Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (1p. 75-86).


CHAPITRE VI.


Marche à travers les neiges. — Nattes de Puk-kwi. — Le lac d’Eau claire. — Sunjegwun. — Éducation d’un chasseur. — Canots de cuir. — Rapides. — Les Indiens tournebroches. — Comptoir européen et orgies indiennes. — Expédition guerrière. — Fête des premiers fruits. — Traversée périlleuse. — Commerce de pelleteries.


Nous partîmes dans les premiers jours de l’année pour le pays de Pe-shau-ba ; la neige était épaisse, et notre longue route traversant presque toujours des prairies ouvertes, nous ne pouvions pas marcher quand le vent soufflait avec force. Au commencement de notre voyage, nous manquions de vivres, mais nous rencontrâmes bientôt un grand nombre de bisons très gras et très bons. Malgré l’épaisseur de la neige, et quoique la saison fût très rude, ces animaux pouvaient encore, au moyen de leurs cornes, découvrir le gazon, et trouver ainsi une suffisante nourriture.

Nous avions laissé nos nattes de Puk-kwi (38), le voyage étant trop long pour nous permettre de les emporter. Dans le mauvais temps, nous élevions une petite cabane couverte de trois ou quatre peaux de bisons encore fraîches, dont la gelée ne tardait pas à faire un abri à l’épreuve de la neige et du vent. Dans les temps calmes, nous campions ordinairement sans autre couverture que nos vêtemens.

Pendant toute notre marche, Pe-shau-ba et Sa-ning-wub portèrent constamment sur leur dos un des enfans en bas âge de notre sœur. Notre voyage, avec toute la diligence que permit la température, dura près de deux mois et demi. Au milieu de notre route, nous passâmes devant le magasin et le fort de Mouse-River. Nous nous dirigions à peu près vers le nord-ouest, et nous arrivâmes enfin à un endroit nommé Kau-wau-ko-mig-sah-kie-gun (le lac d’Eau claire), d’où part un petit ruisseau nommé Sas-kaw-ja-wun (l’eau douce). Ce n’est ni la source ni un bras de la grande rivière de Sas-kaw-jawun (Sas-kut-chawin), qui est plus loin vers le nord. Le lac d’Eau claire n’est pas cependant non plus la source principale du petit Sas-kaw-jawun, qui commence à une assez grande distance aussi au nord.

La petite hutte de Pe-shau-ba était au bord de ce lac ; il y vivait depuis plusieurs années avec les trois hommes dont j’ai parlé. Il avait laissé sa femme au lac Huron. Je ne sais si les trois autres Indiens étaient mariés, mais ils n’avaient point de femmes avec eux. Aussitôt après notre arrivée, il ouvrit son sunjegwun (39), et en tira beaucoup de peaux de castors, de pelleteries apprêtées, de viande boucanée, et d’autres objets qu’il remit aux femmes en disant: « Nous avons assez long-temps été nous-mêmes nos femmes, cela ne saurait durer davantage. C’est à vous désormais de préparer les peaux, de boucaner les viandes, de faire nos mocassins. »

La vieille femme se chargea particulièrement de ce qui appartenait à Pe-shau-ba ; elle l’appelait son fils, et le traitait comme tel. Sa fille et sa belle-fille prirent soin des trois autres hommes. Nous restâmes, Wa-me-gon-a-biew et moi, sous la surveillance particulière de notre mère. J’étais à la chasse le compagnon de Pe-shau-ba, qui fut toujours bon pour moi, et semblait prendre plaisir à m’apprendre à devenir grand chasseur.

L'hiver était fort avancé quand nous arrivâmes au bord du lac. Cependant la saison restait si froide encore, que l’eau gelait aussitôt que nous la mettions hors de notre cabane. Dans nos jours de chasse, nous sortions bien avant le lever du soleil, pour ne rentrer que long-temps après son coucher. A midi, le soleil s’élevait à peine jusqu’à la cime des arbres, quoiqu’ils soient très bas dans cette contrée presque toute couverte de prairies, où croissent seulement, en très petit nombre, des cèdres et des pins d’une faible végétation. Les castors et d’autres espèces de gibier y abondent. Le pays des Mandans (40), au bord du Missouri, n’en est pas très éloigné ; un homme pourrait aller, en quatre jours, de Mouse-River aux villages des Mandans.

Au moment où les feuilles allaient commencer à poindre, nous partîmes avec toutes nos pelleteries, et beaucoup de viande et de queues de castor boucanées, pour le comptoir de Mouse-River. Dans ce pays, il n’y a ni bouleaux ni cèdres propres à la construction des canots, nous fûmes obligés, pour notre voyage, d’en faire un de peaux de mooses (41) cousues ensemble et tendues avec beaucoup de soin, elles forment, si on les laisse bien sécher, un bon et solide canot, qui, cependant, n’aurait que peu de durée dans les grandes chaleurs. L’intention de Net-no-kwa et de Pe-shau-ba étant de retourner au lac Huron, nous embarquâmes nos personnes avec tout ce qui nous appartenait dans ce canot, qui pouvait porter à peu près moitié autant qu’un bateau ordinaire de Mackinac, ou environ cinq tonneaux.

Nous descendîmes en plusieurs jours le petit Sas-kaw-jawun ; sur les bords de cette rivière était un village d’Assinneboins, où nous nous arrêtâmes plusieurs nuits ; nul de nous ne pouvait les entendre, excepté Waus-so, qui avait eu occasion d’apprendre leur langue. Du petit Sas-kawjawun, nous entrâmes dans l’Assinneboin, et bientôt nous parvînmes aux Rapides, où était un village de cent cinquante cabanes d’Assinneboins avec quelques Crees.

Comme nous commencions à manquer de vivres frais, il fut décidé que nous passerions un jour ou deux à prendre des esturgeons qui s’y trouvaient en abondance. Campés près des Assinneboins, nous vîmes une vieille femme couper un morceau de la tête d’un esturgeon que l’on tirait de l’eau, et le manger tout cru, sans aucun assaisonnement.

Ce peuple nous parut généralement sale et brut : mais peut-être faut-il attribuer une partie de notre dégoût à l’aversion habituelle des Ojibbeways pour les tournebroches (42).

En deux jours, nous allâmes des Rapides à Monk-River, où les deux*compagnies de la baie d’Hudson et du Nord-Ouest (43) ont des comptoirs. Là, Pe-shau-ba et ses amis se mirent à boire ; en peu de jours, il ne leur resta rien des pelleteries qu’ils avaient ramassées dans une chasse longue et constamment heureuse. Nous cédâmes, d’une seule fois, cent peaux de castors pour des liqueurs fortes ; on nous donnait, pour six peaux de castors, un quart de rhum ; mais les marchands mêlaient beaucoup d’eau à leurs liqueurs.

Après quelques jours de débauches, on se mit à construire des canots de bois de bouleau pour continuer le voyage ; mais alors les Assinneboins, les Crees, et tous les Indiens du voisinage avec qui les Mandans avaient fait la paix, furent invités à venir se joindre à ces derniers pour attaquer une peuplade que les Ojibbeways appellent les A-gutch-a-ninnes (44), et qui est établie à deux jours de distance des Mandans. Waus-so, apprenant cette nouvelle, résolut d’aller se joindre aux guerriers qui s’assemblaient à Mouse-River. « Je ne veux pas, dit-il, retourner dans mon pays sans rapporter encore quelques cicatrices ; je veux voir le peuple qui a tué mes frères. »

Pe-shau-ba et Net-no-kwa tâchèrent de l’en dissuader, mais il ne voulut pas les écouter, et son enthousiasme ne tarda pas à devenir contagieux pour Pe-shau-ba. Après deux jours de réflexion, il dit à la vieille femme : « Je ne puis me résoudre à reparaître sans Waus-so dans le pays des Ottawwaws. Sa-ning-wub et Sag-git-to veulent aussi aller avec lui rendre visite aux voisins des Mandans, je serai du voyage ; allez m’attendre aux bords du lac Winnipeg ; je m’y rendrai à la chute des feuilles (45). Ne manquez pas d’avoir un baril de rhum tout prêt, car je serai fort altéré à mon retour. »

Les canots n’étaient point terminés lorsqu’ils partirent pour cette expédition guerrière. Wame-gon-a-biew les accompagna, et je restai seul avec trois femmes et trois enfans.

Je me mis aussitôt en route pour le lac Winnipeg, avec Net-no-kwa et le reste de la famille ; il nous fallut nous servir encore du vieux canot de peaux de mooses. Peu de temps après avoir quitté le comptoir des blancs, nous découvrîmes un esturgeon jeté par accident au milieu de bas-fonds sablonneux, de telle manière qu’une grande partie de son dos paraissait sur la surface ; je m’élançai hors du canot, et le tuai sans beaucoup de difficultés. C’était le premier esturgeon pris par moi ; la vieille femme crut devoir célébrer, dans cette occasion, la fête d’Oskenetahgawin, ou des premiers fruits, quoiqu’il n’y eût auprès de nous aucun Indien à pouvoir y inviter.

L’embouchure de l’Assinneboin est un point très fréquenté par des bandes de guerriers sioux, qui se tiennent cachés au bord, et font feu sur les passans. Nous ne nous en approchâmes qu’avec précaution, résolus de ne tenter le passage que dans l’obscurité. Il était donc à peu près minuit, lorsque évitant attentivement l’une et l’autre rive, nous nous laissâmes aller au courant, pour entrer dans la rivière Rouge ; la nuit était obscure, et nous ne pouvions rien apercevoir distinctement sur les bords.

A peine étions-nous entrés dans la rivière Rouge, que le silence fut interrompu par un cri de hibou, sur la rive gauche de l’Assinneboin ; un second cri se fit entendre aussitôt sur la rive droite, et presque en même temps un troisième, sur le bord de la rivière Rouge, qui fait face à l’embouchure. Net-no-kwa murmura d’une voix que nous entendîmes à peine : « Nous sommes découverts, » et nous fit signe de faire courir le canot dans le plus grand silence. Nous tâchâmes donc de tenir, avec un soin extrême, le milieu de la rivière ; j’étais à l’avant du canot, baissant la tête aussi prés que possible de la surface de l’eau, pour reconnaître et éviter toute espèce d’approche.

Soudain j’aperçus une légère ride sur la rivière, à la suite d’un objet bas et noir, qui me parut la tête d’un homme traversant le courant à la nage devant nous avec précaution. Je le montrai aux femmes, et l’on décida sur-le-champ que nous poursuivrions cet homme pour tâcher, de le tuer. Je pris donc un fort harpon, et nous commençâmes notre chasse ; mais l’oie, car c’en était une, avec ses oisons, prit l’alarme et disparut. Cette méprise reconnue, nous tentâmes, avec un peu moins de frayeur, de reprendre notre route, mais il nous fut impossible de rentrer dans le courant favorable.

C’étaient alors, selon moi, de vaines terreurs de femme, et je les supportais impatiemment ; mais aujourd’hui, je ne sais réellement pas si nous avions été effrayés par trois hiboux ou par une bande de guerriers.

Nous rétrogradâmes de plusieurs milles pour attendre les marchands qui devaient passer environ dix jours après nous. Pendant cette station, nous prîmes beaucoup d'oies, de cygnes et de canards. Je tuai un élan. Comme c'était le premier, une fête fut célébrée encore, quoique notre famille n'eût personne à inviter.

Les marchands arrivèrent comme ils étaient attendus, et nous les suivîmes jusqu'à leur comptoir du lac Winnipeg, près duquel nous restâmes deux mois. Quand ils repartirent pour les bords de l'Assinneboin, nous les accompagnâmes encore dans un canot d'écorce acheté à cet effet. Nous avions une bonne provision de peaux de castors, et Net-no-kwa n'avait point oublié la recommandation de Pe-shau-ba. Elle donna six peaux pour un quart de rhum. J'avais pris la plupart de ces castors ; j'en avais tué cent au moins dans un seul mois ; mais je n'en connaissais pas alors la valeur.



(38) C’est le typha latifolia des botanistes. Il y a dans le pays un lac du même nom ainsi prononcé par les Indiens, quoique sur les cartes américaines il s’écrive puckaway.

Les Indiens trouvent, dit M. de Chateaubriand (Voyage en Amérique), le toit de leur chaumière dans l’écorce du bois blanc.

« Ce sont nattes faictes de roseaux tendres, beaucoup plus minces, et délicates que les nostres de paille, si artistement tissuës, que quand elles pendent, l’eau coule tout au long, sans point les précer. »

Le père Biard, Relation de la Nouvelle-France, p. 4a. (p. 76)


(39) Lieu de dépôt, sacré autrefois pour tous les Indiens avant leurs relations de trafic avec les Européens, (p.77)


(40) Mandans de M. de Chateaubriand. — Mandanes de M. Balbi. — Mandannes de Carver. (p. 79)

(41) Olaus Magnus, dans son ouvrage de Gentibus septentrionalibus, liv. 2, p. 16, parle de l’usage adopté au Groenland de se servir de canots de cuir. (p. 79)


(42) Surnom donné à ces Indiens, parce qu’ils rôtissent leurs viandes avec des broches de bois.

(Note de l’éditeur américain.) (p. 81)


(43) M. Isidore Lebrun, dans son Tableau statistique et politique des deux Canadas, donne des détails fort étendus sur la constitution des deux compagnies, (p.81)


(44) Les blancs appellent cette peuplade les Minnetarees.

(Note de l’éditeur américain. ) (p. 82)


(45) Le mot fall, employé fréquemment dans la relation de Tanner, signifie littéralement la chute... L’automne se nomme fall dans ce pays, dit Basil Hall, n’est-ce pas un mot singulièrement expressif ?... On a cru devoir préférer dans cette traduction le terme de chute des feuilles, plus conforme aux habitudes indiennes et aux vieilles relations. John Smith, l’historien des premiers établissemens de la Virginie, dit que la chute des feuilles était, chez les Indiens, la dernière des cinq saisons.

M. Michaud nous apprend, dans l’Histoire des Croisades, que les Prussiens, idolâtres encore et incivilisés au treizième siècle, connaissaient le mois de la chute des feuilles. (p. 82)