduisais comme eux ; mais je n’avais point éprouvé l’influence du vin assez fortement pour m’oublier et ne pas comprendre mon état : je m’étais couché aussitôt, pour me relever sans aucune trace de cet excès.

Quelques Potawatomies volèrent le cheval que m’avait prêté, dans ma route, le bon vieillard Ah-koo-nah-goo-zik ; mais il fut retrouvé par les jeunes hommes qui suivaient mon ami Be-nais-sa, et je le rendis à son maître, qui se trouvait à l’assemblée. Le gouverneur Cass, apprenant combien cet homme avait été bon pour moi, lui fit donner une très belle selle d’un grand prix.

Le vieillard persista quelque temps à refuser ce présent, et, quand on eut enfin gagné sur lui de le lui faire accepter, il exprima une vive gratitude. « Voilà bien, dit-il, ce que m’ont enseigné les vieillards qui s’occupaient de mon instruction, il y a beaucoup d’années, lorsque j’étais enfant. Ils me disaient d’être bon, de faire du bien à tous les hommes, particulièrement à l’étranger qui viendrait d’une contrée lointaine, et à tous ceux que je verrais délaissés et abandonnés. Ils me disaient encore que, si je le faisais, le Grand Esprit se souviendrait aussi de moi pour me faire du bien et me récompenser de ma conduite. Aujourd’hui, quoique j’aie bien peu fait pour cet homme, quelle grande et honorable récompense je viens de recevoir ! »

Il voulait me persuader de prendre son cheval, plus que payé selon lui par la valeur de la selle ; et, malgré mes refus, toujours il revenait à la charge. Enfin je l’acceptai, à condition qu’il le garderait jusqu’à ce que je revinsse le lui demander. Le gouverneur me donna des effets d’une valeur de cent vingt dollars ; et, comme il me restait un long trajet à parcourir, j’achetai un cheval au prix de quatre-vingts dollars, payés en marchandises sur ce que j’avais reçu. Il y avait à l’assemblée deux hommes du Kentucky, connaissant plusieurs de mes parens ; l’un d’eux avait vécu depuis son bas âge dans la famille de l’une de mes sœurs.

Je me mis en route avec ces deux hommes, quoique ma santé fût bien chancelante encore. En peu de temps, mon état s’aggrava tellement, que je ne pouvais plus me tenir à cheval. Ils se décidèrent alors à acheter un petit bateau, et l’un d’eux se chargea de me conduire par la rivière, tandis que l’autre suivrait, avec nos chevaux, la route accoutumée. Dans cette partie du Big-Miami, on rencontre beaucoup d’écluses de moulins, et d’autres obstacles qui, à cause de ma mauvaise santé, me rendaient extrêmement pénible même ce mode de voyage, qui n’aurait dû être que lent et laborieux.

Enfin, je fus réduit à un tel état de faiblesse, qu’il me devint à peu près impossible de me mouvoir, et je m’arrêtai dans la maison d’un pauvre homme, qui vivait sur le bord de la rivière. Comme il semblait me prendre en grande pitié, et très disposé à me donner tous les soins nécessaires, je résolus de rester auprès de lui. L’homme avec lequel j’avais voyagé si loin me fit entendre qu’il allait se diriger vers l’Ohio, et qu’il reviendrait lui-même ou enverrait quelqu’un me chercher.

L’homme sous le toit duquel je m’arrêtai savait quelques mots de la langue des Ottawwaws, et ne négligea rien pour rendre ma situation confortable, jusqu’à l’arrivée de mon neveu, envoyé par mes amis du Kentucky. J’appris de lui que mon père était mort, en 1811, trois mois après le grand tremblement de terre qui détruisit New-Madrid. Il me fit aussi comprendre quelques particularités relatives à mes parens encore vivans.

Notre voyage fut très ennuyeux et très pénible jusqu’à Cincinnati, où nous nous arrêtâmes un peu. Nous descendîmes ensuite l’Ohio dans une barque. Ma fièvre revenait régulièrement tous les jours, et, quand le frisson commençait, nous étions forcés de nous arrêter quelque temps ; aussi n’avancions-nous pas rapidement. Nous étions accompagnés d’un homme qui aidait mon neveu à me mettre dans le bateau et à m’en tirer, car j’étais devenu un véritable squelette, et je n’avais plus la force ni de manger ni de me tenir debout sans appui.

Comme la nuit approchait, à la suite d’un jour très sombre et très nuageux, nous arrivâmes auprès d’une belle ferme, où se faisait remarquer une maison de bonne apparence. Il était nuit close, lorsque nous pûmes sortir du bateau. Mes deux compagnons me prirent par les bras et me guidèrent, ou plutôt me portèrent jusqu’à la maison. Mon neveu exposa notre situation au propriétaire, en lui disant que, dans l’état douloureux où je me trouvais, il serait très difficile, peut-être même dangereux pour ma vie, d’essayer d’aller plus loin ; mais il nous refusa un abri, et, mon neveu insistant, il nous mit rudement à la porte.

La nuit était fort avancée, et il y avait un mille et demi de distance jusqu’à l’habitation la plus voisine ; comme elle était dans l’intérieur des terres, notre canot devenant inutile, mon neveu et son compagnon me portèrent à bras. Il devait être plus de minuit quand nous arrivâmes à une grande maison de briques. Les habitans étaient tous couchés, on ne voyait de lumière à aucune fenêtre ; mais mon neveu frappa à la porte, et bientôt un homme vint ouvrir. Son premier mouvement fut de me soutenir, et, m’aidant à entrer, il appela sa femme et ses filles, qui vinrent servir à souper à mes compagnons. Pour moi, il me prépara quelque médecine, et me conduisit à un lit où je dormis jusqu’à une heure avancée de la matinée. Je passai presque toute la journée suivante dans cette maison, où je fus traité avec la plus grande bonté. Depuis cet instant, je me sentis un peu mieux, et, sans beaucoup plus de difficulté, j’arrivai au lieu qu’habitaient les enfans de ma soeur. Je passai une nuit chez un de mes neveux, nommé John ; de là j’allai chez un autre de ses frères, et j’y restai malade près d’un mois.

Mes parens reçurent alors une lettre et me firent comprendre qu’elle s’adressait à moi ; mais, quoiqu’ils m’en fissent plusieurs fois lecture, je n’en compris pas un seul mot. Depuis mon arrivée, j’avais presque toujours gardé le lit, et, comme la plupart du temps, on me laissait seul, je n’avais appris ni à me faire entendre, ni à comprendre ce qu’on me disait. Mais je commençais à me trouver un peu mieux et à faire quelque exercice, lorsqu’arriva une seconde lettre ; je sus alors que mon frère Édouard, dont je n’avais jamais oublié le nom, était allé me chercher à la rivière Rouge. Un de mes oncles, qui demeurait à cent milles de distance, m’invitait aussi à me rendre près de lui.

Mais toutes mes pensées se reportaient sur mon frère Édouard, et je demandai aussitôt mon cheval pour aller le rejoindre à la rivière Rouge. Vingt ou trente voisins se réunirent à la nouvelle de mon projet de départ, et je compris qu’ils cherchaient à m’en dissuader ; mais, quand ils virent que je ne cédais pas, ils me donnèrent chacun quelque argent : celui-ci un schelling, celui-là deux, d’autres de plus fortes sommes ; et je partis à cheval.

A peine avais-je marché dix milles, que, la fatigue réveillant la maladie, je fus obligé de m’arrêter chez un homme dont j’ai su le nom plus tard ; il s’appelait Morgan. Je restai là quatre jours, et quand je redemandai mon cheval, les voisins, se rassemblant autour de moi, me firent aussi quelques présens. L’un me donnait du pain dans un sac, l’autre attachait un cochon de lait derrière ma selle ; entre eux tous ils me fournirent un bon assortiment de provisions et quelque argent.

Je voulais retourner à Détroit ; mais, comme j’étais bien faible encore, M. Morgan m’accompagna à Cincinnati. Je m’étais aperçu que coucher dans une maison me rendait malade, et, dans ce voyage, je m’y refusai constamment. M. Morgan voulait dormir dans les maisons où nous nous arrêtions la nuit ; moi je choisissais une bonne place au dehors pour me livrer au sommeil. Le retour d’une partie de ma santé me démontra l’avantage de cette conduite.

Lorsque M. Morgan eut quitté Cincinnati, je voyageai seul et ne tardai pas à manquer de provisions. Vers ce temps, un vieillard qui se tenait devant sa porte s’écria, en m’apercevant : « Arrête, viens ! » De tout ce qu’il me dit, je ne compris que ces deux mots ; mais, dans son air et dans sa contenance, je crus reconnaître des intentions amicales, et j’entrai dans sa cour. Il prit mon cheval et lui donna beaucoup de grain. J’entrai avec lui dans sa maison ; il mit de la viande devant moi, mais je ne pouvais pas manger : il s’en aperçut et me donna des noix dont je mangeai plusieurs. Puis, voyant que mon cheval était repu et que j’avais une vive impatience de partir, il le sella et me l’amena. Je lui offris de l’argent qu’il ne voulut point accepter.

Un jour ou deux après cette rencontre, je m’arrêtai devant une maison dont la cour offrait à mes yeux un amas considérable de grains. Mon cheval était épuisé de faim. J’entrai, et tirant un dollar de ma poche, je le remis, de la main à la main, à un homme qui se trouvait là ; puis, comptant dix épis de blé, je les pris et les posai devant mon cheval. Je ne pouvais faire entendre aux habitans de cette maison que j’avais faim, ou, du moins, ils semblaient déterminés à ne pas me comprendre. J’entrai dans la maison, et la femme parut mécontente. Découvrant un morceau de pain, je le lui montrai et je portai aussitôt la main à ma bouche ; mais elle ne parut pas encore comprendre ces signes. Je pris alors le pain et je le portai à ma bouche, comme si j’allais le manger. À cette vue, elle appela son mari, qui, rentrant précipitamment, m’arracha le pain, me poussa à la porte avec violence, courut de là ôter le grain à mon cheval, et me dit de m’éloigner.

J’allai ensuite à une grande maison de briques, et je résolus d’y tenter l’aventure d’un accueil plus favorable ; mais, comme j’y montais, un très gros homme vint me parler d’un ton de voix haut et rude. Je ne comprenais pas une seule de ses paroles ; cependant, à ses gestes, je voyais bien qu’il m’interdisait l’entrée de la cour. Je voulais passer malgré lui et j’allais le faire, lorsqu’il s’élança et saisit mon cheval par la bride. Il m’adressa bien des paroles, mais je ne compris rien ou à peu près rien. Je soupçonnai qu’il me prenait pour un Indien. Il voulait m’arracher mon fusil. J’ai su, depuis, que c’était un magistrat et qu’il tenait une taverne ; mais alors j’étais malade, affamé, irritable. Sa tentative de me désarmer m’exaspéra : je tenais à la main un bâton d’hickory, long de trois ou quatre pieds et de la grosseur de mon pouce ; je le lui cinglai si vivement à travers la figure qu’il lâcha prise, et je m’éloignai. Deux jeunes gens, dont les chevaux étaient attachés devant la maison, et qui me parurent des voyageurs, ne tardèrent pas à me rejoindre ; nous fîmes route ensemble.

Ce voyage fut bien pénible et désagréable. Je m’avançais tous les jours plus faible, plus découragé, seul, n’éprouvant presque pas de sympathie ou d’attention de la part des hommes au milieu desquels je passais, souffrant souvent de la faim et de la maladie. Je dormais, la nuit, dans les bois, selon ma résolution ; mais il n’était pas facile de tuer du gibier, et l’état de ma santé ne me permettait pas d’aller chasser loin de la route.

Arrivé très près de la source du Big-Miami, une nuit, après avoir offert un dollar à un fermier qui m’avait chassé sans aucun rafraîchissement pour mon cheval ni pour moi, j’allai me coucher dans le bois, à peu de distance, et quand je supposai tout le monde endormi, je retournai prendre tout le grain nécessaire à mon cheval. J’avais, dans ma course de la veille, acheté un poulet, j’en mangeai une partie, et le lendemain je commençai à me trouver un peu plus fort. À ce point de mon voyage, les espaces libres devenaient de plus en plus vastes entre les habitations ; aussi, rencontrant dans le bois un troupeau de cochons, en tuai-je un que j’écorchai et dont je suspendis la chair à ma selle. Cette capture me remit pour quelque temps dans l’abondance.

Au lac Érié était un traiteur que je connaissais beaucoup, et qui parlait aussi bien que moi la langue des Ottawwaws ; mais, quand je lui demandai quelque chose pour mon cheval, il me dit de m’en aller, parce qu’il ne voulait rien me donner ; puis, se ravisant, il m’offrit du grain en échange de ma viande d’ours : c’était ainsi qu’il nommait la chair de cochon suspendue à ma selle. Je lui tournai le dos, et, traversant le Miami, j’allai dormir dans les bois.

Cette nuit-là, je me retrouvai très malade, et, le matin, m’apercevant que mon cheval s’était échappé, je me sentis à peine en état de le suivre. En arrivant au bord de la rivière, je le découvris de l’autre côté. J’appelai le traiteur dont, la maison était en face, et je le priai de m’envoyer ou de m’amener mon cheval, parce que j’étais malade. Sur son refus, je le priai de me faire passer en canot, attendu que, dans mon état, je désirais ne pas me mouiller. Il me refusa encore, et je fus obligé de traverser la rivière à la nage. Je repris mon cheval et regagnai mon camp ; mais j’étais trop malade pour aller plus loin ce jour-là.

Le lendemain, je me remis en route, et j’eus la bonne fortune de m’arrêter à une maison où une femme me traita avec bonté ; elle donna du grain à mon cheval, et m’offrit du porc salé que je lui rendis, me trouvant hors d’état de le manger : alors elle me présenta de la venaison fraîche, dont je pris un morceau. Elle m’invita, par signes, à coucher dans la maison ; mais, comme j’aimais mieux dormir dans les bois, je la remerciai, et je choisis, tout près de là, un agréable endroit de campement, où je me mis à faire cuire la venaison qu’elle m’avait donnée. Avant que mon repas fût prêt, elle m’envoya, par un enfant, un peu de beurre frais et de pain.

Le jour suivant, je cheminai, presque toujours hors des terres cultivées. Je ne voulus point m’arrêter au village d’Ah-koo-nah-goo-zik ; je lui avais déjà bien assez d’obligations, et je craignais qu’il ne me pressât encore d’accepter son cheval. A cent milles environ de la ville de Détroit, je retombai sérieusement malade. Me voyant tout à fait hors d’état de voyager, je me décidai à prendre un peu de tartre émétique, que je portais sur moi depuis long-temps. Je l’avais reçu du docteur Mac-Laughlin, au lac de la Pluie. A peine l’avais-je pris, que la pluie vint à tomber : il faisait froid ; je ne pus éviter de me mouiller, et une crampe très violente me saisit. Après la pluie, la crique au bord de laquelle je campais se couvrit de glace ; mais, dévoré d’une fièvre ardente, je brisai cette écorce et restai long-temps dans l’eau. Cet état de maladie dura plusieurs jours ; j’étais absolument incapable d’avancer, et presque sans espoir de guérison. Enfin deux hommes passèrent avec la malle ; l’un d’eux parlait un peu indien ; mais ils ne purent rien faire pour moi, parce qu’ils étaient obligés de marcher sans perte de temps (25).


CHAPITRE XXXVI.


Les deux frères. — Les vêtemens des blancs. — Le Mississipi. — Lucy Tanner. — Retour chez les Indiens. — L’Anglais à la tête rouge. — Le cimetière indien. — Rougeole. — Rêve prophétique. — La seconde femme. — Mackinac.


Enfin mes forces revinrent, et je pus me remettre en route. A deux journées de distance de Détroit, je rencontrai sur mon chemin un homme qui tenait à la main une pipe de Siou. Son extrême ressemblance avec mon père fixa aussitôt mon attention : je tâchai de l’arrêter, pour me faire remarquer de lui ; mais il me regarda à peine et passa outre. Arrivé, deux jours après, à Détroit, je sus que c’était mon frère, comme je l’avais supposé. Le gouverneur ne me permit pas de retourner à sa recherche, parce que, s’enquérant de moi à tous les comptoirs de la route, il serait nécessairement instruit quelque part de mon passage, et reviendrait sur ses pas.

Cette opinion était bien fondée ; car, trois jours après, mon frère revint. Il me tint long-temps serré dans ses bras ; mais, à cause de mon ignorance de la langue anglaise, nous ne pouvions nous parler que par interprète : il me coupa ensuite les longs cheveux que je portais encore, à la mode des Indiens. Nous visitâmes ensemble le gouverneur Cass, qui exprima beaucoup de satisfaction de ce que j’avais quitté mon ancien costume ; mais les habits des blancs m’étaient extrêmement incommodes, et je me voyais quelquefois forcé de reprendre mes vêtemens indiens pour me mettre à mon aise.

Je voulus persuader à mon frère, dans nos conversations par interprète, de m’accompagner à ma résidence, au lac des Bois ; mais, bien au contraire, il insista de toutes ses forces pour me conduire chez lui, au delà du Mississipi, et nous partîmes ensemble. Le commandant militaire du fort Wayne nous accueillit très amicalement, et notre voyage fut, en somme, fort agréable. En quarante jours, nous arrivâmes chez mon frère, au Mississipi, à quinze milles au dessus de New-Madrid. Un autre de mes frères demeurait à peu de distance. L’un et l’autre m’accompagnèrent jusqu’à quinze milles au delà du cap Girardeau : là, résidaient deux de mes sœurs. Puis nous partîmes, au nombre de six ou sept, et, traversant le Mississipi un peu au dessus du cap Girardeau, nous nous dirigeâmes par Golconde, sur l’Ohio, vers le Kentucky, où demeuraient beaucoup de mes parens, non loin des petits villages de Salem et de Princeton.

Ma sœur Lucy avait rêvé, la veille de mon arrivée, qu’elle me voyait venir à travers un champ de blé dont sa maison était entourée. Elle avait dix enfans. Parens, amis, voisins, tous accoururent pour être témoins de mon entrevue avec mes soeurs : quoique nous ne pussions guère nous entendre, elles versèrent bien des larmes, et la plupart des assistans pleurèrent comme elles. Le dimanche qui suivit mon arrivée, l’affluence fut plus grande encore dans la maison de ma sœur ; on y célébra le service divin. Mon beau-frère, Jérémie Rukker, voulut trouver dans le testament de mon père quelques dispositions en ma faveur : il me conduisit à Princeton, et me présenta aux magistrats ; mais rien ne put se faire. Ma belle-mère, qui demeurait près de là, me donna cent trente-sept dollars.

J’allai, avec sept de mes parens, tant hommes que femmes, à Scottsville, où j’avais un oncle qui m’avait envoyé chercher. Là, on fit une quête pour moi, et je reçus cent dollars. A mon retour, le colonel Ewing d’Hopkinsville recueillit, en une heure tout au plus que je passai près de lui, cent autres dollars qu’il me donna. Ce gentleman me montra beaucoup d’attention et de bonté ; il est resté pour moi, depuis ce jour, un ami sincère et actif.

D’Hopkinsville, je retournai chez ma belle-mère, où je fis mes préparatifs de départ pour le lac des Bois : plusieurs de mes parens, qui m’avaient accompagné de par delà le Mississipi, s’en étaient allés chez eux ; mais mon frère et sa femme étaient restés pour faire route avec moi. De la maison de mon frère Edouard, près de New-Madrid, je retournai à Jackson, où je tombai malade. Par les dons volontaires des personnes hospitalières et charitables que j’avais rencontrées sur mon chemin, je possédais alors cinq cents dollars en argent. Mon frère craignait que cette somme que je portais avec moi ne m’exposât à des dangers si je voyageais seul, et en conséquence il ne voulut pas me quitter.

De Jackson, nous allâmes ensemble à Saint-Louis, où nous vîmes le gouverneur Clark, qui avait déjà bien aidé mon frère dans son voyage à ma recherche. Il nous reçut avec une extrême bienveillance et nous offrit tous les secours que nous jugerions nécessaires pour mon projet de tirer ma famille du pays des Indiens : mon frère voulait m’accompagner et prendre beaucoup d’hommes avec nous pour m’aider, s’il était nécessaire, à enlever mes enfans ; mais j’allai seul un jour chez le gouverneur Clark, et je lui dis de ne pas écouter mon frère, qui ne connaissait pas le pays que j’allais visiter et n’entendait rien aux moyens de succès de mon entreprise. Je désirais n’être accompagné ni de mon frère, ni d’aucun autre blanc. Je savais qu’il ne pourrait pas supporter la fatigue du voyage et, moins encore, vivre comme moi, tout un hiver, dans une cabane indienne : j’étais même bien convaincu qu’il m’embarrasserait beaucoup plus qu’il ne pourrait m’aider.

Le gouverneur Clark voulait m’envoyer au lac des Bois par le haut Mississipi ; mais je me décidai à ne pas prendre cette route, à cause des Sioux dont il aurait fallu traverser le pays. Il me donna un bateau de Mackinac, pourvu d’un nombre suffisant de rameurs, et qui aurait pu porter soixante hommes. À ce don, il joignit trois barils de farine, deux de biscuit, des fusils, des tentes, des haches, etc., etc. Je déterminai enfin mon frère à s’en retourner, et je partis. Le courant du Mississipi, au dessous du Missouri, me démontra bientôt qu’un bateau grand et lourd n’était pas bien choisi pour mon entreprise, et je laissai le mien au portage des Sioux. De là je me rendis, dans un canot, avec deux hommes, aux sources de l’Illinois, puis à Chickago.

J’étais porteur d’une lettre du gouverneur Clark pour M. Mackenzie, agent indien à cette résidence. Comme il n’y avait point de navire prêt à partir pour Mackinac, il fréta, pour mon voyage, un canot d’écorce monté par des Indiens ; mais ces hommes restèrent plusieurs jours à boire, et, sur ces entrefaites, arriva un navire qui me prit en retournant. Après dix jours d’attente à Mackinac, le capitaine Knapp m’offrit mon passage pour l’île Drummond. Là, le docteur Mitchell et le colonel Anderson, agent indien, me traitèrent de la manière la plus amicale, jusqu’à ce que le dernier eût trouvé une occasion de me faire passer au saut de SainteMarie.

J’y restai deux ou trois mois, parce que le colonel (26) Dickson, se disposant à en partir lui-même, ne voulut point me laisser aller au lac Supérieur sur un navire de la compagnie du Nord-Ouest, qui vint et retourna trois fois pendant que j’attendais. Enfin il se mit en route et me prit sur son bateau. A peine avions-nous quitté le bord, qu’il me mit une rame à la main ; et, quoique ma santé fût très mauvaise, il me fallut ramer tant que mes forces me le permirent. Quand je fus tout à fait hors de service, il m’abandonna sur le rivage, à vingt milles au dessus du fort William, où nous trouvâmes M. Giarson, chargé de veiller sur des effets appartenant à la compagnie de la baie d’Hudson. Fort mécontent du traitement que me faisait éprouver le colonel Dickson, je lui dis, en le quittant, que, délaissé par lui si loin du terme de mon voyage, j’arriverais encore le premier à Me-nau-zhe-tau-nung. Tout mon bagage resta confié à M. Giarson, et je fis marché avec un vieux Français pour m’aider à passer le lac dans un canot. Ma traversée fut heureuse ; j’arrivai le premier, comme je l’avais dit.

Ma famille était en bon état. Le lendemain, on me dit que l’Anglais à la tête rouge (c’est ainsi qu’on nommait le colonel Dickson) s’avançait vers ma cabane : je lui criai, de l’intérieur, de ne pas entrer. « Vous me trouvez ici dans ma cabane, ajoutai-je, quoique vous m’ayez abandonné au bord du lac, bien loin de ma demeure et de tout endroit où j’aurais pu espérer du secours ; ma cabane n’est pas faite pour un homme comme vous : j’espère donc que vous n’y mettrez pas les pieds. » Je comprenais bien qu’il venait me demander à manger ; mais je ne voulus ni le voir ni lui donner la moindre chose.

Il s’éloigna de notre village pour se diriger, par la route des Indiens, vers la rivière Rouge. L’eau étant extraordinairement basse, nous apprîmes qu’il avait eu beaucoup à souffrir, et qu’il était presque mort de faim. Il y avait sur la route un cimetière indien entouré d’une clôture : là avaient été enterrés un de mes beaux-frères, une fille d’Oto-pun-ne-be et d’autres de mes amis et connaissances. Plusieurs de ces tombeaux (27) étaient bien couverts et entourés ; le colonel Dickson brisa les enceintes et détruisit les petites cabanes élevées sur les tombes. Une telle conduite offensa vivement les Indiens : ils menacèrent de le tuer, et ils l’auraient fait si l’occasion s’en était présentée ; mais il alla à Pembinah, d’où il se rendit au lac Traverse, et jamais il ne reparut dans le pays des Ojibbewavs.

Peu de jours après mon arrivée à Me-nau-zhe-tau-nung, un de mes enfans tomba malade et mourut de la rougeole, maladie très fatale alors parmi les Indiens. Les autres furent successivement attaqués, mais je savais mieux comment les soigner, et tous furent sauvés. Bientôt après, les vivres devinrent rares, et je fis, avec Me-zhuk-ko-naun, les préparatifs d’une médecine de chasse. Dans mon rêve, je vis le jeune homme que j’avais déjà vu, dans de semblables occasions, descendre, comme auparavant, et se tenir devant moi.

Il me reprocha avec plus de dureté que de coutume mes plaintes et mes cris pour la perte de mon enfant. « Désormais, me dit-il, vous ne me reverrez plus, et ce que vous avez encore à parcourir de votre sentier sera plein de ronces et d’épines. C’est pour les crimes nombreux et la mauvaise conduite de votre femme que votre avenir sera rempli de peines, Cependant, puisque vous m’avez appelé, je veux, cette fois encore, vous donner à manger. » À ces mots, je regardai devant moi, et je vis un grand nombre de canards couvrant la surface de l’eau ; dans un autre endroit, un esturgeon ; dans un autre, un renne. Ce songe se réalisa comme les autres, du moins en ce qui concernait la chasse et la pêche.

Au retour de l’hiver, j’allai à la rivière Rouge chasser les bisons et boucaner leur chair. Dès le commencement du printemps, je me mis en route pour les États. Je m’étais séparé de ma première femme dix ans avant l’époque dont je parle ; mais les instances des Indiens, et en partie aussi la nécessité de ma position, m’avaient forcé d’en prendre une autre, dont j’avais alors trois enfans : ceux de ma première femme n’étaient pas, en ce moment, au village. La seconde refusant de m’accompagner, je pris les trois enfans et je partis sans elle ; au lac de la Pluie, elle vint me rejoindre et consentit à m’accompagner à Mackinac.

Dans mon retour, je fus aidé par la compagnie du Nord-Ouest ; mais, à l’île Drummond, j’éprouvai un grand désappointement. J’avais refusé, en me rendant au lac des Bois, des présens considérables, que je ne pouvais emporter, et on me les avait promis pour le temps où je passerais de nouveau par cette île ; mais, dans cet intervalle, l’officier qui m’avait témoigné tant de bonté se trouvait remplacé par un autre, d’un caractère tout différent, qui semblait ne pas trouver de satisfaction à faire quelque chose en faveur d’une personne alliée aux Indiens. Cet homme refusa de me voir et de me porter aucun secours. Cependant, grâce à M. Ermatinger, du saut de Sainte-Marie, je pus arriver à Mackinac.

Le colonel Boyd, alors agent indien à cette résidence, m’attira chez lui, et voulut me prendre à son service comme batteur dans sa forge ; mais, n’aimant pas ce genre de travail, je refusai de rester. Il me donna cent livres de farine, autant de chair de porc, un peu de whiskey, de tabac, etc., etc. Il y avait deux navires sur le point de mettre à la voile pour Chickago ; mais ni l’un ni l’autre ne voulurent me prendre comme passager, quoique j’eusse assez d’argent et que j’offrisse de payer. Dans cette extrémité, des Indiens me vendirent soixante dollars un vieux canot d’écorce en mauvais état, et j’engageai trois Français pour m’accompagner ; mais le colonel Boyd ne voulut pas leur permettre de partir. Il me donna cependant une lettre pour le docteur Wolkott, agent indien à Chickago, et je partis avec un seul homme.


CHAPITRE XXXVII.


La rizière. — Bienveillance d’un Français. — Navigation pénible. — Expédition du major Long. — Mortalité. — Canot refusé. — Les interprètes indiens.


Je m’arrêtai peu de temps à l’établissement ottawwaw de Waw-gun-nuk-kiz-ze ; et, là, jugeant un plus long voyage impossible avec un canot fragile et faisant eau de toute part, j’en achetai un neuf au prix de quatre-vingts dollars. Plusieurs Ottawwaws de ma connaissance voulurent m’accompagner, et nous partîmes huit hommes dans un canot, six dans un autre avec quelques femmes. Ils vinrent avec moi jusqu’à une ou deux journées de Chickago. Là, nous rencontrâmes d’autres Indiens, dont les rapports décourageans sur l’état des eaux dans l’Illinois décidèrent nos compagnons à rétrograder. Ma femme partit avec eux.

A Chickago, la fièvre me reprit ; mes provisions étaient épuisées ; je me trouvai dans une extrême détresse. J’allai me présenter au docteur Wolkott, mais il ne voulut ni me recevoir, ni faire aucune attention à moi. Il savait bien qui j’étais, car il m’avait vu à mon dernier passage à Chickago ; je ne pus comprendre pour quelle raison il refusa de venir à mon aide. J’avais placé ma tente à peu de distance de sa maison, près d’un champ de riz sauvage, et, pendant plusieurs jours, tout hors d’état que j’étais de me tenir debout plus de cinq minutes de suite, je tuai encore assez de merles posés sur la rizière pour subvenir à la nourriture de mes enfans.

Dès que j’eus retrouvé assez de force pour me traîner, à l’aide de bâtons, jusqu’à la porte du docteur Wolkott, j’allai lui représenter que mes enfans étaient en danger de mourir de faim ; il me repoussa rudement. En m’éloignant, je versai quelques larmes, et c’était pour moi chose bien rare ; mais la maladie m’avait efféminé. Je m’évanouis, et tombai trois ou quatre fois tout de mon long sur la route, avant de regagner ma tente. Mais, bientôt après, mes souffrances et celles de mes enfans furent soulagées par un Français qui venait de faire passer le Portage à quelques bateaux.

Sa femme était de la nation des Ojibbeways, et l’accompagnait ordinairement dans ses courses. Quoique ses chevaux fussent très fatigués de la longue marche dont ils arrivaient, il voulut bien me conduire, ainsi que mon canot, jusqu’à soixante milles, et, si les forces de ses chevaux le permettaient, jusqu’à la distance entière de cent vingt milles, dont se composait le Portage. Nous convînmes du prix qu’il me demanda et qui me parut très modéré. Il me donna un jeune cheval à monter, car j’étais bien loin de pouvoir marcher, et il pensait que je serais plus à mon aise à cheval qu’en charrette avec le canot.

Nous n’avions pas encore franchi soixante milles, lorsqu’il tomba lui-même malade d’un flux de sang. Il avait avec lui un jeune homme ; et je lui rendis, en le laissant libre de retourner, le seul service qui fût en mon pouvoir. Le cheval que je venais de lui laisser fut volé, dès la nuit suivante, par les Potawatomies. Mon Français m’avait quitté peu après notre départ de Chickago, et je n’avais pour m’aider qu’un vieil Indien, nommé Gos-so-kwaw-waw (le fumeur). Il se trouvait alors un peu d’eau dans la rivière ; je me décidai à mettre mon canot à flot pour essayer de la descendre, mais l’eau n’était pas assez forte pour nous porter ; nous pûmes seulement y traîner les enfans, en nous mettant l’un à l’avant, l’autre à l’arrière du canot.

Après trois milles d’une marche aussi lente que pénible, il fallut renoncer à cette méthode, et je préférai conclure un arrangement avec un Potawatomie qui se trouvait en cet endroit. Au prix d’une couverture et d’une paire de mitasses, il consentit à porter, sur ses chevaux, mes bagages et mes enfans jusqu’à une distance de soixante milles, à l’embouchure de l’An-num-mun-ne-se-be, ou rivière d’Ocre jaune. L’An-num-mun vient de par devers le Mississipi, et au dessous de lui, il y a toujours dans l’Illinois assez d’eau pour les canots. J’étais un peu effrayé de confier au Potawatomie mes enfans et des bagages d’une valeur considérable ; mais le vieux Gos-so-kwaw-waw pensait qu’il serait honnête. En mettant les enfans à cheval, il dit : « Dans trois jours, je serai à l’embouchure de » l’An-num-mun-ne, et là je vous attendrai. »

Nous nous séparâmes sans plus de paroles ; et nous continuâmes, le vieux fumeur et moi, notre route fatigante et difficile le long du lit de l’Illinois. De Chickago à la rivière d’Ocre jaune, il n’y a guère sur les deux rives que des prairies où l’on peut conduire, sans aucun embarras, les chevaux et les chariots. A notre arrivée au rendez-vous, nous trouvâmes le Potawatomie fidèle à tous ses engagemens.

Tout fut embarqué dans le canot, et nous descendîmes au fort Clark, élevé sur une étroite langue de terre entre deux lacs. Les Indiens l'appellent Ka-gah-gun-miug (l’isthme) ; là je trouvai quelques hommes de ma connaissance et même de mes parens, par leur alliance avec la famille à laquelle j’avais appartenu parmi les Indiens. Il s’y rencontrait un Taw-ga-we-ninne, fils de l’homme du même nom, qui était mort mari de Net-no-kwa ; il y avait aussi plusieurs parens de l’une de mes femmes, et, entre autres, une vieille Indienne qui me donna un sac de wis-ko-bim-me-nuk, espèce de grain que l’on récolte vert, et que l’on sèche ensuite après l’avoir fait bouillir.

A trois milles de là, comme je descendais la rivière, je vis un homme debout sur le port, et quand je passai devant lui, il me cria : « Mon ami, aimez-vous la venaison ? » Je lui répondis que je l’aimais, et je dirigeai vers le bord mon embarcation, où il mit un daim très grand et très gras en me disant : « Peut-être serez-vous bien aise de manger un peu de ce daim que je viens de tuer à l’instant même. » Comme à ces mots il s’éloignait, je le rappelai ; mais il ne voulait rien en échange de la venaison, et j’eus beaucoup de peine à lui faire accepter un peu de poudre, quelques balles et des pierres à fusil, dont il parut fort reconnaissant.

Vers ce temps, un jour que je m’étais échauffé au travail, je tuai une grue et me jetai à l’eau pour aller la prendre. Bientôt après, j’éprouvai un léger malaise ; mais, sans réfléchir à la cause de ma souffrance, je rentrai encore dans l’eau pour chercher une autre pièce de gibier : je tombai malade aussitôt, et me trouvai hors d’état de poursuivre ma route. La fièvre me reprit avec une violence telle que, croyant ma fin prochaine, je donnai des instructions au vieux fumeur pour conduire mes enfans au gouverneur Clark, qui, j’en avais la confiance, les aiderait à aller rejoindre mes parens ; mais, contrairement à mon attente, ma santé se rétablit rapidement, et en peu de jours je me vis en état de reprendre mon voyage.

Nous rencontrâmes un grand nombre de Potawatomies, dont les cabanes agglomérées s’élevaient presque continuellement sur les bords de la rivière ; plusieurs d’entre eux naviguaient comme moi et nous faisions route ensemble. Un jour, un homme accourut de sa cabane sur le rivage et me demanda qui j’étais. Sur ma réponse, il s’informa si mes enfans pouvaient manger du miel ; je lui dis que je le croyais, et aussitôt, sur son ordre, deux jeunes hommes vinrent à gué m’apporter chacun un grand vase de bois plein de miel.

Je descendis ainsi l’Illinois, en tuant beaucoup de gibier, et je gagnai Saint-Louis toujours assez pourvu de vivres et ma santé se rétablissant de plus en plus. Là, le gouverneur Clark témoigna sa bonté accoutumée, non seulement à moi et à mes enfans, mais même au vieux fumeur, que j’avais trouvé si serviable dans mon voyage. Il fit à ce vieillard un très beau présent, et ne le laissa partir qu’après lui avoir procuré les moyens de regagner son pays. Je me vis retenu à Saint-Louis plus long-temps que je ne l’aurais voulu, parce qu’il fallait faire des habits neufs pour mes enfans. Plusieurs de ces vêtemens n’étant pas achevés encore au moment de mon dé. part, le gouverneur eut soin de les envoyer au Kentucky. De Saint-Louis, je me rendis, dans mon canot d’écorce, au cap Girardeau, avec une lettre du gouverneur Clark pour l’agent indien de cette résidence.

J’y laissai mon canot, et, pendant un séjour de courte durée, j’eus occasion d’y voir plusieurs personnes de l’expédition du major Long, qui revenaient alors des montagnes Rocheuses. C’était à la fin de l’année 1820, près d’un an après ma première arrivée sur l’Ohio, en 1819. Depuis mon enlèvement par Manito-o-geezhik et Kish-kau-ko, trente ans tout juste s’étaient écoulés jusqu’au moment de mon départ du lac des Bois au printemps de 1819. C’est donc probablement au printemps de 1789 que j’ai été fait prisonnier. J’ai aujourd’hui (28) quarante-sept ans.

Je passai quatre mois, près de mes sœurs, à Jackson, à dix milles du cap Girardeau ; j’allai ensuite à Kentucky, et, à la chute des feuilles, je retournai à Saint-Louis pour voir le gouverneur Clark ; mais il était absent, et, comme beaucoup d’habitans de Saint-Louis mouraient de la fièvre, je n’y séjournai que peu d’instans. Dans mon retour, je tombai malade d’une fièvre violente, à la Grande-Prairie, à quatre-vingts milles de l’endroit où j’avais laissé mes enfans. Par bonheur, il se trouva là une femme qui me traita avec beaucoup d’humanité et de bonté, et bientôt je commençai à me rétablir. J’appris alors que mes enfans étaient dangereusement attaqués des fièvres qui régnaient dans la contrée entière, et, tout affaibli que j’étais alors, je partis en toute hâte. Un seul de mes enfans mourut ; les autres, quoique bien malades, guérirent enfin ; mais ce fléau ne s’appesantit pas sur moi seul ; sept de mes plus proches parens, parmi lesquels je vivais alors, y succombèrent, et la mortalité fut effrayante dans cette partie des États.

Au printemps suivant, une tentative fut faite pour recouvrer à mon profit quelque chose du bien de mon père ; mais ma belle-mère fit vendre dans l’île de Cuba plusieurs nègres que l’on croyait devoir m’appartenir. Cette affaire inachevée est encore entre les mains des gens de loi.

Au printemps de 1822, peu satisfait de mes amis du Kentucky, je me dirigeai de nouveau vers le nord. Je pris ma route par la Grande-Prairie, et laissant mon canot à mon frère, je me procurai des chevaux que montèrent mes enfans. Je me rendis d’abord à Saint-Louis et ensuite à Chickago par l’Illinois.

L’agent indien du fort Clark résidait alors un peu au dessous de ce point, dans un endroit nommé Elk-heart (cœur d’élan). Dans mon voyage, il s’était, comme presque tout le monde, montré bienveillant pour moi et disposé à m’aider dans tous mes besoins. Je crus pouvoir, cette fois, m’arrêter à Elk-heart ; et, quoiqu’il ne se trouvât point chez lui, mes chevaux furent nourris, et je reçus, ainsi que mes enfans, tous les soins et tous les vivres nécessaires sans avoir rien à débourser. Le lendemain, je rencontrai l’agent qui revenait du fort Clark, et je lui racontai l’accueil que j’avais reçu chez lui en son absence. Il s’en montra satisfait et me dit que j’allais avoir bientôt une mauvaise rivière à passer. Mais, ajouta-t-il, vous trouverez, de ce côté-ci, un bateau dans lequel je viens de la traverser ; l’homme auquel il appartient demeure sur l’autre bord ; reconduisez-le-lui, et dites au maître de remonter avec vous jusqu’à la rivière qui est au dessus de sa maison et de vous la faire passer : je lui paierai sa peine. »

Tout se fit d’abord comme il l’avait indiqué ; mais, ma fille Marthe étant malade, nous restâmes tout le jour près de la maison du propriétaire du canot. J’avais un très beau cheval donné par mon frère ; cet homme me dit qu’il était déterminé à ne pas me le laisser. Il m’offrit de l’acheter ; mais je lui répondis qu’en ayant absolument besoin pour mon voyage, à aucun prix je ne le lui céderais. Il insista encore et me dit que, si je ne lui abandonnais pas mon cheval, je n’aurais pas son canot pour passer l’autre rivière. Il ajouta force injures à ses menaces ; mais rien ne put me décider à lui céder mon cheval. Le canot dont j’avais besoin, venant de servir à quelque autre personne, se trouvait alors sur la rivière qui me restait à traverser, et je partis espérant l’y trouver ; mais, dans ma route, je rencontrai cet homme, qui me dit en passant à cheval : j’ai retiré le canot ; vous ne pourrez point gagner l’autre rive. Je continuai ma marche sans attacher d’importance à ses paroles ; mais en arrivant je reconnus qu’il m’avait dit la vérité. Il ne se trouvait là ni tronc d’arbre, ni d’autres matériaux pour faire un radeau.

Craignant d’exposer mes enfans en leur faisant passer la rivière à dos de cheval, je restai quelque temps indécis. Je songeai enfin que si le canot avait été caché, ce qui était la supposition la plus plausible, je devais en reconnaître les traces : je les trouvai, en effet, sur la route, assez loin de la rivière. Le canot était caché dans d’épaisses broussailles, à près d’un mille du passage, où je l’apportai à mes enfans, qui traversèrent ainsi la rivière ; et quand mes chevaux l’eurent passée à la nage, d’un coup de pied je repoussai le canot dans le courant, en lui disant : va t’arrêter à l’endroit où ton maître veut te cacher.

A Chickago, je fus forcé de vendre mes chevaux bien au dessous de leur valeur au capitaine Bradley et à un M. Kenzie, alors agent à la place du docteur Wolkott, parce qu’ils me disaient qu’on ne pourrait pas me les conduire à Mackinac. Un vieux cheval m’était resté comme de nulle ou d’à peu près nulle valeur. Des gentlemen qui en avaient besoin et à qui je l’aurais volontiers donné en pur don me le payèrent quinze dollars. Enfin, le capitaine Keith arriva sur le schooner Jackson ; quand je lui montrai les papiers que le gouverneur Clark m’avait donnés, il me dit qu’il aurait transporté gratuitement mes chevaux à Mackinac ; mais il était trop tard.

Le principal but de mon voyage à Mackinac était de m’engager comme interprète auprès du colonel Boyd, agent indien à cette résidence. Il m’avait souvent exprimé le désir de m’avoir avec lui en cette qualité, aussitôt que je saurais assez la langue anglaise pour remplir les devoirs de l’emploi. Je fus bien désappointé d’apprendre que j’arrivais trop tard ; un interprète venait d’être agréé. Le colonel me dit cependant qu’un agent destiné pour le Saut de Sainte-Marie était attendu par le prochain bateau à vapeur et que probablement il me placerait auprès de lui. A peine arrivé à Mackinac, M. Schoolcraft, ce nouvel agent, accepta mes propositions ; mais, n’ayant à passer dans l’île qu’une heure ou deux, il m’ordonna de faire sur-le-champ mes préparatifs pour le suivre, me donnant rendez-vous au saut quatre jours après son arrivée. Toutes mes affaires terminées, au moment où j’allais partir, arriva une lettre de M. Schoolcraft, qui, ayant trouvé un interprète à sa résidence, m’avertissait de ne pas venir le rejoindre. Je reportai aux traiteurs tout ce que j’avais acheté pour mon établissement au saut de Sainte-Marie, et ils me rendirent mon argent sans difficulté.


CHAPITRE XXXVIII.


La compagnie américaine des fourrures. — Travail et privations parmi les blancs. — Famine chez les Indiens. — Les traiteurs américains. — Fraudes, injustice et corruption. — Retour chez les Indiens. — Enfans métis refusés à leur père. — Coup d’état d’un capitaine américain.


Dépourvu ainsi de tout emploi, je contractai avec M. Stewart, agent de la compagnie américaine des fourrures, un engagement pour accompagner les traiteurs parmi les Indiens, avec le traitement annuel de 225 dollars. Je devais aussi recevoir des vêtemens. Ces conditions me parurent préférables à l’emploi d’ouvrier que l’agent m’offrait dans sa forge.

Je mis mes enfans à l’école à Mackinac, et j’allai au saut de Sainte-Marie avec M. Morrison, l’un des principaux commis de la compagnie. De là, on m’envoya en bateau avec quelques Français à Fond du Lac. Je n’étais point familiarisé avec les habitudes de ces gens-là, et j’aurais eu à souffrir du manque de provisions, peut-être même en serais-je mort, si je n’avais pu acheter quelques vivres de l’équipage. De Fond du Lac, j’allai au lac de la Pluie avec M. Cote ; mais mon inexpérience des affaires dans lesquelles je m’étais embarqué m’exposa à beaucoup d’inconvéniens.

J’avais encore avec moi plusieurs de mes trappes, qui me servirent à prendre, dans ce voyage, un grand nombre de rats musqués, et je ne fus pas moins surpris que mécontent d’apprendre que leurs peaux ne m’appartenaient pas. Non seulement il me fallut les livrer, mais on m’obligea de conduire seul un canot, pesamment chargé de riz sauvage ; et l’on m’imposa divers autres travaux pénibles, auxquels je ne me soumis que bien à contre-cœur.

A notre arrivée au lac de la Pluie, j’allai chasser, mais sans aucun succès. Bientôt après, on m’envoya aux rapides de la rivière ; et, avant que les glaces fussent assez fortes pour arrêter la pêche, j’avais déjà pris cent cinquante esturgeons. Au commencement de l’hiver, M. Cote me fit partir avec un commis, quatre Français, et divers objets d’échange, d’une valeur de 160 dollars seulement, pour commercer avec les Indiens.

Nous n’avions d’autres vivres que dix-huit quartes de riz sauvage par tête, et nos instructions nous prescrivaient de ne revenir qu’après avoir échangé contre des pelleteries toutes nos marchandises. Comme je savais qu’il nous faudrait aller très loin avant de rencontrer les Indiens, je sollicitai de M. Cote l’autorisation de rester jusqu’à ce que j’eusse préparé des raquettes à neige, un traîneau et un harnais pour deux bons chiens qui m’appartenaient ; mais il ne voulut pas entendre parler d’un seul moment de retard.

Après quatre jours de marche, il tomba une neige épaisse ; notre riz sauvage était déjà épuisé. Le commis et trois Français me laissèrent là pour retourner au fort ; il ne restait plus avec moi qu’un seul Français, nommé Veiage ; mais c’était un excellent homme, hardi et patient ; nous nous tirâmes comme nous pûmes de la neige avec nos lourdes charges.

Peu de jours plus tard, comme nous étions extrêmement abattus par le manque de provisions, nous rencontrâmes plusieurs cabanes d’Indiens ; mais ils étaient en proie aux mêmes privations. Je laissai Veiage auprès d’eux, et, muni de divers objets d’échange, j’allai visiter, à quelque distance, un autre campement d’Indiens, que je trouvai aussi mourans de faim. Je retournai donc sur mes pas ; mais les cabanes n’étaient plus à l’endroit où j’avais laissé mon compagnon, et il n’y restait personne. Là, mes forces m’abandonnèrent entièrement, et je m’assis, attendant la mort, car la nuit était très froide. Un Indien, qui revenait de visiter ses trappes, me trouva dans cet état, fit du feu, me ranima et me conduisit dans sa cabane. Il avait pris un castor, qu’il fallut partager entre vingt personnes, dont pas une n’avait mangé une seule bouchée depuis deux jours. Tous étaient dans la plus misérable situation.

Bientôt après, en poursuivant mon voyage, autant que mes forces me le permettaient, je rencontrai la cabane de mon ami Oto-pun-ne-be, celui-là même qui avait pris mon parti dans mon affaire avec Waw-be-be-nais-sa. Sa femme poussa des cris à l’aspect de mon extrême misère, tant la faim et la fatigue m’avaient affaibli et changé. Vers ce temps, huit Français, à demi morts de faim, vinrent se joindre à nous : M. Cote me les avait envoyés, parce qu’il supposait qu’ayant atteint les bisons, je devais avoir des vivres en grande abondance. Un de mes chiens mourut, et nous le mangeâmes.

Nous suivions le vieux sentier des Indiens ; mais une neige épaisse était tombée depuis leur passage. Sous cette neige, nous trouvâmes plusieurs chiens morts, et divers objets jetés»ou laissés par les Indiens, tels que des os, des mocassins usés, des morceaux de cuir. Tout cela nous servit à ne pas mourir de faim. Mon dernier chien fut tué et mangé. Il nous restait encore une longue distance à parcourir avant d’atteindre les bisons ; nos forces s’épuisaient tous les jours ; nous tînmes conseil, et il fut décidé que l’on tuerait un des chiens de la compagnie des fourrures. Cette dernière ressource nous permit d’arriver jusqu’aux bisons, et toutes nos misères finirent.

Lorsque j’eus tué beaucoup de bisons, l’abondance ayant reparu dans le camp, les Français devinrent paresseux et insolens ; ils refusèrent d’aller chercher la viande, de traîner les fardeaux, de m’aider en aucune manière. Quand nous fumes prêts à retourner au comptoir, chacun d’eux refusa de porter aucune autre charge que sa couverture et ses provisions, sauf Veiage, avec qui je partageai nos pelleteries pesant en tout six cents livres. Il nous fallut beaucoup de temps pour amener jusqu’au fort d’aussi lourds fardeaux.

A mon arrivée, je rendis mes comptes. Toutes les marchandises confiées à mes soins avaient été échangées pour des pelleteries, à l’exception d’un peu de poudre et de quelques balles employées à la chasse. On en déduisit la valeur de mes appointemens dans mon règlement de compte définitif avec l’agent de la compagnie américaine des fourrures. On me retint aussi dix dollars pour le prix du chien que, réduits aux dernières extrémités de la faim, nous avions été obligés de tuer pour sauver ma vie et celle de neuf Français. M. Cote ne considérait pas nos retours comme bons, et se plaignait de ce que je n’avais pas voulu de whiskey au nombre de mes objets d’échange.

Je lui dis que, pour du whiskey, j’aurais certainement rapporté une plus grande masse de petleteries, mais que je n’aimais point à traiter avec les Indiens lorsqu’ils se trouvaient ivres, et que je ne voudrais, en aucun temps, avoir à me reprocher aucune introduction de liqueur forte parmi eux. Cependant il voulait me renvoyer à la traite, il insistait pour me faire porter du whiskey, et je cédai enfin en lui disant que je voulais bien, pour une seule fois, me conformer sans réserve à ses instructions de rapporter le plus possible de fourrures au plus bas prix.

Je me rendis alors aux environs du lac des Bois, et pour des marchandises d’une valeur d’environ deux cents dollars, je rapportai, grace au whiskey, deux fois plus de pelleteries que dans mon précédent voyage. M. Cote m’exprima une vive satisfaction de ce succès ; mais je lui dis que, s’il voulait continuer ses spéculations sur le même pied, il fallait chercher un autre agent, parce que je ne consentirais plus à être l’instrument de tant de fraude et d’injustice. J’étais si long-temps resté au milieu des Indiens que beaucoup d’entre eux étaient mes amis personnels, et je connaissais assez les désordres occasionés par l’introduction des liqueurs enivrantes pour désirer de les prévenir autant qu’il serait en mon pouvoir. Je ne voulais pas contribuer à répandre ce poison parmi eux ; j’avais encore un autre motif de répugnance à profiter, dans mes marchés avec eux, de leur amour insatiable des liqueurs spiritueuses ; quelque facile qu’il fût de les tromper, aucune fraude ne pouvait échapper à leur connaissance, et je savais jusqu’où pouvaient aller leur ressentiment et leur rancune, surtout envers moi, qu’ils regardaient comme un des leurs.

Je passai quinze mois au service de la compagnie américaine des fourrures, et, pendant tout ce temps, je dormis treize nuits seulement dans la maison, tant mes occupations étaient actives et laborieuses. Il avait été stipulé, dans mes conventions avec M. Stewart, qu’il me serait permis d’aller voir mes enfans à la rivière Rouge, et de faire une tentative pour les ramener. On me laissa partir au moment où les traiteurs allaient faire leur voyage annuel à Mackinac. Mais, n’ayant reçu ni les mocassins ni divers autres objets que m’avait promis M. Cote, j’eus beaucoup à souffrir en voyageant seul dans un petit canot. Les enfans que j’allais visiter étaient au nombre de trois, deux filles et un fils ; ils étaient, depuis long-temps déjà, séparés de moi, à l’époque de mon premier départ du pays des Indiens.

M. Clark, de la compagnie de la baie d’Hudson, établi alors à la rivière Rouge, et pour lequel j’avais une lettre, refusa de m’aider en aucune manière à reprendre mes enfans. Le matin de mon arrivée, j’avais laissé ma couverture chez lui, espérant au moins y trouver à coucher ; mais, à l’approche de la nuit, comme j’allais rentrer, il me la renvoya. D’après la manière dont ce renvoi fut fait, je vis bien que, si je me présentais de nouveau, ce ne serait que pour me faire mettre à la porte, et je me disposai à aller choisir, à peu de distance, une bonne place pour dormir dans le bois ; mais M. Bruce, l’interprète dont j’ai déjà parlé, voyant mes préparatifs, me fit entrer dans sa cabane, m’invita à y rester, et me traita de la façon la plus bienveillante et la plus hospitalière.

Voyant que je n’avais aucun secours à attendre de M. Clark, qui devait bientôt quitter le pays, j’allai exposer mes affaires au capitaine Bulger, commandant militaire, qui m’accueillit avec autant de cordialité que d’attention. Dès les premiers mots, il me demanda où j’avais passé la nuit, car il savait que j’étais arrivé la veille ; quand il sut que l’on m’avait refusé un abri au comptoir, il m’offrit à manger et à loger chez lui pendant toute la durée de mon séjour. Connaissant les affaires qui m’appelaient dans le pays, il me demanda si je savais où étaient alors mes enfans. J’avais acquis l’assurance qu’ils se trouvaient au portage de la Prairie. Des Indiens, voisins du fort, me dirent que les hommes de la bande dont faisaient partie mes enfans avaient appris mon arrivée, et se montraient déterminés à me tuer si je tentais de les leur enlever. J’allai cependant visiter cette bande dès que je pus me mettre en route, et j’entrai dans la cabane du principal chef, qui me reçut avec bonté. J’y restai quelque temps, toujours dans la cabane, avec mes enfans, qui parurent satisfaits de me revoir ; mais je reconnus sans peine que les Indiens étaient déterminés à ne pas me les laisser emmener.

Gi-ah-ge-wa-go-mo, celui-là même qui, long-temps auparavant, m’avait enlevé mon fils ; Gi-ah-ge-wa-go-mo, que j’avais été forcé de battre, et dont j’avais tué le cheval, me traita insolemment et menaça même de me tuer. Je lui dis : « Si vous aviez été un homme, vous m’auriez mis à mort depuis long-temps, au lieu de venir encore me menacer aujourd’hui. Je n’ai pas peur de vous. » Mais j’étais absolument seul, et tout ce que je pus faire alors, ce fut de décider la bande à transporter son campement près du fort de la rivière Rouge.

C’était un long voyage ; pendant toute sa durée, mes enfans et moi, nous eûmes à porter de lourds fardeaux, et l’on nous traita comme des esclaves. A dire vrai, on ne m’imposait personnellement aucune charge ; mais on avait soin de tellement surcharger mes enfans (29) que, quand je les avais débarrassés de tout ce que je pouvais porter sans perdre la faculté de me mouvoir, il leur restait encore des fardeaux bien pesans. Lorsque nous fûmes campés près du fort, je réclamai mes enfans ; ils me furent positivement refusés (30). Gi-ah-ge-wa-go-mo surtout m’opposait une active résistance, et nos discussions étaient devenues une querelle si ouverte, que j’allais en venir à des mesures violentes, quand je réfléchis que je ne devais pas me permettre de verser du sang avant d’avoir communiqué mes intentions au capitaine Bulger, qui m’avait témoigné tant de bienveillance. J’allai donc lui exposer l’état des choses, et je lui exprimai mon intime conviction de ne pouvoir reprendre mes enfans sans actes violens envers Gi-ah-ge-wa-go-mo. Il parut satisfait de cette marque de confiance, et chargea aussitôt M. Bruce d’amener mes enfans dans le fort. Ils vinrent en effet et s’arrêtèrent devant sa maison, mais accompagnés de dix ou douze Indiens, qui avaient grand soin de les tenir entre eux. Je désignai mes enfans au capitaine, et il dit à son domestique de leur donner à manger. On leur porta donc quelques mets de sa propre table, d’où il venait de se lever ; mais les Indiens prirent tout, et n’en donnèrent pas à mes enfans une seule bouchée. Un morceau de pain qu’on leur envoya ensuite eut le même sort ; alors le capitaine Bulger ordonna d’ouvrir un magasin, et me dit d’aller y prendre quelque chose pour eux. Voyant là plusieurs sacs de pemmican, j’en pris la moitié d’un, du poids d’environ vingt livres ; et faisant asseoir tous les Indiens, je le leur distribuai. Ils refusèrent mes enfans au capitaine, comme ils me les avaient refusés, mais le lendemain il réunit chez lui les principaux d’entre eux : Gi-ah-ge-wa-go-mo fut de ce nombre. Le chef de la bande était très disposé à me laisser emmener mes enfans ; et, à son entrée dans la salle de réunion, il prit un siége près du capitaine Bulger et de moi, pour bien indiquer que les quatre autres Indiens, activement opposés à mes projets, s’étaient mis en opposition ouverte à ses propres désirs.

Des présens, d’une valeur d’environ cent dollars, furent apportés et déposés par terre entre les deux partis. Le capitaine Bulger prit alors la parole :

« Mes enfans, dit-il aux Indiens, j’ai fait mettre ici, devant vous, une pipe pleine de tabac, non pour vous faire supposer que je veuille acheter de vous, au profit de cet homme, le droit de prendre ce qui lui appartient, mais pour vous signifier que je compte sur votre attention à écouter mes paroles. Quant à cet homme, il vient et il vous parle, non seulement en son propre nom, mais encore au nom de votre grand-père, qui est par delà les eaux ; et du Grand Esprit, entre les mains de qui nous sommes tous ; du Grand Esprit, qui lui a donné ces enfans. Vous devez donc, sans lui causer plus de peine, lui rendre sa famille et accepter ces présens, comme souvenirs de la bonne intelligence qui existe entre nous. »

Les Indiens se consultèrent entre eux. Comme ils allaient répliquer, ils virent une nombreuse force armée en parade devant la maison : complètement entourés, ils acceptèrent les présens et promirent de rendre les enfans.

Leur mère était devenue vieille ; elle exprima le désir de les accompagner, et j’y consentis volontiers. Mon fils, qui était d’âge à se conduire, aima mieux rester parmi les Indiens ; comme le temps de lui donner de l’éducation et de le former à un nouveau genre de vie était passé, je consentis à lui laisser la liberté du choix. Plusieurs Indiens nous accompagnèrent dans les quatre premières journées de voyage, et je continuai ma marche avec mes deux filles et leur mère.


CHAPITRE XXXIX.


Justice expéditive des traiteurs. — Voyage et dangers. — Assassinat. — Père de famille abandonné. — Opération indienne. — Pieuses croyances. — Traiteurs français.


Je ne retournai point au lac des Bois par le Be-gwi-o-nus-ko-se-be ; je préférai prendre une autre route, moitié par terre, moitié par eau. Si l’on remonte la Mauvaise Rivière, il y a un raccourci en prenant la rivière de l’Esturgeon, et ensuite un portage pour rejoindre le cours d’eau principal. Près de l’embouchure de la rivière de l’Esturgeon, était alors un village ou camp de six ou sept cabanes. Dans cette bande se trouvait un jeune homme nommé Ome-zhuh-gwut-oons ; fustigé, peu de temps auparavant, par ordre de M. Cote, pour quelque acte de mauvaise conduite, réelle ou apparente, commis dans les alentours du comptoir, il en gardait un profond ressentiment : instruit de mon passage, il vint me rejoindre dans son petit canot.

Cet homme affecta d’une manière assez étrange de s’entretenir avec moi, et prétendit qu’il existait entre nous des relations de famille. Il campa la nuit avec nous, et le matin nous partîmes ensemble. Comme nous faisions une halte sur la rive, je remarquai qu’il saisissait une occasion de rencontrer dans le bois une de mes filles, qui revint sur-le-champ, un peu agitée. Sa mère eut aussi plusieurs fois avec elle, dans la journée, une conversation intime ; mais la jeune fille resta triste et poussa plusieurs fois des cris.

Vers la nuit, lorsque nous nous arrêtâmes pour camper,le jeune homme ne tarda pas à s’éloigner. Fort occupé, en apparence, à mon campement, je ne le perdais pas de vue ; tout à coup je me rapprochai de lui, et je le trouvai au milieu de toutes ses médecines étalées ; il roulait, autour d’une balle, un nerf de daim, d’environ cinq pouces de longueur. Je lui dis : « Mon frère (c’était ainsi qu’il m’avait lui-même nommé), si vous manquez de poudre, de balles, ou de pierres à feu, j’en ai beaucoup et je vous en donnerai autant que vous en voudrez. » Il me répondit qu’il en avait lui-même beaucoup ; et je le quittai pour rejoindre mon camp.

Il resta quelque temps sans revenir, et reparut enfin habillé et paré comme un guerrier qui va combattre. Pendant la première partie de la nuit, il surveilla tous mes mouvemens avec une attention singulière, et mes soupçons, déjà fort excités, se confirmèrent de plus en plus ; mais il continua à parler beaucoup et aussi amicalement que jamais. Il me demanda mon couteau pour couper, me dit-il, un peu de tabac, et au lieu de me le remettre, il le glissa dans son ceinturon ; je pensai qu’il me le rendrait probablement dans la matinée.

Je me couchai à l’heure ordinaire, ne voulant point paraître suspecter ses intentions. Je n’avais pas élevé ma tente, et mon unique abri consistait en une pièce de toile peinte qui m’avait été donnée à la rivière Rouge. En m’étendant par terre, je choisis une position qui me permît de surveiller tous les mouvemens du jeune homme ; comme il se tenait de l’autre côté du feu, je pouvais voir que ses yeux restaient ouverts et attentifs, sans qu’il montrât la moindre propension à s’endormir. Un orage survenant, il parut plus inquiet et plus impatient que jusqu’alors ; dès les premières gouttes de pluie je l’invitai à venir partager mon abri, ce qu’il accepta ; l’averse fut très forte, et notre feu se trouva entièrement éteint ; mais peu après les moustiques devenant fort incommodes, Ome-zhuh-gwut-oons ralluma le feu et les chassa d’autour de moi avec une branche d’arbre.

Je sentais néanmoins que je ne devais pas dormir ; mais l’assoupissement commençait à me gagner, lorsqu’un nouvel orage, plus violent encore, vint à gronder. Dans l’intervalle des éclairs, je restais comme assoupi, sans remuer, sans plus ouvrir les yeux. Je ne perdais pas de vue le jeune homme ; une fois, un coup de tonnerre plus retentissant parut l’alarmer, et je le vis jeter comme offrande un peu de tabac dans la flamme ; une autre fois, le sommeil paraissant me gagner tout à fait, je le vis me surveiller comme un chat prêt à s’élancer sur sa proie, mais je ne m’abandonnai pas au sommeil.

Il déjeûna comme à l’ordinaire avec nous et partit en avant sans que je fusse encore prêt. Ma fille, à qui il avait parlé dans le bois, semblait plus alarmée qu’auparavant, et refusait absolument d’entrer dans le canot ; mais sa mère se donnait beaucoup de peine pour calmer son agitation et m’empêcher d’y prendre garde. Elle se décida enfin, et nous partîmes. Le jeune homme côtoya le rivage devant nous à peu de distance, jusqu’à dix heures à peu près. Alors, à un tournant dans un endroit difficile et rapide d’où la vue s’étendait au loin, je fus surpris de ne plus apercevoir ni lui, ni son canot.

À cette place, la rivière a près de quatre-vingts verges de largeur, et à dix verges de la pointe dont je viens de parler, s’élève une petite île de roches nues. J’avais mis bas mon habit, et je poussais avec grand effort mon canot contre un courant violent, qui me forçait à me tenir très près du rivage, lorsque soudain une décharge de fusil retentit près de moi. J’entendis une balle siffler au dessus de ma tête ; je sentis comme un coup à mon côté ; la rame s’échappa de ma main droite, et cette main elle-même tomba sans force. La fumée du fusil obscurcissait les buissons, mais d’un second coup-d’œil je distinguai Ome-zhuh-gwut-oons, qui s’enfuyait.

Au même instant, les cris de mes filles attirèrent mon attention sur le canot, que je vis tout couvert de sang. J’essayai, de ma main gauche, de pousser mon canot à terre pour poursuivre le jeune homme ; mais le courant, trop fort pour moi, nous entraîna vers l’autre bord et nous jeta sur la petite île rocheuse. Là, mettant pied à terre, je tirai un peu de ma main gauche le canot sur le roc, et j’essayai de charger mon fusil ; avant d’y être parvenu, je tombai sans connaissance. Quand je revins à moi, j’étais seul sur l’île ; le canot qui portait mes filles disparaissait à perte de vue en descendant la rivière ; je m’évanouis presque aussitôt une seconde fois, mais enfin je repris connaissance.

Croyant que l’homme qui m’avait frappé m’observait encore de quelque endroit caché, j’examinai mes blessures ; mon bras droit était fort maltraité. La balle, entrée dans mon corps dans la direction du poumon, n’était pas sortie ; mon état me parut désespéré. J’appelai Ome-zhuh-gwut-oons, je le suppliai de venir mettre un terme immédiat à des jours qui ne pouvaient plus se prolonger qu’au milieu des souffrances. « Vous m’avez tué, lui dis-je ; mais, quoique ma blessure soit mortelle, je crains d’être quel» que temps encore à mourir. Venez donc, si vous êtes un homme, et tirez sur moi un second coup. » Je l’appelai à plusieurs reprises sans aucune réponse.

Mon corps était à peu près nu ; car, au moment de ma blessure, je n’avais sur moi, outre mon pantalon, qu’une vieille chemise toute déchirée, dont les travaux du matin avaient arraché plus d’un lambeau. Je restai exposé au soleil et aux mouches à tête noire et verte, sur un rocher nu, la plus grande partie d’une journée de juillet ou d’août, sans autre perspective que celle d’une mort lente ; mais, au coucher du soleil, l’espérance revint avec la force, et je nageai jusqu’à l’autre bord. En prenant terre je pus me lever sur mes pieds et je poussai le sassahkwi ou cri de guerre, en signe de joie et de défi. Mais la perte de sang causée par les efforts que je venais de faire en nageant entraîna une seconde défaillance.

Quand je revins à moi, je me cachai près du rivage pour observer mon ennemi. Bientôt je vis Ome-zhuh-gwut-oons sortir de sa cachette, mettre son canot à flot, s’y embarquer et descendre la rivière. Il passa tout près de moi, et j’éprouvai une vive tentation de m’élancer sur lui pour le saisir et l’étrangler dans l’eau ; mais je craignis que la force ne me manquât, et je le laissai passer sans me découvrir.

Je ne tardai pas à sentir la soif la plus ardente ; les bords de la rivière étaient escarpés et rocailleux ; je ne pouvais, avec mon bras blessé, me coucher pour boire ; il me fallut donc entrer dans l’eau, et m’y plonger jusqu’à ce qu’elle baignât mes lèvres. La soirée se rafraîchissait de plus en plus, et ma force renaissait à proportion. Mais le sang paraissait couler plus librement, et je me mis à panser ma blessure. Je tâchai, quoique la chair fût déjà très gonflée, de replacer les fragmens de l’os. Je commençai par déchirer en petites bandes le reste de ma chemise ; puis, avec mes dents et ma main gauche, j’essayai de tourner les bandes autour de mon bras, lâches d’abord et de plus en plus serrées, jusqu’à ce que ce pansement eût pris, autant que je le pouvais, une forme convenable. J’y attachai ensuite de petites branches d’arbres pour tenir lieu d’éclisses, et je suspendis mon bras à une corde qui passait autour de mon cou.

Cette opération achevée, je pris un peu de l’écorce d’une espèce de cerisier que j’avais remarquée à peu de distance, et après l’avoir bien mâchée, je l’appliquai sur mes blessures, espérant arrêter ainsi l’effusion du sang. Les buissons les plus voisins et l’espace qui me séparait de la rivière étaient tout ensanglantés. Quand la nuit vint, je choisis, pour m’étendre, un endroit couvert de mousse ; un tronc d’arbre me servit d’oreiller. J’avais eu soin de me tenir près de la rivière pour observer tout ce qui passerait et pouvoir étancher ma soif, si elle revenait avec une égale violence. Je savais qu’un canot de traiteurs, annoncé à la rivière Rouge, devait passer vers ce temps-là, et c’était de lui que j’attendais du secours. Il n’y avait pas de cabanes d’Indiens plus près que le village d’où Ome-zhuh-gwut-oons était venu à ma suite, et j’avais quelques raisons de supposer qu’il ne se trouvait, à plusieurs milles à l’entour, personne autre que lui, ma femme et mes filles.

Étendu par terre, je priai le Grand Esprit d’abaisser sur moi des regards de pitié et de m’envoyer du secours dans le temps de ma détresse. Pendant que j’achevais mes prières, les moustiques, qui s’étaient abattues en grand nombre sur mon corps nu, et dont les piqûres ajoutaient beaucoup à mes souffrances, commencèrent à se lever, volèrent quelque temps autour de moi, et disparurent enfin. Je n’attribuai pas ce soulagement si grand à l’intervention immédiate d’un être supérieur répondant à ma prière : la soirée devenait assez froide, et c’était, je le savais bien, l’effet de la température. J’étais cependant convaincu, comme je l’avais toujours été dans les temps de détresse et de danger, que le maître de ma vie, quoique invisible, était près de moi et veillait sur moi. Je dormis sans peine et paisiblement, mais non tout d’un somme. Chaque fois que je me réveillai, je me souvins d’avoir vu en songe un canot chargé d’hommes blancs devant moi, sur la rivière.

Vers le milieu de la nuit, j’entendis, à une distance de deux cents verges, de l’autre côté de la rivière, des voix de femmes que je crus reconnaître pour celles de mes filles. Je crus qu’Ome-zhuh-gwut-oons avait découvert leur retraite, et leur faisait quelque violence, car leurs cris annonçaient la détresse ; mais j’étais si faible, qu’il me fut tout à fait impossible de me lever pour aller à leur secours.

Le lendemain matin, avant dix heures, j’entendis des voix humaines dans la direction de la rivière, au dessus de moi, et de la place que je m’étais choisie, je vis venir un canot chargé d’hommes blancs, semblable au canot que j’avais déjà vu dans mes songes de la nuit. Ces hommes prirent terre à peu de distance et firent leurs apprêts de déjeûner. Je reconnus le canot de M. Stewart, de la compagnie de la baie d’Hudson, attendu, vers cette époque, avec M. Grant. Convaincu que mon apparition ferait sur eux une impression pénible, j’attendis, pour me montrer, la fin de leur repas.

Quand je les vis remettre leur canot à flot, j’entrai à gué dans la rivière, afin d’attirer leur attention. Dès qu’ils m’aperçurent, les Français cessèrent de ramer, et tous portèrent leurs regards sur moi, avec l’apparence du doute et de la stupéfaction. Le courant les entraînait avec rapidité loin de moi, et mon appel répété en langue indienne semblait ne produire aucun effet. J’appelai enfin M. Stewart par son nom, et, prononçant quelques mots anglais dont je pus me souvenir, je suppliai les voyageurs de venir me prendre. En un clin d’œil, les rames furent remises à l’eau, et le canot vint si près de moi, qu’il me fut possible d’y entrer.

Personne ne me reconnut ; M. Stewart et M. Grant étaient cependant tout à fait l’un et l’autre de ma connaissance. Je n’avais pas pu laver le sang qui couvrait mon corps, et il est probable que mes souffrances m’avaient extrêmement changé. Les questions se succédant avec rapidité, l’on sut bientôt qui j’étais et les principales circonstances de ce qui venait de m’arriver. Un lit me fut dressé dans le canot ; je suppliai vivement les traiteurs de chercher mes enfans dans la direction où j’avais entendu leurs cris. Je craignais qu’on ne les trouvât massacrés ; mais toutes les recherches sur ce point et sur d’autres furent infructueuses.


CHAPITRE XL.


Poursuite du meurtrier. — Extraction d’une balle par le blessé lui-même. — La femme coupable. — Mauvais-vouloir et rancune des traiteurs américains. — Le nerf de daim. — Le major Long. — Jeunes filles de sang mêlé, enlevées à leur père. — Fracture du bras. — Tanner, interprète au saut de Sainte-Marie. — Publication des Memoires. — Projets d’avenir.


Instruits du nom de l’homme qui m’avait blessé, les deux traiteurs prirent le parti de me conduire sur-le-champ au village d’Ome-zhuh-gwut-oons. S’ils parvenaient à le surprendre, ils voulaient, disaient-ils, m’aider à me venger en le tuant sur la place. Ils me cachèrent donc au fond du canot, et quand ils abordèrent près des cabanes, un vieillard vint à eux sur le rivage, en disant : « Qu’y a-t-il de nouveau dans le pays d’où vous venez ? — Tout y va bien, répondit M. Stewart ; nous n’avons pas d’autres nouvelles. — C’est ainsi, reprit le vieillard, que les hommes blancs nous traitent toujours. Je sais très bien qu’il est arrivé quelque chose dans le pays d’où vous venez, mais vous ne voulez pas nous en parler. Ome-zhuh-gwut-oons, l’un de nos jeunes hommes, a descendu la rivière pendant deux ou trois jours, et nous a dit que le Long Couteau, nommé Shaw-shaw-wa-ne-ba-se (le faucon), qui a passé par ici peu de jours auparavant avec sa femme et ses enfans, les a massacrés tous. Moi je crains qu’il n’ait lui-même fait quelque chose de mal, il est inquiet et sur ses gardes, et il vient de prendre la fuite au moment de votre arrivée. »

Malgré cet avis, MM. Stewart et Grant cherchèrent Ome-zhuh-gwut-oons dans toutes les cabanes, et convaincus enfin de son évasion, ils dirent au vieillard : « Il est bien vrai qu’il a été fait du mal dans le pays d’où nous venons ; mais l’homme qu’Ome-zhuh-gwut-oons a voulu tuer est dans notre canot ; nous ne savous pas encore s’il vivra ou s’il mourra... » À ces mots, ils me firent voir aux Indiens qui s’étaient rassemblés sur le rivage.

Nous prîmes là un peu de temps pour nous reposer et examiner mes blessures. Je reconnus que la balle, entrée dans mon corps immédiatement au dessous de la fracture de mon bras, était allée se loger près des côtes, et je tâchai de persuader à M. Grant d’en faire l’extraction ; mais ni lui ni M. Stewart ne voulurent l’essayer ; je fus obligé de m’opérer moi-même de la main gauche. Une lancette, que me prêta M. Grant, se brisa sur-le-champ ; il en fut de même d’un canif, car les chairs étaient très dures et très fermes dans cette partie. Enfin on me remit un large rasoir à manche blanc, avec lequel je parvins à extraire la balle. Elle était très aplatie ; le nerf de daim et les médecines qu’Ome-zhuh-gwut-oons y avait liés restèrent dans la plaie. Quand je vis que la balle n’était pas descendue au dessous de mes côtes, j’espérai me rétablir enfin ; mais j’avais des raisons de supposer que, la blessure étant empoisonnée, la convalescence serait longue.

L’opération achevée et ma blessure pansée, nous allâmes à Ah-kee-ko-bow-we-tig (la chute de la chaudière), village qui avait pour chef Waw-wish-e-gah-bo, frère d’Ome-zhuh-gwut-oons. Là M. Stewart usa de la même précaution de me cacher dans le canot, et une distribution de tabac fut faite à tous les hommes appelés l’un après l’autre. Voyant que notre recherche était vaine, on me fit paraître enfin, et l’on dit au chef que c’était son propre frère qui avait tenté de me tuer. Il baissa la tête et refusa de répondre aux questions des blancs. Mais nous apprîmes de plusieurs autres Indiens que mes filles et leur mère s’étaient arrêtées dans ce village en se dirigeant vers le lac de la Pluie.

En arrivant au comptoir de la compagnie du Nord-Ouest, près de ce lac, nous les trouvâmes retenues par les traiteurs, dont les soupçons avaient été excités par leur agitation et leur terreur évidentes, et par le souvenir de m’avoir vu passer avec elles quelques jours auparavant. Dès qu’on put m’apercevoir du fort, la vieille femme s’enfuit dans les bois, entraînant les jeunes filles avec elle ; mais les agens de la compagnie la firent poursuivre et on la ramena.

MM. Stewart et Grant me dirent de prononcer quelle peine serait infligée à cette femme, bien évidemment coupable d’avoir trempé dans un attentat contre ma vie : ils déclarèrent qu’ils la regardaient comme aussi criminelle qu’Ome-zhuh-gwut-oons, et qu’elle avait mérité la mort ou toute autre punition dont je voudrais la frapper ; mais je demandai qu’elle fût mise sur-le-champ à la porte du fort, sans provision et avec défense d’y jamais reparaître. Comme c’était la mère de mes enfans, je ne voulais point la voir pendue ou battue, jusqu’à ce que mort s’ensuitvît, par les laboureurs qui me le proposaient ; mais sa vue me devenait insupportable. On la renvoya sans châtiment, ainsi que je l’avais demandé.

Mes filles m’apprirent alors qu’au moment où j’étais tombé sans connaissance sur le rocher, me croyant mort et cédant à l’autorité de leur mère, elles avaient changé la direction du canot, en s’enfuyant de toutes leurs forces. A peu de distance, la vieille femme, poussant le canot vers une pointe basse couverte de broussailles, y avait déposé mon habit ; et après un long trajet, elles s’étaient cachées dans les bois ; mais la vieille femme, ayant réfléchi qu’elle aurait mieux fait de garder ce qui m’appartenait, elles étaient retournées sur leurs pas. C’était alors que j’avais entendu les cris de mes enfans, au moment où leur mère ramassait mes dépouilles sur le rivage.

M. Stewart me laissa au comptoir du lac de la Pluie, en me confiant aux soins de Simon Macgillevray, fils de celui qui, bien des années auparavant, avait tenu un rang si élevé dans la compagnie du Nord-Ouest. Il me donna une petite pièce où mes filles préparaient mes repas et pansaient mes blessures. J’étais très faible ; mon bras restait extrêmement enflé, et il en sortait, de temps à autre, des esquilles. Je vivais en cet endroit depuis vingt-huit jours, quand le major Delafield, commissaire des États-Unis pour les limites, vint au comptoir, et, entendant parler de mes aventures, me proposa de me conduire, dans son canot, à Mackinac ; mais, quel que fût mon désir de l’accompagner, je me trouvais trop faible pour entreprendre un pareil voyage. Le major Delafield, me jugeant lui-même hors d’état de voyager, me laissa, en partant, beaucoup d’excellentes provisions, deux livres de thé, du sucre, d’autres objets, une tente et des vêtemens.

Deux jours après, je tirai de mon bras le nerf de daim qu’Ome-zhuh-gwut-oons avait lié autour de sa balle, comme je l’ai déjà rapporté. Ce nerf, de couleur verte, avait encore près de cinq pouces de longueur sur à peu près la largeur de mon doigt.

Aussitôt après le départ du major Delafield, le mauvais-vouloir de M. Macgillevray se manifesta clairement ; la crainte du major l’avait seule, jusque-là, décidé à me traiter avec quelque attention. Les insultes et les avanies s’amassèrent sur moi, et je fus enfin chassé du comptoir. Mais des Français eurent assez de pitié de moi pour sortir la nuit, à la dérobée, et venir me dresser une tente, à l’insu de M. Macgillevray. Grace à la bonté du major Delafield, j’étais bien pourvu de tous les objets de première nécessité, et mes filles restaient encore avec moi, quoique M. Macgillevray me menaçât souvent de les faire partir. Ses persécutions ne diminuèrent pas de violence, lorsque j’eus quitté le fort ; et il en vint au point de m’enlever mes filles, qu’il envoya coucher dans le quartier des hommes ; mais elles s’échappèrent et coururent se réfugier sous le toit voisin du beau-père de M. Macgillevray. C’était un vieux Français dont les filles avaient contracté une intime amitié avec les miennes.

Quarante-trois jours s’étaient écoulés depuis mon arrivée, et je me trouvais dans une bien misérable situation, entièrement privé, depuis quelque temps, du secours de mes filles, lorsqu’un soir M. Bruce, mon ancien ami, entra inopinément dans ma tente : il faisait partie de la suite du major Long, qui revenait du lac Winnipeg, et il pensait que cet officier pourrait et voudrait m’aider à tirer mes filles des mains de M. Macgillevray, peut-être même à les conduire à Mackinac.

A peine en état de marcher, j’allai trois fois, à cette heure avancée de la nuit, visiter le major Long dans son camp ; chaque fois il me dit que ses canots étaient pleins, et qu’il ne pouvait rien faire pour moi ; mais enfin, un peu mieux instruit de mon histoire, il sembla prendre plus d’intérêt à moi ; et, à la vue des papiers que m’avaient donnés le gouverneur Clark et d’autres personnes, il me dit que j’étais un fou de ne les lui avoir pas montrés plus tôt. Il m’avait pris, ajouta-t-il, pour quelqu’un de ces blancs méprisables qui restent chez les Indiens par paresse ou par débauche ; mais, sachant qui j’étais, il essaierait de faire quelque chose pour moi. Il alla lui-même, avec plusieurs hommes, chercher mes filles dans le comptoir. Son intention avait été de se remettre en route dès le lendemain matin ; mais, ayant donné presque toute la nuit à mes affaires, il résolut de rester en cet endroit un jour de plus, et de faire de plus grands efforts pour retrouver mes enfans.

Le seul résultat de cette recherche fut la conviction que, par les manœuvres de M. Macgillevray et de la famille de son beau-père, mes filles étaient tombées entre les mains de Kaw-been-tush-kwaw-naw, l’un des chefs de notre village de Me-nau-zhe-tau-naung. Il me fallut donc renoncer à tout espoir de les ramener cette année ; dans le triste état où je me trouvais, il ne me resta plus qu’un seul désir, celui d’aller passer l’hiver avec des hommes de ma couleur, auprès de mes plus jeunes enfans, à Mackinac.

Je savais que M. Macgillevray, comme presque tous les traiteurs de la compagnie du Nord-Ouest, était mal disposé à mon égard, par le souvenir de ma coopération avec le parti de lord Selkirk, à la prise de leur poste de la rivière Rouge. Je savais aussi que ma position personnelle envers les Indiens me ferait difficilement obtenir l’autorisation de rester, soit dans les comptoirs de l’une ou de l’autre compagnie, soit même à peu de distance. J’avais reçu d’un Indien une blessure cruelle et dangereuse ; et, selon les coutumes du pays, j’étais forcé, on s’y attendait du moins, à me venger sur le premier de la même bande que je viendrais à rencontrer.

Si l’on avait connu mon séjour dans l’un ou dans l’autre comptoir, bien peu d’Indiens se seraient aventurés à y venir.

Toutes ces considérations me firent accepter l’offre bienveillante du major Long, de me conduire aux États, et je pris place dans un de ses canots ; mais, au bout d’une heure ou deux, je reconnus, et le major partagea cet avis avec tous ses compagnons, je reconnus que, dans l’état de ma santé, je ne pourrais, sans un grand danger, entreprendre un pareil voyage : ils me confièrent donc à plusieurs hommes de la suite des traiteurs, et je fus reconduit au fort. Je savais que les portes de la compagnie du Nord-Ouest me seraient fermées, et j’eus recours à la compagnie américaine des fourrures, qui m’avait récemment employé. Le jeune M. Davenport, chargé alors des intérêts de la compagnie, accueillit sur-le-champ ma demande, et me donna un appartement ; mais, comme les provisions étaient rares de ce côté de la rivière, je reçus des secours journaliers du docteur MacLaughlin, du Nord-Ouest, qui venait de prendre la place de M. Macgillevray. Il m’envoyait tous les jours assez de vivres pour M. Davenport, sa femme et moi.

Peu de temps après mon arrivée, M. Cote vint remplacer M. Davenport. Il entra dans ma chambre, et, me voyant couché, me dit seulement : « Eh bien ! vous avez guerroyé à vous tout seul. » Le soir, il me fit servir à souper, et, le lendemain matin, de bonne heure, il me mit à la porte. Non content de me défendre sa maison, il m’interdit le territoire des États-Unis. Toutes mes prières, jointes à l’intervention du docteur Mac-Laughlin, ne purent décider M. Cote à revenir sur sa décision.

Dans cette extrémité, le docteur consentit à m'admettre sur le territoire anglais, où il me nourrit et prit soin de moi ; il savait bien cependant que cet acte généreux nuirait à son commerce d'hiver. Au commencement de cette saison, mes blessures se trouvèrent assez bien guéries pour me permettre de chasser quelque peu en tenant mon fusil de la main gauche. Mais, vers les premiers jours de l'année, sorti un soir pour aller chercher de l'eau, je glissai et tombai sur la glace. Dans cet accident, non seulement je me cassai de nouveau le bras, à la même place, mais la clavicule elle-même fut rompue. Le docteur Mac-Laughlin se chargea de tous les détails d’intérieur qui étaient restés jusqu’alors à ma charge, et il me fallut supporter une seconde retraite également longue.

Au printemps, je pus retournera la chasse ; je tuai un grand nombre de lapins et quelques autres animaux, dont le docteur me paya les peaux, en argent, de la manière la plus libérale. Comme le moment allait venir où les traiteurs quitteraient leurs quartiers d’hiver, il me dit que la compagnie du Nord-Ouest n’avait point de bateaux destinés pour Mackinac, mais qu’il saurait bien forcer M. Cote à m’y conduire. Les choses furent ainsi convenues ; et ce dernier promit de me mener jusqu’à Fond du Lac dans son propre canot ; cependant il me fit porter dans un bateau avec quelques Français.

Dans la route de Pond du Lac au saut de Sainte-Marie, je me trouvai sous les ordres de M. Morrison ; mais j’eus à subir de ses bateliers un si rude traitement, que je leur demandai de me débarquer sur le rivage, à vingt-cinq milles du saut. Là, M. Schoolcraft voulut m’engager comme interprète ; je ne pus accepter cette proposition. J’avais appris que le peu de meubles laissés par moi à Mackinac avaient été saisis pour payer la pension de mes enfans ; leur état exigeait ma présence : je m’y rendis donc, et le colonel Boyd m’y engagea comme interprète indien. J’en remplis les fonctions jusqu’en 1828, époque où, mécontent de la manière dont j’étais traité, j’allai à New-York prendre des arrangemens pour la publication de mes Mémoires. A mon retour vers le nord, M. Schoolcraft, toujours agent indien au saut de Sainte-Marie, me prit pour son interprète ; et, depuis ce moment, j’ai résidé en cet endroit avec ma famille.

Trois de mes enfans sont encore avec les Indiens, dans le nord : les deux filles, à ce que j’ai appris, viendraient volontiers me rejoindre, si elles pouvaient s’évader ; mon fils, plus âgé, est fortement attaché à la vie de chasseur, qu’il a menée si long-temps. J’ai quelque espérance de pouvoir tenter un nouvel effort pour ramener mes filles.



FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME



NOTES.



(1) Littéralement, bois d’élan. (page 2)

(2) Shawanees de Cooper, de Bell et de John Hunter. (p. 2)

(3) Hickory est le nom de la plupart des noyers particuliers à l’Amérique, qui forment un genre à part, désigné par quelques botanistes sous le nom scientifique de carya. Mais ce nom s’applique à plusieurs arbres fort différens, suivant les épithètes qu’on y joint. Parmi les variétés, on distingue surtout le blanc et le rouge. Les feuilles ont une senteur agréable ; les noix sont estimées : les sauvages, dit Lawson, en faisaient une grande consommation ; les troupeaux s’en nourrissent. — Le nom d’hickory est un terme purement américain, qui n’a pas de synonyme en français ; M. de Chateaubriand le cite plusieurs fois dans les Natchez. Toutes les variétés d’hickorys sont d’un bois dur, compacte et très difficile à rompre, mais qui, coupé et exposé à l’air, n’a guère de durée. Les Indiens, et après eux la populace américaine, faisant allusion à ces qualités, ont surnommé le général Jackson le vieil Hickory. (p. 8)


(4) Ce terme américain, consacré à une espèce particulière de chaussure à peu près analogue à des brodequins, est trop connu pour avoir besoin de commentaire. (p. 10)


(5) Ceux qui sont à portée des factoreries anglaises ont des vaisseaux de cuivre pour leur cuisine. — M. de Chateaubriand, Voyage en Amérique. (p. 11)


(6) Les canots d’écorce de bouleau sont le chef-d’œuvre de l’art des sauvages. Rien n’est plus joli et plus admirable que ces machines fragiles, avec quoi cependant on porte des poids immenses et l’on va partout avec beaucoup de rapidité. Il y en a de différentes grandeurs, de deux, de quatre, jusqu’à dix places distinguées par des barres de traverse.... Le fond du canot est d’une ou deux pièces d’écorce, ausquelles on en cout d’autres avec de la racine qu’on gomme en dedans et en dehors, de manière qu’il paraît être d’une seule pièce. Comme l’écorce qui en fait le fond n’a guère au delà de l’épaisseur d’un ou de deux écus, on le fortifie endedans par des clisses de bois de cèdre extrêmement minces, qui sont posées de long... Si ces petits bâtimens sont commodes, ils ont aussi leur incommodité ; car il faut user d’une grande précaution en y entrant, et s’y tenir assez contraint pour ne pas tourner ... ; ils sont d’ailleurs très fragiles.

Le père Lafitau, Mœurs des sauvages amériquains, comparées avec celles des premiers temps, t. 2, p. 214

La grandeur de ces canots varie de 10 pieds jusqu’à 28… Les plus grands peuvent contenir aisément 14 hommes ; mais pour l’ordinaire, quand on veut s’en servir pour transporter des vivres ou des marchandises, trois hommes suffisent pour les gouverner… Les canots sont sûrs, et ne tournent jamais quand ils sont d’écorce de bouleau, laquelle se lève ordinairement en hiver avec de l’eau chaude. Les plus gros arbres sont les meilleurs pour faire de grands canots, quoique souvent une seule écorce ne suffise pas. Le fond est pourtant d’une seule pièce, auquel les sauvages sçavent coudre si artistement les bords avec des racines, que le canot paroît d’une seule écorce. Ils sont garnis ou de clisses ou de varangues d’un bois de cèdre presque aussi léger que le liége. Les clisses ont l’époisseur d’un écu, l’écorce celle de deux, et les varangues celle de trois. Outre cela, il règne à droit et à gauche, d’un bout du canot à l’autre, deux maîtres ou préceintes, dans lesquels sont enchâssées les pointes de varangues, et où les huit barres qui le lient et le traversent sont attachées. Ces bâtimens ont vingt pouces de profondeur… ; s’ils sont commodes par leur légèreté et par le peu d’eau qu’ils tirent, il faut avouer qu’ils sont, en récompense, bien incommodes par leur fragilité ; car, pour peu qu’ils touchent sur le caillou ou sur le sable, les crevasses de l’écorce s’entr’ouvrent… ; chaque jour, il y a quelque nouvelle crevasse ou quelque couture à gommer. Toutes les nuits, on est obligé de les décharger à flot, et de les porter à terre, où on les attache à des piquets, de peur que le vent ne les emporte ; car ils pèsent si peu, que deux hommes les portent à leur aise sur l’épaule, chacun par un bout.

Le baron de la Hontan, Nouveaux voyages dans l’Amérique septentrionale, t. i, p. 33.

Ces canots, dit plus loin le même voyageur, ne valent rien du tout pour la navigation des lacs, où les vagues les engloutiraient si l’on ne gagnait terre lorsque le vent s’élève.

Un grand nombre d’écrivains ont décrit les canots d’écorce : M. de Chateaubriand en parle plusieurs fois dans les Natchez et dans le Voyage en Amérique ; M. Isidore Lebrun les mentionne, avec quelques détails, à la page 332 de son Tableau statistique et politique des deux Canadas, et le père Charlevoix leur consacre une longue description dans la douzième lettre de son journal. (p. 12)


(7) Petite ville dans le comté de Wayne, sur la rivière du même nom, qui porte les eaux du lac Huron et du lac Saint-Clair dans le lac Erié. Elle est située sur la rive droite ; c’est le côté des États-Unis. La rive opposée est canadienne, c’est à dire anglaise.

La population du détroit, restée française, malgré les vicissitudes politiques qu’elle a éprouvées, conserve nos usages dans le Michigan. Cet état est nouveau de 1803, et c’est de 1620 que date l’établissement du détroit... Cédé avec tout le Canada à l’Angleterre, il en fut démembré vingt ans après... La coutume de Paris n’a cessé d’y être en vigueur qu’en 1810. Comme les Français du détroit conservent religieusement les marques de leur origine, des habitans instruits du Bas-Canada leur portent une affection de nationalité. La ville du détroit se compose de 270 maisons habitées par 1550 individus. Mais les fermes riantes, de 4 arpens de front sur 80 de longueur, serrées les unes contre les autres le long de la rivière, contiennent une plus forte population. Is. Lebrun, Tableau statistique et politique des deux Canadas, p. 212.

On nous montra sur la rive gauche du fleuve une longue file de maisons en bois peint, de construction élégante et neuve, et entièrement semblables aux édifices de toutes les petites villes d’Amérique. C’était la ville de détroit : on ignore si elle tient son nom du fleuve, ou si le fleuve lui doit le sien ; elle fut fondée jadis par les Français canadiens, au temps où la France était puissante dans les deux mondes.

G. de Beaumont, Marie ou l’Esclavage en Amérique, t 2, p. 56. (p. 14)



(8) Les totems forment une espèce de blason : chaque famille sauvage, se supposant descendue de quelque animal, en adopte pour ses armoiries la représentation. Le tombeau est orné du totem qui a distingué le sauvage pendant sa vie et joué un rôle dans toutes les solennités de son existence aventureuse.

Cooper : notes du Dernier des Mohicans. (p. 19)


(9) Les prisonniers adoptés ne jouissent pas d’une sûreté complète ; s’il arrive que la tribu où ils servent fasse quelque perte, on les massacre : telle femme qui aurait pris soin d’un enfant le coupe en deux d’un coup de hache.

M. de Chateaubriand, Voyage en Amérique, p. 220, édit. de 1832. (p. 21)


(10) Tanner a beaucoup de l’habitude des Indiens de cacher leurs émotions ; mais en me dictant ces détails, l’éclat de ses yeux et un mouvement convulsif de sa lèvre supérieure laissaient suffisamment voir qu’il n’est pas exempt de la soif de vengeance qui caractérise les hommes parmi lesquels il a passé sa vie. Plus de trente années après, il aurait voulu tirer vengeance de cette injure reçue vers l’âge de onze ans. — Note de l’éditeur américain. (p. 24)


(11) Méchilli, ou Michilli, ou Michilmackinac des diverses relations. (p. 28)


(12) Scioux, ou Nadoessis, de la relation de la Hontan. — Nadoessis de Carver. — Nadowessies de M. Balbi. — Le père Charlevoix dit qu’ils n’exerçaient point envers leurs prisonniers les horreurs qui déshonorent la plupart des nations du continent américain. M. de Chateaubriand, dans ses Natchez, rend hommage à leurs mœurs douces et à leur hospitalité. — Le nom de Sioux, généralement adopté aujourd’hui, et consacré par Cooper et Washington Irving, est, selon le père Charlevoix, d’origine française, comme diminutif de Nadouessis ou Nadouessioux. (p. 28)


(13) Ouinebagos de Carver. — Winebegos de M. de Chateaubriand. (p. 28)


(14) Chippewais de Carver et de M. Balbi. — Chippewas de Cooper et de M. Isidore Lebrun. — Cipawois, ou Cipowois de M. de Chateaubriand. — Schipiwans de Perrin du Lac. (p. 28)


(15) Ottawas de M. Balbi. — Ottaways ou Ottaouas de Carver. — Ottowas de Hunter. — Outaouas de la Hontan et Pernety. — Outaois de Diéréville. — Outaouais de Charlevoix et de M. Isidore Lebrun. — Outaouacs de la Hontan et du père Crespel. — Outaouaks de Charlevoix. — La nation des Ontaways, que les Indiens faisaient descendre du grand Castor. — M. de Chateaubriand, (p.28)


(16) Le gallon américain est à peu près de quatre litres de France. (p. 29)


(17) Je n’ai jamais vu de parent corriger un enfant, à l’exception d’une seule femme, dit Lawson ( The History of Carolina, p : 201). Il faut conclure de cette remarque, ou que Lawson a mal observé, ou plutôt que depuis un siècle le voisinage de la civilisation a modifié dans un sens très fâcheux pour les enfans le système d’éducation des Indiens. (p. 31)


(18) C’est la marte commune à pin de Samuel Hearne, vison de Buffon, mustela vison de M. Warden, pine martin ou marten de Sabine. C’est un animal répandu dans toute cette partie de l’Amérique et plus commun dans le sud que dans le nord. Le traducteur du Dernier des Mohicans a rendu le mot martin par martinet. (p. 37)


(19) Ce doit être la rivière de Marne des anciennes relations, ainsi nommée selon Lepage du Pratz, à cause de sa largeur pareille à celle de la Marne ; ce nom, donné par des géographes et des voyageurs, n’a point été connu dans le pays : on l’a nommée aussi rivière des Nactchitoches. (p. 38)


(20) Ce nom se trouve ainsi dans la Relation de Tanner. (p. 38)


(21) Portage. En parlant de certains fleuves, comme de celui de Saint-Laurent, où il y a des sauts qu’on ne peut ni remonter ni descendre en canot, on dit. faire portage pour dire porter par terre le canot et tout ce qui est dedans au delà de la chute d’eau ; et, en parlant des endroits où sont ces chutes d’eau, on les appelle portages. Il y a tant de portages, depuis là jusqu’à Quebec ! ( Dict. de l’Académie. )

Faire portage, c’est transporter les canots, par terre, d’un lieu à un autre, c’est à dire du pied d’un cataracte jusqu’au dessus, ou d’une rivière à une autre.

La Hontan, Nouveaux Voyages, t. 1, p. 276.

On fait portage aux cataractes que leur extrême hauteur rend impraticables... Deux hommes portent sur leurs épaules les canots dans les lieux de portage avec beaucoup de facilite au dessus et au dessous des cataractes.

{Le père Lafitau, t. 2, p. 218.) (p. 40)


(22) Rats musqués, petits animaux gros comme des lapins et faits comme des rats, dont les peaux sont assez estimées, pour le peu de différence qu’elles ont d’avec celles des castors. Ils sentent si fort le musc, qu’il n’y a point de civète ni de gazelle en Asie dont l’odeur soit si forte et si suave.

(La Hontan, Nouveaux Voyages, t. I, p. 80.)

Nous leur trouvâmes un grand monceau de rats sauvages qui vont à l’eau et sont gros comme conuils (lapins), et bons à merveille à manger, lesquels portent du musc comme les castors.

(Lescarbot, Hist. de la Nouvelle-France, p. 321.)

Rat musqué, petit animal de même nature à peu près que le castor ; à bien des égards, il en paraît un diminutif. Le père Charlevoix (Lettre 5 du journal d’un voyage en Amérique) donne beaucoup de détails fort intéressans sur les habitudes du rat musqué.

Samuel Hearne en parle aussi avec étendue. C’est probablement le pilori de quelques relations. (p. 45)


(23) Ces raquettes ont 18 pouces de long sur 8 de large ; de forme ovale par devant, elles se terminent en pointe par derrière ; la courbe de l’ellipse est de bois de bouleau plié et durci au feu. Les cordes transversales et longitudinales sont faites de lanières de cuir ; elles ont six lignes en tout sens ; on les renforce avec des scions d’osier. La raquette est assujettie aux pieds au moyen de trois bandelettes. Sans ces machines ingénieuses il serait impossible de faire un pas l’hiver dans ces climats ; mais elles blessent et fatiguent d’abord, parce qu’elles obligent à tourner les genoux en dedans et à écarter les jambes.

M. de Chateaubriand, Voyage en Amérique, p. 179, édition de 1832.

On trouve aussi des descriptions fort étendues des raquettes à neige dans les écrits plusieurs fois cités dans ces notes de la Hontan, t. 1er, p. 73. Lafitau, t. 2, p. 220, et Charlevoix, t. 5, p. 326.

William Smith, historien de New-York, attribue en grande partie au manque de raquettes à neige le mauvais succès de l’expédition française contre les Mohawks en 1665 (The History of New-York, p. 58).

Hérodote, entre autres énigmes qu’il se plaisait à donner à deviner aux Grecs, avait dit que dans un pays du nord les hommes avaient les pieds tournés en arrière, ce qui ne les empêchait pas de courir avec agilité. L’historien suédois Rudbeck croit qu’il a voulu faire allusion à l’emploi des raquettes pour marcher sur la neige. Leur plus grande extension étant en arrière de l’homme, elles lui donnent tout à fait l’apparence d’avoir les pieds tournés en sens contraire. (p. 49)


(24) Les Indiens ont un habillement que les Français nomment mitasse, que l’on devrait plutôt nommer cuissard, puisqu’il couvre les cuisses et descend depuis les hanches jusque dans le quartier du soulier, et y entre jusqu’à la cheville du pied.

Lepage du Pratz. Hist. de la Louisiane, t. 2, p. 196.

L’auteur anonyme de la vue de la colonie espagnole du Mississipi ou des provinces de la Louisiane et Floride occidentale, en l’année 1802, donne une description un peu différente du même vêtement : les principaux d’entre eux ont des chausses de lainage ou peaux qui leur prennent de mi-cuisse jusqu’à mi-jambe, et qu’ils appellent mitasses.

Washington Irving (a tour on the prairies) les appelle des metusses ou leggings.

Les Canadiens français donnent indifféremment à ce vêtement le nom de leggins et celui de mitasses. Nous avons dû adopter la dénomination d’origine française. — Bossu (Nouveaux Voyages dans l’Amérique septentrionale, p. 105) les définit ainsi : « Espèce de bas sans pieds, faits de peaux de chevreuils passées, qui servent aux hommes pour aller à la chasse dans le bois, et pour les garantir des épines et des ronces, comme aussi de la morsure des serpens à sonnettes. » (p. 49)


(25) En guise d’allumettes, ils ont un morceau de bois pourri et bien sec, qui brûle incessamment jusqu’à ce qu’il soit consumé ; dès qu’il a pris, ils le mettent dans l’écorce de cèdre pulvérisée, et soufflent doucement jusqu’à ce qu’elle soit enflàmée.

(Lafitau, t. 2, p. 242.)

Leur spunk est une sorte d’écorce molle. Cette substance, en général de couleur cannelle, pousse dans les creux des chênes, des hickorys et de quelques autres arbres d’où on l’enlève avec une hache. Les Indiens en portent toujours avec eux au lieu de briquet. Le spunkwood est bien préférable.

(Lawson, The history of Carolina, p. 204.) (p. 50)


(26) Makigo de Perrin du Lac. C’est une tribu d’Ojibbeways qui, selon l’éditeur américain, ne jouit pas d’une bonne réputation. (p. 50.)


(27) L’hospitalité est la dernière vertu sauvage qui soit restée aux Indiens, au milieu des vices de la civilisation européenne. »

M. de Chateaubriand, Voyage en Amérique, t. Ier, p. 37, édit. de i832.

Quemcumque mortalium arcere tecto, nefas habetur. Pro fortuna quisque apparatis epulis excipit ... notum ignotumque, quantum ad jus hospitii nemo discernit. Tacite, De moribus germanorum. (p. 51)


(28) La note consacrée plus loin au moose parlera du caribou. (p. 51)


(29) Rainy-lake, littéralement lac pluvieux. M. Balbi et le traducteur de Carver, avec beaucoup d’autres géographes et voyageurs, le nomment lac de la Pluie. (p. 55)


(30) Winnipeg. — Winnipie. — Ouinipeg. — Ouinipique ou winnepeck de Carver ; Owinipike de Perrin du Lac. (p. 57)


(31) Sans discuter aussi savamment que le docteur Obed Battius de la Prairie sur le buffle et le bison, nous n’avons pas cru devoir, dans cette relation, traduire le mot buffaloe par le mot correspondant de buffle. C’est à tort que ce dernier nom, appartenant à un animal bien connu, est devenu, dans le dialecte anglo-américain, d’une acception générale pour désigner le bison, bos americanus de Gmelin, bos bison d’Erxleben, bœuf illinois ou bœuf sauvage et à bosse des vieilles relations. Ce nom de bison était donné par les Grecs et les Latins à une espèce de taureau sauvage, l’aurochs, probablement, que, dans son Histoire des Celtes, Pelloulier a confondu avec l’élan. (p. 62)


(32) Les trappes employées contre ces animaux sont des planches plus ou moins épaisses, plus ou moins larges. On fait un trou dans la neige : une des extrémités des planches est posée à terre, l’autre extrémité est élevée sur trois morceaux de bois agencés dans la forme du chiffre 4. L’amorce s’attache à l’un des jambages de ce chiffre ; l’animal qui la veut saisir s’introduit sous la planche, tire à soi l’appât, abat la planche, est écrasé.

M. de Chateaubriand, Voyage en Amérique. (p. 63)


(33) Creeks de Bell et de M. Adrien Balbi. — Criques de M. de Chateaubriand. — Les Kilistinous ou Cristinaux, que nos Canadiens appellent Criques. Père Charlevoix. (p. 64)


(34) Assiniboins ou Asseniboines de M. Adrien Balbi. — Assiniboines de Cooper. — Assiniboils du père Charlevoix et de M. de Chateaubriand. — Assinipoils ou Ossenibonies de Carver. — Assimpouals de la Hontan. — L’éditeur américain dit que ce nom signifie, dans le langage indien, rôtisseurs de pierres, parce que les Assinneboins cuisent leurs vivres avec des pierres chauffées. (p. 64)


(35) On trouve chez la plupart des voyageurs de nombreux détails sur les cabanes que les sauvages américains élèvent en moins d’une heure dans leurs campemens. Le père Lafitau (t. 2, p. 241) dit que, dans leurs marches, quelques uns portent avec eux des écorces de bouleau, roulées comme nos cartes géographiques, avec quoi ils ont bientôt fait et dressé une espèce de tente et de cabanage.

Nous aurions pu citer un grand nombre d’autorités sur les curieux détails de ces constructions improvisées, sur les procédés ingénieux des sauvages pour se garantir du froid, sur de longues écorces qu’ils savent emboîter comme nos tuiles creuses pour se préserver de la pluie. Nous nous bornerons à citer un vieux missionnaire des premières années du dix-septième siècle, dont la relation n’aurait guère à subir, au dix-neuvième, que des modifications de style.

« Quelque part qu’ils soyent arriués, la première chose c’est de faire du feu et se cabaner, ce qu’ils ont faict dans une heure ou deux, souuent en demy-hëure. Les femmes vont au bois et en apportent des perches, lesquelles on dispose par en bas en rond à l’entour du feu, et par en haut, on les enfourche entre elles pyramidalement, de manière qu’elles se reposent l’une contre l’autre, droit au dessus du feu, car là est la cheminée. Sur les perches on iette des peaux, ou bien des nattes ou des escorces. Au pied des perches, dessous les peaux, se mettent les sacs. Toute la place à l’entour du feu est ionchée de fueilles de pin, afin de ne pas sentir l’humidité de la terre. Dessus les fueilles de sapin ils iettent souvent des nattes ou des peaux de loups marins aussi délicates que le velours ; là dessus ils s’estendent à l’entour du feu, ayant la teste sur leurs sacs, et, ce qu’on ne croiroit pas, ils sont très chaudement, léans dedans à très petit feu, voire aux plus grandes rigueurs de l’hiuer. »

Le père Biard, Relation de la Nouvelle France (1616), p. 40. (p. 69)


(36) « C’est une coutume établie parmi tous ces naturels, que le jeune chasseur ne mange jamais de son premier bœuf, ours, poisson, ou tout autre gibier. » — Lawson, n° 210.

Cette coutume paraît s’être modifiée, car Tanner mentionne plusieurs festins semblables, et ne parle jamais de l’abstinence du jeune chasseur.

Le même usage se retrouve chez les peuplades de l’Amérique la plus septentrionale. Nous lisons dans l’Histoire des Voyages :

« A quinze ou seize ans, l’enfant (groenlandais) suit son père à la pêche du veau marin. Le premier monstre qu’il a pris doit servir à régaler toute sa famille et le voisinage. Durant ce festin, le jeune homme raconte son exploit, et comment il s’est rendu maître de sa proie. Tout le monde admire et loue sa dextérité, vante le goût délicieux de la bête qu’il a tuée, et, dès ce jour de gloire et de triomphe, les femmes songent à trouver une compagne au vainqueur du monstre. »

Histoire générale des Voyages, édit. de 1780, t. 18, p. 304. (p. 71)


(37) Cet animal, assez commun dans les déserts de l’Amérique, est souvent désigné par les noms généraux de cerf, daim, ou chevreuil d’Amérique. Diverses circonstances portent à croire que, dans un grand nombre d’anciennes relations, il a été appelé l’orignal ; on l’a nommé aussi l’élan de Terre-Neuve, et quelquefois le caribou ; mais nous voyons que Tanner distingue le caribou du moose. C’est le cervus alces de Linnée, souvent pris mal à propos pour le renne {cervus tarandus). M. Warden dit que les naturalistes français ont confondu cette espèce de cerf avec l’élan, mais qu’elle en diffère à plusieurs égards, quoiqu’elle ait à peu près la même taille et la même forme. Nous avons cru devoir conserver la dénomination anglo-américaine, en évitant toutefois de l’écrire selon la prononciation française (mouse), qui nous aurait exposé à faire confondre avec la souris un quadrupède de la grosseur d’un élan. (p. 71)


(38) C’est le typha latifolia des botanistes. Il y a dans le pays un lac du même nom ainsi prononcé par les Indiens, quoique sur les cartes américaines il s’écrive puckaway.

Les Indiens trouvent, dit M. de Chateaubriand (Voyage en Amérique), le toit de leur chaumière dans l’écorce du bois blanc.

« Ce sont nattes faictes de roseaux tendres, beaucoup plus minces, et délicates que les nostres de paille, si artistement tissuës, que quand elles pendent, l’eau coule tout au long, sans point les précer. »

Le père Biard, Relation de la Nouvelle-France, p. 4a. (p. 76)


(39) Lieu de dépôt, sacré autrefois pour tous les Indiens avant leurs relations de trafic avec les Européens, (p.77)


(40) Mandans de M. de Chateaubriand. — Mandanes de M. Balbi. — Mandannes de Carver. (p. 79)

(41) Olaus Magnus, dans son ouvrage de Gentibus septentrionalibus, liv. 2, p. 16, parle de l’usage adopté au Groenland de se servir de canots de cuir. (p. 79)


(42) Surnom donné à ces Indiens, parce qu’ils rôtissent leurs viandes avec des broches de bois.

(Note de l’éditeur américain.) (p. 81)


(43) M. Isidore Lebrun, dans son Tableau statistique et politique des deux Canadas, donne des détails fort étendus sur la constitution des deux compagnies, (p.81)


(44) Les blancs appellent cette peuplade les Minnetarees.

(Note de l’éditeur américain. ) (p. 82)


(45) Le mot fall, employé fréquemment dans la relation de Tanner, signifie littéralement la chute... L’automne se nomme fall dans ce pays, dit Basil Hall, n’est-ce pas un mot singulièrement expressif ?... On a cru devoir préférer dans cette traduction le terme de chute des feuilles, plus conforme aux habitudes indiennes et aux vieilles relations. John Smith, l’historien des premiers établissemens de la Virginie, dit que la chute des feuilles était, chez les Indiens, la dernière des cinq saisons.

M. Michaud nous apprend, dans l’Histoire des Croisades, que les Prussiens, idolâtres encore et incivilisés au treizième siècle, connaissaient le mois de la chute des feuilles. (p. 82)


(46) C’est ce même sirop qui, connu autrefois à Paris sous le nom de sucre du Canada, se vendait à des prix exorbitans : il est produit par la sève des érables. Voici, à ce sujet, quelques détails donnés par les voyageurs :

« Ces érables ont une sève admirable, et telle qu’il n’y a point de limonade ni d’eau de cerise qui aient aussi bon goût, ni de breuvage au monde qui soit plus salutaire. Pour en tirer cette liqueur, on taille l’arbre deux pouces en avant dans le bois ; et cette taille, qui a dix ou douze pouces de longueur, est faite de biais. Au bas de cette coupe, on enchâsse un couteau dans l’arbre aussi de biais, tellement que l’eau, coulant de cette taille comme dans une gouttière, et rencontrant le couteau qui la traverse, elle coule le long de ce couteau, sous lequel on a soin de mettre des vases pour la contenir. Tel arbre en peut rendre cinq ou six bouteilles par jour, et tel habitant du Canada en pourrait ramasser vingt barriques du matin au soir, s’il voulait entailler tous les érables de son habitation. Cette coupe ne porte aucun dommage à l’arbre. Les érables des pays septentrionaux ont plus de sève que ceux des parties méridionales, mais cette sève n’a pas tant de douceur. »

La Hontan, Mém. de l’Amérique, t. 2, p. 59.

« Lorsque la sève commence à monter aux arbres, dit Charlevoix, on fait une entaille dans le tronc de l’érable, et, par le moyen d’un morceau de bois qu’on y insère et sur lequel l’eau coule comme sur une gouttière, cette eau est reçue dans un vaisseau qu’on met dessous. Pour qu’elle coule avec abondance, il faut qu’il y ait beaucoup de neige sur la terre, qu’il ait gelé pendant la nuit, que le ciel soit serein et que le vent ne soit pas trop froid. A mesure que la sève s’épaissit, elle coule moins, et au bout de quelque temps elle s’arrête tout à fait. L’érable à sucre ne vient que sur un sol très fécond. Pendant l’ascension de la sève, on enfonce des tubes dans son tronc, qui la conduisent dans des jattes déposées au pied de l’arbre. On fait ensuite évaporer, au soleil ou sur le feu la partie aqueuse de cette sève, qui donne après cette opération un sucre un peu brun inférieur à celui de la canne à sucre. » (Bayard, Voyage dans l’intérieur des États-Unis, p. 73.)

Duhamel, dans son Traité des Arbres et Arbustes, entre dans d’assez longs détails sur la manière de récolter ce sucre. On peut consulter aussi M. de Chateaubriand, Voyage en Amérique, p. 143, édit. de i832 ; et Natchez, t. 1er , p. 17 et 26, édit. de 1826. — Charlevoix, t. 5, p. 179. — Lebrun, p. 389. Les Pionniers de Cooper, ch. 20 et longue note à la fin de la traduction française. (p. 94)


(47) Nous n’avons trouvé dans aucune relation rien qui ait rapport à cette peuplade indienne ; mais les différentes tribus avec leurs diverses populations forment un catalogue immense tout à fait disproportionné avec le petit nombre des hommes rouges. — Il en est de même des pieds noirs. (p. 96)


(48) Littéralement persil des vaches. Nous ne trouvons dans aucun ouvrage de botanique le nom ni la description de cette plante. (p. 98)


(49) Les Ottawwaws donnent aux très grands lacs le nom de Kitchegawme ; ils en reconnaissent cinq : le lac Supérieur, qu’ils appellent communément le Kitchegawme ojibbeitay ; deux ottawwaws, le Huron et le Michigan, et enfin FErié et l’Ontario. Ils appellent Sahkiegunnun le lac Winnipeg et les innombrables lacs du Nord-Ouest. — Note de l’éditeur américain. (p. 98)


(50) Basil Hall parle d’ornemens en argent dont la grosseur varie depuis celle d’une montre jusqu’à celle d’une soupière. (p. 102)


(51) Le père Lafitau (Mœurs des sauvages amériquains, comparées aux mœurs des premiers temps, t. 2, p. 220) donne une très longue note fort intéressante sur les traîneaux des Indiens. (p. 106)


(52) Cette exclamation de la vieille Indienne prouve, contrairement à toutes les relations, que, dans les mœurs sauvages de l’Amérique, le fils adoptif n’est pas considéré par une femme comme absolument l’égal de l’enfant qu’elle a porté dans son sein. (p. 113)


(53) « Nous passons les sept et huict jours, voire les dix, aucunefois sans manger, si n’en mourons point pour cela. ».

(Le père Biard, Relation de la Nouvelle-France, p. 70.) (p. 120)


(54) Ce poisson paraît être une clupée. (p. 135)


(55) Le mot de médecine s’applique, dans les relations américaines, aux remèdes et aux amulettes. D’après les habitudes de Net-no-kwa, il est probable que ce mot est employé ici dans sa double acception. M. de Chateaubriand se sert du terme de sac à médecine. « Les Indiens, dit John Hunter, possèdent, en général, au nombre des provisions les plus essentielles de leurs cabanes, des écorces, des racines et dés herbes médicinales, et même dans leurs voyages, celles dont l’usage est le plus fréquent font partie de leurs bagages indispensables.

» La plupart des familles ont leur sac à médecine ou sac sacré, fait en peau de castor ou de loutre ornée avec soin, et qui renferme les petits objets nécessaires à leur art médical et à leur culte.

» L’usage de ces sacs varie dans les différentes tribus ; quelquefois ils sont consacrés à un objet unique, quelquefois aussi la diversité de leur contenu en fait de véritables pots-pourris ; mais ils sont toujours considérés comme sacrés, et je ne me rappelle pas un seul exemple de leur violation par des mains profanes. » (p. 149)


(56) Selon John Hunter, la peau de castor est l’unité monétaire des naturels de l’Amérique du nord. (p. 154)


(57) Les couvertures fabriquées par les Européens, et qui sont aujourd’hui le principal vêtement des Indiens, ont le plus grand rapport de forme avec les manteaux de fourrures dont ils couvraient jadis leur nudité. M. de Chateaubriand définit ce vêtement un morceau de flanelle jeté sur leurs épaules.

(Voyage en Amérique, p. 63, édit. de 1832.)

« La peau de buffle dont ils s’enveloppaient et qui leur servait de lit a été remplacée par des couvertures de laine ou de drap qu’ils portent dans toutes les saisons. Presque toutes les nations avec lesquelles les blancs commercent sont vêtues de même. »

( Perrin du Lac, Voyage chez les Nations sauvages du Missouri ; 1802. ) (p. 161)

(58) De malheureux Chippewas, amenés ainsi en Angleterre, y ont paru d’abord sur quelques théâtres, pour être ensuite abandonnés à la charité publique ; un prince de la maison royale vient de les faire embarquer à ses frais pour le Canada. (p. 171)


(59) Prairie Hen. C’est le tetrao urophasianus de Charles Bonaparte, sorte de grosse gélinotte nouvellement décrite et commune aux sources du Missouri : plusieurs voyageurs l’appellent à tort coq de bruyère. (p. 173)


(60) Nous n’avons découvert aucun indice sur ces. Indiens. — Les différentes tribus avec leurs subdivisions forment un catalogue immense. (p. 174)


(61) Needjee, mon ami, est un terme communément employé dans des conversations amicales, mais, comme dans notre langue, avec une certaine inflexion de voix, c’est souvent aussi une expression de menace.

( Note de l’éditeur américain. ) (p. 175)


(62) La rivière du Lac des joncs. (p. 180)


(63) « Pourquoi trouve-t-on tant de charme à la vie sauvage ? Pourquoi l’homme le plus accoutumé à exercer sa pensée s’oublie-t-il joyeusement dans le tumulte d’une chasse ? Courir dans les bois, poursuivre les bêtes sauvages, bâtir sa hutte, allumer son feu, apprêter soi-même son repas auprès d’une source est certainement un très grand plaisir. Mille Européens ont connu ce plaisir et n’en ont plus voulu d’autre. »

(M. de Chateaubriand, Voyage en Amérique.}

« C’est un fait remarquable que les blancs, amenés au milieu des Indiens, s’attachent sans réserve à leurs coutumes et ne les quittent que rarement. J’ai vu deux exemples de blancs qui, arrivés à l’âge d’homme, ont renoncé à toutes leurs relations et aux habitudes de la vie civilisée, pour adopter toutes les mœurs des Indiens. »

(John Hunter, p. 22. )

Le gouverneur Denonville écrivait, en i683 : « Ceux des sauvages qui se sont approchés de nous ne se sont pas francisés, et les Français qui les ont hantés sont devenus sauvages. » Saint-John Creve-Cœur, dans ses Lettres d’un Cultivateur américain, parle, avec détails, de jeunes blancs des frontières qui vont se joindre aux sauvages. Il serait trop long de citer toutes les autorités qui donnent force à cet argument contre la civilisation. (p. 181)


(64) Cette observation est identique avec celle qui a été faite, en Europe, sur les cerfs et les daims. (p. 189)


(65) « Quand le soleil commence d’avoir assez de force pour fondre la neige, la gelée de la nuit faisant comme une croûte sur la superficie de cette neige fondue pendant le jour, l’orignal, qui est pesant, la casse avec son pied fourchu, s’écorche la jambe, et a de la peine à se tirer des trous qu’il s’est creusés. Hors de là, et surtout quand il y a peu de neiges on ne l’approche pas de près sans peine. » (Charlevoix, Journal, let. 7. )

Il paraît cependant que l’orignal des vieilles relations est le moose, et non l’élan. (p. 201)


(66) Lac Leech ou des Sangsues de M. Balbi. (p. 205)

(67 et 68) Perrin du Lac, p. 352 de son Voyage dans les deux Louisianes et chez les Sauvages du Missouri, donne d’étranges détails sur cette bizarrerie de mœurs sauvages. (p. 206)


(69 et 70) Jebing neezh o shin naut : Deux morts reposent là. (Note de l’éditeur américain.) (p. 211)


(71) « Les premières démarches doivent être faites par les matrones ; mais il n’est pas ordinaire qu’il se fasse aucune avance du côté des parens de la fille. Ce n’est pas que, si quelqu’une tardait trop à être recherchée, sa famille n’agît sous main pour faire penser à elle, mais on y apporte de grands ménagemens. »

(Charlevoix, Journal, let. 19, t. 5, p. 420.) (p. 216)


(72) L’auteur anonyme de la Vue des provinces de la Louisiane dit, contradictoirement aux observations de Tanner : « Le suicide, cet acte de violence et de désespoir, qu’enfantèrent le dégoût de la vie et le poids du malheur, est assez commun parmi les nations les mieux policées, et, pour ainsi dire, inconnu chez les sauvages. (p. 223)


(73) « Multi superstites bellorum, infamiam laqueo finierunt. » (Tacite, De Moribus Germanorum.) (p. 223)


(74) « Aleam (quod mirere) sobrii inter seria exercent, tanta lucrandi, perdendive temeritate, ut cum omnia defecerunt, extremo ac novissimo jactu de libertate et de corpore contendant. » (Tacite, De moribus Germanorum.) (p. 228)

(75) « Le jeu de noyaux est un jeu de hasard, ils sont noirs d’un côté et blancs de l’autre ; on n’y joue qu’avec huit seulement. On les met dans un plat qu’on pose à terre, après avoir fait sauter les noyaux en l’air. Le côté noir est le bon ; le nombre impair gagne, et les huit blancs ou noirs gagnent double, ce qui n’arrive pas souvent.» (La Hontan, Mém. de l’Amérique, t. 2, p. m.)

Lafitau, t. 2, p. 340, explique, avec les développemens les plus complets, le jeu des noyaux, marqués des deux côtés, l’un noir, l’autre blanc.

Charlevoix, t. 5, p. 384 et suiv., et t. 6, p. 26 et suiv., donne de longs et curieux détails sur les jeux de hasard auxquels les sauvages américains se livrent avec une véritable passion. (p. 229)


(76) « Dotem non uxor marito, sed uxori maritus offert. » (Tacite, De Moribus Germanorum.) (p. 240)


(77) L’yard d’Angleterre est un peu moins d’un mètre, (p. 247)


(78) » Quamvis junior, quamvis robustior, alligari se ac venire patitur. »

(Tacite, De Moribus Germanorum.) (p. 251)


(79) « Nec regibus infinita aut libera potestas ; et duces exemplo potius quam imperio... præsunt. »

(Tacite, De Moribus Germanorum.)

« L’autorité d’un chef indien est loin d’être despotique... : il tient son principal pouvoir de ses qualités personnelles. » (Cooper, Les Puritains d’Amérique, ch. 23, p. 365.) (p. 254)

(80) Samuel Hearne (t. 2, p. 212 de la traduction française) consacre une notice assez développée aux mœurs du porc-épic. (p. 263)


(81) Samuel Hearne consacre d’assez longs détails (t. 2, p. 176 de la relation de son voyage, à la description du we-was-kish ou daim rouge, le plus stupide de tous les animaux de la race des daims. (p. 265)


(82) « Les ours rougeâtres sont méchans, ils viennent effrontément attaquer les chasseurs, au lieu que les noirs s’enfuient. Les premiers sont plus petits et plus agiles que les derniers. »

(La Hontan, Mémoires de l’Amérique, t. 2, p. 40. )

Buffon donne beaucoup de détails sur les variétés de couleurs parmi les ours d’une même espèce. (p. 271)


(83) « D’un seul ours on tire quelquefois plus de cent vingt pots de cette huile ou graisse. » (Buffon.) (p. 273)


(84) « Parmi ces plantes, il en est une qui mérite une attention particulière : c’est celle qu’ils emploient à détruire ou modérer l’action du feu. Sur le rapport que l’on m’en avait fait, je sollicitai un sauvage de me la faire connaître ; aussitôt il m’apporta deux petites racines auxquelles tenaient encore quelques feuilles. Curieux de la lui voir employer, et craignant qu’il ne me trompât, je lui en présentai un morceau, dont je l’engageai à faire usage. Il le prit dans sa bouche, le mâcha quelques instans et s’en frotta ensuite fortement les mains. Cela fait, il me demanda des charbons. Je lui en donnai successivement trois, les plus ardens qu’il me fut possible de me procurer. Il les éteignit les uns après les autres en les frottant légèrement, sans éprouver la moindre douleur et sans que sa peau en fût en aucune manière altérée. Je lui en mis ensuite dans la bouche ; il les enflamma avec son souffle, en les tenant entre les dents, et il les mâcha doucement sans aucune apparence de douleur. Il répéta cette expérience à trois reprises, m’assurant que, s’il avait une plus grande quantité de cette racine, il ferait des choses,qui me paraîtraient bien plus extraordinaires. » (Perrin du Lac, Voyage dans les deux Louisianes, p. 246.)

Charlevoix donne aussi des détails fort étendus sur cette étrange propriété d’un suc végétal. (Tom. 5, liv. 15, p. 338.) (p. 283)


(85) Le nom de ce chef distingué est écrit Wanotan, dans la Relation de la seconde expédition du major Long. Cette orthographe donne de la prononciation de ce nom une idée aussi inexacte que le portrait gravé dans cet ouvrage reproduit mal la beauté de sa figure et de sa personne. (Note de John Tanner.) (p. 288)


(86) M. Balbi mentionne cette tribu des Sioux, à la page 1003 de son Abrégé de géographie. (p. 288)


NOTES.


(1) C’est une des espèces de psoralea qui abondent, dans les contrées ouvertes du Missouri. Bouillies ou rôties, ses racines sont fort agréables au goût et très nourrissantes ; mais leur usage exclusif cause, d’ordinaire, des dérangemens d’entrailles.

(Note de l’éditeur américain.) (p. 3)


(2) Pemmican. — Essence de viande séchée à un feu de chêne et d’orme, opération dans laquelle on réduit six livres de meilleur bœuf en une seule. Ces viandes réduites ont l’apparence et peut-être même un peu le goût des saucisses allemandes, avec cette différence que le prix en est, en Angleterre, de 17 schellings la livre. — Parry, dans son voyage de 1827, en avait deux mille livres.

« Il fallut nous arrêter deux ou trois jours pour sécher et réduire en poudre la chair de quelques bœufs musqués. N’importe quel soit l’animal, sa chair, ainsi préparée, offre un aliment sain et appétissant, toujours prêt et d’un transport facile. Il est connu dans la baie d’Hudson sous le nom de Thew-Agon, et parmi les Indiens du nord, sous celui d’Achées. »

(Voyage de Samuel Hearne, v. I, p. 60. )

On coupe les parties maigres de l’animal en petites tranches que l’on fait sécher au soleil ou à un feu modéré, pour les broyer ensuite entre deux pierres et les réduire en une poudre grossière.

( Notes du Voyage de Hearne. ) (p. 3)


(3) « Plusieurs de nos chasseurs, exposés plusieurs heures à la réverbération des rayons du soleil sur la neige, revenaient, le soir, avec une inflammation douloureuse aux yeux, connue, en Amérique, sous le nom d’aveuglement de neige : on y éprouve alors la même irritation que s’ils étaient remplis de poussière et de particules de sable. »

(Voyage de Parry, p. 175.) (p. 27)


(4) La rivière du Bison. (p. 27)


(5) « Je fus rendre visite au chef des Miamis : c’est un grand homme, bien fait, mais fort disgracié, car il n’a point de nez ; on m’a dit que ce malheur lui était arrivé dans une débauche. »

(Charlevoix, journal, 22, t. 6, p. 26.)

« Ces sauvages, après avoir fait leur emplette, boivent excessivement... ; ils se querellent, se battent, se mangent le nez. »

La Hontan, Nouveaux Voyages, t. I, p. 64.

« Ceux d’entre nous qui sont tarez, comme borgnes, lousches, camus, etc., sont aussi tost remarqués par eux, et mocqués largement, spécialement par derrière, ( et quand ils sont entr’eux, car ils sont bons compagnons et ont le mot et sobriquet à commandement. »

Le père Biard. (Relation de la Nouvelle-France, p. 38.)

On trouve, dans l’Histoire des nations civilisées, des traits semblables à cet acte de véritables barbares. En voici un qui appartient aux annales du bas empire ; il s’agit d’un combat très populaire entre une reine et la maîtresse du roi son mari.

« Finalement, après plusieurs coups de griffes, de pieds et de dents (armes propres des femmes colères), la Royne (Hélène paléologue), faschée outre mesure pour la grande résistance que luy faisoit sa partie adverse, et se voyant près d’estre vaincue, se délibère de jouer à quitte ou à double, et rassemblant en un toute sa force, jalousie et rage, elle se rua d’une telle animosité sur ceste pauvrette, qu’à faulte de cousteau, de ses propres dents elle luy tronçonna le nez : qui fut cause de la fin de tant cruel, brave, furieux et chevaleureux combat. Depuis, pour ce qu’en ceste meslée la concubine y perdit son nez, elle fut appellée par les Cypriots Eomomutène, qui vault autant que nez couppé. »

Le père Etienne de Lusignan. (Histoire générale de l’isle et royaume de Cypre, p. 156.) (p. 34)


(6) Pluriel, Muzzyneneenug. — Ne croirait-on pas lire une anecdote française contemporaine des Valois ? (p. 58)


(7) On le nomme aussi le lac du Diable, et sur la carte de la compagnie du Nord-Ouest le lac de Dieu (god’s lake).

(Note de l’éditeur américain.) (p. 70)


(8) Spring deer. C’est le cervus Virginianus, cerf de Virginie, ou, selon quelques auteurs, le Guazoupoucou, ou cervus paludosus de d’Azara. Nous penchons pour la première opinion (p. 70)


(9) « Le serpent a quelque chose de mystérieux chez tous les idolâtres des Indes orientales, de la Chine et du Japon, comme chez tous les anciens païens ; c’est aussi la même chose chez tous les sauvages de l’Amérique. »

(Lafitau, t. I, p. 247.) (p. 95)


(10) Me-nau-zhe-taw-naun. (p. 100)


(11) M. Balbi donne quelques détails sur cet établissement à la page 1153 de son Abrégé de Géographie. (p. 115)


(12) Il y a une scène à peu près analogue dans le chapitre vingt-huitième de la Prairie de Cooper. (p. 128)


(13) « Il s’y trouve quantité de grozelles rouges, vertes et bleues. »

(Lescarbot, Hist. de la Nouvelle-France, p. 343.)

« Les bluets sont de certains petits grains, comme de petites cerises, mais noirs et tout à fait ronds ; la plante qui les produit est de la grandeur des framboisiers... : le» sauvages du Nord en font une moisson durant l’été, qui leur est d’un grand secours, et surtout lorsque la chasse leur manque. »

(La Hontan, Mémoires de l’Amérique, t. 2, p. 65. )

« Le bluet est un arbuste qui excède de peu nos plus grands groseilliers, que l’on laisserait croître sans les arrêter. Ses fruits sont bleus et de la forme de la groseille, mais détachés les uns des autres et non par grappes. Les grains ont un goût de groseille sucrée ; on en fait une liqueur très agréable en la mettant dans de l’eau de vie, même sans sucre. On lui attribue plusieurs vertus que je ne connais pas assez pour en répondre. Cet arbuste se plaît dans une terre maigre et graveleuse. » (Lepage du Pratz, Histoire de la Louisiane, t. 2, p. 22.)

Bossu (Nouveaux Voyages dans l’Amérique septentrionale, p. 237) définit le bluet un petit fruit qui croît dans les bois et qu’ils font sécher, comme nous faisons sécher le raisin.

Ce fruit, dit Samuel Hearne (t. II, pJ 325 de la Traduction française), est de la grosseur d’une mûre, et croît sur des buissons qui ont quelquefois dix-huit à vingt-quatre pouces de haut. Il mûrit rarement avant septembre, époque où les feuilles de l’arbuste qui le produit prennent une belle teinte rouge. Le fruit, quoique petit, est précédé d’une fleur dont la beauté égale celle du premier, et qui est très estimée pour son parfum. (p. 145)


(14) Quelques circonstances de ce meurtre semblent se rapporter à celui de Keveny, pour lequel Charles de Reinhard et Archibald Maclellan furent traduits eu justice à Québec en 1818, et le premier condamné à mort ; de Reinhard, Mainville et Jose ou Joseph Indien, nommé aussi le fils de la perdrix blanche, semblent avoir été les acteurs de ce crime. Il ne serait pas surprenant que Tanner, qui était alors avec les Indiens les plus sauvages, eût estropié des noms étrangers, ou se fût mépris sur le rang et l’importance de quelques hommes de la race européenne.

Note de l’éditeur américain, (p. 157)


(15) La relation de l’expédition de lord Selkirk a été traduite en français et imprimée à Montréal (Canada), en 1818. Elle forme un in-8o de 222 pages.

Lord Selkirk, en 1814, a traité en fief absolu d’un territoire situé aux abords de la rivière Rouge, contenant environ 116000 milles carrés. C’est deux fois la superficie de l’Angleterre.

M. Adrien Balbi donne, dans son Abrégé de Géographie, p. 1153, des détails fort curieux sur cet établissement. (p. 159)


(16) Selon M. Isidore Lebrun (Tableau statistique et politique des deux Canadas), ou les appelle quelquefois les brûlés. (p. 169).


(17) Presque tous les noms des blancs cités dans ce récit sont grossièrement estropiés : tous ont été écrits tels que se les rappelait le narrateur, chaque fois que son éditeur ne les connaissait pas assez pour les rectifier avec certitude. Codman a été mis vraisemblablement pour Coltman ; dans d’autres passages, Maveen pour Mainville ; Tussenon pour d’Orsonnens, etc. Il est même probable que plusieurs noms se sont confondus dans la mémoire de notre chasseur lui-même, qui paraît tenir plus souvent ses détails des Indiens que des blancs. C’est ainsi que, dans sa narration du meurtre du gouverneur pour la compagnie de la baie d’Hudson, il donna à cet agent le nom de Mac-Donald ou Mac-Dollond, tandis que les faits semblent se rapporter à la fin tragique de M. Semple, l’une des victimes de la rivalité sanglante survenue entre les deux compagnies. De telles erreurs, dues presque toutes à un défaut de prononciation, ne sont pas de nature à affaiblir l’authenticité de cette humble narration. — Note de l’éditeur américain. (p. 182)


(18) « Autant ces peuples sont heureux à guérir les plaies et les fractures, autant sont-ils peu habiles à traiter les maladies internes. »

(Charlevoix, t. I, p. 316.) (p. 209)


(19) Ce nom veut dire ours, dans la langue des Ojibbeways, un ours était le totem d’Oto-pun-ne-be.

Note de l’éditeur américain, (p. 210)


(20) Ce même Kish-kau-ko, dont Tanner prononce le nom Gish-gau-go, a été très connu dans le Michigan et sur d’autres points de la frontière du nord-ouest par le nombre de ses meurtres et de ses déprédations. Il est mort en prison à Détroit, dans l’automne de 1825.

Note de l’éditeur américain . (p. 219)

(21) Le père Charlevoix dit, dans la lettre dix-neuvième de son Journal, t. 5, p. 427 :

« On n’appelle jamais un homme par son nom propre, quand on lui parle dans le discours familier ; ce serait une impolitesse. »

Plusieurs passages des mémoires de Tanner, et cette partie surtout de son récit, contredisent l’observation de Charlevoix ; mais la fréquentation des blancs et la vie de la frontière ont dû altérer cet usage. (p. 223)


(22) Pottawatameh de M. Adrien Balbi ; Poutéouatamis de la Hontan et de Charlevoix. (p. 226)


(23) Les lois chez les Indiens ne recherchent point l’homicide : la vengeance de ce crime est abandonnée aux familles.

(M. de Chateaubriand, Natchez, t. 1, p. 122.) (p. 228).


(24) « Il s’en trouve qui refusent de le recevoir, pour ne pas avoir toujours devant les yeux un objet aussi désagréable que doit l’être, par exemple, pour une mère, l’assassin de son fils ; mais le plus grand nombre des femmes adoptent véritablement ces sortes d’esclaves, et commencent à les regarder, dès qu’ils leur sont livrés, avec les mêmes yeux qu’elles regardaient cet enfant qu’elles ont perdu, qui était tout ce qu’elles avaient de plus cher, et tout le soutien de leur cabane ; et elles ont pour eux dans la suite les mêmes égards que si c’était leur propre fils. »

Le père Lafitau. (Mœurs des Sauvages amériquains, comparées aux Mœurs des premiers temps, t. 1, p. 494.) (p. 230)

(25) « Peu importe au hardi driver américain que les voyageurs qu’il conduit arrivent sains et saufs ; pourvu que le mail, grand sac de cuir qui contient les lettres et les journaux, vienne à bon port, c’est là pour lui le point important ; le reste n’est qu’accessoire. »

Eugène Ney. {Revue des Deux-Mondes, mars 1833, p. 541.)

« J’ai parcouru une partie des frontières des États-Unis sur une espèce de charrette découverte qu’on appelait la malle ; nous marchions grand train nuit et jour par des chemins à peine frayés, au milieu d’immenses forêts d’arbres verts : lorsque l’obscurité devenait impénétrable, mon conducteur allumait des branches de mélèze, et nous continuions notre route à leur clarté. De loin en loin, on rencontrait une chaumière au milieu des bois : c’était l’hôtel de la poste. Le courrier jetait à la porte de cette demeure isolée un énorme paquet de lettres, et nous reprenions notre course au galop, laissant à chaque habitant du voisinage le soin de venir chercher sa part du trésor. »

Alexis de Tocqueville. (De la Démocratie en Amérique, t. 2, p. 245. ) (p. 249)


(26) Aux États-Unis d’Amérique, le titre de colonel équivaut à peu près à la valeur du même rang dans nos gardes nationales. Les Américains, malgré leur prétention à l’amour de l’égalité, tirent une grande vanité de cette puérile distinction. (p. 258)


(27) « Après avoir logé le cadavre, on fait une voûte presque au niveau du sol avec des écorces et des pieux qu’où charge de terre et de pierres à une certaine hauteur... On enferme après cela tout cet espace, en bâtissant au dessus une loge avec des planches, ou bien on l’entoure avec des perches qu’on assujettit par le haut, où elles se réunissent en forme conique ou pyramidale. »

Le père Lafitau. (Mœurs des Sauvages amériquains, comparées aux Mœurs des anciens temps, t. 2, p. 41.) (p. 260)


(28) Ces mémoires ont été publiés à New-York, en 1830. (p. 274)


(29) Voici un abus de la force tout à fait analogue, rapporté par Samuel Hearne (p. 163, t. I de la traduction française) :

« Souvent, lorsque les femmes des plus forts se trouvent surchargées, en route, de fourrures ou de provisions, ceux-ci ne se font aucun scrupule de faire porter une partie de leurs bagages par les femmes de leurs camarades moins robustes. » (p. 293)


(30) « C’est un droit et une coutume chez tous les sauvages de l’Amérique, que les enfans appartiennent à leur mère. Si deux Indiens, après avoir long-temps vécu ensemble comme mari et femme, viennent à se séparer, ayant plusieurs enfans, tous suivent la mère, même si elle prend un second mari, et pas un seul ne reste avec le père. »

Lawson. (History of Carolina, p 185.) (p. 293)


TABLE DES CHAPITRES
CONTENUS
DANS LE PREMIER VOLUME.
______




Chapitre I. — Souvenirs de la première enfance de Tanner. Kentucky. — Caverne d’Elk-Horn. — Blancs attaqués par les Shawneeses. — Indien scalpé par un blanc. Souvenirs d’école. — Navigation sur l’Ohio. — Cincinnati. — Big-Miami. — Premiers travaux d’une ferme américaine. — Enfant enlevé par les Indiens. — Menaces de mort. — Marche pénible. — Combat. — Nouveau danger de mort. — Village shawneese. — Traiteurs européens. — Détroit. — Femme blanche. — Saugenong. 1.

Chap. II. — Adoption. — Manito-o-geezhik. — Kish-kau-ko. — Le faucon. — La loutre. — Les totems. — Semailles indiennes. — Chasse à l’affût. — Coup de tomahawk. — Camp de chasse. — Pêche au harpon. — Mauvais traitemens. — Expédition contre les blancs. — Scènes d’ivrognerie. — Mackinac. — Net-no-kwa, la femme chef. — Traite d’un enfant blanc. — Taw-ga-we-ninne, le chasseur. — Intérieur d’une famille d’Ottawwaws. 17.

Chap. III. — Pointe Saint-Ignace. — Pigeons. — Début d’un jeune chasseur indien. — Epidémie. — Chasse aux martes. — L’arbre croche. — Marchands français. — Scène d’ivrognerie indienne. — Portage. — L’enfant blessé. — Mort d’un père de famille. — Le meurtrier aux funérailles de la victime. — Lac Moose. — Pêche aux truites. Rats musqués. — Mort d’un enfant. 33

Chap. IV. — Famine. — Incendie dans le désert. — Raquettes à neige. — Mitasses. — Jeunes hommes égarés dans le désert. — Pe-twaw-we-ninne, le fumeur. — Hospitalité. — Caribous. — Traversée d’un lac. — Prière au Grand Esprit. — Autorité d’une femme indienne. — Le lac de la Pluie. — Le lac des Bois. — Le lac Winnipeg. — Tempête sur un lac américain. 47

Chap. V. Indiens hospitaliers. — Campement au milieu des bisons, — L’Assinneboin. — Trappes à castors. — Prières et chants nocturnes. — Apparitions. — Ours tué par un enfant. — Moose. Pe-shau-ba et ses trois jeunes hommes. 61

Chap. VI. Marche à travers les neiges. — Nattes de puk-kwi. — Le lac d’Eau claire. — Suiijegwun. — Éducation d’un chasseur. — Canots de cuir. — Rapides. — Les Indiens tournebroches. — Comptoir européen et orgies indiennes. — Expédition guerrière. — Fête des premiers fruits. — Traversée périlleuse. — Commerce de pelleteries. 75

Chap. VII. — Correspondance indienne. — Chasse aux élans. — Déguisement sauvage. — Chasse aux bisons. — Récolte du sucre d’érable. — Petite fille enlevée. — Portage et rivière du marais. — Mort de Sag-git-to. — Dépôt de fourrures. 87

Chap. VIII. Indiens inhospitaliers. — Ours donné par le Grand Esprit. — Pièges à lapins. — Disette. — Le Petit Assinneboin. — Indiens égarés par une nuit d’hiver. — Pembinah. — Pelleteries volées. — Traiteurs européens. — Violences et artifices. — Premières amours d’un Indien. — Orgie sauvage. — Campement d’hiver. — Le pauvre chasseur. 101

Chap. IX. — Chants et songe prophétique d’une vieille Indienne. — Charmes. — Famine. — Marche difficile à travers les lacs, les îles et les marais. — Repas de mocassins et d’écorces d’arbres. — Français hospitaliers. 117

Chap. X. — Jambes torses, le chef. — Le petit épervier et la tortue. — Amputation indienne. — Kosh-kin-ne-kait, le manchot. — Pa-bah-me-win, le porteur. — Un chef ottawwaw. — Pêche aux doris. — Première ivresse. — Mouettes et cormorans boucanés. — Mœurs des bisons. — Répudiation indienne. 131

Chap. XI. — Le traiteur Aneeb. — Danger d’être gelé en chassant. — Chasse aux élans. — Contes d’un chasseur. — Cabane incendiée. — Préceptes religieux. 141

Chap. XII. — Récolte du sucre d’érable. — Neiges et gelée printanières. — Préparatifs guerriers. — Campagne manquée. — Rencontre à l’étang des Castors. — Hospitalité. — Village imaginaire. — La prairie. — Le médecin ventriloque. 153

Chap. XIII. — Droit de chasse. — Canadiens inhospitaliers. — Erables de rivière. — Scènes d’ivrognerie. — Défi à la chasse aux lapins. — Cent quatre-vingts chevaux enlevés. — Le cheval battu et la femme abandonnée. 167

Chap. XIV. Misère et dangers. — La grue blanche. — Charmes de la vie sauvage. — L’homme gelé. — Le vieux chasseur. — Mœurs du moose. — Observations sur l’élan et le caribou. 179

Chap. XV. — Proposition de mariage. — Trafic, ivrognerie et vol. — La femme ivre. — L’Ojibbeway découvert. — Élans forcés à la chasse à pied à travers les neiges. — Epizootie parmi les castors. — Jeûne par point d’honneur. 191

Chap. XVI. — L’A-go-kwa. — Ozaw-wen-dib, la tête jaune. — La danse de la médiation. — Veuve et orphelins secourus. —Ls fratricide. — Les fantômes indiens. — Apparition. — Cheval donné par un fantôme. — Le coteau de chasse des bisons. — La colline rocheuse. — Mariage indien. — Récolte de riz sauvage. — Epidémie inconnue. — Surdité. — Pensée de suicide. — Le suicide chez les Indiens. 205

Chap. XVII. — Voyage de Clarke et de Lewis aux montagnes Rocheuses. — Passion du jeu chez les Indiens. — Jeu du mocassin. — Jeu du beg-ga-sah. — Pari à la cible. — Mis-kwabun-o-kwa, l’aurore. — Nouvelle proposition de mariage. — Pressentiment d’une vieille Indienne. — La flûte des Indiens. — Mariage et dot. 227

Chap. XVIII. — Préparatifs de guerre contre les Sioux. — Mauvaise renommée des Muskegoes. — La ligne noire des bisons. — L’initiation des guerriers. — Camp des Indiens. — Opérations divinatoires. — Souvenirs des morts. — Autorité des chefs. 241

Chap. XIX. — Prophète muskegoe. — Le jébi. — Ta-bush-shah, le chicaneur. — Lois de la guerre violées. — Lutte oratoire. — Désertion contagieuse. — Expédition manquée. — Mœurs du porc-épic. — Le daim rouge. — Vendetta indienne. — Présent dangereux. — Singulière coutume d’échange. — Ourse blanche. — Chasse aux ours. — Le lac de la Bosse du bison. 255

Chap. XX. — Ironie indienne. — Point d’honneur indien. — Religion du waw-be-no. — Tambour et crécelle des Indiens. — Jongleur américain. — Salamandre végétale. — Jalousie de chasseur. — Croyance des Indiens sur le tonnerre. — Entrée en campagne. — Divination nocturne. — Ojibbeways massacrés. — Chevaux volés. — Le tonnerre rouge. — Le poteau des prisonniers. — La montagne Chef. — Le Canard noir. — Cri de guerre. — Désertion. — Contribution de guerre. — Retour d’une campagne sans résultats. 277

Chap. XXI. — Dialecte des Assinneboins. — Vol de chevaux. — Singulière coutume. — Intérieur d’une famille d’Assinneboins. — Hospitalité. — Ours gris. — Querelles. — Cheval enlevé par représailles.— Poltronnerie d’un Indien. 303


Notes. 323


TABLE DES CHAPITRES
CONTENUS
DANS LE SECOND VOLUME.



Chapitre XXII. — La montagne de la Tortue. — Indiens en campagne. — Disette. — Trophée sans combat. — Offrandes de guerre. — Trésor découvert. — Révélation de la volonté du Grand Esprit. — Préceptes de la religion des Shawneeses. — La poignée de main du prophète. — Massacre des chiens. — La chair du prophète. — Pratiques minutieuses. — Amélioration des moeurs publiques. 1

Chap. XXIII. — Les dangers et les craintes de la frontière. — Nuit de terreur. — Les Sioux. — Le vieux moose. — Chasseurs aveuglés par la neige. — Terreur panique. — Orgies. — Les deux nez coupés. — Projets de suicide. 19

Chap. XXIV. — Expiation et vengeance. — Poltronnerie d’un Indien. — Rixe nocturne. — Griefs contre les blancs. — Dévouement maternel. — Combat. — Un seul guerrier contre un parti. — Pressentimens. — Projets. — Un missionnaire. — L’Indien baptisé. — Le duel chez les Indiens. — Rivalité de chasse. 37

Chap. XXV. — Médecine de chasse. — Figurines d’animaux. — Sortilège. — Correspondance indienne. — Funérailles. — Guerre entre les blancs. — Souvenirs d’une autre vie. — Mort d’un chef. — Le doigt crochu. — Rivalité nationale. — Révélation nouvelle de la volonté du Grand Esprit. — Le lac de l’Esprit. — Prédictions réalisées. — Ojibbeways massacrés. — Culture du blé. — Invasion des loups. 57

Chap. XXVI. — Sobriquets indiens. — Défaut de concurrence. — Castors d’argent. — Rixe avec un traiteur. — Violences et fourberies. — Campagnes pécuniaires de la compagnie du Nord-Ouest. 75

Chap. XXVII. — La nouvelle révélation du Grand Esprit. — Scène de terreur nocturne. — Suppression des sacs à médecine. — Songe. — Croyances des Indiens. — Création des animaux. — Chants notés sur l’écorce du bouleau. — Le nouvel envoyé du Grand Esprit. — Sauvage incrédule. — Sacrifices de gibier. — Le prophète qui a mangé sa femme. — Jonglerie. — Pattes d’ours enlevées. 89

Chap. XXVIII. — Culture du blé. — Inconduite et ivresse d’un prophète. — Établissement des Écossais à la rivière Rouge. — Les interprètes et les commis de la frontière. — Mœurs des colons écossais. — Prévention de sortilège. — Épidémie introduite par les Européens. — Guerre contre les Sioux. — Le fusil brisé. — Cérémonies de la salutation. — Vieilles inimitiés ravivées. — Jeux d’enfans et rixe sanglante. 111

Chap. XXIX. — Marche guerrière. — La prairie incendiée. — Retour d’une campagne. — Cheval tué. — Poignées de main. — La loi du Talion chez les Indiens. — Grands froids. — Le chien condamné. — Une nuit en prières. — L’enfant deux fois enlevé. — Représailles. — Défrichement. — Naufrage. — Les baies bleues. — Étrange attentat d’une belle-mère sur son gendre. — Enfans abandonnés par leur mère. — Construction d’une cabane. 131

Chap. XXX. — Force d’une loutre. — Le putois et la grue blanche. — Rivalité entre les blancs des deux compagnies. — Embûches et meurtres. — Lord Selkirk. — Prise du fort William. — Projet de retour à la vie civilisée, — Entrée en campagne avec les blancs. — Échelle indienne. — Blanc prisonniers. — Les brûlés. 153

Chap. XXXI. — Hostilités continuées. — Justice à l’européenne. — Convocation des Sioux. — Amour de deux jeunes Sioux pour des captives ojibbeways. — Paix violée. — Discours de lord Selkirk. — Nouveau projet de retour aux États. — Indiens morts de faim. 171

Chap. XXXII. — Famine. — La bête de l’Esprit. — Jalousie de chasseur. — Indienne, folle de faim. — Préparatifs d’une longue absence. — Rixe sanglante. — État permanent d’hostilité. — Terreur panique. 187

Chap. XXXIII. — Songe prophétique. — Guet-apens. — Indien mort de faim. — Père de famille abandonné. — Vengeance. — Les longs couteaux. — Système de compensation entre les Indiens. — Les traiteurs des deux compagnies. 203

Chap. XXXIV. — Voyage à Détroit. — Rencontre de Kish-kau-ko. — Souvenirs et détails de famille. — Respect des Indiens pour la propriété des blancs. — Inhospitalité des blancs de la frontière. — Hospitalité d’un Indien. — Meurtre. — Justice indienne. — Funérailles. — Jeux funèbres. — Le meurtrier adopté par la mère de la victime. 217

Chap. XXXV. — Préceptes d’un vieillard indien. — Habitans du Kentucky. — Fièvre. — Rudesse d’un colon. — Retour parmi les blancs. — Edouard Tanner. — Blancs charitables. — Blancs inhospitaliers. — La taverne du magistrat. — Mœurs de la frontière. 233

Chap. XXXVI. — Les deux frères. — Les vêtemens des blancs. — Le Mississipi. — Lucy Tanner. — Retour chez les Indiens. — L’Anglais à la tête rouge. — Le cimetière indien. — Rougeole. — Rêve prophétique. — La seconde femme. — Mackinac. 251

Chap. XXXVII. — La rizière. — Bienveillance d’un Français. — Navigation pénible. — Expédition du major Long. — Mortalité. — Canot refusé. — Les interprètes indiens. 265

Chap. XXXVIII. — La compagnie américaine des fourrures. — Travail et privations parmi les blancs. — Famine chez les Indiens. — Les traiteurs américains. — Fraudes, injustice et corruption. — Retour chez les Indiens. — Enfans métis refusés à leur père. — Coup d’état d’un capitaine américain. 281

Chap. XXXIX. — Justice expéditive des traiteurs. — Voyage et dangers. — Assassinat. — Père de famille abandonné. — Opération indienne. — Pieuses croyances. — Traiteurs français. 297

Chap. XL. — Poursuite du meurtrier. — Extraction d’une balle par le blessé lui-même. — La femme coupable. — Mauvais vouloir et rancune des traiteurs américains. — Le nerf de daim. — Le major Long. — Jeunes filles de sang mêlé, enlevées à leur père. — Fracture du bras. — Tanner, interprète au saut de Sainte-Marie. — Publication des Mémoires. — Projets d’avenir. 311


Notes. 327



APPENDICE.
____


OPUSCULES SUR LES INDIENS.



CHAPITRE I.


DES FETES INDIENNES.


Fête de la médecine. — Des songes. — De l’imposition des noms. — De la guerre. — La grande fête. — Fête du Wawbeno. — Des morts. — De la médecine de chasse. — Des premiers fruits.


Chez les Indiens celui qui donne beaucoup de fêtes, ou qui, dans la langue de leurs chansons, fait continuellement promener le peuple, passe pour un grand homme ; aussi, dans les temps où le gibier abonde, les fêtes sont-elles multipliées. Lorsque les blancs n’avaient pas introduit encore parmi eux l’usage des boissons enivrantes, il est probable que leur réunion pour ces fêtes était leur principale distraction dans les intervalles de paix et de repos. Ils ont plusieurs sortes de fêtes.

1°. Le Metai-we-koon-de-win, la fête de la médecine, dont la célébration fait partie de leur grande cérémonie religieuse, le Metai ; elle est sous la direction de quelques vieillards nommés les chefs du Metai, et les initiés seuls y sont admis.

Les conviés sont invités par un me-zhin-no-way, ou agent du chef, qui remet à chacun d’eux un petit bâton. Dans le Sud, on se sert de petits fragmens de canne ; dans le Nord, on les remplace quelquefois par des plumes, qui sont teintes et conservées à cet effet. Aucun message verbal n’accompagne cet envoi.

Il serait trop long d’énumérer ici les nombreuses mesures préparatoires et les diverses particularités de cette cérémonie. Une narration circonstanciée de la fête du Metai chez les Menomonies a été communiquée, en 1827, par l’auteur de cette notice à la société historique de New-York.

Des chiens sont toujours sacrifiés pour cette fête ; ces animaux, étant les plus intelligens et les plus utiles aux hommes, passent pour devoir être plus agréables aux divinités des Indiens. Ils croient que la nourriture mangée par eux, dans cette fête et dans quelques autres, monte sous une forme invisible à leurs yeux jusqu’au Grand Esprit.

Outre les chansons chantées dans ces fêtes, ils entendent de nombreuses exhortations des vieillards. Au milieu d’une foule d’allusions inintelligibles et de parades ridicules, ces discours renferment quelques préceptes de morale mêlés à leurs traditions sur Na-na-bush et sur d’autres personnages de leur mythologie. Tous les auditeurs qui ne sont pas ivres paraissent plongés dans la plus profonde attention. Chaque fois que l’orateur prononce à voix basse le nom du Grand Esprit, l’auditoire répond par l’interjection Kwa-ho-ho-ho-ho-ho, dont la première syllabe doit être prononcée d’une voix sourde et lente, et chacune des autres de plus en plus bas, jusqu’à ce que le son cesse de vibrer.

Ils disent que l’orateur touche le Grand Esprit, quand il prononce son nom, et l’effet produit sur l’auditoire peut se comparer au son d’une corde tendue qui va toujours en s’affaiblissant jusqu’à ce qu’elle soit rentrée dans l’immobilité. Cette interjection toute particulière est usitée aussi par les Ottawwaws lorsqu’ils frappent de leurs peaux de médecine ceux qui veulent se faire initier.

On a discuté souvent jusqu’à ce jour s’il existe ou non un sacerdoce chez les Indiens. Un rapide examen suffit à démontrer que les hommes à médecine sont une séquelle de rusés imposteurs qui vivent en grande partie de la crédulité publique en vendant des médecines ou charmes pour assurer des succès à la chasse, pour séduire les femmes, et pour tout autre projet. Lorsque l’un d’eux a été assez heureux pour prendre de l’ascendant sur les esprits superstitieux et crédules des Indiens, il est reconnu pour prophète et prétend avoir des relations avec des êtres supérieurs et invisibles.

2°. Wain-je-tah-we-koon-de-win. — Fête destinée à obtenir des songes. — Les fêtes de cette espèce peuvent avoir lieu en tout temps, et il n’est pas de conditions particulières requises de celui qui traite ou de ses hôtes. Le mot wain-je-tah signifie commun ou vrai. Ils l’emploient souvent en portant des plantes ou des animaux. Ainsi, wain-je-tah-omuk-kuk-ke veut dire un véritable crapaud, et non une reinette ou un lézard.

3°. Ween-dah-was-so-win. — La fête de l’imposition des noms. — Ces fêtes ont surtout lieu pour nommer les enfans, et les convives doivent tous manger ce qui leur est servi par celui qui les traite, quelle qu’en soit la quantité.

Le motif qu’ils assignent à cet usage de ne rien laisser de ce qui leur est servi dans cette fête comme dans plusieurs autres n’a rien de bien satisfaisant pour l’esprit. Ils imitent, disent-ils, les faucons et d’autres oiseaux de proie qui n’en font jamais à deux fois du gibier qu’ils ont tué.

4°. Menis-se-no-we-koon-de-win. — La fête de la guerre. — Ces fêtes se font avant d’entrer en campagne ou pendant la marche vers le pays ennemi. Deux, quatre, huit ou douze hommes peuvent être convoqués ; jamais un nombre impair. L’animal destiné au festin, ours, daim, moose ou tout autre, est cuit tout entier, et ils doivent le manger sans en rien laisser. Quand c’est chose possible, ils ne manquent pas de servir un grand vase plein d’huile d’ours, qu’ils boivent au lieu d’eau.

Quoiqu’un homme qui ne mange pas toute sa portion soit exposé aux moqueries des autres convives plus gourmands que lui, il arrive souvent que quelques uns d’entre eux sont forcés de faire un présent de tabac à celui qui les traite pour en obtenir la permission de s’arrêter. Dans ce cas, s’il ne se trouve aucun des convives qui veuille manger pour eux, on appelle un homme du dehors.

Quand le festin a lieu après l’entrée en campagne, les Indiens ont grand soin de ne pas briser un seul os de l’animal mangé. Tous les os sont bien nettoyés, attachés ensemble et suspendus à un arbre. Le motif qu’ils donnent à cette observance est de signifier au Grand Esprit leur désir de revoir leur pays et leurs cabanes en rapportant leurs os en bon état.

5°. Gitche-we-koon-de-win. — La grande fête. — C’est une fête du grand genre que peu d’hommes dans chaque bande, et les principaux seulement, peuvent se permettre de célébrer. L’animal est cuit aussi entier que possible. Cette fête s’appelle quelquefois le mez-ziz-a-kwa-win.

6°. Waw-bun-no-we-koon-de-win. — Fête du Wawbeno. — Cette fête et toutes les autres momeries du Wawbeno, qui passe pour une absurde et dangereuse hérésie, sont abandonnées par les Indiens les plus considérables. Ces fêtes ont lieu avec beaucoup de bruit et de désordre ; elles se distinguaient de toutes les autres par leur célébration nocturne et par un grand nombre de torches allumées.

7°. Je-bi-naw-ka-win. — Fête des morts. — Le festin a lieu sur les tombeaux des amis qu’on a perdus. On allume un feu, et chaque convive, avant de commencer à manger, coupe un petit morceau de viande qu’il jette dans le feu. Sa fumée et son odeur, disent les Indiens, attirent le Jébi, qui vient manger avec eux.

8°. Che-bah-koo-che-ga-win. — Pendant un jour entier du printemps et un autre de l’automne, tout bon chasseur étend son sac à médecine dans l’arrière-partie de sa cabane et régale ses voisins en l’honneur de la médecine. Cette fête est considérée comme aussi solennelle et importante que celle du Metai.

9°. O-skin-ne-ge-tah-ga-win. — La fête du jeune chasseur pourrait s’appeler la fête des premiers fruits ; on la célèbre lorsqu’un jeune garçon, dans ses débuts de chasse, tue pour la première fois un animal de chacune des espèces, depuis le plus petit oiseau ou poisson jusqu’à un moose ou un bison. Les Indiens ont grand soin d’observer cette coutume. Il est inutile d’en parler avec détail, car on en trouve de nombreux exemples dans le récit de Tanner. -


CHAPITRE II.


DES JEÛNES ET DES SONGES.


Jeûnes des enfans. — Pronostics tirés des songes. — La chauve souris. — Net-no-kwa. — Les béquilles et la chevelure blanche. — Croyance algonquine. — La vie future. — Le sentier des morts. — Le canot vacillant et le grand chien. — Les morts reviennent. — Funérailles indiennes. — Rites particuliers aux veuves. — Le jébi. — Hymne funèbre. — Souvenirs des morts. — Tribus voisines du cercle arctique.


Des jeûnes rigoureux et long-temps continués sont prescrits, dans la jeunesse, aux Indiens non mariés de l’un et de l’autre sexe, dès une époque très rapprochée de l’enfance. Un père, le matin, offre à son enfant, d’une main, le déjeûner de tous les jours, de l’autre du charbon de bois ; si le charbon est accepté, le père se montre satisfait et donne à l’enfant des éloges ou d’autres marques de contentement. La faculté de supporter un long jeûne est un titre de considération très envié. C’est pour cela qu’ils élèvent leurs enfans à supporter long-temps la privation de nourriture.

Quelquefois les enfans jeûnent trois, cinq, sept et même, assure-t-on, jusqu’à dix jours. Dans tout cet espace de temps, ils ne prennent qu’un peu d’eau, et encore à des intervalles très éloignés. Pendant ces jeûnes, ils donnent une attention toute particulière à leurs songes ; et, d’après leur caractère, les parens à qui ces songes sont racontés se forment une opinion sur l’avenir d’un enfant.

Rêver à tout ce qui se voit en l’air, comme aux oiseaux, aux nuages, au ciel, passe pour favorable ; et, quand l’enfant se met à raconter des visions de cette nature, les parens l’interrompent en lui disant : c’est bien, n’en parle plus. Les enfans conservent de ces songes des impressions qui continuent à réagir sur leur caractère pendant toute la vie.

Un vieillard, guerrier très distingué, qui se trouvait, il y a quelques années, à la rivière Rouge, avait rêvé, pendant un jeûne, dans son enfance, qu’une chauve-souris venait à lui, et il avait choisi ce petit animal pour sa médecine. Il ne donnait aucune attention aux coûteuses médecines de guerre ou de chasse en honneur chez les autres Indiens. Toute sa vie, il porta une peau de chauve-souris attachée au sommet de sa tête, et dans ses nombreuses excursions de guerre il marchait au combat, tout triomphant de confiance que les Sioux, qui ne pouvaient pas frapper une chauve-souris juste à l’aile, ne seraient jamais capables de l’atteindre. Il se distingua dans beaucoup de rencontres et tua un grand nombre de ses ennemis, sans jamais, dans sa longue carrière, être atteint d’une seule balle. Il attribuait ces succès à l’influence protectrice de la médecine qui lui avait été révélée en songe à la suite d’un jeûne dans son enfance.

Tanner raconte que sa mère adoptive, Net-no-kwa, vers l’âge de douze ans, jeûna pendant dix jours de suite. Dans son rêve, un homme descendit du ciel, vint s’asseoir devant elle, et, après lui avoir parlé de beaucoup de choses, lui donna deux bâtons, en lui disant : « Je vous les donne pour vous promener avec ; je vous accorde aussi que votre chevelure devienne un jour blanche comme la neige. » Tout le reste de sa vie, cette excellente femme conserva une entière confiance de vivre jusqu’à un âge très avancé. Souvent, dans les grandes misères, dans la famine, dans les dangers, elle ranimait sa famille en parlant de l’assurance qui lui avait été donnée de marcher un jour sur deux béquilles et d’avoir la tête blanche comme la neige. Elle rendait le courage à ses enfans en leur inspirant une partie de sa foi dans la protection d’un pouvoir supérieur et invisible.

La croyance de communications, par la voie des songes, avec des êtres au dessus de l’humanité n’est particulière ni à ce peuple, ni à cet âge du monde. Les hommes, surtout lorsque leur esprit est peu cultivé, sont toujours très disposés à se croire l’objet d’une attention et d’une sollicitude toutes spéciales de leurs divinités.

La plupart des Indiens de la race algonquine, peut-être même la nation tout entière, croient non seulement que leurs prières, dans les temps de détresse, sont entendues et exaucées, mais que plusieurs d’entre eux sont avertis en songe d’événemens qui doivent arriver à une époque fort éloignée, ou même après leur mort.

Il est probable que leur croyance traditionnelle d’un état futur, et des circonstances de cet état, font une si forte impression sur l’esprit des enfans, qu’ils y rêvent souvent dans leur bas âge et parfois encore dans tout le reste de leur vie : aussi en trouve-t-on parmi eux, qui, dans de violentes maladies, réduits à un état désespéré, et même déjà regardés comme morts, ont rêvé dans leur délire que les imaginations de leur jeune âge s’étaient réalisées. Aussi entend-on des Indiens raconter avec confiance que telles et telles personnes sont mortes et ont marché le long du sentier des morts, jusqu’à un grand fraisier ou arbousier qui pousse près de la route, du même côté de la rivière : ils ont vu la rivière elle-même ; quelques uns l’ont passée, et sont arrivés dans les villages des morts.

Les songes de cette nature semblent avoir été très communs parmi eux ; mais le plus souvent ils ont à parler de vexations, de disgrâces et de désappointemens. Ils sont arrivés au grand fraisier, où le jébi-nug les rafraîchit dans leur voyage ; quand ils ont voulu prendre le fruit et le séparer, ils n’ont plus, trouvé qu’une pierre.

Cette fable vient des peuplades voisines du lac Supérieur, qui ont dans leur territoire un sable très doux de couleur rouge un peu semblable au fruit.

Ils ont cependant passé outre, et ont éprouvé un grand effroi à l’aspect de me-tig-ush-e-po-kit, le canot vacillant sur lequel ils doivent passer, et du grand chien qui se tient par delà, Ils ont reçu des brocards, des railleries, des injures parmi leurs amis. On leur a ri au nez, on les a nommés jèbis. On leur a donné des cendres et de l’eau à la place du mun-dah-urin-ah-bo <m bouillon de grain ; de l’écorce pour de la venaison boucanée, et de grands puk-kwis ou o-zhush-kwa-to-wuks, qu’on nomme vesses-de-loup, pour des planches.

Quelques hommes n’ont vu dans ce pays que de jeunes femmes qui se les sont disputés pour maris, et les songes de tous se sont teints de quelques nuances empruntées à leur situation particulière. D’où les peuples ont-ils tiré leurs premières traditions sur le pays des morts ? Jamais peut-être on ne pourra le savoir ; mais, puisqu’elles existent, il n’est pas surprenant qu’elles se reflètent dans leurs songes.

Ils pensent aussi que l’ame, ou, comme ils l’appellent, l’ombre, se détache du corps dans les maladies violentes, et ils regardent une personne dont l’état paraît désespéré comme déjà morte : aussi vous parlent-ils d’hommes qui sont morts en tel temps, et qui cependant ont vécu depuis non seulement bien des jours, mais bien des années. Quand on le leur fait remarquer, ils ne reconnaissent aucune impropriété de terme ; il leur arrive même souvent de dire : telle personne est morte à telle époque, mais elle est revenue.

Je les ai entendus reprocher à un malade de s’exposer témérairement, dans sa convalescence, au danger de perdre son ombre qui n’était pas bien attachée à sa personne. Ils pensent que l’ame se sépare du corps avant le commencement de sa dissolution ; mais ils croient aussi qu’elle ne s’en éloigne que long-temps après la mort. Cette croyance se montre évidemment dans leur fête du che-bah-koo-che-ga-win, et dans quelques unes de leurs cérémonies d’enterrement, surtout de la part des femmes, qui les derniers devoirs à leurs maris.

Au printemps de 1826, un homme de la tribu des Menomonies vint à mourir, et fut enterré très près de l’endroit où campait une partie du cinquième régiment de l’infanterie des États-Unis, sur un plateau en arrière du village de la prairie du Chien, situé aux bords du Mississipi. Le corps fut accompagné à son dernier asile par une foule nombreuse d’amis et de parens : comme on allait le descendre dans la fosse, la veuve s’approcha, contempla le grossier cercueil, monta dessus, s’élança aussitôt, et prit sa course à travers la plaine sans s’arrêter avant un mille.

Tel est l’usage des femmes de cette tribu ; et la veuve a grand soin, si elle songe à un second mariage, de ne point tourner ses regards du côté du tombeau qu’elle vient de quitter ; c’est par une route détournée qu’elle doit regagner sa cabane. Cela se fait ainsi, disent-elles, pour que le chapi (jèbi des Ojibbeways) ou le mort ne puisse plus les suivre désormais. Les Menomonies croient que, si la femme regardait en arrière, elle tomberait morte à l’instant même, ou deviendrait folle sans jamais pouvoir guérir.

Dans quelques rares occasions, une autre personne accompagne la veuve, une poignée de petites branches à la main, et, marchant immédiatement sur ses traces, agite ces branchages sur sa tête comme pour chasser les mouches. Cette action s’exprime par le mot wai-whai-na-how, et la cérémonie tout entière s’appelle ah-nenk-kun-new.

Dans l’exemple que je viens de citer, la femme courait rapidement, et sans regarder en arrière, dans une direction opposée à celle de sa cabane ; mais ses cris de douleur se faisaient entendre au loin, et semblaient contredire une action dont le seul but était de se séparer pour jamais de celui qu’elle pleurait.

Les respects ordinaires et bien connus, rendus aux morts par les Indiens, ne paraissent pas indiquer l’absence de sentimens affectueux qui ressort de la cérémonie dont je viens de parler. Dans la plupart de leurs coutumes concernant les devoirs envers les morts, on distingue non seulement les traces d’affections tendres, mais même une foi vive en une existence future. Ils croient que leurs amis séparés d’eux peuvent connaître et apprécier la valeur des bons offices qu’on leur rend après leur départ.

Au grand conseil de la prairie du Chien, en i853, un chef siou, de la bande éloignée du Sissitong, tomba malade et mourut d’une fièvre bilieuse. C’était un homme fort distingué dans sa nation, et comme il était venu à une grande distance de son pays pour obéir à l’appel de notre gouvernement, le commandant militaire de ce poste crut devoir lui rendre les derniers honneurs du guerrier. Les hommes de sa bande étaient réunis autour de son corps, dans la cabane où il avait expiré, et quand l’escorte arriva, ils le soulevèrent sur sa bière. Cent voix mâles chantèrent une espèce de requiem, que traduit ainsi une personne qui connaît bien leur langue :

« Frère, ne vous affligez pas. Le sentier où vous marchez est celui où nous marcherons nous-mêmes, et tous les hommes nous y suivront. »

Ils répétèrent ce chant jusqu’à ce qu’ils eussent atteint l’endroit de la sépulture.

Il y a quelque chose de touchant dans leur coutume de soigner le jèbi, ou souvenir du mort, qui, comme nos crêpes et nos vêtemens noirs, trouve place sous plus d’un toit où le deuil n’est guère apparent. Cependant, quoique le vide laissé par le défunt ait pu se remplir dans leur cœur, jamais ils n’oublient les tributs qu’ils regardent comme nécessaires aux besoins de celui qui n’est plus. Soit qu’ils mangent ou qu’ils boivent, une portion est soigneusement mise à part pour le jèbi, et cette observance dure des années, à moins qu’ils ne trouvent une occasion de faire partir ce souvenir avec une expédition de guerre. S’ils parviennent à le jeter sur un champ de bataille, comme ils cherchent toujours à le faire, leurs obligations cessent envers le mort.

On dit que les Chippewyans, les Sarcees, les Strong-bows (les forts arcs), et d’autres tribus de ces affreuses régions qui bordent le cercle arctique, négligent, dans beaucoup de circonstances, d’enterrer leurs morts, et que souvent ils abandonnent leurs amis et leurs parens quand la maladie ou la vieillesse les rend incapables de supporter les fatigues inséparables de leur genre de vie. Si ce fait exceptionnel est vrai, comme il n’est guère permis d’en douter, on en doit trouver la cause dans de dures nécessités qu’impose la rigueur du climat.


CHAPITRE III.


LES TOTEMS.


Les noms de famille. — Devoirs qu’ils imposent. — Les Algonquins. — Les Chippewyans du Nord. — Les tribus de l’Ouest. — Les Dahcotahs ou Sioux. — Catalogue de totems. — Tatouage.


Chez les Indiens de la race algonquine, chaque homme reçoit de son père un totem ou nom de famille. Ils affirment que, selon leurs coutumes, nul n’a le droit de changer de totem. Comme cette marque distinctive passe d’un homme à tous ses enfans et à tous les prisonniers qu’il adopte, il est évident qu’à l’instar des généalogies des Hébreux, ces totems doivent fournir une énumération complète de toutes les origines des familles.

Cette institution ne diffère pas de celle de nos noms de famille ; mais les devoirs d’amitié et d’hospitalité sont plus scrupuleusement observés, ainsi que les degrés de prohibition d’alliance. C’est dans les mœurs des Indiens un grand crime d’épouser une femme qui ait le même totem que son mari, et ils citent des exemples de jeunes hommes mis à mort par leurs plus proches parens pour expier la violation de cette règle.

Ils disent aussi que ceux qui ont le même totem, quand bien même ils seraient de bandes distinctes et hostiles, sont tenus, en toute circonstance, à se traiter, lorsqu’ils se rencontrent, non seulement comme des amis, mais comme des frères, des sœurs et des membres d’une même famille.

Quant à l’origine de cette institution et au devoir de sa stricte observance, les Indiens prétendent n’avoir aucune tradition ; ils supposent que le totem leur a été donné au commencement par leur créateur. Ces signes sont maintenant très nombreux comme les surnoms parmi eux, et, en considérant leur nombre, il est impossible de ne pas reconnaître qu’il y a eu un temps où on les changeait pour en adopter de nouveaux plus facilement qu’aujourd’hui.

Il n’est pas jusqu’à présent bien constaté qu’aucune tribu indienne de l’Amérique du Nord, excepté celles de la race algonquine, ait ces distinctions généalogiques. Nous nous sommes bien assuré que les tribus de la grande famille des Chippewyans du Nord n’en ont pas. De longues relations avec des bandes de Dahcotahs du Mississipi ou de Saint-Pierre, parmi lesquelles nous comptions les Hoochawgenahs, ou Winnebagoes et les Ioways, ne nous ont révélé aucune trace de semblables coutumes, non plus qu’un séjour passager parmi les Otoes, les Kansas, les Omawhawes, et d’autres tribus occidentales. Nous ne pouvons toutefois parler des Indiens de l’Ouest avec une entière confiance ; car Renville, interprète pour les Sioux, après beaucoup d’hésitation et d’examen, a fini par nous dire qu’il croyait à l’existence d’une coutume à peu près analogue chez ce dernier peuple.

Les Algonquins, on doit l’observer, croient que tous les autres Indiens ont des totems ; mais comme ils ne connaissent pas ceux des bandes hostiles, dans leurs correspondances par peinture, l’omission de totem sert à désigner un ennemi. Les bandes d’Ojibbeways qui vivent près de la frontière du pays des Sioux comprennent toujours qu’une figure d’homme sans totem signifie quelqu’un de cette nation.

L’ours, le petit brochet et le poisson blanc sont les totems de quelques familles. Le moose passe pour avoir été, dans l’origine, celui de la nation des Ottawwaws. Ce peuple s’étant accru de l’accession de diverses autres bandes, beaucoup de nouveaux totems se sont introduits avec elles, et sont aujourd’hui entremêlés dans les familles de la race primitive. Le renne, l’aigle à tête blanche, le faucon femelle, le serpent d’eau, l’arbre fourchu, la grue, la mouette et le petit poisson-chat sont des totems bien connus. Le chat sauvage est un totem commun chez les Muskegoes. Net-no-kwa et Wa-me-gon-a-biew avaient le castor. Tanner conservait le serpent à sonnettes, totem de Manito-o-geezhik et de Kish-kau-ko qui l’avaient enlevé.

Nous pourrions en énumérer bien d’autres encore, mais ceux-là suffisent pour donner une idée des principaux objets dont les Indiens font dériver leurs noms. Le nom vulgaire d’un homme peut être et est souvent changé, soit lorsqu’il part pour la guerre, soit à l’occasion de quelque événement remarquable. Le totem ne change jamais. Il n’est pas vrai qu’ils aient toujours la figure de leur totem tatouée sur quelque partie de leur corps ; il ne l’est pas non plus qu’ils portent constamment sur eux une peau ou quelque autre marque qui les fasse immédiatement reconnaître. Cela peut arriver quelquefois ; mais le plus souvent, dans leurs rencontres, ils sont respectivement obligés de se questionner sur leurs totems.


CHAPITRE IV.


ASTRONOMIE DES INDIENS.


Fable indienne. — L’enfant enlevé. — Le mari de la lune. — Le dîner du soleil. — L’enfant malade. — Le sacrifice du chien blanc. — Retour sur la terre. — Les lunes indiennes. — Opinion sur les comètes. — Les Éclipses. — Les maladies de la lune. — La voie lactée. — L’aurore boréale. — La danse des morts. — Les dieux inférieurs.


Il y a peu de chose à dire des opinions des Indiens sur les corps célestes. Une connaissance étendue des mouvemens, des distances et des figures des astres ne saurait s’attendre d’un peuple tel que ces nations, dépourvues à la fois de l’aide des instrumens et d’une langue écrite. Ils ne prétendent pas à plus de savoir en cette matière qu’ils n’en possèdent réellement.

Au-do-me-ne, Ottawwaw intelligent de Waw-gun-uk-kiz-ze, en réponse à mes questions sur ce qu’ils croient du soleil et de la lune, m’a raconté la fable suivante :

Il y a bien long-temps, un vieux chef ojibbeway et sa femme, qui vivaient sur les bords du lac Huron, avaient pour fils un très bel enfant. Il s’appelait Ono-wut-to-kwut-to (celui qui attrape les nuages), et il avait, comme son père, un castor pour totem. C’eût été un enfant chéri, car il était au fond affectueux et obéissant ; mais on ne pouvait jamais le décider à jeûner. Quoiqu’on lui donnât du charbon de bois au lieu de son déjeûner ordinaire, il ne voulait jamais se noircir la figure ; puis, s’il pouvait trouver des œufs ou une tête de poisson, il les faisait rôtir et les mangeait.

Un jour on lui enleva ce qu’il avait préparé ainsi pour remplacer son déjeuner, et on lui donna à la place quelques charbons. Mais ce fut la dernière des nombreuses tentatives faites pour le déterminer à jeûner. Il prit les charbons, se noircit la figure, sortit, et se coucha par terre. Le soir, il ne rentra point dans la cabane de ses parens, et il dormit dehors. Dans son rêve il vit une très belle femme descendre du ciel et se tenir debout devant lui. « Ono-wut-to-kwut-to, lui dit-elle, je suis venue pour vous, ayez soin de bien suivre mes traces. » Le jeune garçon obéit sans hésiter, et suivant soigneusement les traces de la femme, il vit qu’il marchait sur la cime des arbres, à travers les airs et par delà des nuages. Son guide passa enfin à travers un petit trou rond, et à sa suite il se trouva dans une belle et vaste prairie. »

Ils suivirent un sentier qui les conduisit à une grande cabane de belle apparence : en y entrant, ils virent, d’un côté, des pipes, des massues de combat, des arcs, des flèches, des lances, en un mot tous les attributs et les ornemens des hommes ; de l’autre, tous ceux des femmes.

C’était la maison de la belle femme qui venait de lui servir de guide. Elle avait sur le métier un ceinturon qui n’était pas encore entièrement tissé. Elle lui dit : « Voici mon frère qui vient, je vais vous cacher ; » et, le poussant dans un coin, elle mit le ceinturon devant lui ; mais Ono-wut-to-kwut-to, de sa cachette, examina attentivement ce qui se passait. Il vit le frère de la jeune femme entrer très magnifiquement vêtu, et détacher une pipe de la muraille. Après avoir fumé, il déposa sa pipe avec le sac qui contenait ses pah-koo-se-guns, et il dit : « Ma sœur, quand renoncerez-vous à ces pratiques ? Avez-vous oublié que le plus grand des esprits vous a défendu d’enlever les enfans de ceux qui vivent sur la terre ? Vous croyez avoir bien caché celui que vous venez de prendre ; mais ne sais-je pas bien qu’il est ici dans la cabane. Si vous ne voulez pas encourir ma disgrâce, vous allez sur-le-champ le rendre à ses amis. » Elle le refusa.

Voyant sa sœur déterminée à ne pas le laisser partir, il dit au jeune garçon : « Vous pouvez très bien sortir de cet endroit où vous n’êtes point caché à mes yeux, et vous mettre à marcher ; car, si vous y restez, vous serez affamé dans votre solitude. » À ces mots, il détacha un arc, des flèches et une pipe de pierre rouge richement ornée pour lui en faire présent. Le jeune garçon sortit de derrière le ceinturon, s’amusa avec l’arc et la pipe que l’homme lui avait donnés, et devint le mari de la jeune femme qui l’avait enlevé dans les bois voisins de la cabane de son père.

Il sortit dans la prairie ouverte ; mais dans toute cette belle et vaste contrée il ne vit pas d’autres habitans que sa femme et son beau-frère. Les plaines étaient ornées de fleurs et arrrosées de ruisseaux étincelans ; mais les animaux ne ressemblaient point à ceux qu’il avait l’habitude de voir. La nuit succéda au jour comme sur la terre ; mais, à la première apparence de lumière, le beau-frère d’Ono-wut-to-kwut-to fit ses préparatifs pour quitter la cabane. Pendant tout le jour, et tous les jours, il s’absenta pour revenir le soir. La femme aussi, quoique avec moins de régularité pour les heures de départ et de retour, s’absentait souvent une grande partie de la nuit.

Le jeune époux était curieux de savoir où ils passaient le temps de leur absence, et il obtint de son beau-frère la permission de l’accompagner dans une de ses courses quotidiennes. Ils marchèrent dans un sentier uni et ouvert à travers les prairies dont il n’apercevait point le terme. Ono-wut-to-kwut-to, se sentant pressé par la faim, demanda à son compagnon s’ils ne pourraient pas rencontrer du gibier. « Prenez patience, mon frère, répondit-il, c’est là ma route de tous les jours, et pas loin d’ici est l’endroit où je prends chaque fois mon dîner. Quand nous y arriverons, vous verrez comment je me procure des vivres. »

Ils arrivèrent, enfin à une place où de belles nattes étaient étendues pour servir de sièges ; on voyait la terre par un trou. Ono-wut-to-kwut-to, sur l’avis de son compagnon, regarda à travers et reconnut bien au dessous de lui les grands lacs et les villages, non seulement des Ojibbeways, mais de toutes les peaux rouges. D’un côté, il vit un parti de guerre qui se glissait à la dérobée vers le camp de chasse d’une tribu ennemie ; son compagnon lui dit quel serait le résultat de l’attaque qu’on allait commencer. D’un autre côté, il aperçut des hommes qui célébraient un festin et qui dansaient. Les jeunes garçons se livraient à leurs divertissemens ; çà et là des femmes s’occupaient de leurs travaux accoutumés.

Le compagnon d’Ono-wut-to-kwut-to appela son attention sur un groupe d’enfans qui jouaient devant une cabane. « Voyez-vous, lui dit-il, cet enfant si vif et si beau ; et au même instant il lança une toute petite pierre qui frappa l’enfant. On le vit aussitôt tomber par terre, et on l’emporta dans la cabane. Il y eut un grand mouvement du peuple ; on entendit le she-she-gwun avec la chanson et la prière de l’homme de médecine qui priait d’épargner la vie de l’enfant. À cette requête, son compagnon répondit : envoyez-moi le chien blanc.

Alors ils distinguèrent la confusion et le bruit des préparatifs d’une fête ; un chien blanc fut tué et flambé : tous les voisins se réunirent dans la cabane. Pendant tous ces préliminaires, il dit à Ono-wut-to-kwut-to : « Il est parmi vous autres, dans le bas monde, des hommes que vous croyez de grands médecins ; mais c’est parce que leurs oreilles sont ouvertes, et qu’ils entendent ma voix, quand j’ai frappé quelqu’un, qu’ils peuvent parfois guérir les malades. Ils engagent les hommes à me donner ce que je demande, et, lorsqu’ils me l’ont envoyé, je retire ma main de ceux que j’ai frappés. »

Pendant cette explication, le chien fut partagé aux convives, et le médecin, comme ils allaient commencer à manger, se mit à dire : Nous t’envoyons ceci, grand Manito. Aussitôt ils virent le chien, tout cuit et tout préparé, arriver à eux à travers les airs. Après leur repas, ils retournèrent chez eux par une autre route.

Ils vécurent ainsi quelque temps ; mais Ono-wut-to-kwut-to n’avait oublié ni ses amis, ni les plaisirs qu’il avait laissés dans le village de son père ; il désira ardemment son retour sur la terre. Enfin, sa femme consentira sa demande : « Puisque vous préférez, lui dit-elle, la pauvreté, les besoins et les misères du bas monde aux plaisirs paisibles et perpétuels de ces prairies, allez, je vous le permets, et même, puisque je vous ai enlevé ici, je vous reconduirai jusqu’à l’endroit où je vous ai trouvé, auprès de la cabane de votre père ; mais rappelez-vous que vous êtes mon mari, et que mon pouvoir sur vous n’est en rien diminué. Vous allez retourner chez vos parens et y vivre âge d’homme, en observant ce que je vais vous recommander : Donnez-vous bien de garde d’oser prendre femme parmi les hommes ; si cela vous arrive, vous encourrez mon déplaisir, et si vous vous mariez une seconde fois, ce sera alors que vous serez rappelé auprès de moi. »

À ces mots, Ono-wut-to-kwut-to se réveilla et se retrouva à terre, auprès de la porte de la cabane paternelle. Au lieu des êtres brillans de sa vision, il aperçut autour de lui sa vieille mère et ses parens, qui lui dirent qu’il avait été absent près d’une année. Pendant quelque temps, il fut sérieux et absorbé dans ses souvenirs ; mais, par degrés, l’impression de sa visite à un monde supérieur s’effaça. Il commença à douter de la réalité de ce qu’il avait vu et entendu ; enfin, oubliant les injonctions de sa femme céleste, il épousa une belle jeune femme de sa tribu. Quatre jours après, elle n’existait plus.

Mais l’effet de cet effrayant avertissement finit aussi par s’effacer. Il se hasarda une seconde fois à se marier, et, bientôt après, sortant une nuit de sa cabane, pour voir ce que signifiait un bruit inaccoutumé, il disparut pour ne plus revenir : on croit que sa femme était descendue du monde supérieur pour le reprendre, selon sa menace, et qu’il réside encore dans les régions célestes, où il a pris la place de son beau-frère, pour veiller sur les affaires des hommes.

Il paraît, d’après cette tradition, qu’un culte et des sacrifices sont souvent rendus, par les Ottawwaws, au soleil et à la lune, et qu’ils reconnaissent que ces astres, ou plutôt l’homme du soleil et la femme de la lune, veillent sur toutes nos actions.

Les diverses phases de la lune leur offrent une méthode pour mesurer le temps très exacte quant aux périodes, mais variable dans les noms qu’ils leur-donnent. Leurs vieillards ont souvent des disputes sur le nombre des lunes de chaque année, et donnent quelquefois des noms différens à chacune d’elles. Voici les dénominations le plus en usage chez les Ottawwaws et les Menomonies :

La lune des fraises ;

La lune des whortleberries ;

Celles de la récolte du riz sauvage, de la chute des feuilles, de la glace, des raquettes à neige ou de la nuit brillante ;

La lune de l’ours, selon les Ottawwaws, du rut des daims, selon les Menomonies, et de l’esprit, selon les Ojibbeways ;

La lune la plus longue, bonne pour la chasse ; elle correspond à peu près au mois de janvier : une personne née pendant cette lune doit vivre long-temps ;

La lune de l’allaitement, ou des rejetons d’arbre ;

La lune de l’oie sauvage, selon les Ojibbeways, et du sucre, selon les Menomonies ;

La lune des lapins et celle des feuilles.

Les Menomonies eu ont encore une, celle du serpent, qu’ils placent dans le printemps.

Ils font peu d’attention aux autres corps célestes plus éloignés ; il n’en est qu’un très petit nombre, comme l’étoile du matin, l’étoile du nord et la grande ourse, qui reçoivent de leurs vieillards des noms particuliers.

Quant aux comètes, ils partagent l’opinion vulgaire de la populace parmi les blancs, qui regarde toujours l’apparition d’une d’elles comme un présage de guerre. Le nom que leur donnent les Ojibbeways paraît signifier étoile brillante ; chez les Menomonies, c’est le feu qui voit ; et chez quelques Ojibbeways, le feu qui a une chevelure.

Les Indiens n’ont aucune notion exacte sur les véritables causes du croissant et du décours de la lune ; des éclipses et des autres phénomènes qui résultent du mouvement des corps célestes. Témoins d’une éclipse de lune, ils disent qu’elle se meurt, et ils lui tirent des coups de fusil ; quand ils voient la partie lumineuse reprendre un peu plus d’étendue, ils croient l’avoir aidée à se débarrasser de la maladie qui s’emparait d’elle. Ils disent souvent, de la voie lactée, qu’une tortue a nagé au fond du firmament et remué la vase.

Leur opinion sur l’aurore boréale, qu’ils appellent la danse des morts, est un peu plus poétique, mais également puérile. Ils distinguent plusieurs phénomènes météoriques de ceux qui se passent par delà notre atmosphère, et ils disent des premiers : ceux-là nous appartiennent.

Ce que Roger Williams a recueilli, il y a longtemps, de la mythologie des Indiens de Rhode-Island, ne s’accorde qu’en partie avec- les opinions actuelles des Ottawwaws. Nous n’entendons plus rien dire de Cau-tan-to-wit, le grand Dieu du Sud-Ouest ; Ning-gah-be-an-nong Manito, le dieu de l’Ouest, frère cadet de Na-na-bou-jou, dieu de la contrée des Morts, a pris sa place. Dans son Saw-waw-nand, nous reconnaissons Shaw-wun-nong Manito, le dieu du Sud des Ottawwaws ; mais toutes ces divinités, Waw-bun-ong Manito, le dieu du matin ou de l’Est ; Ke-way-tin-ong Manito, le dieu du Nord, et Ka-no-waw-bum-min-uk, celui qui voit tout, dont la place est dans le soleil, sont inférieurs en puissance à beaucoup d’autres, même aux Ke-zhe-ko-we-nin-ne-wugs, race de petits êtres bienveillans et vigilans, toujours prêts à faire du bien à l'espèce humaine.


CHAPITRE V.


MUSIQUE ET POÉSIE DES INDIENS.


L’art oratoire chez les Indiens. — Chants religieux et guerriers. — Origine asiatique. — Unité de la race américaine. — Métamorphoses. — Traditions mosaïques. — Révélation. — Harmonie relative. — Nocturnes. — Sensations comprimées. — Chants traditionnels. — Chants conservés par le dessin. — Caractères indiens. — Missionnaires chrétiens. — Civilisation des Cherokees. — Aptitude indienne.

Il faut le reconnaître, nous entrons ici dans un champ stérile qui promet peu à l’industrie et n’offre guère de récompenses aux recherches. Sans langue écrite qui puisse perpétuer les créations du génie ou porter à l’avenir la mémoire des événemens remarquables, les Américains n’ont point d’archives à ouvrir à la curiosité européenne. Ils n’ont probablement jamais pensé, comme les Arabes, que la culture de la langue nationale est une affaire importante, et leurs orateurs, s’ils ont pu quelquefois éprouver l’effet d’un heureux choix d’expressions, ont toujours dû se voir renfermés dans un cercle étroit par la nécessité d’être compris de leur auditoire. Aussi ces orateurs paraissent-ils beaucoup plutôt rechercher la véhémence des gestes et la chaleur de l’action intelligible sans paroles, que l’élégance de la pensée et le raffinement de la diction.

Leurs chants religieux ou guerriers se composent presque tous d’un petit nombre de mots ou de phrases très brèves plusieurs fois répétés ; et dans leurs allocutions, ils développent longuement et répètent avec insistance une même idée. Quiconque entendrait un orateur indien sans comprendre sa langue supposerait tout naturellement que ses discours sont pleins de sens. Mais ces morceaux oratoires, comme leurs chants ennuyeux et monotones paraissent, à qui peut les comprendre, si pauvres et si vides, que bien peu d’hommes blancs pourraient se résigner à les écouter, sans l’espoir d’en tirer quelque observation ou quelque trait de mœurs dont l’orateur ou le chanteur ne se doute pas le moins du monde. Mais quand tout a été entendu, expliqué et soigneusement étudié sous ses diverses faces, une imagination vive et fertile peut y trouver une instruction morale et des détails historiques.

Si nous trouvons chez les Indiens de l’Amérique des traditions manifestement analogues à celles de la grande famille asiatique à laquelle nous devons la plupart de nos opinions religieuses, cela ne peut être considéré que comme une indication de ce qui n’avait pas besoin de preuve. Ce peuple, aussi bien que nous, peuple venu de l’Europe, tire son origine de cette famille primitive qui, des montagnes de l’Asie, a disséminé ses rejetons dans toutes les parties de la terre. C’est là que les plus anciens souvenirs humains, comme les raisonnemens de la saine philosophie et de la critique éclairée, nous font voir la grande fontaine d’où s’est répandue la race des hommes, et si quelques uns des ruisseaux qui en sont descendus ont été cachés dans des marécages ou perdus sous des sables, ces accidens ne doivent nous laisser aucun doute sur leur véritable origine. Mais il n’est pas permis d’espérer que les monumens et les concordances qui existent et peuvent se retrouver amènent jamais la science à tracer d’une manière complètement irrécusable la généalogie et les migrations de la branche américaine. Toutefois cette recherche n’est pas sans intérêt pour ceux qui aiment à suivre le caractère humain dans toutes les situations et à étudier l’effet des révolutions dans leur influence extérieure sur les coutumes, la langue et les opinions métaphysiques.

Il existe probablement une évidence suffisante pour convaincre la plupart des hommes que les naturels des régions centrales de l’Amérique du Nord, quelle que soit aujourd’hui la différence de leurs dialectes, sont essentiellement de race que les Péruviens, les Mexicains et les Natchez, entre lesquels et les anciens habitans de la Grèce et de l’Italie, ainsi qu’une partie de la population actuelle de l’Inde qui adore Brama, une parenté irrécusable a été déjà constatée.

Dans les métamorphoses que les traditions indiennes attribuent à beaucoup d’arbres, de plantes, d’animaux, et d’autres objets, nous voyons une ressemblance frappante avec des superstitions consacrées par les poètes romains. Nous trouvons aussi, dans les traditions américaines, des allusions évidentes au déluge universel, et à beaucoup d’autres faits que nous sommes accoutumés à considérer comme reposant sur l’autorité de l’histoire mosaïque. Mais quand nous réfléchissons à la distribution presque universelle de ces opinions sous une forme ou sous une autre parmi toutes les races, d’hommes connues, il nous est permis de douter si elles dérivent seulement des livres historiques des Hébreux, ou si ce ne sont pas plutôt des lueurs de cette lumière primitive, qui, lors de la première grande séparation des familles de Sem, de Cham et de Japhet, après le déluge, et plus tard à la dispersion de Babel, doit avoir été répandue sur la race des hommes tout entière.

L’histoire de Moïse, écrite bien postérieurement à la période dont nous parlons, nous démontre d’une manière complète, non seulement que les souvenirs du déluge et des autres grands événemens arrivés dans les premiers âges du monde avaient été conservés par la tradition, mais aussi que des révélations directes des intentions et des volontés du Créateur avaient été et étaient encore faites aux hommes en divers temps et en divers lieux.

Dans les deux ou trois premiers siècles après le déluge, quelque connaissance des arts mécaniques, de la construction des bateaux au moins, et de la maçonnerie, avait été conservée ; autrement tant d’hommes n’auraient pas pu entreprendre l’érection d’une tour dont le sommet devait atteindre le ciel. À cette époque, Noé, le second père des hommes, et ses trois fils, qui avaient, comme lui, connu le monde avant le déluge, étaient encore vivans. Donc, aucune branche de la famille d’aucun des trois fils de Noé, se dispersant alors dans les îles des Gentils, ou dans toute partie éloignée de la terre que leurs connaissances de la navigation et des autres arts leur permettaient d’atteindre, ne se séparait sans emporter quelques traditions de cosmogonie et de théogonie, qui, après tant d’années et de chances d’inévitable altération, offrent encore quelques points de ressemblance avec la vérité.

Aussi me semble-t-il évident que, tout en reconnaissant une remarquable identité de certaines observances entre les Indiens et les Hébreux, nous ne devons nullement en conclure que l’une de ces races descende de l’autre. Tout ce qu’elles offrent de commun doit être né d’une parité de circonstances, et se reporter à des temps de beaucoup antérieurs à la vocation d’Abraham. Mais laissons là cette inutile discussion, qui depuis long-temps a excité plus d’attention qu’elle n’en mérite, et revenons à notre sujet.

La poésie des Indiens, s’il est exact de dire qu’ils en aient une, est le langage de l’ame et l’expression de la passion. Si tout ce qui offre ce caractère, en s’élevant au dessus du style et du ton de la conversation habituelle ; si tout ce qui se chante ou peut se chanter, est de la poésie, il faut convenir qu’ils sont abondamment pourvus de poésie et de poètes. Tout ce qui les réveille des choses communes de la vie provoque de leur part une expression particulière. La mesure et le rhythme, l’art et l’élégance, la proportion et l’harmonie des périodes leur sont inconnus, mais ils accompagnent leur poésie d’une certaine modulation de la voix, qui peut, à la rigueur, être considérée comme un chant.

Dans toutes leurs fêtes et solennités religieuses, leurs hymnes et leurs prières aux êtres supérieurs sont toujours chantés. Dans tous les, temps de détresse et de danger, soit que la famine menace, soit que la mort approche sous quelque horrible forme, l’Indien exprime son anxiété, offre ses supplications, ou peut-être se rappelle une pensée favorite, l’orgueil de sa vie et la consolation de sa mort ; il le fait par un chant mesuré et monotone, dans lequel l’oreille d’un étranger distingue surtout la fréquente répétition d’un mot.

Ce n’est pas seulement dans les circonstances graves et accidentelles de la vie que nous retrouvons chez eux ces grossiers rudimens de la poésie et de la musique. L’amour, dans ses revers ou dans ses triomphes, le chagrin, l’espoir et l’ivresse adoptent la même méthode de s’exprimer. Quand ils sont ivres, ce qui n’est pas rare, les hommes, et surtout les femmes de quelques tribus, font entendre la nuit, quelquefois même pendant toute la nuit, des chants plaintifs et mélancoliques sur la mort de leurs parens ou sur d’autres infortunes.

A entendre ces lamentations, lorsque l’obscurité ne permet pas de distinguer les cantatrices trop souvent dégoûtantes, et que la distance adoucit la rudesse de leurs intonations, on peut trouver quelque chose de touchant dans leurs complaintes improvisées. Les voix sont souvent belles, et les paroles sont presque toujours celles d’une souffrance vraie, naturelle et sans art. Du grand nombre de ces chants mélancoliques, et des flots de larmes, qui sont chez les Indiens les suites de l’enivrement, on pourrait conclure que leur condition entraîne plus de chagrins et de souffrances que celle de quelques autres races, ou que l’excès des liqueurs spiritueuses agit différemment sur eux.

On peut, du moins, en tirer cette conséquence, que, dans leur sobriété, ils portent un masque. En réalité, ceux qui connaissent le mieux les Indiens savent à merveille quels sont leurs constans efforts pour cacher leurs sensations, et combien ils finissent par apprendre l’art de ne point laisser lire ce qu’ils éprouvent. Quant à ces effusions, non préméditées, qui se mêlent aux hoquets de leur ivresse, l’admirateur le plus enthousiaste des Indiens ne saurait les confondre avec la poésie ; si quelque chose dans leurs habitudes mérite ce nom, on le trouverait plutôt dans les chansons traditionnelles qui passent de père en fils, et se transmettent d’homme à homme, souvent par vente à prix de pelleteries, pour servir dans leurs fêtes, dans l’administration des remèdes aux malades et surtout dans les médecines de chasse. Nous ne doutons pas que plusieurs des chansons, ainsi conservées, ne soient d’une haute antiquité, mais nous ne sommes pas disposés à témoigner en faveur de leur mérite poétique. Leur poésie a besoin, comme leur éloquence, de traducteurs habiles qui ne soient point trop scrupuleux à vouloir reproduire exactement la pensée originale.

La méthode de délinéation, par laquelle ils aident leur mémoire à retenir et à reproduire, à l’occasion, ces compositions, montre peut-être un des premiers essais qui conduisent à la langue écrite. Cependant, de son existence parmi eux, dans la forme actuelle, il ne faudrait pas se hâter de conclure que, sans des relations avec une autre race d’hommes, la science ou les arts eussent fini par fleurir chez leur nation. Il est beaucoup trop évident que les Américains aborigènes, soit par tempérament et par quelque particularité de structure physique, soit par propension naturelle, sont une race plus paresseuse que celle des Européens ; destinée, par conséquent, à des progrès plus lents, ou peut-être, comme la plupart des Asiatiques, vouée à stationner pendant des siècles, ou même à rétrograder dans la voie de la civilisation.

Nous ne voudrions pas risquer d’affirmer que les Américains sont une race inférieure. L’obstacle à leurs progrès parait être l’indolence devenue habituelle à leurs esprits aussi bien qu’à leur corps, et qui les éloigne autant de l’inspiration momentanée que de la longue et bonne méditation. La faim, quelquefois, surmonte cette habitude d’indolence corporelle, ou au moins la suspend ; mais, dans le caractère indien, la tendance est toujours au repos. Il y a bien peu d’exemples chez eux de cette inquiétude d’esprit, si commune chez la race européenne, qui cherche toujours quelque chose par delà une satisfaction complète des besoins corporels, et qui a été la véritable source de tant de grandes et de nobles actions.

L’histoire ancienne de cette race d’hommes ne manque pas d’exemples manifestes de cette disposition indolente qui, malgré tant d’efforts de la part des Européens, les a toujours tenus en arrière des connaissances, des progrès et de la civilisation qu’on leur offrait. On reconnaîtra sans doute que les Jésuites, et jusqu’à un certain point les Moraves et les autres missionnaires protestans ont commencé leurs travaux par où ils auraient dû les finir, en offrant aux esprits enténébrés des Indiens les merveilles et les doctrines tout à fait incompréhensibles pour eux de la religion chrétienne ; on doit reconnaître aussi qu’ils ont beaucoup trop négligé de commencer leur apostolat par leur enseigner les arts, qui, en leur assurant un grand nombre de moyens d’existence, les auraient amenés d’abord à se donner des habitations fixes, et graduellement ensuite à l’adoption des habitudes et des opinions que l’on a toujours reconnues comme indispensables pour préparer le désert à recevoir le bon grain. Encore faut-il reconnaître que les descendans de ceux qui les premiers ont été admis en association intime avec les blancs, et qui ont appris d’eux les arts mécaniques avec les moyens de satisfaire aux besoins les plus communs, manquent aujourd’hui d’une manière déplorable des vertus et des connaissances que l’on serait en droit d’en attendre.

Il est bien loin de notre pensée de vouloir, par ces remarques, décourager aucune tentative qui serait faite pour introduire parmi ces peuples la religion chrétienne ; bien au contraire, nous regardons ces efforts comme toujours plus ou moins utiles aux Indiens. D’ailleurs, ce n’est pas là seulement l’acte d’une bienveillance expansive et charitable ; c’est aussi acte de justice et peut-être même de remords tardif : car, dans ces derniers jours d’un peuple, c’est un bien faible tribut que nous pouvons payer aux misérables restes des nations qui ont accueilli nos pères aux jours de leur détresse, et qui nous ont livré le magnifique héritage de leurs ancêtres.

L’exemple des Cherokees et de quelques autres peuplades du Sud a suffi pour prouver que, sous l’influence d’un climat tempéré et d’un sol fertile, ces peuples peuvent être amenés à des habitudes d’industrie réglée, sinon persévérante. De cet état de choses, nous devons déjà conclure comment peuvent naître, chez eux, des habitudes d’entreprises industrielles et de travaux d’esprit ; aussi croyons-nous à la possibilité de leurs progrès : car on ne saurait douter que toutes les autres bandes et tribus, sous de pareils auspices et de semblables influences, ne suivissent la même marche.

Les philologues et les théoristes spéculatifs peuvent diviser et classer comme ils l’entendent ; pour l’observateur patient et habile, qui a vécu intimement avec cette race dans les bas et fertiles districts du Mississipi, dans les larges et riantes plaines de l’Arkansas et de la rivière Rouge, dans les forêts du haut Mississipi, et parmi les pins et les mousses des lacs Supérieurs, il doit être évident que les aborigènes du territoire des États-Unis sont tous d’une même famille, non seulement par la constitution physique, mais par les dispositions de l’esprit et par les manières de penser et d’agir, comme dans toutes les particularités corporelles et morales, qui font d’eux un peuple à part bien distinct des autres branches de la famille humaine. Tout ce qui, dans une situation quelconque, a réussi jusqu’à un certain point à les tirer de leurs habitudes vagabondes et paresseuses, réussira certainement dans d’autres situations, quoique plus lentement peut-être, sous l’influence d’un climat moins heureux et d’un sol plus stérile.


POÉSIES INDIENNES.
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I.


CHANT POUR LE METAI OU POUR LA MÉDECINE DE CHASSE.


Cette chanson et les trois suivantes sont chantées par le principal chef du Metai, avec accompagnement de son bwoin-ah-keek, ou tambour.


0 mes amis, assis autour de moi, je donne maintenant toute mon attention au Metai.

Qui fait couler cette rivière ? C’est l’Esprit ; il fait couler cette rivière.

Examinez-moi bien, mes amis, examinez-moi, et comprenez que nous sommes tous compagnons.

Qui a fait marcher le peuple ? Un oiseau a fait marcher le peuple.

Je vais me mettre en marche, et, si j’aperçois quelque animal, je tirerai sur lui.

Je frappe votre cœur, j’atteins votre cœur, ô animal ! C’est votre cœur que j’atteins, c’est votre cœur.

Je me rends semblable au feu.

Je puis attirer l’eau, d’en haut, d’en bas et d’autour de moi.

Je peux rendre semblable aux morts ; je l’ai fait pour un homme.

Je peux rendre semblable aux morts ; je l’ai fait pour une femme.

Je peux rendre semblable aux morts ; je l’ai fait pour un enfant.

Tel je suis, tel je suis, mes amis, tout animal, tout animal, je le frappe juste, mes amis.


II.


CHANT POUR LE METAI SEUL.


Je me promène aux heures de la nuit.

J’entends votre voix ; vous êtes un méchant esprit.

Maintenant je vais m’élever au dessus de la terre. Je suis chat sauvage, sachez-le ! je suis chat sauvage ; je suis bien aise de vous voir tous chats sauvages.

Je suis un esprit ; tout ce que j’ai, je vous le donne dans votre corps.

Votre langue vous tue ; vous avez trop de langue.


III.


CHANT POUR LA CHASSE DU CASTOR ET LE METAI.


Je m’assieds par terre dans la loge du Metai, dans la loge de l’Esprit.

Vous devez jeûner deux ans, mon ami ; vous devez jeûner quatre ans, mon ami.

Quittez vos vêtemens, femme, quittez vos vêtemens.

Qui fait que le peuple se promène ? C’est moi qui vous appelle.

Je puis vous tuer avec ceci ; un.chien même, je peux le tuer avec ceci.

Je frappe ton cœur, homme, ton cœur.

Je peux tuer le loon[4] blanc, je peux le tuer.

J’ouvre une peau de loup et la mort doit en sortir.


IV.


CHANT POUR LA MÉDECINE DE CHASSE, ET
RAREMENT POUR LE METAI.


(Cette longue chanson religieuse est en haute considération chez les Indiens.)


Je désirais naître, je suis né, et quand je fus né, je fis tous les esprits.

J’ai créé les esprits.

Na-na-bush s’est assis sur la terre, son feu brûle pour ; jamais.

Quoique vous parliez mal de moi, mes amis sont d’en haut, mes amis.

Je puis me servir de beaucoup d’espèces de bois pour rendre un ours incapable de marcher. Je pense de vous que vous usez du we-nis-zebug-gone (espèce d’arbre vert) ; je pense cela de vous.

Ce que je prends, c’est du sang, ce que je prends.

Maintenant j’ai quelque chose à manger.

Esprits, je couvre ma tête, en me couchant, pour dormir.

Je remplis ma chaudière pour l’esprit.

Il y a long-temps que vous êtes des esprits, depuis que je suis descendu sur la terre dans le vieux temps.

Je vous prépare pour un ours, je vous prépare.

C’est un esprit qui vient à la fois du ciel et de la terre.

(Ici les Indiens se mettent à danser.)


Je suis celui qui donne le succès, parce que tous les esprits m’assistent.

La plume, la plume, c’est là ce qu’il me faut ! la plume !

Qui est esprit ? Celui qui a marché avec le serpent, marché sur la terre, celui-là est un esprit.

Maintenant ils vont manger quelque chose, mes femmes ; maintenant je leur dis qu’ils vont manger.

Cette ocre jaune, je vais l’épurer.

Maintenant je vais préparer mon oiseau ; quelquefois je le préparais, et quelquefois il était animé.

Il n’est pas d’animal que je ne puisse tuer, parce que le tonnerre à la grande voix vient à mon aide ; il n’est pas d’animal que je ne puisse tuer.

Je prends un ours, je prends son cœur.

Un serpent à sonnettes fait du bruit sur les poteaux de ma cabane, il fait du bruit.

Les quatre bâtons dont je viens de me servir appartenaient à un Shawneese : quand je les ai frappés ensemble, ils ont été entendus dans tout le pays.

Je m’élève de la terre, je descends du ciel, je vois l’esprit, je vois les castors.

Je peux faire venir un vent d’est et le faire passer sur la terre.

(Cela se chante quatre fois.)


Je me suis assis, et la terre au dessus et au dessous m’a contemplé.

Je peux tuer un ours, je peux le tuer.


V.


CHANSON POUR LA MÉDECINE, ET QUELQUEFOIS
POUR L’AMOUR.


Je ne sais pas ce que fait la longue lune, Manito.

C’est une peinture qui fait de moi un Manito. Je peux faire avaler une flèche à un chef.

Je me cache et je m’assieds avec une femme dans un lieu secret. Je parle de votre cœur.

Je prends vos entrailles, je prends votre graisse, je prends votre intestin droit.

(Cela s’adresse à un moose.)


Je peux la rendre honteuse, parce que j’entends ce qu’elle dit de moi !

Quoiqu’elle dorme bien loin, quoiqu’elle dorme de l’autre côté.

Je tire votre cœur en haut, voilà ce que je vous fais.

Il n’est pas d’animal que je ne puisse tuer.

La peau d’un homme mort est Manito.

Fût-elle dans une île éloignée, je peux la faire venir à la nage, fût-elle dans une île éloignée.


VI.


CHANT DE CHI-AH-BA, CÉLÈBRE MEDECIN OJIBBEWAY,
DANS L’ADMINISTRATION DE SES REMÈDES.


J’entends tous le monde, mais je me fais serpent noir, mon ami ; c’est moi qui parle assis là sur la terre.

Qu’est-ce que j’introduis dans votre corps ? Ce sont des peaux de serpens que j’introduis dans votre corps.

Je suis Manito. Les racines des arbrisseaux et des herbes m’ont fait Manito.

Les serpens sont mes amis.

Sous la terre le chat sauvage est mon ami.


VII.


CHANT DE MÉDECINE DE GUERRE.


Je me lève.

Je prends le ciel, je le prends.

Je prends la terre, je la prends.

Je marche à travers le ciel, je marche. La femme de l’Orient m’appelle.


VIII.


CHANT DE DÉPART DES GUERRIERS.


Ne pleurez point, mes femmes, sur moi qui vais mourir.

Si un homme se regarde comme un grand guerrier, je me regarde comme lui.



FIN.
  1. A narrative of the captivity and adventures of John Tanner (interpreter at the saut de Sainte-Marie), during thirty years residence among the Indians in the interior of North-America. Prepared for the press by Edwin James, editor of an account of major Long’s expedition from Pittsburgh to the Rocky mountains. NewYork : G. and C. and H. Carvill, 108. Broadway, 1830.
    Récit de la captivité et des aventures de ( interprète au saut de Sainte-Marie ), pendant trente années de séjour parmi les Indiens dans l’intérieur de l’Amérique du Nord. Mis en ordre par Edwin James, éditeur d’une Relation de l’expédition du major Long., de Pittsburgh, aux montagnes Rocheuses.
  2. Manners and customs of several indian tribes located west of the Mississipi ; including some account of the soil, climate and vegetable productions, and the indian materia medica : to which is prefixed the history of the author’s life during a résidence of several years among them. By John D. Hunter. Philadelphie, 1823.
    Mœurs et coutumes de plusieurs tribus indiennes qui vivent à l’ouest du Mississipi ; renfermant quelques détails sur le sol, le climat, les productions végétales et la médecine des Indiens ; précédées de l’histoire de la vie de l’auteur pendant une résidence de plusieurs années parmi ces tribus.
    Une traduction allemande de la relation de Hunter a été publiée à Dresde, en 1824, par W.-A. Lindau.
  3. Reviewer, faiseur de revue. Cette désignation, qui n’a pas encore d’équivalent en français, s’applique surtout, dans la langue des deux Angleterres, aux auteurs de la partie critique des revues.
  4. Rara avis in terris nigroque simillima cycno