Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (1p. 205-225).


CHAPITRE XVI.


L’A-go-kwa. — Ozaw-wen-dib, la tête jaune. — La danse de la médiation. — Veuve et orphelins secourus. — Le fratricide. — Les fantômes indiens. — Apparition. — Cheval donné par un fantôme. — Le coteau de chasse des bisons. — La colline rocheuse. — Mariage indien. — Récolte de riz sauvage. — Épidémie inconnue. — Surdité. — Pensée de suicide. — Le suicide chez les Indiens.


Dans le cours de cet hiver, nous vîmes arriver à notre camp le fils du célèbre chef ojibbeway Wesh-ko-bug (le doux), qui habitait les bords du lac Leech (66). Cet homme était du nombre de ceux qui se vouent à la condition des femmes, et que les Indiens appellent femmes (67). Il en existe plusieurs dans la plupart des tribus indiennes, peut-être même dans toutes ; on les appelle communément A-go-kwas (68). Cette créature, nommée Ozaw-wen-dib (la tête jaune), approchait alors de cinquante ans, et avait eu plusieurs maris. Je ne sais si elle m’avait vu, ou si elle avait seulement entendu parler de moi ; mais elle ne tarda pas à m’apprendre qu’elle venait de très loin pour me voir et qu’elle espérait de vivre avec moi. Elle réitéra souvent ses offres, et, sans se décourager d’un refus, elle répétait ses dégoûtantes avances jusqu’à me chasser en quelque sorte de la cabane.

La vieille Net-no-kwa, qui la connaissait parfaitement, riait de mon embarras et de ma honte, lorsque la Tête Jaune renouvelait ses persécutions. Elle paraissait presque l’encourager à rester dans notre cabane. L’A-go-kwa montrait beaucoup d’adresse aux divers travaux de femmes qui avaient occupé toute sa vie ; enfin, désespérant du succès de ses avances ou chassé par la faim qui régnait le plus souvent dans notre famille, Ozaw-wen-dib disparut, et je conçus l’espoir d’être délivré de ses persécutions ; mais, au bout de trois ou quatre jours, il rapporta de la viande boucanée, et nous dit qu’il avait trouvé la bande de Wa-ge-to-tah-gun, et qu’il était chargé par le chef de nous inviter à l’aller rejoindre. Il avait appris la conduite parcimonieuse de Waw-zhe-kwaw-maish-koon à notre égard, et l'A-go-kwa me dit en son nom : « Mon neveu, je n’entends pas que vous restiez à voir tuer du gibier par un autre chasseur trop avare pour partager avec vous. Venez près de moi ; ni vous, ni ma sœur, ne manquerez de rien de ce qu’il sera en mon pouvoir de vous donner. » Cette invitation arrivait fort à propos, et nous partîmes sans délai.

A notre premier campement, comme je m’occupais du feu, j’entendis l’A-go-kwa siffler pour m’appeler à peu de distance dans le bois. Je vis en m’approchant qu’il avait les yeux fixés sur quelque pièce de gibier, et je reconnus un moose. Je le tirai deux fois et deux fois il tomba et se releva. Probablement j’avais visé trop haut, car enfin il s’échappa. La vieille femme me fit de vifs reproches et me dit qu’elle craignait de ne jamais voir en moi un bon chasseur ; mais le lendemain, avant la nuit, nous arrivâmes au camp de Wa-ge-to-te, où notre appétit fut satisfait. Là aussi, je me vis délivré des persécutions de l’A-go-kwa, devenues intolérables. Wa-ge-to-te, qui avait déjà deux femmes, le prit pour troisième. Cette introduction d’un nouveau personnage dans sa famille inspira quelques plaisanteries, et amena divers incidens comiques ; mais il en résulta moins de troubles et de querelles que s’il eût pris une troisième femme du sexe féminin.

La troupe qui nous recevait était formée d’un grand nombre d’Indiens, et le pays de chasse commençait à s’épuiser ; les meilleurs chasseurs ne rapportaient pas souvent du gibier, mais il arriva que moi et un autre homme qui partageait ma réputation de pauvre chasseur, nous tuâmes plus de pièces que les autres. Les Indiens se réunirent alors pour le meta ou la danse de la médiation, cérémonie solennelle, où Net-nok-wa tenait toujours un rang distingué.

Je commençai à me dégoûter de rester avec des bandes nombreuses d’Indiens, car il arrivait toujours que la faim se faisait sentir après un séjour un peu prolongé sur un même point. Je traçai donc un sentier pour moi seul, et j’allai tendre mes trappes à une troupe de castors. Quand je fis part à Wa-ge-to-te de mon intention de le quitter, il me dit, avec une expression marquée d’intérêt, que je m’exposais à mourir de faim en m’isolant ainsi à une grande distance ; mais je résistai à toutes ses instances et à tous ses raisonnemens. Il voulut alors m’accompagner jusqu’à mes trappes, pour s’assurer par lui-même si j’avais choisi un emplacement favorable, et si je pourrais faire vivre ma famille. Nous trouvâmes un beau castor pris dans mes piéges, et après m’avoir donné beaucoup de conseils et d’encouragemens, Wa-ge-to-te me quitta, en m’indiquant où je le trouverais campé, si la misère reparaissait dans ma cabane.

Ma famille venait de s’augmenter d’une pauvre vieille femme ojibbeway et de deux enfans ; ils n’avaient plus d’hommes pour subvenir à leurs besoins, et Net-no-kwa les avait recueillis. Malgré ce surcroit de charge, je croyais encore plus avantageux de vivre séparé de toute autre bande ; mes chasses furent singulièrement heureuses, et nous restâmes seuls jusqu’à la saison du sucre. Net-no-kwa voulut alors retourner à Me-nau-ko-nos-keeg, tandis que j’irais au comptoir de la rivière Rouge acheter divers objets de première nécessité. Je fis un paquet de fourrures de castors, et m’embarquant seul dans un canot de peaux de bisons, qui pouvait à peine me contenir avec mon bagage, je descendis le petit Sas-kaw-jawun.

Il y a, sur les bords de cette rivière, un endroit tel que les Indiens voudraient toujours en rencontrer pour leurs campemens. Sur l’une des rives est un beau débarcadère ; au dessus, une petite plaine, un bois épais, et un petit coteau qui s’élève subitement par derrière ; mais à ce lieu se rattache une histoire de fratricide, crime tellement inouï, que la place où il fut commis est maudite et regardée avec terreur. Aucun Indien n’arrêterait son canot à la plage (69) des deux Hommes morts ; on craindrait plus encore d’y passer la nuit. Les traditions rapportent que, il y a bien des années, des Indiens ayant campé en ce lieu, une querelle s’éleva entre deux frères qui avaient le faucon pour totem ; l’un tua l’autre d’un coup de couteau, et les témoins de cette scène tragique trouvèrent le crime si horrible, que, sans balancer, ils mirent à mort le fratricide ; la victime et le meurtrier furent enterrés ensemble.

En approchant de cet endroit, je pensais beaucoup à l’histoire des deux frères qui avaient le même totem que moi, et que je croyais parens de ma mère indienne. J’avais entendu dire que, si l’on campait sur leur tombeau (et cela était plusieurs fois arrivé), ils sortaient de terre, et renouvelaient la querelle et le meurtre, ou que du moins ils tourmentaient leurs visiteurs et les empêchaient de dormir. La curiosité me poussait, et je désirais de pouvoir dire aux Indiens, non seulement que je m’étais arrêté, mais même que j’avais dormi dans un lieu si redouté. Le soleil se couchait lorsque j’arrivai ; je tirai mon canot à terre, j’allumai un feu, et, après avoir soupe, je m’endormis.

Peu d’instans après, je vis les deux morts se lever et s’asseoir près de mon feu, en face de moi. Leurs yeux étaient attentivement fixés sur ma personne ; ils ne souriaient pas et ne disaient rien : je me levai et m’assis devant eux auprès du foyer. Dans cette position, je me réveillai ; la nuit était sombre et orageuse ; je ne vis aucun homme, je n’entendis aucun autre son que celui des arbres agités par le vent. Il est probable que je me rendormis, car je revis bientôt les deux morts ; ils se tenaient sans doute debout au pied de la banque de la rivière, car leurs têtes étaient au niveau de la terre sur laquelle j’avais fait du feu. Leurs yeux restaient encore fixés sur moi : bientôt ils se levèrent l’un après l’autre, et se rassirent en face de moi ; mais cette fois ils riaient, me frappaient à coups de baguettes, et me tourmentaient de toutes les manières. Je voulus leur parler, la voix me manqua. J’essayai de fuir ; mes pieds ne purent se mouvoir. Pendant toute la nuit, je restai dans un état d’agitation et d’alarme. Entre autres choses qu’ils me dirent, l’un d’eux m’engagea à porter mes regards au pied du coteau voisin : j’y vis un cheval entravé qui me regardait. Voici, frère, dit le Jébi (70), un cheval que je vous donne pour votre voyage de demain ; quand vous passerez ici, en retournant à votre cabane, vous pourrez vous en servir encore et nous donner une autre nuit.

Le jour parut enfin, et je ne fus pas médiocrement satisfait de voir que ces terribles apparitions s’évanouissaient avec les ténèbres. Mais ma longue résidence parmi les Indiens, et les fréquens exemples que je connaissais de songes vérifiés, me firent sérieusement penser au cheval que m’avait donné le Jébi. Je me dirigeai donc vers le sommet du coteau, où je découvris des traces et d’autres signes, et, à peu de distance, je trouvai un cheval que je reconnus pour appartenir au traiteur auprès duquel je me rendais. Comme il y avait un trajet de plusieurs milles à gagner en allant par terre de cet endroit à l’Assinneboin, j’abandonnai mon canot, je pris le cheval, et, le chargeant de mon bagage, je le dirigeai vers le comptoir, où nous arrivâmes le lendemain. Dans tous mes voyages postérieurs, j’évitai soigneusement la plage des deux Morts, et le récit de mes visions et de mes souffrances accrut les terreurs superstitieuses des Indiens.

A mon retour du comptoir de la rivière Rouge, j’allai m’établir à Naowawgunwudju (le coteau de la Chasse des bisons), près du Sas-kaw-jawun. C’est une haute colline rocheuse où l’on découvrirait probablement des mines, car on voit, dans les rocs, des masses d’un aspect singulier. Là nous trouvâmes des arbres à sucre en abondance, et un bon site pour passer le printemps. Le gibier était si commun et l’emplacement si favorable, que je résolus d’y rester, au lieu d’accompagner les indiens au lac d’Eau claire, où ils s’assemblaient pour s’enivrer selon leur coutume. J’avais fait avertir Wa-ne-gon-a-biew, et il vint nous rejoindre avec un cheval. Vers ce temps, je tuai le plus beau moose que j’aie jamais vu : il était si gras, que, pour transporter sa chair, il fallut en charger nos trois chevaux, toute notre famille et tous nos chiens.

Quatre jours après son arrivée, Wa—me-gon-a-biew alla voir Wa-ge-to-te, sans me faire part de ses intentions. Peu de jours après, il revint et me dit que le but de sa visite avait été de voir la jeune fille que l’on m’avait si souvent offerte en mariage, et qu’il désirait savoir si mon intention était de la prendre pour femme. Je lui répondis que non, et que j’étais très disposé à contribuer de tout mon pouvoir à l’accomplissement de son projet. Il me pria de retourner avec lui pour détruire, dans l’esprit des parens, toute idée que j’épouserais un jour leur fille, et pour accompagner sa nouvelle femme lorsqu’il la conduirait à notre cabane.

J’y consentis sans réflexion, et, comme nous faisions nos préparatifs de départ, je vis, à la contenance de Net-no-kwa, bien qu’elle ne dît rien, que notre manière d’agir la blessait. Je me souvins alors qu’il était contraire à l’usage que les jeunes hommes amenassent eux-mêmes leurs femmes dans leur famille (71), et je représentai à Wa-me-gon-a-biew que tout le monde se moquerait de nous si nous persistions dans notre projet... « Voici, lui dis-je, notre mère ; c’est à elle de nous trouver des femmes quand nous en avons besoin, de nous les amener, et de leur montrer nos places dans la cabane. Il est convenable que les choses se passent ainsi. » La vieille femme fut évidemment satisfaite de mes paroles, et voulut aller aussitôt chercher la fille de Wa-ge-to-te.

Quand elle la ramena, nous étions, Wa-me-on-a-biew et moi, assis dans la cabane. Mon frère ne lui avait rien dit de ses intentions : la vieille femme ne lui avait rien appris pendant leur marche, et en entrant elle parut hésiter, ne sachant lequel des deux jeunes hommes assis devant elle l’avait choisie pour femme. Net-no-kwa, voyant son embarras, lui dit de s’asseoir auprès de Wa-me-gon-a-biew, et de le considérer comme son mari. Peu de jours après, il la conduisit à son autre femme et elles vécurent ensemble en bonne intelligence,

A la chute des feuilles, j’allai, avec mon frère et plusieurs familles indiennes, à la récolte du riz sauvage ; j’avais alors un peu plus de vingt et un ans. Tandis que nous ramassions et préparions le grain, beaucoup d’entre nous furent saisis d’une violente maladie qui commençait par de la toux, et de l’enrouement, quelquefois par des saignemens de la bouche ou du nez. En peu de jours, plusieurs moururent, et nul ne resta capable de chasser. Sans échapper entièrement au mal, mon attaque parut d’abord moins violente que celles de la plupart des autres.

Il n’y avait plus, depuis quelques jours, de vivres dans notre camp ; plusieurs enfans n’avaient pas été atteints par la contagion, et quelques malades, commençant à se rétablir, avaient besoin de manger. Il n’y avait qu’un autre homme en aussi bon état que moi, et nous étions l’un et l’autre en convalescence, hors d’état de nous mouvoir ; à peine pouvions-nous monter les chevaux que les enfans nous amenaient. Si nous avions pu marcher, notre toux bruyante et continuelle aurait averti le gibier de notre approche. En cette extrémité, nous errâmes au hasard dans les plaines, et fûmes assez heureux pour tuer un ours ; incapables de manger une seule bouchée de la chair de cet animal, nous la rapportâmes à notre camp, où elle fut également partagée entre toutes les cabanes.

Je continuais à aller de mieux en mieux, et je me regardais comme le premier rétabli ; j’allai bientôt à la chasse des élans ; j’en tuai deux en moins de trois heures, et, selon l’usage, je rapportai au camp une charge complète de viande ; j’étais un peu échauffé et fatigué, mais je mangeai avec plaisir un morceau que l’on prépara pour moi, et je ne tardai pas à m’endormir. Vers le milieu de la nuit, une violente douleur me réveilla ; il me semblait que l’on rongeait l’intérieur de mes oreilles ; j’appelai à moi Wa-megon-a-biew, qui ne découvrit rien ; le mal devint de plus en plus insupportable pendant deux jours entiers, et je perdis enfin toute espèce de sentiment.

Quand je revins à moi, après deux autres jours, comme je l’ai appris dans la suite, je me trouvai assis en dehors de la cabane ; je vis les Indiens buvant tout autour de moi ; un traiteur avait passé par notre camp, plusieurs hommes se querellaient, je distinguai Wa-me-gon-a-biew dans un groupe fort animé, et je le vis frapper un cheval d’un coup de couteau ; mais soudain je perdis de nouveau toute connaissance, et cet état d’insensibilité dura probablement plusieurs jours, car je ne me rappelle rien de ce qui se passa jusqu’au moment où notre troupe fit ses préparatifs de départ.

Mes forces n’étaient pas entièrement détruites, et quand je repris mes sens, j’étais capable de marcher ; je réfléchis beaucoup à tout ce qui s’était passé depuis que je vivais parmi les Indiens ; j’avais, en général, été content de mon sort depuis que Net-no-kwa m’avait fait entrer dans sa famille ; mais je regardai cette maladie comme le commencement d’un malheur qui me poursuivrait toute ma vie. J’avais perdu le sens de l’ouïe ; mes oreilles étaient pleines d’abcès en suppuration ; assis dans la cabane, je voyais le mouvement des lèvres de chacun sans entendre une seule parole. Je pris mon fusil et j’allai chasser ; mais les animaux me découvraient avant que je pusse les voir, et si, par hasard, je voyais un moose ou un élan et voulais m’en approcher, je reconnaissais que mon adresse et mon bonheur m’avaient abandonné. Il me vint à l’esprit que les animaux eux-mêmes savaient que j’étais devenu semblable à un vieillard inutile.

Sous l’influence de ces pénibles sentimens, je résolus de me détruire, ne voyant pas d’autre moyen d’échapper à une misère qui me semblait imminente. Quand vint le moment du départ, Net-no-kwa m’amena mon cheval à la porte de notre hutte, et me demanda si j’étais en état de le monter et de supporter la route jusqu’au nouveau camp : je répondis que oui, et, la priant de me laisser mon fusil, je lui dis que je suivrais la bande à une petite distance ; puis, tenant mon cheval par la bride, je vis toutes les familles de notre tribu passer devant moi tour à tour et s’éloigner. Quand la dernière vieille femme, avec sa lourde charge, disparut au bout de la prairie qui bornait ma vue, je me sentis soulagé d’un grand poids ; je lâchai la bride à mon cheval et le laissai paître en liberté, puis j’armai mon fusil, et, l’appuyant à terre, j’appliquai sa bouche contre ma gorge. J’avais disposé ma baguette pour le faire partir ; je savais que la batterie était en bon état, et que mon arme avait été bien chargée un ou deux jours auparavant. Le coup ne partit pas ; le fusil n’était pas chargé ; ma poudrière et mon sac à balles renfermaient toujours quelques munitions, l’un et l’autre se trouvèrent vides ce jour-là ; le couteau que je portais habituellement suspendu à la courroie de ma poudrière n’était point à sa place. Trompé dans mes projets de suicide, je pris mon fusil à deux mains par le canon, et le lançai au loin de toutes mes forces ; je montai ensuite mon cheval, qui, contrairement à ses habitudes et à ce que j’attendais de lui, était resté près de moi ; je ne tardai pas à rejoindre ma famille, car, vraisemblablement, Net-no-kwa et Wa-me-gon-a-biew_, instruits de mes intentions, ne s’étaient éloignés qu’assez pour se soustraire à ma vue, et s’étaient assis en m’attendant. Il est probable que, dans mes momens d’aberration, j’avais parlé de me détruire, et qu’ils avaient eu soin de m’enlever tous les moyens les plus ordinaires et les plus faciles pour exécuter cette volonté.

Le suicide (72) n’est pas très rare chez les Indiens ; ils ont recours à divers moyens ; ils se tuent à coups de fusil, se pendent (73), se noient, s’empoisonnent. Les causes qui les poussent à cet acte de désespoir sont aussi très variées. Plusieurs années avant l’époque dont je parle, j’avais connu à Mackinac, où j’étais avec Net-no-kwa, un jeune Ottawwaw, de grande espérance, et déjà fort considéré, qui se tua d’un coup de fusil dans le cimetière des Indiens. Il s’était enivré, et, dans l’aliénation d’esprit causée par la liqueur, il avait déchiré ses habits et montré tant de violence, que ses deux sœurs, pour l’empêcher de faire du mal aux autres et à lui-même, l’avaient étendu dans sa hutte pieds et poings liés. Le lendemain matin, il se réveilla maître de ses sens ; quand on l’eut délié, il entra dans la cabane de ses sœurs, voisine du cimetière, prit un fusil, sous prétexte de tirer des pigeons, et alla se tuer au milieu des sépultures. Il parait que, se trouvant lié, à son réveil, il crut avoir commis, dans son ivresse, quelque acte déshonorant et ne pouvoir s’en laver que par une mort violente. Des malheurs et des pertes de diverses natures, quelquefois aussi la mort de personnes chéries, ou même des contrariétés en affaires d’amour, peuvent être considérés comme les causes du suicide chez les Indiens.

Je reprochai à Wa-me-gon-a-biew sa conduite à mon égard, en déchargeant mon fusil et m’enlevant mes munitions ; il était probable, cependant, que tout cela avait été fait par la vieille femme. En revenant un peu mieux à la santé, je commençai à devenir honteux de ma tentative, dont mes amis avaient pourtant la délicatesse de ne point me parler. Mais le sens de l’ouïe ne se rétablissait pas, et il me fallut plusieurs mois pour pouvoir chasser aussi bien qu’avant ma maladie. Je n’étais pas de ceux qui avaient le plus souffert de cette terrible épidémie. Au nombre des Indiens qui avaient résisté au mal, les uns restèrent sourds toute leur vie ; d’autres avaient perdu une partie de leur intelligence ; quelques uns, dans le délire causé par la souffrance, se jetaient contre les arbres et les rochers, brisant leurs bras, et s’estropiant de toutes les manières. La plupart de ceux qui survécurent avaient eu des écoulemens d’oreille très abondans, ou, dans le principe, des saignemens de nez très copieux. Cette maladie était entièrement nouvelle pour les Indiens ; ils n’employèrent que peu de remèdes, si même ils en tentèrent un seul.



(66) Lac Leech ou des Sangsues de M. Balbi. (p. 205)

(67 et 68) Perrin du Lac, p. 352 de son Voyage dans les deux Louisianes et chez les Sauvages du Missouri, donne d’étranges détails sur cette bizarrerie de mœurs sauvages. (p. 206)


(69 et 70) Jebing neezh o shin naut : Deux morts reposent là. (Note de l’éditeur américain.) (p. 211)


(71) « Les premières démarches doivent être faites par les matrones ; mais il n’est pas ordinaire qu’il se fasse aucune avance du côté des parens de la fille. Ce n’est pas que, si quelqu’une tardait trop à être recherchée, sa famille n’agît sous main pour faire penser à elle, mais on y apporte de grands ménagemens. »

(Charlevoix, Journal, let. 19, t. 5, p. 420.) (p. 216)


(72) L’auteur anonyme de la Vue des provinces de la Louisiane dit, contradictoirement aux observations de Tanner : « Le suicide, cet acte de violence et de désespoir, qu’enfantèrent le dégoût de la vie et le poids du malheur, est assez commun parmi les nations les mieux policées, et, pour ainsi dire, inconnu chez les sauvages. (p. 223)


(73) « Multi superstites bellorum, infamiam laqueo finierunt. » (Tacite, De Moribus Germanorum.) (p. 223)