Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (1p. 179-189).


CHAPITRE XIV.


Misère et dangers. — La grue blanche. — Charmes de la vie sauvage. — L’homme gelé. — Le vieux chasseur. — Mœurs du moose. — Observations sur l’élan et le caribou.


Avant d’arriver à Mouse-River, mon cheval était devenu si faible et si maigre, qu’il ne pouvait plus même porter la femme de Wa-me-gon-a-biew. Nous fimes halte pendant deux jours. Nous avions eu beaucoup à souffrir de la faim, car depuis bien long-temps le produit de notre chasse s’était borné à un bison très chétif, lorsque nous rencontrâmes une petite bande de Crees, sous les ordres d’un chef nommé O-gemah-wah-shish, c’est à dire le fils du chef. Au lieu de venir à notre secours, ils nous reçurent très mal, et j’entendis qu’ils parlaient de nous tuer, à cause d’une vieille querelle avec des Ojibbeways. Ils ne voulurent nous vendre qu’un petit blaireau, et nous ne perdîmes pas de temps pour nous en éloigner le plus possible. Après deux autres jours de misère, nous rencontrâmes un Ojibbeway nommé Wawb-uche-chawk (la grue blanche), qui venait de tuer un moose gras.

Nous vécûmes un mois avec cet homme, toujours dans l’abondance et passant les nuits dans sa cabane. Nous partîmes ensemble, et il ne nous quitta qu’à Rush-lake-river (62). La vieille femme s’était éloignée du comptoir où je l’avais laissée pour aller vivre avec des Indiens à une distance de quatre journées. Tous mes chevaux avaient été négligés et étaient morts, malgré toutes les recommandations que j’avais faites à Net-no-kwa. Le cheval qui venait de me porter à la rivière Rouge venait de mourir, et il ne m’en restait plus un seul : Net-no-kwa avait, selon toute apparence, renoncé à me compter dans sa famille, et Wa-me-gon-a-biew me quittait.

Je restai quelque temps tout seul auprès du comptoir ; le traiteur, M. Mac-Glees, fit enfin attention à moi et m’invita à venir vivre avec lui. lime parla tant de quitter les Indiens, que je fus plus d’une fois tenté de suivre son avis. Mais, toutes les fois que je songeais à rester toujours au comptoir, j’éprouvais un invincible sentiment de répugnance (63). Passer tout mon temps à la chasse était à mes yeux un sort aussi digne d’envie que l’existence monotone des hommes occupés dans les comptoirs me paraissait insupportable.

A la source du Me-nau-ko-nos-keeg, il y avait un comptoir que j’allai visiter avec cinq Français et une femme ojibbeway, envoyés par M. MacGlees. Nous n’emportâmes de vivres que pour un seul repas, et tout fut mangé dans la première nuit ; vers le milieu du troisième jour, parvenus à une petite crique d’eau salée, nous vîmes un homme assis au sommet d’un monticule voisin. Nous nous en approchâmes, et il ne répondit point à nos questions ; nous voulûmes le secouer et le soulever ; il était roidi par le froid, et quand nous retirâmes nos mains de lui, il tomba comme une masse entièrement gelée ; sa respiration n’était pas arrêtée encore, mais ses lèvres restaient immobiles, et il présentait presque tous les signes de la mort. Auprès de lui gisaient sa petite chaudière, un sac contenant son briquet et une pierre à fusil, son alêne et une paire de mocassins. Nous essayâmes tous les moyens possibles de le rappeler à la vie, mais sans aucun succès. Le regardant comme mort, je conseillai aux Français de le porter au comptoir pour lui donner une sépulture convenable ; ils se rendirent à mon avis, et j’ai appris, dans la suite, qu’il avait cessé de respirer une ou deux heures après leur départ.

Il parait qu’on l’avait renvoyé du comptoir à la source de la rivière, comme trop paresseux pour mériter d’être nourri. Presque entièrement dénué de vivres, il s’était rendu à la cabane de Wa-me-gon-a-biew, qui lui avait donné à manger et offert d’abondantes provisions ; mais il avait tout refusé en disant qu’il ne pourrait les porter. Il était déjà très affaibli, et il lui avait fallu deux jours pour se traîner jusqu’à l’endroit où nous le rencontrâmes, à très peu de distance de son point de départ. De là, je me rendis avec la femme ojibbeway à la cabane de Wa-me-gona-biew.

Je chassais depuis un mois avec mon frère, lorsque Net-no-kwa, qui me cherchait partout, vint nous rejoindre. Wa-me-gon-a-biew alla chasser les castors dans un canton que je lui désignai sur les bords du Clam-River, et je retournai avec Net-no-kwa à Me-nau-ko-nos-keeg pour la récolte du sucre. Nous formions une réunion de dix feux, et, la récolte achevée, nous allâmes tous ensemble à la chasse des castors. Dans les chasses de cette espèce, les produits sont quelquefois également partagés ; mais il fut convenu que chacun garderait ce qu’il aurait tué. En trois jours, je réunis autant de peaux que j’en pouvais porter ; mais, dans ces courses longues et rapides, on ne peut guère traîner de provisions avec soi, et la faim ne tarda pas à se faire sentir de toute la bande. La plupart des hommes devinrent, et moi comme eux, extrêmement faibles par manque de nourriture, et incapables de chasser un peu loin.

Un jour, la glace commençant à se couvrir d’eau sur les étangs je découvris, dans un petit marais, à un mille du camp, les traces récentes d’un moose ; je les suivis, et je tuai cet animal. Comme c’était le premier de son espèce, une fête fut célébrée, et l’on dévora tout en un seul jour.

Bientôt après, tous les Indiens se rendirent, en deux journées de marche, à l’embouchure de la rivière, où Wa-me-gon-a-biew vint nous rejoindre ; sa chasse avait été très heureuse aux bords du Clam-River. Nous restâmes à boire à un mille du lac, auprès du comptoir, jusqu’à ce que toutes nos pelleteries fussent vendues, et ma famille, accompagnée seulement de Wa-me-gona-biew, retourna à l’embouchure de la rivière. Ce trajet était si court, que nous ne prîmes point les chiens dans les canots ; ils firent lever sur la rive un élan qui se mit aussitôt à la nage ; nous le poursuivîmes à travers le lac, et il fut tué en sortant de l’eau.

Vers ce temps, nous rencontrâmes un vieux chef ottawwaw nommé Wa-ge-to-tah-gun (celui qui a une cloche), et plus ordinairement Wage-to-te : c’était un parent de Net-no-kwa ; il avait deux femmes, et sa famille occupait trois cabanes ; un de ses fils avait aussi deux femmes. Nous passâmes ensemble deux mois, et, presque tous les matins, il m’invitait à chasser avec lui ; au retour, il me donnait toujours la meilleure part, et quelquefois même la totalité de ce qu’il avait tué ; il mit beaucoup de peine à m’apprendre la chasse du moose et des autres animaux difficiles à atteindre. Wa-me-gon-a-biew et sa femme nous quittèrent alors pour se rendre à la rivière Rouge.

Les Indiens sont généralement convaincus que le moose, plus adroit qu’aucun animal lorsqu’il s’agit de sa conservation, a, entre autres facultés, celle de demeurer long-temps sous l’eau. Deux hommes, de la bande de Wa-ge-to-tahgun, que je connaissais parfaitement, et considérais comme dignes de foi, revinrent un soir de la chasse, après une absence de toute la journée, et nous dirent, qu’ayant poursuivi un moose jusqu’à un petit étang, ils l’avaient vu disparaître au milieu ; choisissant des positions qui leur permettaient d’observer toute la surface de l’eau, ils avaient fumé et veillé jusqu’aux approches du soir. Pendant tout cet espace de temps, ils n’avaient distingué aucun mouvement de l’eau ni aucun autre indice de la position du moose ; perdant enfin tout espoir de succès, ils s’étaient remis en route.

Peu d’instans après ce récit, parut un chasseur isolé, chargé de viande fraîche ; cet homme raconta qu’ayant suivi, pendant quelque temps, la trace d’un moose, il était arrivé aux bords d’un étang, où il avait découvert les traces de deux hommes, et que, tout indiquant qu’ils étaient arrivés à cet endroit presque aussitôt que le moose, il en avait conclu qu’ils devaient l’avoir tué ; cependant, s’approchant ave précaution des bords, il s’y était assis, et, bientôt, il avait vu l’animal se lever doucement du milieu de l’eau, qui n’était pas très profonde, et venir droit à lui se faire tuer dans l’étang, à une très faible portée.

Les Indiens regardent le moose comme plus prudent et plus difficile à atteindre qu’aucune autre espèce de gibier. Il est plus vigilant et a les sens plus fins que le bison et le caribou ; il est plus agile que l’élan, plus prudent et plus rusé que l’antilope. Dans la plus violente tempête, quand le vent et le tonnerre mêlent, sans aucun intervalle, leurs longs mugissemens au bruit continu d’une pluie qui tombe par torrens, si le pied ou la main de l’homme brise la moindre branche sèche dans les forêts, le moose l’entend ; il ne fuit pas toujours, mais, cessant de manger, il épie tous les sons. Si, pendant près d’une heure, l’homme ne fait aucun bruit, aucun mouvement ; le moose recommence à manger, mais il n’oublie pas ce qu’il a entendu, et, pendant quelques heures, sa surveillance reste plus active.

Wa-ge-to-tah-gun, le chef avec lequel nous vivions, saisissait toutes les occasions de m’instruire des habitudes du moose et des autres animaux, et manifestait un grand plaisir toutes les fois que mes efforts à la chasse étaient couronnés de succès. Comme nous touchions au moment de nous séparer, il convoqua tous les jeunes chasseurs pour une expédition d’une journée ; plusieurs jeunes femmes furent de la partie. Il tua un moose mâle très gras, et me le donna.

Entre le lac Winnipeg et la baie d’Hudson, la contrée est basse et marécageuse ; c’est la région des caribous ; plus à l’ouest, entre l’Assinneboin et le Sas-kaw-jawun, est la contrée des prairies où vivent les élans et les bisons. Jamais les élans ni les caribous (64) ne passent sur le territoire les uns des autres.



(62) La rivière du Lac des joncs. (p. 180)


(63) « Pourquoi trouve-t-on tant de charme à la vie sauvage ? Pourquoi l’homme le plus accoutumé à exercer sa pensée s’oublie-t-il joyeusement dans le tumulte d’une chasse ? Courir dans les bois, poursuivre les bêtes sauvages, bâtir sa hutte, allumer son feu, apprêter soi-même son repas auprès d’une source est certainement un très grand plaisir. Mille Européens ont connu ce plaisir et n’en ont plus voulu d’autre. »

(M. de Chateaubriand, Voyage en Amérique.}

« C’est un fait remarquable que les blancs, amenés au milieu des Indiens, s’attachent sans réserve à leurs coutumes et ne les quittent que rarement. J’ai vu deux exemples de blancs qui, arrivés à l’âge d’homme, ont renoncé à toutes leurs relations et aux habitudes de la vie civilisée, pour adopter toutes les mœurs des Indiens. »

(John Hunter, p. 22. )

Le gouverneur Denonville écrivait, en i683 : « Ceux des sauvages qui se sont approchés de nous ne se sont pas francisés, et les Français qui les ont hantés sont devenus sauvages. » Saint-John Creve-Cœur, dans ses Lettres d’un Cultivateur américain, parle, avec détails, de jeunes blancs des frontières qui vont se joindre aux sauvages. Il serait trop long de citer toutes les autorités qui donnent force à cet argument contre la civilisation. (p. 181)


(64) Cette observation est identique avec celle qui a été faite, en Europe, sur les cerfs et les daims. (p. 189)