Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (2p. 89-110).



CHAPITRE XXVII.


La nouvelle révélation du Grand Esprit. — Scène de terreur nocturne. — Suppression des sacs à médecine. — Songe. — Croyances des Indiens. — Création des animaux. — Chants notés sur l'écorce du bouleau. — Le nouvel envoyé du Grand Esprit. — Sauvage incrédule. — Sacrifices de gibier. — Le prophète qui a mangé sa femme. — Jonglerie. — Pattes d’ours enlevées.


Esh-ke-buk-ke-koo-sha, chef du lac Leech, vint vers ce temps à Pembinah, avec une quarantaine de jeunes guerriers ; et, sur son invitation, je m’y rendis avec plusieurs autres, pour apprendre de lui quelques détails de la nouvelle révélation faite par le Grand Esprit à Manito-o-gheezick. Rassemblés tous, un soir, dans une longue cabane élevée tout exprés, nous allions danser, festiner et entendre le discours du chef, lorsque soudain deux coups de fusil retentirent presque ensemble dans la direction de la compagnie du Nord-Ouest. Il ne s’y trouvait alors que deux Français arrivés le même jour. Les vieillards se regardèrent entre eux d’un air de doute et d’étonnement inquiet. Plusieurs dirent : « Les Français sont à tuer des loups. » Esh-ke-buk-ke-koo-sha répondit : « Je reconnais les fusils des Sioux. »

La nuit était très sombre : les jeunes gens coururent aux armes et sortirent aussitôt ; je sortis avec eux... Quelques uns s’embarrassèrent dans des buissons ou des branches pendantes, et ne purent avancer que lentement. Moi je trouvai le sentier et marchai quelque temps le premier ; mais tout à coup une figure brune passa rapidement devant moi, et j’entendis au même instant la voix du Canard noir, qui disait : « Je suis un homme (neen-dow-in-nin-ne). » J’avais souvent entendu parler de sa bravoure, et je l’avais déjà vu une fois dans le village des Sioux, à la montagne Chef, marcher à notre tête lorsque nous croyions tous aller à une attaque : je résolus de le suivre dans cette circonstance.

Quand nous ne fûmes plus qu’à une portée de fusil du fort, il se mit à bondir, tantôt à droite, tantôt à gauche ; et, par un zig-zag rapide, il atteignit la porte du fort. Je suivis son exemple, et je le vis franchir l’entrée de la forteresse avec un tel élan, que la plante de ses pieds s’éleva jusqu’à près de deux verges au dessus du sol. Nous aperçûmes dans l’enceinte une maison dont la fenêtre et la porte nous laissèrent entrevoir une vive lumière. Le Canard noir portait sur les épaules une peau de bison dont la couleur sombre lui permit de passer devant la fenêtre sans être découvert par l’homme qui faisait sentinelle en dedans ; mais ma couverture blanche me trahit, et déjà la bouche d’un fusil touchait ma tête, lorsque le Canard noir saisit à bras le corps le Français effrayé, qui, me prenant pour un Siou, allait faire feu sur moi.

Le second Français, les femmes et les enfans étaient tous pêle-mêle couchés dans un coin, poussant des cris de détresse. Nous apprîmes que le plus brave des deux, celui qui montait la garde à la fenêtre, avait, peu d’instans auparavant, conduit son cheval hors de l’enceinte du fort pour le faire boire, et que ce pauvre animal avait été, dès la porte, frappé à mort par des hommes cachés tout près de là. Le Français nous avait d’abord pris pour les meurtriers de son cheval ; mais bientôt il reconnut son erreur. Nous n’avions pas même vu le corps du cheval par dessus lequel nous avions sauté en entrant. Le Français ne voulait pas quitter le fort ; mais le Canard noir, qui se trouvait allié à l’une des femmes, insista pour qu’ils vinssent tous chercher un asile dans le camp indien. Plusieurs de nos jeunes guerriers arrivèrent successivement, et nous nous décidâmes à veiller toute la nuit dans le fort.

Le lendemain matin, nous découvrîmes les traces de deux hommes qui avaient passé le Pembinah ; un parti de guerre s’était caché sur l’autre rive. Ces deux guerriers étaient le célèbre Wah-ne-tah, chef yanktong, et son oncle. Ils s’étaient tenus tout près de l’entrée du fort, déterminés à faire feu sur ce qui entrerait ou sortirait. Leur coup avait frappé le cheval du Français, et les deux hommes avaient fui vers la rivière, bien probablement sans savoir s’ils avaient tué homme ou bête.

Quand il fut constaté que le parti des Sioux n’était pas d’une grande force, beaucoup de nos guerriers voulurent se mettre à sa poursuite ; mais Esh-ke-buk-ke-koon-shà nous dit : « Non, mes frères, Manito-o-gheezick, qui m’a envoyé vers vous, nous dit de ne plus marcher contre nos ennemis. N’est-il pas évident que, dans cette circonstance, le Grand Esprit nous a protégés ? Si les Sioux s’étaient approchés de la cabane où nous étions en fête, sans armes dans les mains, n’auraient-ils pas pu nous tuer tous ? Mais ils ont été aveuglés jusqu’à prendre un cheval pour un Ojibbeway. Il en sera toujours de même, si nous obéissons aux ordres que nous avons reçus. »

Je commençais à éprouver quelque inquiétude pour ma famille ; je l’avais laissée dans ma cabane, et je pouvais craindre que les Sioux ne la rencontrassent dans leur retraite. « Allez, me dit Esh-ke-buk-ke-koo-sha, quand je lui parlai de mon anxiété ; mais ne craignez pas que les Sioux aient fait aucun mal à votre femme ni à vos enfans. Je désire seulement que vous fassiez cette course pour me rapporter votre sac à médecine ; je vous montrerai ce qu’il faut faire de son contenu. »

Je revins bientôt, rassuré sur le sort de ma famille, et il fit jeter au feu tout ce que je rapportais, excepté la médecine de chasse et de guerre. « Voici, dit-il, ce que nous devons faire désormais. Si quelqu’un tombe malade, il faut prendre un vase d’écorce de bouleau et un peu de tabac ; le malade en personne, s’il peut marcher, ou du moins son plus proche parent, les portera jusqu’au cours d’eau le plus voisin. Là, le tabac sera livré au courant, et le vase, plongé dans le sens du fil de l’eau, en rapportera quelques gouttes que le malade devra boire dans sa cabane. Si la maladie est très grave, il faudra avoir soin de plonger le vase assez profondément pour que son bord touche la bourbe au fond de l’eau. »

À ces instructions il joignit le don d’un petit cercle de bois pour porter sur la tête comme une sorte de bandeau. De l’un des côtés de ce cercle, était tracée l’image d’un serpent, dont l’office, à ce que me dit le chef, était de veiller sur l’eau (9) ; de l’autre, la figure d’un homme représentant le Grand Esprit. Cet ornement ne devait pas se porter dans les circonstances ordinaires ; il était destiné aux seules occasions où j’irais chercher de l’eau pour des parens ou des amis malades. Je fus très mécontent de voir détruire tout ce que contenait mon sac de médecine ; il y avait surtout des racines et d’autres substances dont j’avais éprouvé les bons effets dans mes maladies ; et je fus bien plus fâché encore de ce qu’il nous était interdit, à l’avenir, d’avoir recours à ces remèdes dont l’efficacité m’était très connue ; mais tous les Indiens de la même bande partagèrent ces privations, et il fallut m’y soumettre.

Au commencement du printemps, je me mis en marche pour un rendez-vous que m’avait donné Sha-gwaw-ko-sink à la dernière chute des feuilles : j’y arrivai au temps convenu, et peu après, le vieillard, seul et à pied, vint m’y chercher. Il était campé, depuis deux jours, à deux milles de distance, et son camp était abondamment pourvu de venaison fraîche ; circonstance qui me fut particulièrement agréable, car, depuis quelque temps, j’avais tué bien peu de gibier.

Je passai l’été près de lui. Sha-gwaw-ko-sink était devenu trop vieux et trop faible pour chasser ; mais il avait avec lui quelques jeunes hommes qui ne le laissaient manquer de rien tant qu’on pouvait trouver du gibier. A la fin de la saison, nos alentours se trouvèrent épuisés ; la température était très froide et la terre profondément gelée ; mais la neige ne tombait pas ; aussi était-il devenu bien difficile de suivre les mooses ; le bruit de nos pas sur la terre durcie et sur les feuilles sèches avertissait toujours les animaux de notre approche. Cet état de choses se prolongeant, nous nous vîmes tous réduits aux extrémités de la faim, et nous eûmes recours, pour dernière ressource, à une médecine de chasse.

Je chantai et priai pendant la moitié de la nuit, et ensuite j’allai me coucher. Je vis en songe un beau jeune homme descendre par l’ouverture du faîte de ma cabane. « Pourquoi, dit-il, le bruit que j’entends ? Ne sais-je pas quand vous avez faim et besoin ? J’ai toujours les yeux sur vous, et il n’est pas nécessaire de m’appeler à si grands cris. » Me montrant alors la direction de l’Orient : « Ne voyez-vous pas ces traces ? ajouta-t-il. — Oui, ce sont celles de deux mooses. — Je vous donne ces deux mooses à manger. » Il sortit aussitôt par la porte de ma cabane, et comme il soulevait la couverture, je vis la neige tomber à flocons pressés.

Je ne tardai pas à me réveiller, et me sentant trop de disposition au sommeil, j’appelai le vieux Sha-gwaw-ko-sink pour fumer avec moi ; puis je préparai le muz-zin-ne-neen-suk, c’est à dire la représentation des animaux dont les traces m’avaient été montrées dans mon songe. Dès le point du jour, je sortis de ma cabane ; la neige était déjà épaisse. Je suivis la direction indiquée ; bien avant midi, je tombai sur les traces de deux mooses, et je les tuai l’un et l’autre. C’étaient un mâle et une femelle, tous deux extrêmement gras.

Les chansons usitées dans ces médecines de chasse se rapportent aux opinions religieuses des Indiens ; elles s’adressent souvent à Na-na-boo-sho ou Na-na-bush, qu’ils supplient de leur servir d’interprète et de communiquer leurs requêtes à l’Être-Suprême ; souvent aussi, ils implorent Me-suk-kum-mik-o-kwi, ou la Terre, la grande aïeule de tous. Dans ces chansons, ils racontent comment Na-na-bush a créé la terre, pour obéir aux ordres du Grand Esprit, et comment toutes les choses nécessaires aux oncles et tantes de Na-na-bush, c’est à dire aux hommes et aux femmes, ont été confiées à la garde de la grande aïeule. Na-na-bush, toujours le bienveillant intercesseur des hommes auprès de l’Être-Suprême, fit naître, pour leur usage, les animaux, dont la chair leur servirait d’aliment, dont la peau les vêtirait ; il créa des racines et des médicamens d’un pouvoir souverain pour guérir leurs maladies et, dans les temps de disette, les rendre capables de tuer le gibier.

Tout cela fut confié aux soins de Me-suk-kum-mik-o-kwi ; et, pour que ses oncles et ses tantes ne l’invoquassent jamais en vain, la vieille femme eut ordre de ne point sortir de sa cabane. Aussi les bons Indiens n’arrachent-ils aucune des racines dont leurs médecines se composent, sans déposer en terre quelque offrande à Me-suk-kum-mik-o-kwi. Ils chantent aussi comment, dans les premiers temps, le Grand Esprit ayant tué le frère de Na-na-bush, ce dernier s’irrita et se révolta contre l’Être-Suprême. Na-na-bush devenait de plus en plus fort, et allait l’emporter sur Gitch-e-Manito, lorsque celui-ci, pour l’apaiser, lui donna le métai (10) ; Na-na-bush en fut si content, qu’il l’apporta, sur la terre, à ses oncles et à ses tantes.

Beaucoup de ces chants sont notés, par une méthode probablement particulière aux Indiens, sur l’écorce de bouleau ou sur de petites tablettes de bois. Les idées sont exprimées par des figures emblématiques, comme dans les communications de nouvelles dont j’ai déjà parlé.

Deux ans auparavant, un homme de notre bande, nommé Ais-kaw-ba-wis, personnage paisible et aussi insignifiant que pauvre chasseur, avait vu mourir sa femme ; ses enfans commencèrent à souffrir plus que jamais de la faim. La mort de sa femme avait été accompagnée de circonstances particulières, et Ais-kaw-ba-wis devint mélancolique et abattu, ce que nous attribuâmes à la faiblesse de son caractère ; mais, enfin, il réunit les chefs et leur annonça très solennellement qu’il avait été favorisé d’une nouvelle révélation du Grand Esprit ; il leur montra une boule de terre, bien ronde, de quatre à cinq pouces de diamètre, un peu plus grande que la moitié d’une tête d’homme, lisse et peinte en rouge. « Le Grand Esprit, dit-il, me voyant, tous les jours, crier, chanter et prier dans ma cabane, m’a appelé et m’a dit : Ais-kaw-ba-wis, j’ai entendu tes prières ; j’ai vu les nattes de ta cabane baignées de tes larmes et j’ai exaucé tes demandes. Je te donne cette boule, elle est propre et neuve ; je te la donne pour te servir à rendre le monde entier semblable à elle, tel qu’il est sorti des mains de Na-na-bush. Toutes les vieilles choses doivent être détruites et dispersées ; tout doit être remis à neuf, et c’est à tes mains, Aïs-kaw-ba-wis, que je confie ce grand œuvre. » J’étais du nombre de ceux qu’il avait convoqués pour cette première révélation de sa mission. Je ne dis rien tant qu’il resta avec nous ; mais, après son départ, en causant avec mes compagnons, je ne tardai pas à trahir mon incrédulité. « Il est très bien, dis-je, que nous soyons instruits à si bon marché des intentions et de la volonté du Grand Esprit, maintenant les révélateurs de ses ordres pullulent au milieu de nous, et par hasard ce sont des hommes qui ne seraient bons à rien autre chose. Le prophète shawneese était fort loin de nous. Ke-zhi-ko-we-ninne et Manito-o-gheezick, quoique de notre propre tribu, n’étaient pas avec nous : c’étaient, eux aussi, des hommes. Aujourd’hui nous avons un compagnon trop pauvre, trop indolent, trop pitoyable pour nourrir sa famille ; et, si nous voulons l’en croire, c'est là l’instrument que le Grand Esprit choisit pour renouveler la face du monde. »

J’avais déjà une opinion défavorable de cet homme, parce que je le connaissais pour l'un des moins recommandables de tous les Indiens. Je fus indigné de sa tentative de se faire passer, pour le messager favori du Grand Esprit. Je n’hésitai pas à tourner ses prétentions en ridicule en toute circonstance ; mais, malgré le guignon jusqu’alors attaché à sa personne, il acquit un ascendant très prononcé sur l’esprit des Indiens. Son roulement continuel de tambour pendant la nuit faisait fuir le gibier de notre voisinage, et son insolente hypocrisie me le rendait insupportable dans tous les temps ; mais il avait trouvé le secret de se concilier l’opinion de la plupart d’entre nous, et tous mes efforts contre lui restèrent inutiles.

Pendant notre séjour en cet endroit, il arriva que, après plusieurs jours de disette, je blessai un moose. En rentrant, je racontai ce qui m’était arrivé, et j’ajoutai que le moose me semblait assez fortement blessé pour en mourir. Le lendemain matin, de bonne heure, Ais-kaw-ba-wis vint dans ma cabane me dire, du ton le plus sérieux, que le Grand Esprit était descendu pour lui parler du moose que j’avais blessé. « Il est mort à présent, ajouta-t-il, et vous le trouverez en tel endroit ; le Grand Esprit veut qu’il soit apprêté pour un sacrifice. Je ne regardai point comme improbable que le moose eût succombé à sa blessure, et j’allai à sa recherche ; mais je trouvai qu’il n’était point mort, et ce fut pour moi une nouvelle occasion de me moquer des prétentions d’Ais-kaw-ba-wis : la confiance des Indiens n’en parut pas le moins du monde ébranlée,

Peu de temps après, je blessai encore un moose, et je rentrai sans le rapporter. « C’est là, dit Ais-kaw-ba-wis, le moose que le Grand Esprit m’a montré. » Je rapportai celui-là, et comme la plupart des Indiens souffraient de la faim, je voulus faire un festin, quoi qu’en pût dire notre prophète. Comme nous étions trop peu nombreux pour tout manger, l’animal fut désossé, et l’on déposa tous ses os en un monceau devant Ais-kaw-ba-wis, en prenant grand soin de n’en pas briser un seul : ils furent ensuite transportés en un lieu sûr, et suspendus hors de la portée des chiens et des loups ; car aucun os d’un animal, ainsi offert en sacrifice, ne doit être brisé pour aucun motif. Le lendemain, je tuai un autre moose gras ; à cette occasion, Ais-kaw-ba-wis adressa un long discours au Grand Esprit, et me dit ensuite : « Vous voyez, mon fils, comme votre bonne conduite est récompensée ; vous avez offert au Grand Esprit les prémices de votre chasse, il veillera à ce que rien ne vous manque. »

Le lendemain, je sortis avec mon beau-frère, et nous tuâmes chacun un moose. Ais-kaw-ba-wis se glorifiait très haut de l’efficacité, du sacrifice qu’il m’avait fait faire, et son ascendant sur les âmes superstitieuses des Indiens s’accrut encore. Malgré ce haut degré de faveur surpris par son adresse, c’était un homme à qui il était arrivé, une fois en sa vie, dans une famine, de manger sa propre femme, et les Indiens avaient voulu le tuer comme indigne de vivre.

Quand la surface de la neige vint à se durcir à l’approche du printemps, tous les hommes de notre bande, Sha-gwaw-koo-sink, Waw-zhekwaw-maish-koon, Ba-po-wash, Gish-kau-ko, plusieurs autres et moi, nous allâmes, à quelque distance, former un camp de chasse pour y boucaner de la venaison. Ais-kaw-ba-wis resta seul avec les femmes. Nous tuâmes beaucoup de gibier, car il est très facile d’atteindre les mooses et les élans dans cette saison, où la surface durcie de la neige, qui peut encore porter un homme, les prive presque entièrement de la faculté de se mouvoir.

Enfin Gish-kau-ko alla voir sa famille ; en revenant, il me remit un peu de tabac de la part d’Ais-kaw-ba-wis, qui me faisait dire : « Votre vie est en danger. — Ma vie, répondis-je, n’appartient ni à Ais-kaw-ba-wis ni à moi, elle est entre les mains du Grand Esprit, et s’il juge à propos de l’exposer ou d’y mettre un terme, je n’ai point à me plaindre ; mais je ne puis croire qu’il ait rien révélé de ses intentions à un homme aussi indigne qu’Ais-kaw-ba-wis. » Cet avis alarma cependant tous les Indiens qui se trouvaient avec moi, et ils se dirigèrent aussitôt vers le lieu où Ais-kaw-ba-wis était campé avec les femmes : moi je pris un détour pour visiter quelques uns de mes piéges ; j’y trouvai une loutre, et j’arrivai peu après mes compagnons en la rapportant sur mon dos.

Toutes nos cabanes étaient converties en une seule grande cabane ; les femmes, les enfans et les hommes qui m’avaient précédé, grelottaient tous autour d’un feu allumé en plein air. A mes questions sur ce qui se passait, on répondit qu’Ais-kaw-ba-wis se préparait à une importante communication que le Grand Esprit allait faire par sa voix. Il avait mis beaucoup de temps à disposer la cabane, d’où tous les Indiens étaient exclus, attendant un signal auquel Ba-po-wash, chargé de conduire la danse, entrerait suivi de tous les autres. Il était convenu qu’après avoir fait, en dansant, quatre fois le tour de la cabane, chacun irait s’accroupir à sa place. Sans m’inquiéter de tout cela,, j’entrai aussitôt dans la grande cabane, et jetant ma loutre par terre, j’allai m’asseoir près du feu.

Ais-kaw-ba-wis me lança un regard d’irritation et de malice, puis il ferma les yeux et affecta de continuer une prière que j’avais interrompue. Quelque temps après, il se mit à battre le tambour et à chanter à très haute voix. Au troisième intervalle de silence, signal convenu, Ba-po-wash entra en dansant, suivi des hommes, des femmes et des enfans. Ils firent quatre fois le tour de la cabane et s’accroupirent tous à leur place. Pendant quelques instans, le silence régna. Ais-kaw-ba-wis restait assis, les yeux fermés, au milieu de la cabane, sur une petite élévation de terre molle et unie préparée par ses mains, telle que les chefs de guerre en disposent dans leur cérémonie du kozaubunzitchegun ; il appela ensuite les hommes un à un pour venir s’asseoir autour de lui.

Je fus le dernier ; et je m’assis comme il me l’indiquait. Alors s’adressant à moi : « Shaw-shaw-wa-ne-ba-se, mon fils, me dit-il, vous allez probablement être effrayé, car j’ai de tristes avis à vous donner. Le Grand Esprit, comme vous le savez tous, mes amis, m’a depuis long-temps favorisé de la libre communication de sa pensée et de sa volonté : dernièrement, il lui a plu de me faire voir ce qui doit arriver dans tout l’avenir à chacun de nous. Vous, mes amis, ajouta-t-il, en s’adressant à Sha-gwaw-go-nusk et aux autres Indiens, vous avez été attentifs à respecter et à observer les ordres du Grand Esprit, tels que je vous les ai communiqués. Il accorde à chacun de vous de vivre pleinement âge d’homme. Cette ligne longue et droite, tracée sur la terre, est l’image de toutes vos existences. Quant à vous, Shaw-shaw-wa-ne-ba-se, vous vous êtes écarté du droit chemin ; vous avez méprisé les avertissemens que l’on vous adressait ; cette ligne courte et crochue représente votre vie ; vous n’atteindrez que la moitié de l’âge d’homme. Cette autre ligne, qui fait un crochet dans le sens opposé, indique le sort réservé à la jeune femme de Ba-po-wash. » À ces mots, il nous fit approcher pour examiner les lignes.

Ba-po-wash avait boucané les morceaux les plus fins d’un ours gras, dans l’intention de faire, au printemps, une fête pour sa médecine. Peu de jours avant cette réunion, pendant qu’il était à la chasse, Ais-kaw-ba-wis avait dit à une vieille femme, belle-mère de Ba-po-wash : « Le Grand Esprit m’a signifié que toutes choses ne sont pas comme elles devraient être. Allez donc voir si l’ours que votre fils tient suspendu pour une fête de sa médecine est tout entier encore où il l’a laissé. » Elle s’y rendit et trouva que les pattes de l’ours avaient disparu. Ais-kaw-ba-wis, qui était très gourmand, les avait dérobées lui-même. Ba-po-wash en fut instruit et s’alarma beaucoup du mal dont il était menacé : pour le détourner, il donna à Ais-kaw-ba-wis non seulement le reste de l’ours, mais même beaucoup de moelle qu’il gardait pour sa fête et d’autres présens considérables.



(9) « Le serpent a quelque chose de mystérieux chez tous les idolâtres des Indes orientales, de la Chine et du Japon, comme chez tous les anciens païens ; c’est aussi la même chose chez tous les sauvages de l’Amérique. »

(Lafitau, t. I, p. 247.) (p. 95)


(10) Me-nau-zhe-taw-naun. (p. 100)