Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (1p. 131-140).


CHAPITRE X.


Jambes torses, le chef. — Le petit épervier et la tortue. — Amputation indienne. — Kosh-kin-ne-kait, le manchot. — Pa-bah-me-win, le porteur. — Un chef ottawwaw. — Pêche aux doris. — Première ivresse. — Mouettes et cormorans boucanés. — Moeurs des bisons. — Répudiation indienne.


Après quelques jours passés près des blancs, nous partîmes tous ensemble pour rejoindre les Indiens. Leur bande occupait trois cabanes, dont le principal chef était Wah-ge-kaut (jambes torses) ; les trois meilleurs chasseurs étaient Ka-kaik (le petit épervier), Meh-ke-nauk (la tortue) et Pa-ke-kun-ne-ga-bo (celui qui se tient dans la fumée) ; ce dernier surtout était, à l’époque dont je parle, un chasseur très distingué. Quelque temps après, il eut, par accident, l’épaule fracassée d’un coup de fusil ; cette blessure empirant de jour en jour, il supplia beaucoup d’Indiens, et tous les blancs qu’il put rencontrer, de lui couper le bras ou de l’aider à s’amputer lui-même ; mais tous refusèrent.

Laissé seul un jour dans sa cabane, il prit deux couteaux, dont il avait aiguisé l’un en forme de scie, et de sa main droite il se coupa le bras gauche qu’il lança aussitôt le plus loin possible ; bientôt après il s’endormit, et ses amis le trouvèrent dans cet état. Il avait perdu beaucoup de sang ; en peu de temps, il se rétablit, et, malgré la perte d’un bras, ce fut encore un grand chasseur. Depuis cet accident on l’appela d’ordinaire Rosh-kin-ne-kait (le manchot).

Nous vécûmes quelque temps avec les Indiens, toujours dans l’abondance, quoique Waw-be-be-nais-sa ne tuât rien. Quand la saison devint un peu plus chaude, nous les quittâmes ; mais nous avions tant souffert de la faim pendant le dernier hiver, que nous ne pouvions songer, sans frayeur, à nous établir sur quelque point éloigné, où il nous faudrait beaucoup de gibier pour vivre. Ce fut à une journée de distance du comptoir que nous campâmes tout le printemps pour chasser les castors.

Nous avions alors avec nous un homme nommé Pa-bah-me-win (le porteur) ; notre chasse fut constamment heureuse. Je tuai vingt loutres et beaucoup de castors et d’autre gibier. Un jour, allant visiter mes trappes, j’aperçus quelques canards sur un étang ; je chargeai mon fusil à plomb, et me mis à ramper pour approcher d’eux à portée. Comme je me traînais avec précaution à travers les broussailles, un ours se leva près de moi et grimpa sur un pin blanc presque au dessus de ma tête ; je mis aussitôt une balle dans mon fusil et je tirai, mais mon arme éclata à la moitié du canon, dont toute la partie supérieure fut lancée au loin, et l’ours, que je n’avais probablement pas touché, grimpa plus haut ; je chargeai le reste de mon fusil, j’ajustai avec soin, et l’ours tomba à mes pieds.

Pendant notre séjour, nous réunîmes un grand nombre de ballots de fourrures ; comme la petitesse de notre cabane ne nous permettait pas de les garder, nous allions de temps en temps les confier aux traiteurs. Quand vint l’époque de leur départ pour le grand portage, ils emportèrent nos ballots sans notre consentement ; mais la vieille femme suivit leurs traces jusqu’au lac de la Pluie, reprit tout ce qui nous appartenait, et se laissa persuader de le leur vendre. Du lac de la Pluie nous allâmes au lac des Bois où Pa-bah-me-win nous quitta ; là aussi Waw-be-be-nais-sa vint nous rejoindre, et voulut retourner avec nous au lac de la Pluie ; mais Net-no-kwa avait entendu parler d’un meurtre que des parens de cet homme y avaient commis ; on en aurait tiré vengeance sur lui, et elle ne voulut pas qu’il s’exposât à ce danger. Nous retournâmes sur nos pas, Net-no-kwa et moi, d’après l’invitation d’un chef ottawwaw nommé Sah-muk, son parent, tandis que Wa-me-gon-a-biew, les femmes et les enfans se rendaient à la rivière Rouge. Sah-muk nous traita avec beaucoup de bonté ; il construisit et nous donna un grand canot d’écorce destiné à l’usage des marchands de fourrures, à qui nous le vendîmes pour une valeur de cent dollars ; c’était alors le prix de ces canots dans le pays. Il nous donna aussi un petit canot pour notre propre usage.

La rivière qui se jette dans le lac de la Pluie s’appelle Koche-che-se-bee (rivière de la Source) ; elle a une chute très élevée à peu de distance du lac ; j’y prenais à l’hameçon beaucoup de ces poissons que les Français appellent doris (54). Un jour, tandis que je pêchais, un très grand esturgeon fut entraîné par la chute, et tombant sur des bas-fonds, ne put s’échapper ; je le tuai d’un coup de pierre ; comme c’était le premier que l’on eût pris dans cet endroit, Sah-muk fit une fête à cette occasion.

Peu de temps après, nous traversâmes le lac avec une bande nombreuse d’Ojibbeways. Au moment où nous allions les quitter, et où ils devaient se séparer dans diverses directions, tous s’arrêtèrent pour boire. Dans cette débauche, ils nous enlevèrent toutes nos provisions ; ce fut la première fois que je m’enivrai avec les Indiens ; quand je repris mes sens, la vieille femme, qui avait bu pourtant bien plus que moi, me reprocha ma conduite avec beaucoup de force et de sagesse.

Reconnaissant à quelle détresse nous étions réduits, je fis entrer Net-no-kwa dans notre canot, que je dirigeai aussitôt vers un endroit où je savais combien la pêche était abondante. Les Ojibbeways ne nous avaient pas laissé une miette de provisions, mais je pris bientôt trois doris, et la faim ne se fit pas sentir. Le lendemain matin, je m’arrêtai pour déjeûner à un portage où cette espèce de poisson était abondante. J’en pris un d’abord, et tandis que la vieille femme le faisait cuire, j’en pêchai près d’une centaine.

Comme nous allions nous rembarquer, quelques canots de traiteurs vinrent à passer, et la vieille femme, qui n’était pas bien remise encore de sa dernière ivrognerie, leur vendit notre poisson pour du rhum ; les traiteurs continuèrent à passer pendant la journée, mais je cachai à Netno-kwa assez de poissons pour obtenir, en échange, un grand sac de grain et de graisse. La vieille femme, revenue à elle-même, fut très satisfaite de ma conduite.

Au milieu du lac des Bois s’élève, à une assez grande hauteur, une petite île rocailleuse, presque sans arbres et sans buissons ; elle était alors couverte de jeunes mouettes et cormorans, dont je tuai un grand nombre à coups de bâton ; nous en choisîmes cent vingt des plus gras pour les boucaner, et nous les emportâmes comme provisions de voyage. De là, nous allâmes jusqu’à la rivière Rouge ; en la descendant, je tirai sur la berge un ours énorme ; il poussa des cris étranges, tomba dans l’eau, et disparut.

A l’endroit nommé dans la suite Pembinah, où le Nebeninnah-ne-sebee se jette dans la rivière Rouge, avait existé un comptoir ; nous n’y trouvâmes ni blancs ni Indiens, et, comme nous n’avions pas de provisions en abondance, nous continuâmes notre marche toute la nuit, avec l’espoir de faire bientôt quelque rencontre. Le lendemain, au lever du soleil, nous descendîmes à terre, et la vieille femme, en ramassant du bois, découvrit quelques bisons à travers les arbres ; j’y courus aussitôt, et je tuai un mâle ; mais, voyant qu’il était très maigre, je me traînai un peu plus loin et tirai une grande femelle fort grasse, qui alla tomber à quelque distance, dans une prairie ouverte ; un mâle qui la suivait m’aperçut à trois ou quatre cents toises, et s’élança contre moi avec tant de fureur, qu’il me parut prudent de faire retraite dans le bois. Nous passâmes la journée entière dans les alentours, et plusieurs fois je tentai de m’approcher de ma proie ; mais le bison faisait si bonne garde, qu’il me fallut enfin y renoncer. Dans la saison du rut, il n’est pas rare de voir ces animaux se conduire de la sorte.

Le lendemain, nous rencontrâmes des traiteurs et nous partageâmes notre chasse avec eux. Sans plus de délai, nous gagnâmes le portage de la Prairie de la rivière de l’Assinneboin, où se trouvaient Wa-me-gon-a-biew, Waw-be-benais-sa et les autres membres de notre famille, dont nous avions été si long-temps séparés.

Depuis notre départ, Waw-be-be-nais-sa avait répudié sa première femme et pris à sa place la nièce de Net-no-kwa, que la vieille femme élevait depuis son enfance, et traitait comme sa propre fille. A la nouvelle de cet arrangement, Net-no-kwa ramassa dans la cabane ce qui appartenait au nouveau marié, jeta tout dehors et lui dit : « Vous avez déjà pensé me faire mourir de faim, je ne veux plus rien avoir de commun avec vous. Allez pourvoir à vos seuls besoins ; c’est plus encore que ne peut faire un aussi mauvais chasseur. Vous n’aurez point ma fille. » Renvoyé ainsi, il resta plusieurs jours sans reparaître ; mais Net-no-kwa, ayant su que sa première femme avait pris un autre mari et qu’il manquait de tout, le reçut de nouveau. Ce fut probablement par crainte de la vieille femme qu’il devint désormais moins mauvais chasseur.



(54) Ce poisson paraît être une clupée. (p. 135)