Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (1p. 32-46).



CHAPITRE III.


Pointe Saint-Ignace. — Pigeons. — Début d’un jeune chasseur indien. — Épidémie. — Chasse aux martes. — L’arbre croche. — Marchands français. — Scène d’ivrognerie indienne. — Portage. — L’enfant blessé. — Mort d’un père de famille. — Le meurtrier aux funérailles de la victime. — Lac Moose. — Pêche aux truites. Rats musqués. — Mort d’un enfant.


Dans les premiers jours du printemps, Net-no-kwa et son mari se rendirent avec leur famille à Mackinac. On me cacha, comme l’année précédente, à la pointe Saint-Ignace, pour ne pas courir le risque de me perdre, en me laissant par les blancs. Dans notre retour, les vents contraires nous retinrent à vingt-cinq ou trente milles du lieu de notre départ, sur les bords du lac, près d’une pointe assez étendue, nommée Me-nau-ko-king. Là nous campâmes avec quelques autres Indiens et des marchands. Les pigeons étaient communs dans les bois ; les enfans de mon âge et les marchands leur donnaient la chasse. Je n’avais de ma vie tué aucune pièce de gibier, pas même tiré un coup de fusil. Ma mère venait d’acheter à Mackinae un baril de poudre, Taw-ga-we-ninne possédait un grand pistolet d’arçon. Enhardi par son indulgence, je lui demandai cette arme pour aller tuer des pigeons. Ma mère appuya mon désir en disant : « Il est temps pour notre fils d’apprendre à devenir un chasseur ; » et mon père (j’appelais ainsi Taw-ga-we-ninne), mon père me donna le pistolet chargé en me disant : « Allez, mon fils, si vous parvenez à tuer quelque gibier, vous aurez aussitôt un fusil, et nous vous apprendrons à chasser. »

Depuis que je suis devenu homme, je me suis trouvé dans des positions difficiles ; mais mon ardeur de réussir n’a jamais été telle que dans ce premier essai de chasse. A peine étais-je sorti du camp, que je rencontrai des pigeons, dont plusieurs vinrent se poser dans le bois à très peu de distance. J’armai le pistolet, et l’élevai à la hauteur du visage, presqu’en contact avec mon nez ; j’ajustai ensuite les pigeons et lâchai la détente. Au même instant, je crus entendre une sorte de bourdonnement semblable au bruit d’une pierre rapidement lancée : le pistolet était allé tomber à quelques pas derrière moi, et le pigeon gisait au pied de l’arbre sur lequel il s’était posé.

Sans songer à ma figure toute meurtrie et couverte de sang, je courus au camp rapportant mon pigeon en triomphe. On pansa aussitôt mes petites blessures, mon pistolet fut changé pour un fusil de chasse ; je reçus une poudrière et du plomb, et l’on me permit d’aller chasser aux oiseaux. Un des jeunes Indiens m’accompagnait pour veiller sur ma manière de tirer. Dans l’après-midi, je tuai encore trois pigeons, sans avoir perdu un seul coup. Depuis ce moment, je commençai à me voir traité avec plus de considération, et l’on me permit souvent de chasser pour en acquérir l’habitude.

L’été et une grande partie de l’automne s’étaient passés quand nous retournâmes à Shab-a-wy-wy-a-gun. A notre arrivée, nous trouvâmes les Indiens très sérieusement atteints de la rougeole. Net-no-kwa, connaissant la nature contagieuse de cette maladie, ne voulut point y exposer sa famille, et traversa seulement le village pour aller camper sur l’autre rive, mais, malgré cette précaution, nous ne tardâmes pas à être atteints de la contagion. De dix personnes dont se composait la famille, y compris deux jeunes femmes de Taw-ga-we-ninne, deux seulement, Net-no-kwa et moi, nous échappâmes à la maladie. Plusieurs furent très malades, et la vieille femme et moi nous suffisions à peine à les soigner.

Il mourut beaucoup d’Indiens dans le village, aucun des nôtres ne succomba. Aux approches de l’hiver ils commencèrent à se rétablir, et nous arrivâmes enfin à l’endroit où nous avions hiverné l’année précédente. Là on m’envoya faire des piéges à martes (18) comme les autres chasseurs. Le premier jour, je partis de bonne heure, travaillai sans relâche, et revins fort tard n’ayant fait que trois piéges, tandis que dans sa journée un bon chasseur en peut faire vingt-cinq ou trente. Le matin suivant, je visitai mes piéges et ne trouvai qu’une marte. Mes chances ne furent pas plus heureuses pendant plusieurs jours, les jeunes hommes se moquaient de mon manque de succès et de ma maladresse.

Mon père eut pitié de moi, il me dit : « Mon fils, j’irai vous aider à faire des piéges. » Il tint sa promesse, et passa un jour à faire un grand nombre de trappes qu’il me donna. Je pris dès lors autant, de martes que les autres ; mais les jeunes hommes ne manquaient aucune occasion de me rappeler l’aide que j’avais reçue de mon père. L’hiver se passa de même que le précédent ; comme je devenais de plus en plus adroit et heureux à la chasse, au tir et aux piéges, on n’exigea plus de moi aucune part à l’ouvrage des femmes.

Au printemps suivant, Net-no-kwa, selon son usage, se rendit encore à Mackinac. Elle portait toujours un pavillon à son canot, et l’on m’a dit que, toutes les fois qu’elle arrivait à Mackinac, on la saluait d’un coup de feu de la forteresse. J’avais alors environ treize ans. Au moment du départ, j’entendis Net-no-kwa parler du projet d’aller à la rivière Rouge (19) visiter les parens de son mari. À cette nouvelle, plusieurs Ottawwaws se déterminèrent à partir avec nous. Parmi eux je remarquai surtout Wah-ka-zee, chef du village de War-gun-uk-ke-zée, ou l’arbre croche (20). Nous formions un convoi de six canots.

Au lieu de me laisser cette fois à la pointe Saint-Ignace, les Indiens débarquèrent la nuit au milieu des cèdres, et la vieille femme me conduisit dans la ville chez un marchand français, qui consentit, par égard pour elle, à me cacher dans sa cave pendant plusieurs jours. Sauf la privation de liberté, je fus fort bien traité ; mais cette précaution était inutile, car ensuite, comme nous allions continuer notre voyage, les vents contraires nous ayant retenus près de la pointe occupée aujourd’hui par les missionnaires, on me laissa entièrement libre.

Pendant ce séjour forcé, les Indiens s’enivrèrent. Mon père, ivre, mais pouvant encore marcher, causait avec deux jeunes hommes qui se promenaient ensemble, lorsque, arrêtant l’un d’eux par la manche de sa chemise, il la déchira sans le vouloir. Ce jeune homme nommé Suggut-taw-gun (bois à demi pourri) se fâcha, et donnant à mon père un coup violent le fit tomber à la renverse, puis prenant une grosse pierre la lui lança droit au front.

À cette vue je craignis pour ma propre sûreté, car je savais que Me-to-saw-gea, chef ojibbeway, était dans l’île avec un parti marchant contre les blancs, et avait cherché l’occasion de me tuer. Je courus donc me cacher dans les bois, où je passai le reste du jour et toute la nuit. Le matin, pressé par la faim, je me rapprochai de notre cabane à travers les jeunes cèdres, pour observer ce qui se passait, et m’assurer si je pourrais rentrer. J’aperçus enfin ma mère qui m’appelait et me cherchait dans les bois ; j’accourus à elle, et elle me dit de rentrer pour voir mon père que l’on avait blessé à mort.

Taw-ga-we-ninne, en me voyant, me dit : je suis tué. Il me fit asseoir auprès de lui avec les autres enfans, et nous parla beaucoup. Il nous dit : « Mes enfans, je vais vous quitter, je regrette de vous laisser si pauvres. » Il ne nous ordonna point, comme l’auraient fait beaucoup d’autres, de tuer l’Indien qui l’avait frappé d’un coup de pierre. C’était un homme trop bon pour vouloir, exposer sa famille aux dangers qu’aurait attirés sur elle un pareil ordre. Le jeune homme qui avait blessé mon père restait avec notre parti, quoique Net-no-kwa eût dit qu’il n’y aurait pas de sûreté pour lui à venir à la rivière Rouge, où les parens de son mari étaient nombreux, puissans et vindicatifs.

Arrivés au saut de Sainte-Marie, nous embarquâmes tous nos bagages sur un navire marchand qui allait partir pour le haut du lac Supérieur, et nous continuâmes notre route dans nos canots. Les vents étant faibles, nous marchâmes plus vite que le navire, et l’attendîmes dix jours au portage (21). Il vint enfin jeter l’ancre à peu de distance de la rive ; mon père et ses deux fils Wa-me-gon-a-biew (celui qui met des plumes), l’aîné, et Ke-wa-tin (le vent du nord) allèrent en canot chercher nos bagages. En sautant à fond de cale du navire, le plus jeune tomba à genoux sur un nœud de la corde qui liait un ballot de marchandises, et souffrit beaucoup de cette chute. Dans la nuit, son genou devint très enflé ; le lendemain, il ne put pas mettre le pied hors de notre cabane.

Huit ou dix jours après, nous commençâmes à traverser le grand portage ; nous portions Ke-wa-tin sur nos épaules, dans une couverture attachée à deux bâtons, mais il était si malade qu’il fallait nous arrêter à chaque instant. Nous avions laissé nos canots au comptoir, à l’autre extrémité du portage ; il nous fallut perdre quelques jours à en construire d’autres plus petits. Comme ils allaient être terminés, mon père m’envoya avec une de ses femmes chercher quelque chose qui avait été oublié chez les marchands. En revenant, nous rencontrâmes à quelque distance les deux plus jeunes enfans qui accouraient me dire de me hâter, parce que mon père était mourant et voulait me voir encore une fois.

Quand j’entrai dans la cabane il jeta les yeux sur moi sans pouvoir prononcer une seule parole ; peu d’instans après, il cessa de respirer.

Près de lui était son fusil qu’il avait tenu encore quelques minutes auparavant. Le matin, quand je l’avais quitté, il paraissait bien ; selon ce que m’a raconté ma mère, il ne commença à se plaindre que dans l’après-midi. Alors il rentra dans la cabane en disant : « Je suis mourant ; mais puisque je vais vous quitter, le jeune homme qui m’a tué doit partir avec moi. J’avais espéré de vivre assez pour vous élever tous jusqu’à l’âge d’homme, mais il faut mourir et vous laisser pauvres sans personne qui veille sur vous. » À ces mots, il voulut sortir avec son fusil pour aller tuer son meurtrier, qui se tenait alors assis devant la porte de sa cabane ; mais Ke-wa-tin se mit à crier et lui dit : « Mon père, si je me portais bien, je vous aiderais à tuer cet homme, et après sa mort je protégerais mes frères contre la vengeance de ses amis ; mais vous voyez mon état ; je vais mourir. Mes frères sont jeunes et faibles, nous serons tous massacrés si vous tuez cet homme. »

Taw-ga-we-ninne répondit : « Mon fils, je vous aime trop pour vous rien refuser ; puis il rentra, déposa son fusil, dit quelques mots, me demanda, me fit chercher et expira. La vieille femme acheta un cercueil chez les marchands, qui transportèrent dans un wagon le corps de mon père jusqu’à leur maison, du même côté du grand portage, pour l’enterrer dans le cimetière des blancs. Ses deux fils et le jeune homme qui l’avait tué accompagnèrent son corps ; peu s’en fallut que le meurtrier ne fût tué par un de mes frères, mais l’autre retint son bras au moment où il allait frapper.

Peu de temps après la mort de mon père, nous reprimes notre marche vers la rivière Rouge. Mon frère Ke-war-tin était porté en litière, comme auparavant, toutes les fois qu’il fallait le tirer du canot ; nous avions passé deux portages et nous arrivions au troisième, appelé le portage du Moose, quand il nous dit : « Je vais mourir ici, je ne puis aller plus loin. » Net-no-kwa se décida à s’arrêter, et le reste de notre bande continua sa route avec une partie même de notre famille. Il ne resta que la vieille femme, une des jeunes épouses de Taw-ga-we-ninne, Wa-me-gon-a-biew, Ke-wa-tin et moi, le plus jeune des trois frères.

C’était vers le milieu de l’été, car les petites baies étaient mûres, que nous nous arrêtâmes aux bords du lac Moose, dont l’eau est fraîche et claire, comme celle du lac Supérieur. Ce lac est petit et rond ; un canot peut se distinguer facilement d’une rive à l’autre, dans la partie la plus large. Nous n’étions que deux en état de travailler ; et comme j’étais bien jeune et sans aucune expérience de la chasse, nous craignions, dans cet état, d’abandon, de manquer bientôt de tout ; nous avions apporté un des filets dont on se sert à Mackinac ; en le jetant la première nuit, nous prîmes quatre-vingts truites et poissons blancs.

Quelque temps après, nous rencontrâmes des castors ; nous en tuâmes six, ainsi que quelques loutres et rats musqués (22). Il y avait aussi dans nos provisions un peu de blé et de graisse ; avec les produits de la chasse et de la pêche nous vécûmes confortablement. Mais, aux approches de l’hiver, la vieille femme nous dit qu’elle ne risquerait pas de prolonger son séjour aussi loin de tout lieu habité par des blancs ou des Indiens pendant une saison rigoureuse. Ke-wa-tin était si souffrant et si faible, que notre marche fut très lente ; quand nous arrivâmes au portage, les eaux commençaient à geler ; il vécut près de deux mois encore. La vieille femme le fit enterrer auprès de son mari et plaça un de ses pavillons sur la tombe.



(18) C’est la marte commune à pin de Samuel Hearne, vison de Buffon, mustela vison de M. Warden, pine martin ou marten de Sabine. C’est un animal répandu dans toute cette partie de l’Amérique et plus commun dans le sud que dans le nord. Le traducteur du Dernier des Mohicans a rendu le mot martin par martinet. (p. 37)


(19) Ce doit être la rivière de Marne des anciennes relations, ainsi nommée selon Lepage du Pratz, à cause de sa largeur pareille à celle de la Marne ; ce nom, donné par des géographes et des voyageurs, n’a point été connu dans le pays : on l’a nommée aussi rivière des Nactchitoches. (p. 38)


(20) Ce nom se trouve ainsi dans la Relation de Tanner. (p. 38)


(21) Portage. En parlant de certains fleuves, comme de celui de Saint-Laurent, où il y a des sauts qu’on ne peut ni remonter ni descendre en canot, on dit. faire portage pour dire porter par terre le canot et tout ce qui est dedans au delà de la chute d’eau ; et, en parlant des endroits où sont ces chutes d’eau, on les appelle portages. Il y a tant de portages, depuis là jusqu’à Quebec ! ( Dict. de l’Académie. )

Faire portage, c’est transporter les canots, par terre, d’un lieu à un autre, c’est à dire du pied d’un cataracte jusqu’au dessus, ou d’une rivière à une autre.

La Hontan, Nouveaux Voyages, t. 1, p. 276.

On fait portage aux cataractes que leur extrême hauteur rend impraticables... Deux hommes portent sur leurs épaules les canots dans les lieux de portage avec beaucoup de facilite au dessus et au dessous des cataractes.

{Le père Lafitau, t. 2, p. 218.) (p. 40)


(22) Rats musqués, petits animaux gros comme des lapins et faits comme des rats, dont les peaux sont assez estimées, pour le peu de différence qu’elles ont d’avec celles des castors. Ils sentent si fort le musc, qu’il n’y a point de civète ni de gazelle en Asie dont l’odeur soit si forte et si suave.

(La Hontan, Nouveaux Voyages, t. I, p. 80.)

Nous leur trouvâmes un grand monceau de rats sauvages qui vont à l’eau et sont gros comme conuils (lapins), et bons à merveille à manger, lesquels portent du musc comme les castors.

(Lescarbot, Hist. de la Nouvelle-France, p. 321.)

Rat musqué, petit animal de même nature à peu près que le castor ; à bien des égards, il en paraît un diminutif. Le père Charlevoix (Lettre 5 du journal d’un voyage en Amérique) donne beaucoup de détails fort intéressans sur les habitudes du rat musqué.

Samuel Hearne en parle aussi avec étendue. C’est probablement le pilori de quelques relations. (p. 45)