Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (2p. 251-264).


CHAPITRE XXXVI.


Les deux frères. — Les vêtemens des blancs. — Le Mississipi. — Lucy Tanner. — Retour chez les Indiens. — L’Anglais à la tête rouge. — Le cimetière indien. — Rougeole. — Rêve prophétique. — La seconde femme. — Mackinac.


Enfin mes forces revinrent, et je pus me remettre en route. A deux journées de distance de Détroit, je rencontrai sur mon chemin un homme qui tenait à la main une pipe de Siou. Son extrême ressemblance avec mon père fixa aussitôt mon attention : je tâchai de l’arrêter, pour me faire remarquer de lui ; mais il me regarda à peine et passa outre. Arrivé, deux jours après, à Détroit, je sus que c’était mon frère, comme je l’avais supposé. Le gouverneur ne me permit pas de retourner à sa recherche, parce que, s’enquérant de moi à tous les comptoirs de la route, il serait nécessairement instruit quelque part de mon passage, et reviendrait sur ses pas.

Cette opinion était bien fondée ; car, trois jours après, mon frère revint. Il me tint long-temps serré dans ses bras ; mais, à cause de mon ignorance de la langue anglaise, nous ne pouvions nous parler que par interprète : il me coupa ensuite les longs cheveux que je portais encore, à la mode des Indiens. Nous visitâmes ensemble le gouverneur Cass, qui exprima beaucoup de satisfaction de ce que j’avais quitté mon ancien costume ; mais les habits des blancs m’étaient extrêmement incommodes, et je me voyais quelquefois forcé de reprendre mes vêtemens indiens pour me mettre à mon aise.

Je voulus persuader à mon frère, dans nos conversations par interprète, de m’accompagner à ma résidence, au lac des Bois ; mais, bien au contraire, il insista de toutes ses forces pour me conduire chez lui, au delà du Mississipi, et nous partîmes ensemble. Le commandant militaire du fort Wayne nous accueillit très amicalement, et notre voyage fut, en somme, fort agréable. En quarante jours, nous arrivâmes chez mon frère, au Mississipi, à quinze milles au dessus de New-Madrid. Un autre de mes frères demeurait à peu de distance. L’un et l’autre m’accompagnèrent jusqu’à quinze milles au delà du cap Girardeau : là, résidaient deux de mes sœurs. Puis nous partîmes, au nombre de six ou sept, et, traversant le Mississipi un peu au dessus du cap Girardeau, nous nous dirigeâmes par Golconde, sur l’Ohio, vers le Kentucky, où demeuraient beaucoup de mes parens, non loin des petits villages de Salem et de Princeton.

Ma sœur Lucy avait rêvé, la veille de mon arrivée, qu’elle me voyait venir à travers un champ de blé dont sa maison était entourée. Elle avait dix enfans. Parens, amis, voisins, tous accoururent pour être témoins de mon entrevue avec mes soeurs : quoique nous ne pussions guère nous entendre, elles versèrent bien des larmes, et la plupart des assistans pleurèrent comme elles. Le dimanche qui suivit mon arrivée, l’affluence fut plus grande encore dans la maison de ma sœur ; on y célébra le service divin. Mon beau-frère, Jérémie Rukker, voulut trouver dans le testament de mon père quelques dispositions en ma faveur : il me conduisit à Princeton, et me présenta aux magistrats ; mais rien ne put se faire. Ma belle-mère, qui demeurait près de là, me donna cent trente-sept dollars.

J’allai, avec sept de mes parens, tant hommes que femmes, à Scottsville, où j’avais un oncle qui m’avait envoyé chercher. Là, on fit une quête pour moi, et je reçus cent dollars. A mon retour, le colonel Ewing d’Hopkinsville recueillit, en une heure tout au plus que je passai près de lui, cent autres dollars qu’il me donna. Ce gentleman me montra beaucoup d’attention et de bonté ; il est resté pour moi, depuis ce jour, un ami sincère et actif.

D’Hopkinsville, je retournai chez ma belle-mère, où je fis mes préparatifs de départ pour le lac des Bois : plusieurs de mes parens, qui m’avaient accompagné de par delà le Mississipi, s’en étaient allés chez eux ; mais mon frère et sa femme étaient restés pour faire route avec moi. De la maison de mon frère Edouard, près de New-Madrid, je retournai à Jackson, où je tombai malade. Par les dons volontaires des personnes hospitalières et charitables que j’avais rencontrées sur mon chemin, je possédais alors cinq cents dollars en argent. Mon frère craignait que cette somme que je portais avec moi ne m’exposât à des dangers si je voyageais seul, et en conséquence il ne voulut pas me quitter.

De Jackson, nous allâmes ensemble à Saint-Louis, où nous vîmes le gouverneur Clark, qui avait déjà bien aidé mon frère dans son voyage à ma recherche. Il nous reçut avec une extrême bienveillance et nous offrit tous les secours que nous jugerions nécessaires pour mon projet de tirer ma famille du pays des Indiens : mon frère voulait m’accompagner et prendre beaucoup d’hommes avec nous pour m’aider, s’il était nécessaire, à enlever mes enfans ; mais j’allai seul un jour chez le gouverneur Clark, et je lui dis de ne pas écouter mon frère, qui ne connaissait pas le pays que j’allais visiter et n’entendait rien aux moyens de succès de mon entreprise. Je désirais n’être accompagné ni de mon frère, ni d’aucun autre blanc. Je savais qu’il ne pourrait pas supporter la fatigue du voyage et, moins encore, vivre comme moi, tout un hiver, dans une cabane indienne : j’étais même bien convaincu qu’il m’embarrasserait beaucoup plus qu’il ne pourrait m’aider.

Le gouverneur Clark voulait m’envoyer au lac des Bois par le haut Mississipi ; mais je me décidai à ne pas prendre cette route, à cause des Sioux dont il aurait fallu traverser le pays. Il me donna un bateau de Mackinac, pourvu d’un nombre suffisant de rameurs, et qui aurait pu porter soixante hommes. À ce don, il joignit trois barils de farine, deux de biscuit, des fusils, des tentes, des haches, etc., etc. Je déterminai enfin mon frère à s’en retourner, et je partis. Le courant du Mississipi, au dessous du Missouri, me démontra bientôt qu’un bateau grand et lourd n’était pas bien choisi pour mon entreprise, et je laissai le mien au portage des Sioux. De là je me rendis, dans un canot, avec deux hommes, aux sources de l’Illinois, puis à Chickago.

J’étais porteur d’une lettre du gouverneur Clark pour M. Mackenzie, agent indien à cette résidence. Comme il n’y avait point de navire prêt à partir pour Mackinac, il fréta, pour mon voyage, un canot d’écorce monté par des Indiens ; mais ces hommes restèrent plusieurs jours à boire, et, sur ces entrefaites, arriva un navire qui me prit en retournant. Après dix jours d’attente à Mackinac, le capitaine Knapp m’offrit mon passage pour l’île Drummond. Là, le docteur Mitchell et le colonel Anderson, agent indien, me traitèrent de la manière la plus amicale, jusqu’à ce que le dernier eût trouvé une occasion de me faire passer au saut de SainteMarie.

J’y restai deux ou trois mois, parce que le colonel (26) Dickson, se disposant à en partir lui-même, ne voulut point me laisser aller au lac Supérieur sur un navire de la compagnie du Nord-Ouest, qui vint et retourna trois fois pendant que j’attendais. Enfin il se mit en route et me prit sur son bateau. A peine avions-nous quitté le bord, qu’il me mit une rame à la main ; et, quoique ma santé fût très mauvaise, il me fallut ramer tant que mes forces me le permirent. Quand je fus tout à fait hors de service, il m’abandonna sur le rivage, à vingt milles au dessus du fort William, où nous trouvâmes M. Giarson, chargé de veiller sur des effets appartenant à la compagnie de la baie d’Hudson. Fort mécontent du traitement que me faisait éprouver le colonel Dickson, je lui dis, en le quittant, que, délaissé par lui si loin du terme de mon voyage, j’arriverais encore le premier à Me-nau-zhe-tau-nung. Tout mon bagage resta confié à M. Giarson, et je fis marché avec un vieux Français pour m’aider à passer le lac dans un canot. Ma traversée fut heureuse ; j’arrivai le premier, comme je l’avais dit.

Ma famille était en bon état. Le lendemain, on me dit que l’Anglais à la tête rouge (c’est ainsi qu’on nommait le colonel Dickson) s’avançait vers ma cabane : je lui criai, de l’intérieur, de ne pas entrer. « Vous me trouvez ici dans ma cabane, ajoutai-je, quoique vous m’ayez abandonné au bord du lac, bien loin de ma demeure et de tout endroit où j’aurais pu espérer du secours ; ma cabane n’est pas faite pour un homme comme vous : j’espère donc que vous n’y mettrez pas les pieds. » Je comprenais bien qu’il venait me demander à manger ; mais je ne voulus ni le voir ni lui donner la moindre chose.

Il s’éloigna de notre village pour se diriger, par la route des Indiens, vers la rivière Rouge. L’eau étant extraordinairement basse, nous apprîmes qu’il avait eu beaucoup à souffrir, et qu’il était presque mort de faim. Il y avait sur la route un cimetière indien entouré d’une clôture : là avaient été enterrés un de mes beaux-frères, une fille d’Oto-pun-ne-be et d’autres de mes amis et connaissances. Plusieurs de ces tombeaux (27) étaient bien couverts et entourés ; le colonel Dickson brisa les enceintes et détruisit les petites cabanes élevées sur les tombes. Une telle conduite offensa vivement les Indiens : ils menacèrent de le tuer, et ils l’auraient fait si l’occasion s’en était présentée ; mais il alla à Pembinah, d’où il se rendit au lac Traverse, et jamais il ne reparut dans le pays des Ojibbewavs.

Peu de jours après mon arrivée à Me-nau-zhe-tau-nung, un de mes enfans tomba malade et mourut de la rougeole, maladie très fatale alors parmi les Indiens. Les autres furent successivement attaqués, mais je savais mieux comment les soigner, et tous furent sauvés. Bientôt après, les vivres devinrent rares, et je fis, avec Me-zhuk-ko-naun, les préparatifs d’une médecine de chasse. Dans mon rêve, je vis le jeune homme que j’avais déjà vu, dans de semblables occasions, descendre, comme auparavant, et se tenir devant moi.

Il me reprocha avec plus de dureté que de coutume mes plaintes et mes cris pour la perte de mon enfant. « Désormais, me dit-il, vous ne me reverrez plus, et ce que vous avez encore à parcourir de votre sentier sera plein de ronces et d’épines. C’est pour les crimes nombreux et la mauvaise conduite de votre femme que votre avenir sera rempli de peines, Cependant, puisque vous m’avez appelé, je veux, cette fois encore, vous donner à manger. » À ces mots, je regardai devant moi, et je vis un grand nombre de canards couvrant la surface de l’eau ; dans un autre endroit, un esturgeon ; dans un autre, un renne. Ce songe se réalisa comme les autres, du moins en ce qui concernait la chasse et la pêche.

Au retour de l’hiver, j’allai à la rivière Rouge chasser les bisons et boucaner leur chair. Dès le commencement du printemps, je me mis en route pour les États. Je m’étais séparé de ma première femme dix ans avant l’époque dont je parle ; mais les instances des Indiens, et en partie aussi la nécessité de ma position, m’avaient forcé d’en prendre une autre, dont j’avais alors trois enfans : ceux de ma première femme n’étaient pas, en ce moment, au village. La seconde refusant de m’accompagner, je pris les trois enfans et je partis sans elle ; au lac de la Pluie, elle vint me rejoindre et consentit à m’accompagner à Mackinac.

Dans mon retour, je fus aidé par la compagnie du Nord-Ouest ; mais, à l’île Drummond, j’éprouvai un grand désappointement. J’avais refusé, en me rendant au lac des Bois, des présens considérables, que je ne pouvais emporter, et on me les avait promis pour le temps où je passerais de nouveau par cette île ; mais, dans cet intervalle, l’officier qui m’avait témoigné tant de bonté se trouvait remplacé par un autre, d’un caractère tout différent, qui semblait ne pas trouver de satisfaction à faire quelque chose en faveur d’une personne alliée aux Indiens. Cet homme refusa de me voir et de me porter aucun secours. Cependant, grâce à M. Ermatinger, du saut de Sainte-Marie, je pus arriver à Mackinac.

Le colonel Boyd, alors agent indien à cette résidence, m’attira chez lui, et voulut me prendre à son service comme batteur dans sa forge ; mais, n’aimant pas ce genre de travail, je refusai de rester. Il me donna cent livres de farine, autant de chair de porc, un peu de whiskey, de tabac, etc., etc. Il y avait deux navires sur le point de mettre à la voile pour Chickago ; mais ni l’un ni l’autre ne voulurent me prendre comme passager, quoique j’eusse assez d’argent et que j’offrisse de payer. Dans cette extrémité, des Indiens me vendirent soixante dollars un vieux canot d’écorce en mauvais état, et j’engageai trois Français pour m’accompagner ; mais le colonel Boyd ne voulut pas leur permettre de partir. Il me donna cependant une lettre pour le docteur Wolkott, agent indien à Chickago, et je partis avec un seul homme.



(26) Aux États-Unis d’Amérique, le titre de colonel équivaut à peu près à la valeur du même rang dans nos gardes nationales. Les Américains, malgré leur prétention à l’amour de l’égalité, tirent une grande vanité de cette puérile distinction. (p. 258)


(27) « Après avoir logé le cadavre, on fait une voûte presque au niveau du sol avec des écorces et des pieux qu’où charge de terre et de pierres à une certaine hauteur... On enferme après cela tout cet espace, en bâtissant au dessus une loge avec des planches, ou bien on l’entoure avec des perches qu’on assujettit par le haut, où elles se réunissent en forme conique ou pyramidale. »

Le père Lafitau. (Mœurs des Sauvages amériquains, comparées aux Mœurs des anciens temps, t. 2, p. 41.) (p. 260)