Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (2p. 311-326).


CHAPITRE XL.


Poursuite du meurtrier. — Extraction d’une balle par le blessé lui-même. — La femme coupable. — Mauvais-vouloir et rancune des traiteurs américains. — Le nerf de daim. — Le major Long. — Jeunes filles de sang mêlé, enlevées à leur père. — Fracture du bras. — Tanner, interprète au saut de Sainte-Marie. — Publication des Memoires. — Projets d’avenir.


Instruits du nom de l’homme qui m’avait blessé, les deux traiteurs prirent le parti de me conduire sur-le-champ au village d’Ome-zhuh-gwut-oons. S’ils parvenaient à le surprendre, ils voulaient, disaient-ils, m’aider à me venger en le tuant sur la place. Ils me cachèrent donc au fond du canot, et quand ils abordèrent près des cabanes, un vieillard vint à eux sur le rivage, en disant : « Qu’y a-t-il de nouveau dans le pays d’où vous venez ? — Tout y va bien, répondit M. Stewart ; nous n’avons pas d’autres nouvelles. — C’est ainsi, reprit le vieillard, que les hommes blancs nous traitent toujours. Je sais très bien qu’il est arrivé quelque chose dans le pays d’où vous venez, mais vous ne voulez pas nous en parler. Ome-zhuh-gwut-oons, l’un de nos jeunes hommes, a descendu la rivière pendant deux ou trois jours, et nous a dit que le Long Couteau, nommé Shaw-shaw-wa-ne-ba-se (le faucon), qui a passé par ici peu de jours auparavant avec sa femme et ses enfans, les a massacrés tous. Moi je crains qu’il n’ait lui-même fait quelque chose de mal, il est inquiet et sur ses gardes, et il vient de prendre la fuite au moment de votre arrivée. »

Malgré cet avis, MM. Stewart et Grant cherchèrent Ome-zhuh-gwut-oons dans toutes les cabanes, et convaincus enfin de son évasion, ils dirent au vieillard : « Il est bien vrai qu’il a été fait du mal dans le pays d’où nous venons ; mais l’homme qu’Ome-zhuh-gwut-oons a voulu tuer est dans notre canot ; nous ne savous pas encore s’il vivra ou s’il mourra... » À ces mots, ils me firent voir aux Indiens qui s’étaient rassemblés sur le rivage.

Nous prîmes là un peu de temps pour nous reposer et examiner mes blessures. Je reconnus que la balle, entrée dans mon corps immédiatement au dessous de la fracture de mon bras, était allée se loger près des côtes, et je tâchai de persuader à M. Grant d’en faire l’extraction ; mais ni lui ni M. Stewart ne voulurent l’essayer ; je fus obligé de m’opérer moi-même de la main gauche. Une lancette, que me prêta M. Grant, se brisa sur-le-champ ; il en fut de même d’un canif, car les chairs étaient très dures et très fermes dans cette partie. Enfin on me remit un large rasoir à manche blanc, avec lequel je parvins à extraire la balle. Elle était très aplatie ; le nerf de daim et les médecines qu’Ome-zhuh-gwut-oons y avait liés restèrent dans la plaie. Quand je vis que la balle n’était pas descendue au dessous de mes côtes, j’espérai me rétablir enfin ; mais j’avais des raisons de supposer que, la blessure étant empoisonnée, la convalescence serait longue.

L’opération achevée et ma blessure pansée, nous allâmes à Ah-kee-ko-bow-we-tig (la chute de la chaudière), village qui avait pour chef Waw-wish-e-gah-bo, frère d’Ome-zhuh-gwut-oons. Là M. Stewart usa de la même précaution de me cacher dans le canot, et une distribution de tabac fut faite à tous les hommes appelés l’un après l’autre. Voyant que notre recherche était vaine, on me fit paraître enfin, et l’on dit au chef que c’était son propre frère qui avait tenté de me tuer. Il baissa la tête et refusa de répondre aux questions des blancs. Mais nous apprîmes de plusieurs autres Indiens que mes filles et leur mère s’étaient arrêtées dans ce village en se dirigeant vers le lac de la Pluie.

En arrivant au comptoir de la compagnie du Nord-Ouest, près de ce lac, nous les trouvâmes retenues par les traiteurs, dont les soupçons avaient été excités par leur agitation et leur terreur évidentes, et par le souvenir de m’avoir vu passer avec elles quelques jours auparavant. Dès qu’on put m’apercevoir du fort, la vieille femme s’enfuit dans les bois, entraînant les jeunes filles avec elle ; mais les agens de la compagnie la firent poursuivre et on la ramena.

MM. Stewart et Grant me dirent de prononcer quelle peine serait infligée à cette femme, bien évidemment coupable d’avoir trempé dans un attentat contre ma vie : ils déclarèrent qu’ils la regardaient comme aussi criminelle qu’Ome-zhuh-gwut-oons, et qu’elle avait mérité la mort ou toute autre punition dont je voudrais la frapper ; mais je demandai qu’elle fût mise sur-le-champ à la porte du fort, sans provision et avec défense d’y jamais reparaître. Comme c’était la mère de mes enfans, je ne voulais point la voir pendue ou battue, jusqu’à ce que mort s’ensuitvît, par les laboureurs qui me le proposaient ; mais sa vue me devenait insupportable. On la renvoya sans châtiment, ainsi que je l’avais demandé.

Mes filles m’apprirent alors qu’au moment où j’étais tombé sans connaissance sur le rocher, me croyant mort et cédant à l’autorité de leur mère, elles avaient changé la direction du canot, en s’enfuyant de toutes leurs forces. A peu de distance, la vieille femme, poussant le canot vers une pointe basse couverte de broussailles, y avait déposé mon habit ; et après un long trajet, elles s’étaient cachées dans les bois ; mais la vieille femme, ayant réfléchi qu’elle aurait mieux fait de garder ce qui m’appartenait, elles étaient retournées sur leurs pas. C’était alors que j’avais entendu les cris de mes enfans, au moment où leur mère ramassait mes dépouilles sur le rivage.

M. Stewart me laissa au comptoir du lac de la Pluie, en me confiant aux soins de Simon Macgillevray, fils de celui qui, bien des années auparavant, avait tenu un rang si élevé dans la compagnie du Nord-Ouest. Il me donna une petite pièce où mes filles préparaient mes repas et pansaient mes blessures. J’étais très faible ; mon bras restait extrêmement enflé, et il en sortait, de temps à autre, des esquilles. Je vivais en cet endroit depuis vingt-huit jours, quand le major Delafield, commissaire des États-Unis pour les limites, vint au comptoir, et, entendant parler de mes aventures, me proposa de me conduire, dans son canot, à Mackinac ; mais, quel que fût mon désir de l’accompagner, je me trouvais trop faible pour entreprendre un pareil voyage. Le major Delafield, me jugeant lui-même hors d’état de voyager, me laissa, en partant, beaucoup d’excellentes provisions, deux livres de thé, du sucre, d’autres objets, une tente et des vêtemens.

Deux jours après, je tirai de mon bras le nerf de daim qu’Ome-zhuh-gwut-oons avait lié autour de sa balle, comme je l’ai déjà rapporté. Ce nerf, de couleur verte, avait encore près de cinq pouces de longueur sur à peu près la largeur de mon doigt.

Aussitôt après le départ du major Delafield, le mauvais-vouloir de M. Macgillevray se manifesta clairement ; la crainte du major l’avait seule, jusque-là, décidé à me traiter avec quelque attention. Les insultes et les avanies s’amassèrent sur moi, et je fus enfin chassé du comptoir. Mais des Français eurent assez de pitié de moi pour sortir la nuit, à la dérobée, et venir me dresser une tente, à l’insu de M. Macgillevray. Grace à la bonté du major Delafield, j’étais bien pourvu de tous les objets de première nécessité, et mes filles restaient encore avec moi, quoique M. Macgillevray me menaçât souvent de les faire partir. Ses persécutions ne diminuèrent pas de violence, lorsque j’eus quitté le fort ; et il en vint au point de m’enlever mes filles, qu’il envoya coucher dans le quartier des hommes ; mais elles s’échappèrent et coururent se réfugier sous le toit voisin du beau-père de M. Macgillevray. C’était un vieux Français dont les filles avaient contracté une intime amitié avec les miennes.

Quarante-trois jours s’étaient écoulés depuis mon arrivée, et je me trouvais dans une bien misérable situation, entièrement privé, depuis quelque temps, du secours de mes filles, lorsqu’un soir M. Bruce, mon ancien ami, entra inopinément dans ma tente : il faisait partie de la suite du major Long, qui revenait du lac Winnipeg, et il pensait que cet officier pourrait et voudrait m’aider à tirer mes filles des mains de M. Macgillevray, peut-être même à les conduire à Mackinac.

A peine en état de marcher, j’allai trois fois, à cette heure avancée de la nuit, visiter le major Long dans son camp ; chaque fois il me dit que ses canots étaient pleins, et qu’il ne pouvait rien faire pour moi ; mais enfin, un peu mieux instruit de mon histoire, il sembla prendre plus d’intérêt à moi ; et, à la vue des papiers que m’avaient donnés le gouverneur Clark et d’autres personnes, il me dit que j’étais un fou de ne les lui avoir pas montrés plus tôt. Il m’avait pris, ajouta-t-il, pour quelqu’un de ces blancs méprisables qui restent chez les Indiens par paresse ou par débauche ; mais, sachant qui j’étais, il essaierait de faire quelque chose pour moi. Il alla lui-même, avec plusieurs hommes, chercher mes filles dans le comptoir. Son intention avait été de se remettre en route dès le lendemain matin ; mais, ayant donné presque toute la nuit à mes affaires, il résolut de rester en cet endroit un jour de plus, et de faire de plus grands efforts pour retrouver mes enfans.

Le seul résultat de cette recherche fut la conviction que, par les manœuvres de M. Macgillevray et de la famille de son beau-père, mes filles étaient tombées entre les mains de Kaw-been-tush-kwaw-naw, l’un des chefs de notre village de Me-nau-zhe-tau-naung. Il me fallut donc renoncer à tout espoir de les ramener cette année ; dans le triste état où je me trouvais, il ne me resta plus qu’un seul désir, celui d’aller passer l’hiver avec des hommes de ma couleur, auprès de mes plus jeunes enfans, à Mackinac.

Je savais que M. Macgillevray, comme presque tous les traiteurs de la compagnie du Nord-Ouest, était mal disposé à mon égard, par le souvenir de ma coopération avec le parti de lord Selkirk, à la prise de leur poste de la rivière Rouge. Je savais aussi que ma position personnelle envers les Indiens me ferait difficilement obtenir l’autorisation de rester, soit dans les comptoirs de l’une ou de l’autre compagnie, soit même à peu de distance. J’avais reçu d’un Indien une blessure cruelle et dangereuse ; et, selon les coutumes du pays, j’étais forcé, on s’y attendait du moins, à me venger sur le premier de la même bande que je viendrais à rencontrer.

Si l’on avait connu mon séjour dans l’un ou dans l’autre comptoir, bien peu d’Indiens se seraient aventurés à y venir.

Toutes ces considérations me firent accepter l’offre bienveillante du major Long, de me conduire aux États, et je pris place dans un de ses canots ; mais, au bout d’une heure ou deux, je reconnus, et le major partagea cet avis avec tous ses compagnons, je reconnus que, dans l’état de ma santé, je ne pourrais, sans un grand danger, entreprendre un pareil voyage : ils me confièrent donc à plusieurs hommes de la suite des traiteurs, et je fus reconduit au fort. Je savais que les portes de la compagnie du Nord-Ouest me seraient fermées, et j’eus recours à la compagnie américaine des fourrures, qui m’avait récemment employé. Le jeune M. Davenport, chargé alors des intérêts de la compagnie, accueillit sur-le-champ ma demande, et me donna un appartement ; mais, comme les provisions étaient rares de ce côté de la rivière, je reçus des secours journaliers du docteur MacLaughlin, du Nord-Ouest, qui venait de prendre la place de M. Macgillevray. Il m’envoyait tous les jours assez de vivres pour M. Davenport, sa femme et moi.

Peu de temps après mon arrivée, M. Cote vint remplacer M. Davenport. Il entra dans ma chambre, et, me voyant couché, me dit seulement : « Eh bien ! vous avez guerroyé à vous tout seul. » Le soir, il me fit servir à souper, et, le lendemain matin, de bonne heure, il me mit à la porte. Non content de me défendre sa maison, il m’interdit le territoire des États-Unis. Toutes mes prières, jointes à l’intervention du docteur Mac-Laughlin, ne purent décider M. Cote à revenir sur sa décision.

Dans cette extrémité, le docteur consentit à m'admettre sur le territoire anglais, où il me nourrit et prit soin de moi ; il savait bien cependant que cet acte généreux nuirait à son commerce d'hiver. Au commencement de cette saison, mes blessures se trouvèrent assez bien guéries pour me permettre de chasser quelque peu en tenant mon fusil de la main gauche. Mais, vers les premiers jours de l'année, sorti un soir pour aller chercher de l'eau, je glissai et tombai sur la glace. Dans cet accident, non seulement je me cassai de nouveau le bras, à la même place, mais la clavicule elle-même fut rompue. Le docteur Mac-Laughlin se chargea de tous les détails d’intérieur qui étaient restés jusqu’alors à ma charge, et il me fallut supporter une seconde retraite également longue.

Au printemps, je pus retournera la chasse ; je tuai un grand nombre de lapins et quelques autres animaux, dont le docteur me paya les peaux, en argent, de la manière la plus libérale. Comme le moment allait venir où les traiteurs quitteraient leurs quartiers d’hiver, il me dit que la compagnie du Nord-Ouest n’avait point de bateaux destinés pour Mackinac, mais qu’il saurait bien forcer M. Cote à m’y conduire. Les choses furent ainsi convenues ; et ce dernier promit de me mener jusqu’à Fond du Lac dans son propre canot ; cependant il me fit porter dans un bateau avec quelques Français.

Dans la route de Pond du Lac au saut de Sainte-Marie, je me trouvai sous les ordres de M. Morrison ; mais j’eus à subir de ses bateliers un si rude traitement, que je leur demandai de me débarquer sur le rivage, à vingt-cinq milles du saut. Là, M. Schoolcraft voulut m’engager comme interprète ; je ne pus accepter cette proposition. J’avais appris que le peu de meubles laissés par moi à Mackinac avaient été saisis pour payer la pension de mes enfans ; leur état exigeait ma présence : je m’y rendis donc, et le colonel Boyd m’y engagea comme interprète indien. J’en remplis les fonctions jusqu’en 1828, époque où, mécontent de la manière dont j’étais traité, j’allai à New-York prendre des arrangemens pour la publication de mes Mémoires. A mon retour vers le nord, M. Schoolcraft, toujours agent indien au saut de Sainte-Marie, me prit pour son interprète ; et, depuis ce moment, j’ai résidé en cet endroit avec ma famille.

Trois de mes enfans sont encore avec les Indiens, dans le nord : les deux filles, à ce que j’ai appris, viendraient volontiers me rejoindre, si elles pouvaient s’évader ; mon fils, plus âgé, est fortement attaché à la vie de chasseur, qu’il a menée si long-temps. J’ai quelque espérance de pouvoir tenter un nouvel effort pour ramener mes filles.