Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (1p. 141-151).


CHAPITRE XI.


Le traiteur Aneeb. — Danger d’être gelé en chassant. — Chasse aux élans. — Contes d’un chasseur. — Cabane incendiée. — Préceptes religieux.


Je chassai cet hiver pour un traiteur nommé par les Indiens Aneeb (l’orme). La saison s’avançant, et le froid devenant de plus en plus vif, je trouvai difficile de me procurer autant de gibier que j’en avais fourni jusqu’alors, et que le traiteur en exigeait. Un matin, de bonne heure, vers le milieu de l’hiver, je lançai un élan ; je le poursuivis jusqu’à la nuit, et j’allais l’atteindre lorsque l’espoir et la force me manquèrent à la fois ; tous mes vêtemens, malgré la rigueur du froid, étaient trempés de sueur. Bientôt, en cherchant à regagner notre cabane, je les sentis se roidir sur moi ; mes mitasses étaient de drap et je les avais mises en pièces en courant à travers les buissons. Je sentais que la gelée commençait à me gagner, lorsque, vers minuit, j’atteignis l’endroit où, le matin, j’avais laissé notre cabane ; elle n’y était plus. Je savais que l’intention de la vieille femme était de la changer de place, et où elle voulait la transporter ; mais le jour de l’exécution de son projet ne m’avait pas été confié.

En suivant les traces de ma famille, je cessai bientôt de sentir le froid, et j’éprouvai cette sensation somnolente qui, dans cet état, précède d’ordinaire le dernier degré de faiblesse avant la mort ; je redoublai mes efforts, et, quoique appréciant très bien le danger de ma situation, ce ne fut pas sans beaucoup de peine que je pris sur moi de ne pas me coucher par terre. Enfin, je perdis toute espèce de connaissance pendant un espace de temps que je ne puis déterminer ; et, me réveillant comme d’un songe, je vis que j’avais tourné en rond dans un cercle de vingt à vingt-cinq toises au plus.

Revenu à moi-même, je me mis à chercher mes traces, et tout à coup j’aperçus au loin une lumière vers laquelle je me dirigeai ; mais bientôt encore je perdis de nouveau toute connaissance. Si j’étais tombé, je ne me serais jamais relevé ; je tournai seulement en rond comme la première fois. Enfin je parvins à notre cabane, et en entrant je tombai par terre, mais je ne perdis pas connaissance. Je vois encore l’éclat d’un foyer brillant se réfléchir sur la glace qui revêtait notre demeure ; j’entends encore ma mère me dire qu’elle avait entretenu un grand feu dans l’attente de mon arrivée, et que, ne supposant pas une aussi longue chasse, elle avait cru que je saurais son déplacement bien avant la nuit. Je restai un mois sans pouvoir sortir ; ma figure, mes mains et mes cuisses avaient été fortement gelées.

Le temps commençait à se radoucir, et la neige à fondre, lorsque je me remis à chasser. Un jour que je suivais, avec Waw-be-be-nais-sa, les bords de l’Assinneboin, nous découvrîmes une bande de bien près de deux cents élans dans une petite prairie presque entièrement entourée par la rivière ; nous nous plaçâmes tous les deux au point de jonction avec la terre ferme ; c’était un espace d’environ deux cents toises de large. Les élans effrayés, ne voulant pas s’aventurer sur la glace unie, se mirent à tourner autour de la prairie ; quelques uns passèrent à notre portée, et nous en tuâmes deux ; dans notre empressement de les approcher, nous nous avançâmes trop près du centre de la prairie, et le troupeau se divisa en deux bandes ; l’une voulut passer sur la glace, et l’autre s’échappa vers les hautes terres, Waw-be-be-nais-sa poursuivit la dernière, et moi je m’élançai sur la glace.

Les élans très effrayés, et glissant sur cette surface unie, se serrèrent tellement les uns contre les autres, que leur poids l’enfonça ; et comme ils essayaient tous ensemble de sortir de l’eau dans la direction du bord opposé, ils se frayèrent un passage à travers la glace rompue. Je marchai rapidement à côté du troupeau ; l’eau n’étant pas assez profonde pour noyer les élans, je croyais pouvoir prendre tous ceux que je tuerais. J’épuisai toutes mes balles, j’en tuai deux encore à coups de couteau ; mais en peu de minutes les élans frappés dans l’eau furent entraînés sous la glace ; je n’en conservai qu’un seul, atteint au moment où il gravissait le bord ; de ce troupeau de près de deux cents têtes, quatre seulement étaient restées en notre pouvoir. Waw-be-be-nais-sa me quitta aussitôt, sous prétexte d’aller avertir les traiteurs, et leur vendit les quatre élans comme sa propre chasse, quoiqu’il n’en eût tué que deux.

Wa-me-gon-a-biew était, à cette époque, hors d’état de chasser ; dans une débauche d’ivrognerie, il s’était si cruellement brûlé, qu’il ne pouvait pas même se tenir debout. Peu de jours après, je retournai, avec Waw-be-be-nais-sa, à la chasse des élans ; il s’en trouvait plusieurs dans la prairie, et protégés par une petite inégalité de terrain, nous parvînmes, en nous traînant, à nous en approcher à peu de distance. Il y avait un mâle grand et gras que je voulais tirer ; mais Waw-be-be-nais-sa me dit : « Non, mon frère, vous pourriez le manquer ; comme c’est le meilleur du troupeau, je vais le tuer, et vous tâcherez d’en frapper un autre. » J’en choisis donc un qui était couché ; nous fîmes feu ensemble, mais il manqua son coup, et moi j’avais visé juste. Le troupeau se dispersa ; je me mis à sa poursuite sans achever mon élan, et sans même le regarder.

Je continuai ma chasse toute la journée, et je tuai encore deux élans ; car ils étaient si fatigués, que l’on pouvait facilement les approcher. Comme la nuit arrivait, je regagnai notre cabane, où Waw-be-be-nais-sa avait rapporté un peu de viande. Je le trouvai racontant à la famille comment il avait tué un élan. « Je suis bien aise, lui dis-je, que vous en ayez tué un, car moi j’en ai tué trois, et demain nous serons dans l’abondance. » Mais comme il me restait quelques soupçons, je le pris à part, et il m’avoua bientôt que, n’ayant rien tué, il avait rapporté seulement une partie de la chair de l’élan que j’avais laissé. Ce fut lui qui alla prévenir les traiteurs de faire prendre les trois élans, et il les leur vendit encore comme sa propre chasse.

La vieille femme, instruite de cette manière d’agir, lui en fit de si vifs reproches, qu’il fut obligé de nous quitter. Wa-me-gon-a-biew, qui, à la chute des feuilles, avait pris pour femme la fille d’un Ojibbeway, alla vers le même temps vivre auprès de son beau-père. Notre famille resta composée de Net-no-kwa et de moi, de la petite fille Bahwetig, d’un fils de Taw-ga-we-ninne, Ke-zhik-o-we-ninne qui commençait à sortir de l’enfance, et des deux petits enfans. Je me vis pour la première fois laissé seul pour passer l’hiver, avec une famille à faire vivre sans aucun secours étranger. Waw-be-be-nais-sa campait à une journée de nous ; j’avais pendant la bonne saison tué beaucoup de castors et d’autres animaux, et nous avions des vivres pour quelque temps ; nous étions aussi bien pourvus de couvertures et de vêtemens.

Par une matinée très froide, comme je sortais pour la chasse, je détachai tous mes ornemens d’argent et les suspendis dans la hutte ; la vieille femme m’en demanda la raison : je répondis qu’ils étaient incommodes par un temps aussi froid, et que, d’ailleurs, je pourrais les perdre en poursuivant le gibier. Elle me fit quelques remontrances, mais je persistai et je sortis enfin. Au même instant, Net-no-kwa se mit en route pour aller visiter Waw-be-be-nais-sa ; son absence devait durer deux jours ; notre cabane restait sous la garde de Skwah-shish (c’était le nom de la petite fille Bahwetig) et de Ke-zhiko-we-ninne.

En revenant très tard dans la nuit, après une longue et malheureuse chasse, je trouvai les enfans frissonnant et criant auprès des cendres de notre cabane, incendiée par leur négligence. Tout était consumé ; mes ornemens d’argent, un de mes fusils, plusieurs couvertures et beaucoup de vêtemens étaient perdus ; il ne nous restait qu’un sac à médecine (55) et un petit baril de rhum, que je lançai au loin, exaspéré de voir que le seul objet épargné nous était inutile et même nuisible. J’ôtai ensuite à la petite fille sa couverture et l’envoyai passer la nuit dans la neige, lui disant que, puisque sa négligence nous avait privés d’abri, il était juste qu’elle souffrît du froid plus que les autres ; le petit garçon coucha près de moi sur les cendres chaudes.

Le lendemain matin, de très bonne heure, je repartis pour la chasse ; et comme je savais quelle serait la colère de la vieille femme en apprenant son malheur, je m’arrangeai de manière à ne revenir qu’à la nuit. En approchant de l’endroit où avait été notre hutte, je l’entendis gronder et battre la petite fille. Quand je parus auprès du feu, elle me demanda pourquoi je ne l’avais pas tuée, lorsqu’en rentrant j’avais vu notre cabane en cendres. « Puisque vous ne l’avez pas voulu, c’est moi qui vais la tuer. » « O ma mère, ne me tuez, pas ! je vous paierai tout ce que vous avez perdu. » « Qu’avez-vous à donner ? comment pourrez-vous me payer ? » dit la vieille femme. « Je vous donnerai le Manito, reprit la petite fille ; le grand Manito descendra pour vous récompenser de ne m’avoir point tuée. »

Nous manquions absolument de vivres, et nous étions presque nus ; nous prîmes le parti d’aller au comptoir d’Aneeb, à Ke-new-kau-neshe-way-boant, où nous obtînmes un crédit de la valeur d’un paquet de peaux de castors. Pourvus de couvertures et de vétemens, nous allâmes rejoindre Wa-me-gon-a-biew, qui nous accompagna, avec sa femme, jusqu’à l’endroit où s’élevait naguère notre cabane.

Nous commençâmes à réparer nos pertes en construisant une petite hutte de gazon pour nous abriter pendant que nous préparions le puk-kwi pour un nouveau wigwam. Les femmes montraient beaucoup d’industrie dans tous les travaux, et nulle plus que Skwah-shish ; la nuit, lorsque l’obscurité ne permettait plus de chasser, nous les aidions, Wa-me-gon-a-biew et moi. En peu de jours, notre hutte fut achevée, et mon frère, ayant tué trois élans, retourna chez lui.

L’abondance et la bonne humeur revinrent bientôt. Un soir, la vieille femme appela près d’elle la petite fille et lui demanda si elle se souvenait de ses promesses ; Skwah-shish ne répondit point, et Net-no-kwa saisit cette occasion de lui faire comprendre l’inconvenance de se servir du nom de la divinité d'une manière légère et irrévérente.



(55) Le mot de médecine s’applique, dans les relations américaines, aux remèdes et aux amulettes. D’après les habitudes de Net-no-kwa, il est probable que ce mot est employé ici dans sa double acception. M. de Chateaubriand se sert du terme de sac à médecine. « Les Indiens, dit John Hunter, possèdent, en général, au nombre des provisions les plus essentielles de leurs cabanes, des écorces, des racines et dés herbes médicinales, et même dans leurs voyages, celles dont l’usage est le plus fréquent font partie de leurs bagages indispensables.

» La plupart des familles ont leur sac à médecine ou sac sacré, fait en peau de castor ou de loutre ornée avec soin, et qui renferme les petits objets nécessaires à leur art médical et à leur culte.

» L’usage de ces sacs varie dans les différentes tribus ; quelquefois ils sont consacrés à un objet unique, quelquefois aussi la diversité de leur contenu en fait de véritables pots-pourris ; mais ils sont toujours considérés comme sacrés, et je ne me rappelle pas un seul exemple de leur violation par des mains profanes. » (p. 149)