Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (1p. 167-177).


CHAPITRE XIII.


Droit de chasse. — Canadiens inhospitaliers. — Érables de rivière. — Scènes d’ivrognerie. — Défi à la chasse aux lapins. — Cent quatre-vingts chevaux enlevés. — Le cheval battu et la femme abandonnée.


J’eus à cette époque quelques difficultés avec un Indien Naudoway qui chassait pour les Ojibbeways Way-me-ta-goo-she-wugs. Arrivé depuis moi dans la contrée, son droit d’y chasser n’était certes pas meilleur que le mien. Il s’était plaint une ou deux fois de ce que j’avais parcouru des cantons qu’il prétendait avoir droit de se réserver. Venant alors de découvrir une bande de castors, je tendis mes piéges à peu de distance, et les laissai, selon l’usage, jusqu’au lendemain. En y retournant le matin, je vis que cet Indien avait suivi ma trace, jeté toutes mes trappes dans la neige et mis les siennes à la place. Il n’avait pris qu’un seul castor, je n’hésitai pas à m’en emparer, et suivant en tout son exemple, je replaçai mes trappes. L’affaire devint bientôt publique ; mais tous les Indiens, même ses amis les Naudoways, se prononcèrent contre lui et me promirent leur assistance. Dans les affaires de cette nature, les coutumes de la tribu font loi pour les Indiens, et quiconque se hasarde à s’en écarter ne peut attendre aucun appui. Il est rare que l’oppression ou l’injustice en affaires de droit privé, d’homme à homme, prenne place parmi les Indiens.

Nous restâmes près d’un mois dans la prairie avant de retourner à la hutte où nous avions laissé la vieille femme ; nous allâmes ensuite à notre comptoir d’Elk-River. Je m’étais séparé des Naudoways et je vivais seul avec ma famille. Il y avait dans notre voisinage une hutte de Tus-kwaw-go-mees du Canada ; la première fois que je les visitai et que j’entrai sous leur toit, j’ignorais qui ils étaient. L’homme vint à moi, prit à la porte mes raquettes, les fit sécher devant le feu, et voyant qu’elles avaient besoin d’une légère réparation, en chargea un vieillard ; puis il me proposa d’aller ensemble à la chasse en attendant qu’elles fussent réparées. Il tua dans la journée plusieurs castors et me les donna tous. Les bons procédés de cette famille ne se démentirent pas tant que nous restâmes dans leur voisinage. Leur langue ressemble à celle des Ojibbeways, sans plus de différence que l’on n’en remarque entre celle des Crees et des Muskegoes.

Quand revint la saison du sucre, je transportai mon camp à deux milles au dessous du fort d’Elk-River ; les arbres à sucre, nommés, par les Indiens, she-she-ge-ma-winzhs, sont de la même espèce que ceux qui se trouvent communément dans les vallées du Haut-Mississipi où les blancs les appellent érables de rivière. Ils sont grands, mais fort dispersés ; et, pour cette raison, nous établîmes deux camps, un de chaque côté de la rivière. Je restai seul sur une rive, et la vieille femme sur l’autre avec les petits enfans. Tout en récoltant le sucre, je tuai un grand nombre d’oies, de canards, d’oiseaux de toute espèce et de castors. Il y avait près de mon camp une forte source saumâtre où les traiteurs faisaient ordinairement du sel. Cette source a près de trente pieds de diamètre ; son eau est bleue, et avec les plus longues perches on n’en trouvait pas le fond. Elle est située très près de l’Elk-River, entre l’Assinneboin et le Sas-kaw-ja-wun, à près de vingt jours de marche du comptoir du lac Winnipeg. Il y a dans cette partie de la contrée beaucoup de sources et de lacs salés, mais je n’en connais pas un second aussi considérable.

Je rencontrai, dans ce pays, un blanc qui s’occupa beaucoup de moi, et voulut me persuader de le suivre en Angleterre (58), mais je craignis qu’il ne m’y abandonnât, et qu’il ne me devînt impossible de rejoindre mes amis des États-Unis, s’il en existait encore ; j’étais aussi fort attaché à ma vie de chasseur, soit comme nécessité, soit comme amusement : je refusai donc ses offres. Au nombre des Indiens qui se réunirent au printemps près du comptoir, était notre vieux compagnon et ami Pe-shau-ba ; tout le produit des chasses de l’hiver et des derniers jours, toute la récolte du sucre, tout ce que possédaient les Indiens se changea, comme à l’ordinaire, en whiskey. Quand il n’en resta plus, la vieille Net-no-kwa alla prendre, derrière la plaque du foyer du comptoir, un baril de dix gallons qu’elle y avait caché l’année précédente.

Cette longue débauche, accompagnée de querelles et de désordre, fut suivie de la faim et de la misère ; quelques Indiens, pour écarter la famine qui commençait à se faire vivement sentir, proposèrent une sorte de défi entre tous les chasseurs rassemblés, à qui prendrait le plus de lapins dans un jour. Dans cette lutte, je l’emportai sur Pe-shau-ba, l’un de mes premiers maîtres dans l’art de la chasse ; mais il avait une grande supériorité sur moi dès qu’il s’agissait de poursuivre les grands animaux.

Du comptoir, nous prîmes par la rivière des Cygnes et le Me-nau-ko-nos-keeg, la route de la rivière Rouge, et nous nous arrêtâmes en chemin, pour prendre des castors au piége avec l’aide d’un jeune homme nommé Nau-ba-shish, qui s’était attaché à nous depuis quelque temps ; je ne tardai pas à découvrir des traces d’Indiens, qui devaient avoir suivi la même direction, deux jours seulement auparavant, et je résolus de tenter de les voir ; laissant la vieille femme et ma famille avec Nau-ba-shish, je montai mon meilleur cheval et suivis les traces à travers la prairie.

Après une marche de quelques heures, je reconnus un endroit où une cabane avait été élevée la veille, et mon cheval passa sur un tronc d’arbre qui traversait le sentier ; tout à coup une poule de prairie (59) se leva sous les pieds du cheval, qui s’effraya, et me fit tomber sur le tronc d’arbre, d’où je roulai à terre ; comme je tenais toujours la bride, il m’appuya les deux pieds de devant sur la poitrine ; je restai plusieurs heures sans pouvoir remonter à cheval ; quand j’y réussis enfin, je me décidai à continuer ma marche vers les Indiens, dont je me croyais moins loin que de ma propre cabane. En. arrivant parmi eux, j’étais hors d’état de parler ; ils virent bien que j’étais blessé, et me traitèrent avec bonté. Cette chute fut très grave ; je ne m’en suis jamais complètement rétabli.

En allant visiter ces Indiens, j’avais principalement pour but de chercher des nouvelles de Wa-me-gon-a-biew, mais ils ne l’avaient point rencontré. Je me décidai alors à laisser la vieille femme près du Me-nau-ko-nos-keeg, et à me rendre seul à la rivière Rouge. J’avais quatre chevaux, dont un, très vite et très beau, passait pour le meilleur de cent quatre-vingts, qu’une petite armée de Crees, d’Assinneboins et d’Ojibbeways venait d’enlever aux Indiens Falls (60). Dans cette campagne de sept mois, les guerriers avaient détruit un village, enlevé cent cinquante chevelures et fait des prisonniers.

Dix jours après avoir quitté le Me-nau-ko-nos-keeg avec mon bon cheval, j’arrivai au comptoir de Mouse-River. Là j’appris que Wa-megon-a-biew était à Pembinah, sur les bords de la rivière Rouge. M. Mackee me donna un guide pour atteindre la source de la rivière de Pembinah, où je rencontrai Aneeb, traiteur dont j’ai déjà parlé. A une journée de marche de son comptoir, je parvins à la cabane du beau-père de Wa-me-gon-a-biew, mais mon frère n’y était pas, et le vieillard ne me reçut point avec cordialité : il vivait avec un parti de Crees occupant près de cent huttes. Voyant que les choses n’allaient pas comme je l’aurais désiré, je passai la nuit chez un vieux Cree, que je connaissais antérieurement.

Le matin, le vieillard me dit : « Je crains » qu’on ne tue votre cheval ; allez voir comme on le traite. » Je courus dans la direction qu’il m’indiquait : une bande de jeunes gens et d’enfans avait renversé mon cheval et le battait. Quand j’arrivai, plusieurs d’entre eux le retenaient par la tête, tandis qu’un homme, debout sur son corps, le frappait à coups redoublés. « Mon ami (61), lui dis-je, descendez de là. — Je ne le veux point, répondit-il. — Je vous aiderai donc. » Puis, le jetant à la renverse, j’arrachai la bride des mains de ceux qui retenaient mon cheval, et le reconduisis sous le toit de mon hôte ; mais jamais il ne se rétablit des coups qu’il avait reçus.

Je voulus savoir la cause d'un mauvais traitement si peu attendu, et j'appris que Wa-me-gon-a-biew, après une querelle avec son beau-père, avait abandonné sa femme. Dans cette affaire, le cheval et le chien du vieillard avaient été tués ; ses jeunes amis s’en vengeaient à mes dépens. Les premiers torts ne me parurent pas du côté de Wa-me-gon-a-biew : il avait traité sa femme comme l’eût fait tout autre Indien, et l’avait quittée seulement parce que le vieillard ne voulait point se séparer d’elle, et exigeait que son gendre le suivît dans tous ses déplacemens. Wa-me-gon-a-biew, déterminé à plus d’indépendance, avait agi dans cette occasion de la manière la plus pacifique, jusqu’au moment où la famille de sa femme était venue l’attaquer.

Comme j’étais seul, je craignis d’être suivi et maltraité à mon premier campement ; mais il n’en fut rien, et le lendemain je parvins à la cabane que Wa-me-gon-a-biew occupait alors avec sa seconde femme. Son nouveau beau-père, que je connaissais déjà, fut très surpris d’apprendre que je venais du Me-nau-ko-nos-keeg ; dans cette contrée il est rare d’entreprendre seul un aussi long voyage.

Je restai là quatre jours à chasser avec mes amis, et je retournai sur mes pas, avec Wa-me-gon-a-biew et sa femme, pour retrouver Net-no-kwa. Il fallait nous arrêter dans le village où on avait voulu tuer mon cheval ; le vieillard s’en était éloigné à quelque distance ; mais, apprenant notre arrivée, il revint aussitôt avec ses frères. Nous passâmes la nuit dans une cabane voisine de la tente du traiteur. Je voulais veiller, car je craignais quelque tentative de vol ou de mauvais traitement, mais la fatigue l’emporta et je m’endormis. La nuit était déjà fort avancée, lorsque Wa-me-gon-a-biew me réveilla pour me dire que le vieillard était venu lui enlever son fusil déposé au dessus de sa tête, qu’il était alors parfaitement réveillé, et que, caché sous sa couverture, il n’avait pas perdu de vue son ancien beau-père jusqu’au moment de sa sortie de la cabane. Je lui répondis qu’il avait bien mérité de perdre son fusil, puisqu’il souffrait qu’un vieillard le lui enlevât sous ses propres yeux. Je tentai néanmoins, mais sans succès, de faire rendre cette arme.


(58) De malheureux Chippewas, amenés ainsi en Angleterre, y ont paru d’abord sur quelques théâtres, pour être ensuite abandonnés à la charité publique ; un prince de la maison royale vient de les faire embarquer à ses frais pour le Canada. (p. 171)


(59) Prairie Hen. C’est le tetrao urophasianus de Charles Bonaparte, sorte de grosse gélinotte nouvellement décrite et commune aux sources du Missouri : plusieurs voyageurs l’appellent à tort coq de bruyère. (p. 173)


(60) Nous n’avons découvert aucun indice sur ces. Indiens. — Les différentes tribus avec leurs subdivisions forment un catalogue immense. (p. 174)


(61) Needjee, mon ami, est un terme communément employé dans des conversations amicales, mais, comme dans notre langue, avec une certaine inflexion de voix, c’est souvent aussi une expression de menace.

( Note de l’éditeur américain. ) (p. 175)