Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (1p. 191-204).



CHAPITRE XV.


Proposition de mariage. — Trafic, ivrognerie et vol. — La femme ivre. — L’Ojibbeway decouvert. — Élans forcés à la chasse à pied à travers les neiges. — Épizootie parmi les castors. — Jeûne par point d’honneur.


Aux premiers jours du printemps, nous retournâmes à Me-nau-ko-nos-keeg par la route du camp que nous avions occupé pendant la récolte du sucre ; comme je n’aimais point à me trouver avec les Indiens dans la saison de leurs scènes d’ivrognerie, je voulus dissuader la vieille femme de les accompagner au comptoir. Je lui représentai combien il était déraisonnable de perdre toutes nos pelleteries en échange d’une liqueur non seulement inutile, mais même pernicieuse et empoisonnée, et heureusement j’eus assez d’influence sur elle pour qu’elle se laissât conduire sans délai au camp de chasse que j’avais choisi.

Elle alla prendre congé de Wa-ge-to-te, et quand elle revint, je. vis facilement à son air qu’il s’était passé quelque chose d’inaccoutumé. Elle me fit approcher d’elle et me dit : « Mon fils, vous voyez que je suis devenue vieille, à peine suis-je capable de faire vos mocassins, de préparer vos fourrures, de les conserver et d’exécuter tous les travaux nécessaires dans une cabane. Vous allez prendre votre place d’homme et de chasseur. Il convient que vous ayez une femme jeune et forte, qui veille sur tout ce qui vous appartient et prenne soin de votre cabane. Wa-ge-to-te qui est un brave homme, respecté de tous les Indiens, veut bien vous donner sa fille ; vous gagnerez ainsi un ami et un protecteur puissant, qui pourra vous aider dans les momens difficiles, et je serai délivrée de beaucoup de peine et de tourment pour notre famille. »

Elle me parla long-temps encore dans le même sens, mais je lui répondis sans balancer que je n’acceptais pas. J’avais peu pensé jusqu’alors à me marier chez les Indiens, et je songeais souvent à aller prendre une femme parmi les blancs avant de devenir vieux. A tout événement, je lui déclarai que je ne pouvais pas épouser alors la femme qu’elle me proposait. Elle insista encore, en me disant que toute l’affaire avait été arrangée entre elle et Wa-ge-to-te, et que la jeune fille avait donné son consentement. Elle ne pouvait plus, me disait-elle, faire autrement que de m’amener ma femme dans ma hutte. Je lui répondis que, si elle en agissait ainsi, je ne traiterais et ne considérerais pas la fille de Wa-ge-to-te comme ma femme.

Les choses en étaient là dans la matinée de la veille du jour où nous devions nous séparer de toute la bande. Ne pouvant m’entendre avec Net-no-kwa, je sortis de bonne heure pour chasser des élans, et dans la journée je tuai un mâle très gras. En rentrant le soir, je déposai ma charge de venaison devant la cabane, et j’en reconnus soigneusement l’intérieur, bien déterminé, si j’y apercevais la jeune femme, à aller dormir sous un autre toit ; mais elle n’y était pas.

Le lendemain matin, Wa-ge-to-te vint me visiter dans ma hutte, m’exprima tout l’intérêt auquel il m’avait accoutumé, et me donna des avis pleins de cordialité, en m’exprimant les souhaits les plus bienveillans. Net-no-kwa revint ensuite à la charge, mais je ne cédai pas. Les propositions furent renouvelées de temps en temps, jusqu’à ce que la jeune fille eût enfin trouvé un mari.

Après nous être séparés de Wa-ge-to-te et de sa bande, nous nous rendîmes au cantonnement de chasse que j’avais choisi, et nous y passâmes seuls une grande partie de l’été, toujours dans l’abondance, car je tuai beaucoup d’élans, de castors et d’autres animaux. A la chute des feuilles, nous allâmes au comptoir de Me-nau-ko-nos-keeg ; là se trouvait Waw-zhe-kwaw-maish-koon qui nous avait quittés l’année précédente ; nous restâmes avec lui.

Comme le traiteur partait pour son quartier d’hiver, les Indiens, s’étant rassemblés en grand nombre, le rejoignirent auprès du lac, à quelques milles de sa factorerie. Il avait apporté une abondante provision de rhum, et, selon l’usage, il resta campé plusieurs jours, pour laisser aux Indiens le temps de trafiquer et de s’enivrer à leur aise, ce qui lui donnait moins d’embarras dans un camp que dans sa maison. J’eus la présence d’esprit de me pourvoir, dès le premier moment, de quelques uns des objets les plus indispensables pour passer l’hiver, tels que des couvertures et des munitions.

Notre commerce terminé, la vieille femme offrit au traiteur dix belles peaux de castors ; en échange de ce présent accoutumé, elle recevait tous les ans un habit et des ornemens de chef avec un baril de dix gallons de liqueurs spiritueuses. Quand le traiteur l’envoya chercher pour lui remettre son présent, elle était trop ivre pour se tenir debout ; il fallut bien me présenter à sa place. J’avais un peu bu, et ma tête n’était pas bien à moi : je revêtis l’habit et les ornemens, puis, chargeant le baril sur mes épaules, je l’apportai dans notre cabane, le déposai au fond et le défonçai d’un coup de hache. « Je ne suis pas, dis-je, de ces chefs qui tirent la liqueur du tonneau par une petite ouverture ; que tous ceux qui ont soif viennent boire. » Je pris cependant la précaution d’en cacher une partie dans un petit baril et dans une chaudière, en tout trois gallons à peu près. La vieille femme accourut avec trois chaudières, et en cinq minutes tout fut avalé. C’était la seconde fois que je m’enivrais avec les Indiens. Cet acte d’intempérance fut bien plus fort que le premier. Je visitais fréquemment ma cachette, et je restai ivre pendant deux jours. Je pris enfin tout ce qui était resté dans la chaudière, et j’allai le boire avec Waw-zhe-kwaw-maish-koon, que j’appelais mon frère, en sa qualité de fils d’une sœur de Net-no-kwa. Il n’était pas encore ivre ; mais sa femme, dont les vêtemens étaient couverts d’ornemens d’argent, avait beaucoup bu et était couchée devant le feu dans un état absolu d’insensibilité.

Comme nous nous asseyions pour boire, un Ojibbeway de notre connaissance entra en chancelant et vint tomber auprès du feu. La nuit était avancée, mais une bruyante orgie retentissait dans tout le camp ; nous sortîmes, mon compagnon et moi, pour aller boire tout ce qu’on voudrait bien partager avec nous, et comme nous n’étions pas extrêmement ivres, nous eûmes soin de cacher au fond de la cabane la chaudière qui contenait le reste de notre whiskey, en la couvrant de manière à la soustraire à la vue de quiconque entrerait. Après quelques heures de promenade, nous rentrâmes. La femme était encore couchée devant le feu, mais tous ses ornemens avaient disparu. Nous courûmes à notre petite chaudière, elle n’y était plus. L’Ojibbeway que nous avions laissé devant le feu était parti, et diverses circonstances nous portèrent à le soupçonner du vol. J’appris bientôt qu’il avait dit que je lui avais donné à boire. Le lendemain matin, j’allai dans sa cabane lui demander ma chaudière, il dit à sa femme de me l’apporter. L’auteur du vol étant ainsi trouvé, mon frère vint se faire rendre les ornemens enlevés. Cet Ojibbeway était un homme à très grandes prétentions et voulait se faire reconnaître pour chef ; mais cette malheureuse tentative lui fit beaucoup de tort dans l’esprit du peuple ; on s’en entretint longtemps, et il ne fut plus nommé qu’avec mépris. La vieille Net-no-kwa commença enfin à se réveiller de son ivresse prolongée. Elle me fit approcher et me demanda si j’avais reçu les présens ordinaires du traiteur. D’abord elle refusa de croire que j’eusse laissé consommer tout le contenu du baril sans rien réserver pour elle ; convaincue enfin que les choses s’étaient ainsi passées, et même que j’étais resté ivre deux jours entiers, elle me reprocha avec sévérité mon ingratitude, et me demanda vivement comment j’avais pu être assez brute pour m’enivrer. Les Indiens, témoins de son courroux, lui représentèrent qu’elle n’avait aucun droit de me reprocher un défaut dont elle-même me donnait l’exemple. Sa mauvaise humeur fut bientôt calmée par une certaine quantité de rhum qu’ils se cotisèrent pour lui offrir, et elle retomba encore une fois dans un état complet d’ivresse.

Toutes les pelleteries vendues, les scènes d’ivrognerie cessèrent avec la dernière goutte de rhum, et les Indiens commencèrent à se disperser dans les pays de chasse. Nous nous rendîmes avec le traiteur à sa maison, où nous laissâmes nos canots, et de là Waw-zhe-kwaw-maish-koon vint avec nous à la chasse dans les bois. Nous ne formions alors qu’une seule famille, dont la plus grande partie provenait de lui, car il avait beaucoup d’enfans en bas âge. Le froid commençait à peine, et la neige n’avait encore qu’un pied d’épaisseur, quand nous commençâmes à sentir les atteintes de la faim. Nous rencontrâmes alors une troupe d’élans, dont quatre furent tués dans un jour.

Quand les Indiens chassent les élans de cette manière, après les avoir fait lever, ils les suivent d’un pas qu’ils savent pouvoir soutenir pendant plusieurs heures. Ces animaux effrayés les dépassent d’abord de quelques milles ; mais les Indiens, suivant leurs traces d’un pas égal, les revoient enfin, et la troupe, faisant un effort nouveau, disparaît encore pendant une heure ou deux. Les intervalles où les chasseurs les découvrent se rapprochent de plus en plus avec une durée chaque fois plus longue, jusqu’à ce qu’ils cessent tout à fait de les perdre de vue. Les élans sont alors si fatigués, qu’ils ne vont plus qu’au petit trot ; bientôt ils ne font plus que marcher : alors la force des chasseurs est presque entièrement épuisée ; cependant ils peuvent encore d’ordinaire décharger leurs fusils à travers la bande d’élans ; mais le bruit du coup donne à ces animaux une nouvelle ardeur, et il faut être bien dispos et bien déterminé pour pouvoir, en tirer plus d’un ou deux, à moins que la neige ne soit épaisse. L’élan, dans sa course, ne détache pas bien son pied de la terre ; aussi, dans les grandes neiges, est-il facilement atteint (65). Il est des Indiens, mais en bien petit nombre qui peuvent suivre les élans dans la prairie sans neige ni glace. Le moose et le bison surpassent l’élan en agilité, et sont bien rarement atteints à la course par un homme à pied.

La chair des quatre élans fut boucanée, mais le partage se fit inégalement, sans égard à la position et aux besoins de nos familles. Je ne me plaignis pas ; je n’étais, je le savais bien, qu’un pauvre chasseur, et j’avais fort peu contribué au succès de cette chasse. Je donnai presque toute mon attention à la prise des castors. J’en connaissais plus de vingt sociétés dans les alentours, mais je fus bien surpris, en détruisant leurs cabanes, de les trouver presque toutes vides ; je reconnus enfin qu’il régnait parmi ces animaux une maladie qui en enlevait un grand nombre. J’en rencontrai plusieurs morts ou mourans, dans l’eau, sur la glace, ou à terre ; l’un, ayant coupé un arbre à moitié, restait étendu sur les racines ; l’autre, surpris par la mort en rapportant une charge de bois à sa cabane, gisait auprès de son fardeau. La plupart de ceux que j’ouvris avaient la région du cœur rouge et sanglante ; ceux qui habitaient les grandes rivières et l’eau courante souffrirent moins. Les castors des étangs et des marécages moururent presque tous. Depuis ce temps, les castors ont été beaucoup plus rares que jusqu’alors dans les environs de la rivière Rouge et de la baie d’Hudson. Nous n’osâmes point manger les animaux morts de cette maladie, mais les peaux étaient bonnes. La faim se fit souvent sentir pendant notre communauté avec Waw-zhe-kwaw-maish-koon. J’allai une fois à la chasse avec lui, après une abstinence forcée d’un jour et d’une nuit ; nous rencontrâmes une bande d’élans, dont nous tuâmes deux, et blessâmes un troisième, qu’il fallut poursuivre jusqu’à la nuit. Alors, nous coupâmes les viandes, qui furent cachées dans la neige ; mais mon compagnon n’en prit pas une seule bouchée pour notre usage immédiat ; cependant, nous étions loin de notre camp, et il était trop tard pour songer à y retourner avant le lendemain. Je savais qu’il avait jeûné aussi longtemps que moi, et, quoique la faim me fit cruellement souffrir, j’eus honte de lui demander à manger, et de paraître ne pas pouvoir supporter le besoin avec le même courage que lui. Le matin, il me donna un peu de viande, et, sans prendre le temps de la cuire, nous partîmes pour notre camp. Lorsque nous arrivâmes, dans l’après-midi, Net-no-kwa, voyant que je ne revenais pas les mains vides, me dit : « C’est bien, mon fils, je pense que vous avez mangé de bon appétit la nuit dernière, après votre longue abstinence. » Je lui répondis que je n’avais rien mangé, et elle fit cuire aussitôt une portion de ce que je rapportais ; notre part ne dura que deux jours. Je connaissais encore deux sociétés de castors qui avaient échappé à l’épidémie régnante ; je leur tendis mes trappes, et, avant la fin de la seconde journée, j’en avais déjà pris huit, dont deux furent offerts, par moi, à Waw-zhe-kwaw-maish-koon.



(65) « Quand le soleil commence d’avoir assez de force pour fondre la neige, la gelée de la nuit faisant comme une croûte sur la superficie de cette neige fondue pendant le jour, l’orignal, qui est pesant, la casse avec son pied fourchu, s’écorche la jambe, et a de la peine à se tirer des trous qu’il s’est creusés. Hors de là, et surtout quand il y a peu de neiges on ne l’approche pas de près sans peine. » (Charlevoix, Journal, let. 7. )

Il paraît cependant que l’orignal des vieilles relations est le moose, et non l’élan. (p. 201)