Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (1p. 87-99).


CHAPITRE VII.


Correspondance indienne. — Chasse aux élans. — Déguisement sauvage. — Chasse aux bisons. — Récolte du sucre d’érable. — Petite fille enlevée. — Portage et rivière du marais. — Mort de Sag-git-to. — Dépôt de fourrures.


Sur les bords de l’Assinneboin, à une ou deux journées plus loin que le portage de la Prairie, est un endroit nommé Ke-new-kau-neshe-way-boant (lieu où l’on abat l’aigle gris); les Indiens s’y arrêtent souvent. Nous y vîmes, en passant, de petits jalons fixés à terre, et portant des morceaux d’écorce de bouleau, sur deux desquels étaient dessinés des ours. On voyait sur les autres diverses figures d’animaux. Net-no-kwa reconnut sur-le-champ les totems de Pe-shau-ba, de Waus-so et de leurs compagnons. Ces signes étaient destinés à nous apprendre qu’ils avaient passé par là et à nous indiquer les moyens de les rejoindre. Nous quittâmes donc les marchands, ensuivant la direction désignée par Pe-shau-ba, nous le trouvâmes avec son parti à deux journées de la rivière.

L’expédition pour laquelle les Mandans cherchaient si loin des alliés avait manqué, faute d’accord entre les différentes bandes ; plusieurs se trouvaient en état d’hostilités héréditaires avec le reste ; des querelles s’élevant, le projet avait avorté, et les A-gutch-a-ninnes étaient restés en paix dans leur village ; nos guerriers, revenus immédiatement au comptoir de Mouse-River, avaient achevé leurs canots, et descendant la rivière jusqu’au lieu où nous avions reconnu leurs totems, ils s’étaient arrêtés dans le bon cantonnement de chasse où nous les rejoignions.

Nous trouvâmes dans leur camp une grande quantité de gibier ; ils avaient tué aussi beaucoup de castors ; les élans abondaient dans les environs, et c’était la saison du rut. Un jour, Pe-shau-ba m’envoya avec les deux jeunes femmes chercher quelques quartiers d’un élan qu’il avait tué. Les femmes, le trouvant grand et gros, se décidèrent à rester pour en boucaner la chair avant de le rapporter, et moi je repris le chemin de nos cabanes avec un quartier de viande fraîche. J’avais apporté mon fusil, et, voyant un grand nombre d’élans, je le chargeai, et, me cachant dans un petit hallier, j’imitai le cri de l’élan femelle ; aussitôt un énorme mâle accourut vers ma cachette si directement et avec une impétuosité telle, qu’alarmé pour ma propre sûreté, je pris la fuite : l’animal, me découvrant, se mit à fuir dans une direction opposée.

Réfléchissant alors que les Indiens se moqueraient de moi, je résolus de faire une nouvelle tentative et de ne céder, cette fois, à aucun sentiment de pusillanimité ; je choisis mieux ma cachette, et répétai à plusieurs reprises mon cri d’appel, jusqu’à ce qu’enfin un élan fût attiré ; je le tuai, mais une grande partie du jour s’était écoulée, et je m’aperçus qu’il était temps de regagner nos cabanes avec ma charge.

Au moment où je sortais d’un petit bois, au milieu d’une prairie, je vis un ours s’avancer vers moi ; je crus d’abord que c’était un ours noir de l’espèce commune, et je résolus de le tuer ; mais il pouvait me voir, et je savais qu’il aurait certainement pris la fuite s’il eût appartenu à l’espèce que je présumais. Voyant qu’il venait droit à moi, j’en conclus que c’était un ours gris, et je me mis à courir ; plus je courais, plus il semblait me serrer de près ; malgré ma frayeur, je me souvins des leçons de Pe-shau-ba, de ne jamais tirer un ours gris sans pouvoir aussitôt me réfugier dans un bois, et, si j’en étais poursuivi, de ne faire feu que presque à bout portant. Trois fois je me retournai, et le couchai en joue ; mais, le voyant trop loin, je reprenais ma course ; enfin, je réussis, à force de vitesse, à le dépasser sur la route de la cabane. Tout à coup j’entendis derrière moi la voix de Wa-megon-a-biew ; je ne vis plus l’ours, et mon frère me dit que toute ma terreur provenait d’un déguisement qu’il avait pris.

Net-no-kwa, inquiète de ma longue absence, l’avait envoyé à ma rencontre, et, me voyant sortir du petit bois, l’idée lui était venue de relever, par dessus sa tête, un vieux vêtement noir pour se donner l’apparence d’un ours. La frayeur m’avait sans doute aveuglé, car il était facile de distinguer la vérité. Quand cette aventure fut racontée aux anciens de notre famille, ils réprimandèrent Wa-me-gon-a-biew ; sa mère lui dit que si je l’avais tué sous ce déguisement j’aurais bien fait, et que, d’après les coutumes des Indiens, elle n’aurait eu aucune faute à me reprocher.

Nous continuâmes à chasser les castors et à en tuer un grand nombre jusqu’au temps où la glace devint trop épaisse ; nous allâmes alors poursuivre les bisons dans les prairies. Quand la neige commença à se durcir, les hommes annoncèrent l’intention de me laisser avec les femmes et d’aller au lac d’Eau claire construire des canots ; ils devaient, sur leur route, chasser les castors. Avant de nous quitter, ils voulurent nous pourvoir de quelques provisions. Waus-so sortit seul et tua un bison ; mais, dans la nuit, le temps devint froid et orageux, et les bisons vinrent chercher un abri dans les bois où nous étions campés.

De grand matin, Net-no-kwa nous réveilla en criant qu’un grand troupeau se tenait tout près de la cabane ; les quatre guerriers et Wa-megon-a-biew sortirent sans bruit et prirent leurs postes de manière à cerner le troupeau. Ils rirent beaucoup en me voyant préparer mon fusil, et ne voulurent pas me permettre de les accompagner ; mais, quand ils furent partis, la vieille Net-no-kwa, toujours disposée à me favoriser, me permit de me mettre à l’affût, tout près de la cabane, sur un point près duquel sa sagacité lui indiquait que le troupeau devait passer. Les Indiens firent feu, tous manquèrent leur coup; les bisons passèrent à ma portée, et j’eus le bonheur de tuer une grande femelle ; c’était mon premier bison, ma mère témoigna une satisfaction très vive.

Peu après, les Indiens me laissèrent avec Net-no-kwa, une des jeunes femmes et trois enfans ; ils avaient tué, avant leur départ, beaucoup de bisons dont nous boucanâmes un grand nombre de morceaux; ces provisions nous durèrent quelque temps. Je vis bientôt que je pouvais, moi aussi, réussir à la chasse des bisons, et pendant longtemps les vivres ne nous manquèrent pas. Un jour, une vieille femelle que j’avais blessée vint, quoiqu’elle n’eût point de petit, se jeter sur moi, et j’eus beaucoup de peine à lui échapper en grimpant sur un arbre ; elle était furieuse bien moins de sa blessure que de la poursuite des chiens. Il est, je crois, bien rare qu’une femelle coure sur un homme si elle n’a pas été harcelée par les chiens.

Nous fîmes du sucre (46) le printemps suivant, à dix milles au dessus du fort de Mouse-River ; le temps s’était adouci, et les castors commençaient à reparaître sur la glace, quelquefois même sur les bords ; j’avais l’habitude de me tenir à l’affût, et de tirer sur eux dès qu’ils sortaient de leurs cabanes. Un jour, en ayant tué un, je courus rapidement pour le prendre, et je passai à travers la glace ; mes raquettes se prirent au fond dans des racines, et peu s’en fallut que je ne fusse entraîné ; un effort presque désespéré me tira enfin de cet extrême danger. Les bisons étaient si nombreux dans ce quartier, que les chassant à pied, j’en tuais souvent à coups de flèche, sans autre aide que celle de chiens bien dressés.

Quand les arbres commencèrent à reverdir, Pe-shau-ba et les autres hommes revinrent dans des canots d’écorce de bouleau, rapportant beaucoup de peaux de castors et d’autres pelleteries d’une grande valeur. La vieille Net-no-kwa désirait vivement retourner au lac Huron, c’était aussi le vœu de Pe-shau-ba ; mais Wausso et Sa-ning-wub ne voulaient point repartir, et Pe-shau-ba était déterminé à ne pas s’en séparer. Sag-git-to était fort malade, depuis quelque temps, d’un grand ulcère ou abcès près du nombril ; après plusieurs jours d’ivrognerie, il éprouva de violentes douleurs au ventre, qui enfla et s’ouvrit. Pe-shau-ba dit à la vieille femme: « Il n’est pas bien que Sag-git-to meure ici, loin de tous ses amis ; puisque nous voyons qu’il ne peut vivre plus long-temps, le mieux est, selon moi, que vous partiez pour le lac Huron avec lui et les petits enfans. Vous devez atteindre les Rapides (Saut de Sainte-Marie) avant que Sag-git-to ne meure. » Notre famille se sépara, conformément à cette instruction, et Net-no-kwa partit pour le lac Huron avec Sag-git-to, Wa-me-gon-a-biew, moi, les deux autres femmes, une petite fille qu’elle avait achetée et les trois enfans.

La petite fille avait été enlevée du pays de Bahwetego-Weninnewug, les Indiens Falls (47), par des guerriers ojibbeways, qui l’avaient vendue à Net-no-kwa. Les Indiens Falls vivent près des montagnes rocheuses ; leur langue diffère à la fois de celle des Sioux et de celle des Ojibbeways ; ces derniers et les Crees ont plus d’alliance avec les Pieds-Noirs qu'avec les Indiens Falls. La petite fille Bahwetig, achetée par Net-no-kwa, avait alors dix ans ; gardée quelque temps par les Ojibbeways, elle avait appris leur langue.

En arrivant au lac de la Pluie, nous avions dix paquets de quarante peaux de castors chacun. Net-no-kwa échangea quelques autres pelleteries pour du rhum, et resta ivre pendant un jour ou deux. Nous trouvâmes là plusieurs canots des marchands qui se rendaient à la rivière Rouge. Wa-me-gon-a-biew, âgé alors de dix-huit ans, ne voulant point retourner au lac Huron, résolut de profiter de cette occasion de reprendre la route du nord. La vieille femme lui parla long-temps pour l’en dissuader, mais il sauta dans l’un des canots au moment du départ, et persista à ne pas en sortir, quelques efforts que l’on fit pour l’en arracher, comme sa mère le demandait. Net-no-kwa fut fort affligée, et ne pouvant se résoudre à perdre son fils unique, se décida à repartir avec lui.

Ayant peu de confiance en l’honnêteté des marchands, elle ne voulut pas leur laisser ses peaux de castors. Nous les portâmes donc dans un endroit reculé du bois, et un sunjegwun ou dépôt y fut fait, selon l’usage des Indiens. Nous retournâmes ensuite au lac des Bois. De ce lac à la rivière Rouge les Indiens ont une route que les hommes blancs ne suivent jamais ; c’est par le Muskeek ou portage des Marais. Nous remontâmes pendant plusieurs jours une rivière que les Indiens nomment Muskeego-ne-gumme-wee-see-be, ou rivière du Marais. Nous traînâmes ensuite pendant une journée nos canots à travers un marécage, dont l’eau est recouverte de mousse et de petites broussailles, qui tremblent à une grande distance quand on marche dessus. Nos canots entrèrent ensuite dans un ruisseau nommé Begwionusk, nom indien du cow parsley (48), qui y croit en abondance. Ce ruisseau nous mena jusqu’à un petit sahkiégun (49), ou lac du même nom, dont la profondeur n’est guère de plus de deux ou trois pieds, et n’en dépasse pas un sur bien des points. Sa surface était alors couverte de canards, d’oies, de cygnes et d’autres oiseaux. Nous y restâmes long-temps, et quatre paquets de peaux de castors furent le produit de nos chasses.

A la chute des feuilles, Sag-git-to mourut. Nous étions isolés alors ; il n’y avait pas un seul Indien, pas un seul homme blanc à quatre ou cinq journées de nous. Au moment de partir, nous avions un dépôt à faire, et la terre était trop marécageuse pour nous permettre d’enterrer nos pelleteries. Selon l’usage le plus ordinaire, nous fîmes donc un sunjegwun de troncs d’arbres si serrés, qu’une souris n’aurait pas pu y pénétrer, et nous y laissâmes nos peaux de castors avec tous les autres objets que nous ne pouvions emporter. Si quelques Indiens de cette région éloignée avaient rencontré notre dépôt, ils ne l’auraient pas ouvert, et nous ne craignions pas que les marchands ne pénétrassent dans un endroit aussi solitaire et aussi pauvre.

Les Indiens qui vivent loin des blancs n’ont pas appris à évaluer leurs pelleteries assez haut pour se rendre coupables de se les voler les uns aux autres. Au temps dont je parle, et dans la contrée où je me trouvais alors, j’ai vu souvent des Indiens laisser plusieurs jours leurs trappes dans les bois sans les visiter, et sans éprouver la moindre crainte pour leur sûreté. Il arrivait souvent aussi qu’un homme revenant de la chasse et laissant ses trappes dans les bois, un autre homme lui disait : « Je vais chasser dans telle direction ; où sont vos trappes ? » Quand il s’en était servi, un autre et quelquefois quatre ou cinq s’en servaient tour à tour ; mais à la fin elles ne manquaient pas de revenir à leur légitime propriétaire.



(46) C’est ce même sirop qui, connu autrefois à Paris sous le nom de sucre du Canada, se vendait à des prix exorbitans : il est produit par la sève des érables. Voici, à ce sujet, quelques détails donnés par les voyageurs :

« Ces érables ont une sève admirable, et telle qu’il n’y a point de limonade ni d’eau de cerise qui aient aussi bon goût, ni de breuvage au monde qui soit plus salutaire. Pour en tirer cette liqueur, on taille l’arbre deux pouces en avant dans le bois ; et cette taille, qui a dix ou douze pouces de longueur, est faite de biais. Au bas de cette coupe, on enchâsse un couteau dans l’arbre aussi de biais, tellement que l’eau, coulant de cette taille comme dans une gouttière, et rencontrant le couteau qui la traverse, elle coule le long de ce couteau, sous lequel on a soin de mettre des vases pour la contenir. Tel arbre en peut rendre cinq ou six bouteilles par jour, et tel habitant du Canada en pourrait ramasser vingt barriques du matin au soir, s’il voulait entailler tous les érables de son habitation. Cette coupe ne porte aucun dommage à l’arbre. Les érables des pays septentrionaux ont plus de sève que ceux des parties méridionales, mais cette sève n’a pas tant de douceur. »

La Hontan, Mém. de l’Amérique, t. 2, p. 59.

« Lorsque la sève commence à monter aux arbres, dit Charlevoix, on fait une entaille dans le tronc de l’érable, et, par le moyen d’un morceau de bois qu’on y insère et sur lequel l’eau coule comme sur une gouttière, cette eau est reçue dans un vaisseau qu’on met dessous. Pour qu’elle coule avec abondance, il faut qu’il y ait beaucoup de neige sur la terre, qu’il ait gelé pendant la nuit, que le ciel soit serein et que le vent ne soit pas trop froid. A mesure que la sève s’épaissit, elle coule moins, et au bout de quelque temps elle s’arrête tout à fait. L’érable à sucre ne vient que sur un sol très fécond. Pendant l’ascension de la sève, on enfonce des tubes dans son tronc, qui la conduisent dans des jattes déposées au pied de l’arbre. On fait ensuite évaporer, au soleil ou sur le feu la partie aqueuse de cette sève, qui donne après cette opération un sucre un peu brun inférieur à celui de la canne à sucre. » (Bayard, Voyage dans l’intérieur des États-Unis, p. 73.)

Duhamel, dans son Traité des Arbres et Arbustes, entre dans d’assez longs détails sur la manière de récolter ce sucre. On peut consulter aussi M. de Chateaubriand, Voyage en Amérique, p. 143, édit. de i832 ; et Natchez, t. 1er, p. 17 et 26, édit. de 1826. — Charlevoix, t. 5, p. 179. — Lebrun, p. 389. Les Pionniers de Cooper, ch. 20 et longue note à la fin de la traduction française. (p. 94)


(47) Nous n’avons trouvé dans aucune relation rien qui ait rapport à cette peuplade indienne ; mais les différentes tribus avec leurs diverses populations forment un catalogue immense tout à fait disproportionné avec le petit nombre des hommes rouges. — Il en est de même des pieds noirs. (p. 96)


(48) Littéralement persil des vaches. Nous ne trouvons dans aucun ouvrage de botanique le nom ni la description de cette plante. (p. 98)


(49) Les Ottawwaws donnent aux très grands lacs le nom de Kitchegawme ; ils en reconnaissent cinq : le lac Supérieur, qu’ils appellent communément le Kitchegawme ojibbeitay ; deux ottawwaws, le Huron et le Michigan, et enfin FErié et l’Ontario. Ils appellent Sahkiegunnun le lac Winnipeg et les innombrables lacs du Nord-Ouest. — Note de l’éditeur américain. (p. 98)