Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (2p. 57-73).


CHAPITRE XXV.


Médecine de chasse. — Figurines d’animaux. — Sortilége. — Correspondance indienne. — Funérailles. — Guerre entre les blancs. — Souvenirs d’une autre vie. — Mort d’un chef. — Le doigt crochu. — Rivalité nationale. — Révélation nouvelle de la volonté du Grand Esprit. — Le lac de l’Esprit. — Prédictions réalisées. — Ojibbeways massacrés. — Culture du blé. — Invasion des loups.


Peu de temps après, la faim nous réduisit à de telles extrémités, que nous jugeâmes nécessaire d’avoir recours à une médecine de chasse. O-ge-mah-weninne et moi, passant pour les meilleurs chasseurs de la bande, Nah-gitch-egum-me nous envoya à chacun un petit sac de médecine en cuir, contenant certaines racines pulvérisées et mêlées avec de la peinture rouge, pour en faire l’application sur les petites images ou figures des animaux que nous désirions tuer.

Dans cette espèce de chasse, on emploie, au moins en ce qui concerne l’usage de la médecine, les mêmes moyens que dans les occasions où un Indien veut infliger à un autre une maladie ou une souffrance. Un dessin ou une petite image est préparé pour représenter l’homme, la femme ou l’animal sur lequel doit être tenté le pouvoir de la médecine. Si l’on veut causer la mort, on pique, avec un instrument aigu, la partie qui représente le cœur, et on y applique un peu de médecine. L’image employée à cet effet s’appelle muzzi-ne-neen, et le même nom désigne les petites figures d’homme ou de Femme, tantôt grossièrement tracées sur une écorce de bouleau, tantôt gravées sur bois avec plus de soin.

Nous partîmes, pleins de confiance du succès ; mais Wah-ka-zhe nous suivit, et nous rejoignant à quelque distance, nous recommanda de nous tenir en garde contre la médecine que nous avait donnée Nah-gitch-e-gum-me, parce qu’il en résulterait pour nous malheur et misère, non immédiatement, mais à l’époque de notre mort. Nous n’en fîmes donc pas usage, et comme nous tuâmes quelques pièces de gibier, Nah-gitch-e-gum-me crut avoir beaucoup contribué, par l’efficacité de sa médecine, au succès de notre chasse. Voyant que la famine nous menaçait sérieusement, je me séparai de la bande pour aller vivre isolé, bien sûr de pouvoir satisfaire ainsi à tous les besoins de ma famille. Wah-ka-zhe et l’Oiseau noir allèrent au lac Winnipeg, d’où ils ne revinrent pas, quoique je comptasse sur leur retour.

— Ma chasse terminée ; vers l’époque ordinaire des rassemblemens du printemps, je descendis le Be-gwi-o-nus-ko, pour aller visiter les traiteurs à la rivière Rouge. La plupart des Indiens s’étaient mis en marche avant moi ; un matin, passant devant un de nos endroits accoutumés de campement, je vis sur le rivage un petit bâton fiché en terre, et au bout un morceau d’écorce de bouleau. En l’examinant de près, je distinguai le dessin d’un serpent à sonnette et d’un couteau, dont le manche touchait le serpent, tandis que la pointe perçait un ours qui portait la tête basse. Auprès du serpent à sonnette était dessinée une femelle de castor, dont l’une des mamelles touchait aussi le serpent.

Tout cela avait été tracé à mon intention, et j’appris ainsi que Wa-me-gon-a-biew, qui avait pour totem le serpent à sonnette, she-shegwah, venait de tuer un homme dont le totem était un ours (muk-kwah). Le meurtrier ne pouvait être que Wa-me-gon-a-biew, car il était clairement indiqué que c’était le fils d’une femme portant le castor pour totem, et c’était positivement celui de Net-no-kwa. Comme peu d’hommes de notre bande avaient l’ours pour totem, je ne doutai pas que la victime ne fût un jeune homme nommé Ke-zha-zhoons. La tête basse de l’ours indiquait qu’il était mort et non blessé.

Cette nouvelle ne me détourna pas de continuer mon voyage ; je me hâtai, au contraire, et j’arrivai assez tôt pour assister à l’enterrement du jeune homme que mon frère avait tué. Wa-me-gon-a-biew vint et creusa lui-même une fosse assez large pour deux hommes. Les amis de Ke-zha-zhoons y descendirent son corps. Alors Wa-me-gon-a-biew se dépouilla de tous ses vêtemens, à l’exception du dernier ; puis, se tenant, dans cet état, au bord de la fosse, il prit son couteau, et le présentant par le manche au plus proche parent du mort : « Mon ami, dit-il, j’ai tué votre frère ; vous voyez que j’ai creusé une fosse assez grande pour deux hommes ; je suis tout disposé à y dormir avec lui. »

Le premier, le second et enfin tous les amis du jeune, homme mort refusèrent, l’un après l’autre, le couteau que Wa-me-gon-a-biew leur offrit tour à tour. Les parens de mon frère étaient puissans, et la crainte qu’ils inspiraient lui sauva la vie. Ke-zha-zhoons l’avait provoqué en l’appelant nez coupé. Voyant qu’aucun des parens mâles de ce jeune homme ne voulait entreprendre publiquement de venger sa mort, Wa-me-gon-a-biew leur dit : « Ne me fatiguez plus maintenant ou à l’avenir de cette affaire ; je ferai encore ce que j’ai fait, si quelqu’un de vous s’expose à m’adresser de semblables provocations. »

La méthode par laquelle cette nouvelle me fut transmise si loin est d’un usage fréquent chez les Indiens, et dans la plupart des cas elle est parfaitement claire et intelligible. Les hommes d’une même tribu connaissent à merveille tous les totems les uns des autres, et si, dans quelque dessin de cette nature, la figure d’un homme se montre sans aucune désignation particulière, on peut être sûr que c’est un Siou, ou au moins un étranger. Le plus souvent, comme dans l’exemple que je viens de rapporter, les figures humaines ne sont pas du tout employées. On se contente du totem ou surnom. Si l’on veut faire savoir qu’un parti est dans la disette, on dessine quelquefois un homme, plus ordinairement un animal servant de totem, et la bouche de l’homme ou de l’animal est peinte en blanc.

Après avoir visité le traiteur à la rivière Rouge, je me mis en route avec l’intention de me rendre aux États-Unis ; mais, au lac Winnipeg, j’appris que la guerre durait encore entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, et qu’il me serait fort difficile de passer sûrement les frontières. Il fallut donc m’arrêter en cet endroit, où je fus bientôt rejoint par Pe-shau-ba, Waw-zhe-kwaw-maish-koon et plusieurs autres, qui formaient à eux tous la population de trois cabanes. Waus-so, le vieux compagnon de Pe-shau-ba, avait été tué à la chasse par accident. Nous vécûmes ensemble dans l’abondance et le contentement ; mais Pe-shau-ba, sur qui la mort de son ami Waus-so avait fait quelque impression, fut saisi bientôt d’une violente maladie. Il se persuada aussitôt que sa fin approchait et il nous en parlait souvent.

Un jour il me dit : « Je me rappelle qu’avant de venir vivre en ce monde, j’étais là haut avec le Grand Esprit. Je regardais souvent en bas, et je découvris les hommes sur la terre. Je vis beaucoup de choses bonnes et désirables, et entre autres une belle femme ; comme je la regardais tous les jours, le Grand Esprit me dit : Pe-shau-ba, aimes-tu la femme que tu regardes si souvent ? Oui, répondis-je. Alors, reprit-il, va passer quelques hivers sur la terre : tu n’y resteras pas long-temps ; souviens-toi toujours d’être doux et bon pour mes enfans que tu vois là bas. — C’est ainsi que je suis descendu sur la terre, et je n’ai jamais oublié ce qu’il m’avait dit. Je me suis toujours tenu dans la fumée entre les deux bandes. Quand mon peuple a combattu ses ennemis, je n’ai point frappé mes amis dans leurs cabanes. J’ai dédaigné la folie des jeunes hommes qui auraient voulu m’offenser ; mais j’ai toujours été prêt à conduire nos braves guerriers contre les Sioux. J’ai toujours marché au combat peint en noir, comme je le suis maintenant, et j’entends d’ici la même voix qui m’a parlé lorsque je suis descendu sur la terre ; elle me dit que je ne saurais y rester plus long-temps. Quant à vous, mon frère, je vous ai servi de protecteur, et vous serez triste quand je vous quitterai ; mais n’allez pas ressembler à une femme ; bientôt vous suivrez ma trace. » Il se couvrit alors de vêtemens neufs que je lui avais donnés, sortit de la cabane, regarda le soleil, le ciel, le lac, les collines éloignées ; puis il rentra et s’assit avec calme à sa place accoutumée ; peu d’instans après, il avait cessé de respirer.

Après la mort de Pe-shau-ba, je voulus tenter encore une fois d’aller aux États-Unis ; mais Waw-zhe-kwaw-maish-koon m’en empêcha. Je passai avec lui le reste de l’hiver ; au printemps, nous allâmes à Ne-bo-we-se-be (morte-rivière). Là nous plantâmes du grain et demeurâmes tout l’été. A la chute des feuilles, quand le grain fut moissonné, nous revînmes à nos cantons de chasse.

Un vieil Ojibbeway, appelé le Doigt crochu, vivait dans ma cabane depuis près d’une année ; dans cet espace de temps, il n’avait jamais tué une seule pièce de gibier. Quand j’allai à la poursuite des bisons, il me suivit et nous arrivâmes ensemble en vue d’un nombreux troupeau. Alors le vieillard voulut élever une querelle sur mon droit de chasse dans ces cantons. « Vous autres Ottawwaws, dit-il, vous ne devez pas chasser dans cette partie de la contrée. Je ne puis vous surveiller tous ; mais, vous au moins, vous êtes en mon pouvoir, et si vous ne partez pas sur-le-champ pour votre pays, je suis déterminé à vous tuer. »

Cette menace ne m’inquiétait pas ; je le défiai de me faire aucun tort ni aucun mal. Après une heure ou deux d’altercation, il se mit à ramper pour s’approcher des bisons à portée de fusil. Peu d’instans plus tard, deux jeunes Ottawwaws, qui avaient entendu la querelle en s’approchant et s’étaient cachés dans les buissons, vinrent se joindre à moi. Le vieillard, après avoir perdu deux ou trois coups, s’en retourna à la cabane, aussi honteux de son insolence à mon égard que de son manque de succès. Je m’avançai alors avec mes deux compagnons, et nous tuâmes un grand nombre de vaches grasses.

Peu de temps après, ayant chassé tout le jour, je trouvai, en rentrant fort tard, un abattement extraordinaire dans la contenance de tous les habitans de ma cabane. Parmi eux se trouvait un homme, nommé Chik-ah-to, qui m’était presque étranger. Il semblait, et tous les autres comme lui, frappé de quelques mauvaises nouvelles soudaines et inattendues. Je demandai à ma femme la cause de cet abattement ; elle ne me dit rien. Enfin, aux questions les plus pressantes, Waw-zhe-kwaw-maish-koon répondit du plus grand sérieux et d’une voix solennelle que le Grand Esprit était descendu encore une fois.

« Eh quoi ! répondis-je, il est déjà revenu ; il revient bien souvent depuis quelque temps ; mais nous saurons, je le suppose, ce qu’il a à nous dire. » La légèreté et l’irrévérenee avec lesquelles je traitais ce sujet parurent offenser beaucoup d’Indiens, et ils s’entendirent tous pour ne me communiquer aucun détail ; c’était pour moi une matière de peu d’importance. J’allai, le lendemain matin, à la chasse, selon mon habitude. Mon indifférence et mon mépris pour ces prétendues révélations de la volonté divine me tinrent quelque temps dans l’ignorance de ce qui se passait alors. Plus avancé dans ma carrière, je reconnus que, si mon scepticisme n’offensait pas la divinité au nom de laquelle ces révélations nous étaient faites, il blessait fort ceux qui aimaient à se présenter de sa part, et qu’en encourant leur mauvais-vouloir je m’exposais à beaucoup d’ihconvéniens et de dangers.

Au printemps, quand nous fûmes réunis au comptoir de Pembinah, les chefs construisirent une grande cabane, et y convoquèrent tous les hommes, pour recevoir quelques informations sur la révélation nouvelle de la volonté du Grand Esprit. Le messager de cette révélation était Manito-o-gheezick, homme de peu de renommée, mais bien connu de la plupart des Ojibbeways de cette contrée. Il avait disparu pendant près d’une année, et il prétendait avoir, dans cet intervalle de temps, visité le séjour du Grand Esprit, qui lui avait donné lui-même ses instructions. Quelques traiteurs m’apprirent qu’il était allé seulement à Saint-Louis, sur le Mississipi.

Ais-ainse se chargea de nous exposer l’objet de la réunion ; il chanta ensuite et pria ; puis il se mit à nous détailler les principaux traits de la révélation faite à Manito-o-gheezick. Les Indiens ne devaient plus marcher contre leurs ennemis ; ils ne devaient ni voler, ni tromper, ni mentir, ni s’enivrer, ni manger leur venaison chaude ou boire leur bouillon chaud. Peu de ces injonctions étaient incommodes ou de difficile observance comme celles du prophète shawneese. La plupart des maximes et des instructions communiquées vers ce temps aux Indiens étaient de nature à leur être toujours utiles ; et cette influence se fit sentir deux ou trois ans dans leur conduite plus réglée et leur condition quelque peu améliorée.

Quand nous fûmes prêts à nous éloigner du comptoir, Ais-ainse invita plusieurs d’entre nous, et moi en particulier, à l’accompagner à Man-e-to-sah-gi-e-gun (lac de l’Esprit) (7), lieu ordinaire de sa résidence ; mais je refusai de me joindre à lui, parce que je voulais rester dans une contrée boisée pour la chasse des animaux à fourrure. Dix hommes, et entre autres Wa-ge-to-te et Gi-ah-ge-git, acceptèrent son invitation et le suivirent avec un grand nombre de femmes. Un jeune homme, ami d’Ais-ainse, nommé Se-gwun-oons (le cerf) (8), avant de se séparer de nous, à Pembinah, prédit qu’il serait tué au lac de l’Esprit, et fit plusieurs autres prédictions qui se réalisèrent de jour en jour.

Les Indiens prirent enfin tant de confiance en lui, et les dangers dont il menaçait ceux qui iraient au lac firent tant d’impression sur eux, que Wa-me-gon-a-biew et d’autres s’alarmèrent et revinrent. Le dernier de ceux qui nous rejoignirent fut Match-e-toons, jeune homme léger et menteur ; il nous raconta que les dangers dont on menaçait Ais-ainse et sa bande, ayant fait sur lui une vive impression, il avait déserté pendant la huit, et que le matin, quoiqu’il eût fait une marche forcée, il avait entendu les fusils des Sioux dans la direction du camp. Nous n’ajoutâmes pas d’abord une foi entière au récit de cet homme, et nous attendîmes des nouvelles avec anxiété. Enfin les chefs envoyèrent vingt guerriers vérifier si son récit avait quelque fondement.

En arrivant à l’endroit où avait campé Ais-ainse, ce parti reconnut que toute la bande avait été massacrée. En avant du camp gisait le corps de Se-gwun-oons, ce jeune homme qui avait prédit l’attaque avant le départ de Pembinah ; près de lui étaient tombés plusieurs guerriers de son âge, et plus loin en arrière on voyait le corps vigoureux d’Ais-ainse tout couvert de flèches. Dans le camp, la terre était jonchée des cadavres des femmes et des enfans ; plus loin, on trouva le corps d’un des Sioux assis et couvert de puk-hwi ou nattes qui avaient appartenu aux cabanes des Ojibbeways. Match-e-toons seul avait survécu ; quelques Indiens soupçonnèrent qu’il s’était enfui pendant le combat et non la nuit précédente comme il l’avait raconté. Ainsi périt Ais-ainse, le dernier des hommes remarquables de son temps parmi les Ojibbeways de la rivière Rouge. Notre village devint un lieu de désolation après la perte de tant d’hommes.

Nous allâmes ensuite à Ne-bo-we-se-be passer l’été et semer du grain ; Sha-gwaw-koo-sink, vieil Ottawwaw de mes amis, introduisit le premier la culture du blé parmi le» Ojibbeways de la rivière Rouge.

A la chute des feuilles, quand nous retournâmes au pays de chasse, les loups étaient extraordinairement nombreux et importuns ; ils tuèrent mon cheval et plusieurs de mes chiens. Un jour, toute ma famille était allée chercher avec moi la chair d’un moose que j’avais tué ; je reconnus, en rentrant dans la cabane, que les loups y avaient fait irruption, et avaient entraîné au dehors beaucoup de fourrures, de courroies, et enfin toutes les peaux et tout le cuir qui s’étaient trouvés à leur portée. J’en tuai un grand nombre, et cependant j’en étais toujours harcelé. Il y avait, entre autres, un vieux loup, si souvent venu à ma porte, que je le reconnaissais et que j’avais pu étudier ses habitudes : il courait d’abord hardiment à mes chiens et les forçait à rentrer ; puis il rôdait autour de la cabane, pour s’emparer de tout ce qu’il pouvait trouver à manger. Enfin, mon fusil bien chargé, je marchai droit à sa rencontre, et je l’étendis à terre comme il s’élançait sur moi. La moitié de son poil était tombée.



(7) On le nomme aussi le lac du Diable, et sur la carte de la compagnie du Nord-Ouest le lac de Dieu (god’s lake).

(Note de l’éditeur américain.) (p. 70)


(8) Spring deer. C’est le cervus Virginianus, cerf de Virginie, ou, selon quelques auteurs, le Guazoupoucou, ou cervus paludosus de d’Azara. Nous penchons pour la première opinion (p. 70)