Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (1p. 117-129).


CHAPITRE IX.


Chants et songe prophétique d’une vieille Indienne. — Charmes. — Famine. — Marche difficile à travers les lacs, les îles et les marais. — Repas de mocassins et d’écorces d’arbres. — Français hospitaliers.


Avec les neiges abondantes et les glaces épaisses, reparurent la misère et la faim ; nous ne pouvions plus tuer de mooses ni prendre de castors au piége ou par les procédés ordinaires, quoiqu’il n’en manquât pas dans le pays. Quand la famine commença à devenir intolérable, la vieille femme eut recours à son moyen extrême de passer une nuit à prier et à chanter ; le matin, elle dit à son fils et à Waw-be-be-nais-sa : « Allez chasser ; le Grand Esprit m’adonne de la venaison. » Wa-me-gon-a-biew lui répondit : « Le temps est trop froid et trop calme, il est impossible d’approcher assez des mooses. » « Je peux faire venir le vent, reprit Net-no-kwa, le temps est calme et froid à présent, mais, avant la nuit, le vent sera fort ; allez, mes enfans, vous êtes assurés de tuer du gibier, car, dans mon songe, j’ai vu Wa-me-gon-a-biew rentrer avec un castor et une lourde charge de viande sur le dos. »

Ils partirent enfin après avoir attaché à leurs têtes et à leurs poudrières de petits sachets contenant des charmes que la vieille femme leur avait remis en leur assurant qu’avec eux le succès était indubitable. Peu de temps après leur sortie, le vent du sud se levant ne tarda pas à souffler avec force, et la température s’adoucit. Vers la nuit, les chasseurs revinrent chargés de chair de moose ; Wa-me-gon-a-biew rapportait un castor ainsi que sa mère l’avait vu en songe. Comme le moose était très grand et très gras, nous transportâmes notre cabane auprès de l’endroit où il avait été tué. Mais ce ne fut là qu’un secours bien temporaire ; nous tuâmes cependant encore quelques castors.

Dix jours après cette heureuse chasse, nous manquions de vivres. Un jour, chassant le castor à quelque distance de notre cabane, je découvris les traces de quatre mooses ; je cueillis une petite branche qu’ils avaient broutée, et en rentrant je la jetai devant Waw-be-be-nais-sa, couché devant le feu, avec son indolence habituelle. « Regardez ceci, bon chasseur, lui dis-je, et allez nous tuer quelques mooses. » Il prit la branche, l’examina quelque temps, et me dit : « Combien sont-ils ? — Quatre. — Je les tuerai. »

Le matin, de très bonne heure, il suivit ma trace et tua trois mooses ; c’était un bon chasseur quand il se mettait en train, mais la plupart du temps il était assez paresseux pour mieux aimer souffrir toutes les extrémités de la faim qu’aller chercher du gibier, ou même poursuivre celui qu’on avait découvert. Nous eûmes alors un intervalle d’abondance, mais la famine revint bientôt. Il nous arrivait souvent de n’avoir rien à manger pendant deux ou trois jours (53) ; ensuite un ou deux lapins ou bien un oiseau tué nous permettaient de traîner notre souffrance quelques jours de plus. Nous faisions tous nos efforts pour exciter Waw-be-be-nais-sa à se donner un peu plus de peine, parce que nous savions qu’il manquait rarement le gibier rencontré ; mais il nous répondait d’ordinaire : « Je suis trop pauvre et trop malade. »

Wa-me-gon-a-biew et moi, pensant que des excursions plus éloignées que nos courses habituelles pourraient amener des rencontres plus heureuses, nous sortîmes un matin de très bonne heure et marchâmes rapidement toute la journée ; aux approches de la nuit, nous tuâmes un jeune castor, et Wa-me-gon-a-biew m dit : « Mon frère, préparez un camp et faites cuire un morceau de notre castor ; moi j’irai plus loin tâcher de tuer quelque gibier. » Il ne tarda pas à revenir chargé de viande, il avait tué deux caribous. Le lendemain, nous nous levâmes de très grand matin pour traîner les deux caribous pendant toute la longue distance qui nous séparait de notre famille. C’était une marche au dessus de mes forces ; mais Wa-me-gon-a-biew, m’ayant devancé, envoya la jeune femme à mon aide, et j’arrivai avant minuit.

L’expérience nous avait démontré quel danger il y avait pour nous à rester dans un tel état d’isolement ; ces nouvelles provisions nous permettant de nous déplacer, nous résolûmes de nous rapprocher de quelque lieu habité. Le comptoir le plus voisin était aux bords du lac d’Eau claire, éloigné d’un trajet de quatre à cinq jours ; nous laissâmes notre cabane, et, prenant seulement nos couvertures, une chaudière ou deux et les objets les plus nécessaires pour notre voyage, nous nous dirigeâmes vers le comptoir. Le pays que nous devions traverser était plein de lacs, d’iles et de marécages ; mais la gelée nous permettait de suivre une route directe.

Un matin, de bonne heure, Waw-be-be-nais-sa, animé peut-être par une faim excessive, ou par l’exercice qu’il était forcé de prendre, se mit à prier et à chanter. Il dit enfin : « Aujourd’hui, nous verrons des caribous. » La vieille femme, dont le caractère était un peu aigri par une longue suite de privations, et qui ne regardait pas Waw-be-be-nais-sa comme un chasseur bien entreprenant, lui répondit : « Des hommes n’auraient pas dit : nous verrons du gibier aujourd’hui, mais nous en mangerons. »

A peine avions-nous marché quelques instans, que six caribous vinrent droit à nous, vers la pointe d’une petite île ; nous nous cachâmes dans des buissons, et ils s’approchèrent à portée de fusil ; mais l’arme de Wa-me-gon-a-biew rata, et à ce bruit ils s’enfuirent tous. Waw-be-be-nais-sa lâcha aussitôt son coup, en blessa un à l’épaule ; et cependant, le soir, après une poursuite de tout le jour, les deux chasseurs rentrèrent au camp sans rien rapporter. Notre position devenait si décourageante, que nous primes le parti de nous alléger par l’abandon d’une partie de nos bagages pour hâter notre marche. Nous tuâmes aussi notre dernier chien, qui devenait trop faible pour pouvoir nous suivre. La vieille femme n’en voulut pas manger ; j’ignore pour quel motif.

Quelques jours après, nous reconnûmes que nous étions égarés, ignorant quelle route suivre, et trop faibles pour marcher au hasard. Net-no-kwa, qui, dans les dernières extrémités, semblait toujours moins abattue que le reste de la famille, choisit, comme à l’ordinaire, l’emplacement de notre camp, nous apporta assez de bois pour entretenir un grand feu, roula sa couverture autour d’elle, et partit son tomahawk à la main ; nous voyions bien tous qu’elle allait chercher quelque moyen de nous sauver de notre détresse. Le lendemain, elle revint et nous dit : « Mes enfans, après de longues prières j’ai dormi, la dernière nuit, dans un lieu solitaire et éloigné ; j’ai vu en songe la route que j’avais suivie, le lieu où je m’étais arrêtée et, à peu de distance, le commencement d’un sentier qui va tout droit à la maison du marchand. Dans mon rêve, j’ai aperçu des hommes blancs ; ne perdons pas de temps, le Grand Esprit veut nous conduire auprès d’un bon feu. »

Un peu ranimés par la confiance et l’espoir que la vieille femme cherchait ainsi à nous inspirer, nous partîmes aussitôt ; mais, parvenus au terme du sentier qu’elle avait tracé, nous marchâmes long-temps sans découvrir aucun vestige humain. Les uns lui adressaient des reproches, les autres la tournaient en ridicule, lorsqu’enfin, à notre grande joie, nous rencontrâmes les traces récentes d’un chasseur qui avait dû se diriger vers le comptoir ; et, redoublant nos efforts, nous y arrivâmes enfin deux jours et une nuit après notre départ.

Là, nous trouvâmes le traiteur qui nous avait ouvert au lac de la Pluie un crédit de cent vingt peaux de castors ; comme il se disposait à partir, nous acquittâmes notre dette, et il nous resta vingt peaux que j’échangeai pour quatre trappes. La vieille femme reçut aussi trois petites caques de rhum.

Après un repos de peu de jours, nous reprimes la route de notre dernière cabane ; d’abord, nous suivîmes le large sentier de chasse des habitans du comptoir. Au moment de le quitter, la vieille femme remit toute sa provision de rhum à Waw-be-be-nais-sa, en lui disant de suivre le sentier des chasseurs jusqu’à l’endroit où il les rencontrerait, d’échanger cette liqueur pour de la viande et de revenir à nous ; mais Waw-be-be-nais-sa ouvrit aussitôt une des petites caques et en but la moitié. Le lendemain matin, cependant, il se trouva dans son état naturel et partit avec les instructions de la vieille femme ; Wa-me-gon-a-biew l’accompagnait. J’allai, avec les femmes, les attendre à un rendez-vous indiqué ; après un jour d’attente, nous vîmes revenir mon frère chargé de viande, mais Waw-be-be-nais-sa ne reparut pas ; et pourtant sa femme et ses petits enfans avaient été forcés, le jour même, de manger leurs mocassins.

Nous partageâmes nos vivres avec cette famille, qui partit ensuite pour rejoindre son chef ; les chasseurs nous faisaient inviter par Wa-megon-a-biew à venir vivre avec eux, mais il fallait, avant tout, aller reprendre ce que nous avions laissé dans notre cabane. En revenant de cette course, nous nous arrêtâmes au même endroit ; depuis quelque temps nous ne vivions plus que d’écorces d’arbres, et surtout de celle d’une vigne grimpante assez commune ; aussi nos forces étaient-elles tout à fait épuisées.

Wa-me-gon-a-biew ne pouvait plus marcher, et, de nous tous, c’était la vieille femme qui paraissait le moins souffrir ; elle pouvait jeûner cinq ou six jours sans être bien abattue, et ce fut seulement de crainte que d’autres membres de la famille ne périssent en son absence, qu’elle consentit à me laisser aller demander des secours au comptoir que nous croyions moins éloigné que le camp des chasseurs. C’était tout au plus un voyage de deux jours de marche ordinaire ; mais, dans mon état de faiblesse, il était douteux que je pusse y parvenir.

Je partis de grand matin ; le temps était froid et le vent fort ; j’avais un grand lac à traverser, et là, comme le vent soufflait avec violence, j’eus beaucoup à souffrir. Arrivé sur l’autre bord avant le coucher du soleil, je m’assis pour passer la nuit. Dès que je commençai à sentir un peu de froid, je voulus me lever ; mais j’eus tant de peine à y réussir, qu’il me parut imprudent de me reposer avant d’avoir atteint le comptoir. La nuit n’étant pas sombre et le vent s’étant abattu, je souffris moins que dans le jour ; je marchai toute la nuit, et je parvins à mon but de bonne heure dans la matinée. Dès que j’eus ouvert la porte, les blancs virent bien, à mon aspect, que j’étais à demi mort de faim, et me demandèrent aussitôt des nouvelles de ma famille ; à peine eus-je donné les explications nécessaires, qu’un Français, grand marcheur, partit chargé de provisions ; peu d’heures après mon arrivée, j’entendis la voix de Net-no-kwa demandant : « Mon fils est-il ici ? » J’ouvris la porte, et à ma vue elle témoigna la plus vive satisfaction. Elle n’avait pas rencontré le Français.

Bientôt après mon départ, le vent était devenu violent, et la vieille femme, pensant que je ne pourrais point traverser le lac, avait voulu suivre mes traces ; mais la neige, agitée par le vent, les effaçait, et elle arrivait au comptoir craignant que je n’eusse péri dans la route. Deux jours après, Wa-me-gon-a-biew et le reste de la famille, secourus par le Français, vinrent nous rejoindre ; les Indiens, de leur côté, pensant que nous ne pourrions point parvenir jusqu’à eux sans des secours que nous ne pouvions probablement pas nous procurer, avaient envoyé Waw-be-be-nais-sa avec des provisions au lieu du premier rendez-vous. Il était arrivé près de notre camp peu après mon départ ; mais, soit volontairement, soit par stupidité, il ne l’avait pas atteint : il s’était arrêté seulement à portée de la voix, et là il avait fait un bon repas dont les restes se trouvèrent sur le passage de la famille.



(53) « Nous passons les sept et huict jours, voire les dix, aucunefois sans manger, si n’en mourons point pour cela. ».

(Le père Biard, Relation de la Nouvelle-France, p. 70.) (p. 120)