Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (2p. 1-17).



CHAPITRE XXII.


La montagne de la Tortue. — Indiens en campagne. — Disette.— Trophée sans combat. — Offrandes de guerre. — Trésor découvert. — Révélation de la volonté du Grand Esprit. — Préceptes de la religion des Shawneeses. — La poignée de main du prophète. — Massacre des chiens. — La chair du prophète. — Pratiques minutieuses. — Amélioration des mœurs publiques.


Trois mois après, les Crees envoyèrent du tabac aux Ojibbeways, pour les engager à venir se joindre, comme eux, aux Mandans, pour aller attaquer quelques Bwoir-nugs, dans la contrée du Missouri. Ba-gis-kun-nung me fit dire, en même temps, qu’il ne me conseillait pas de me joindre à l’expédition. C’était une menace d’attenter à mes jours, si je revenais vers lui ; mais je n’y fis aucune attention.

En six jours, je me rendis à la montagne de la Tortue, où les Crees s’assemblaient en grand nombre. Après un mois d’attente, j’y vis arriver Wa-ge-to-te, marchant au rendez-vous avec soixante hommes. Là nous nous joignîmes à lui au nombre de huit, et nous donnâmes toutes les provisions dont nous pouvions disposer à cet homme et à son parti, qui manquaient de vivres depuis quelque temps. Bientôt nous fûmes réduits aux mêmes privations, et après deux ou trois jours de marche, vingt jeunes guerriers furent choisis pour aller à la chasse des bisons. Wa-ge-to-te insista pour que je partisse avec eux mais je refusai. Il revint plusieurs fois à la charge, et enfin, enlevant mon fardeau de mes épaules : « Maintenant, mon neveu, me dit-il, vous pouvez partir ; je porterai vos bagages pour vous jusqu’à ce que vous nous ayez rejoints. » Je n’allai qu’à peu de distance, et j’eus la bonne fortune de tuer un élan. Les Indiens tombèrent dessus comme des chiens affamés ; en peu d’instans, il n’en resta pas le moindre morceau, et cependant la moitié à peine de ceux qui mouraient de faim purent en goûter.

Les vingt hommes détachés rentrèrent de la chasse sans avoir rien tué ; la plupart de mes compagnons devinrent bientôt si faibles, que beaucoup restèrent en arrière, hors d’état de marcher. Pendant bien des jours, nous eûmes pour toute nourriture les racines du me-tush-koo-she-min, plante alimentaire que les Anglais nomment grass-berry, et les Français pomme blanche (1). J’étais moi-même presque en défaillance, lorsqu’une nuit, quand tous dormaient, un vieillard, parent de ma femme, vint me réveiller et glissa dans ma main un peu de pemmican (2) qu’il avait soigneusement caché. Ce secoure, venu si à propos, me permit d’atteindre la montagne de la Tortue, où il n’arriva guère avec moi que la moitié de la bande de Wa-ge-to-te ; de ceux qui n’avaient pu nous suivre, quelques uns vinrent nous rejoindre, plusieurs retournèrent à leurs familles, et l’on n’entendit plus jamais parler de quelques autres.

Les Assinneboins et les Crees que nous comptions trouver à ce rendez-vous en étaient partis depuis quelque temps, et en suivant leurs traces nous les rencontrâmes, au bout de peu de jours, revenant de leur expédition ; ils nous racontèrent qu’ils étaient arrivés au village des Mandans au moment où un parti de Sioux venait l’attaquer. Le chef mandan leur dit au premier abord : « Mes amis, ces Sioux sont venus ici pour éteindre mon feu, ils ignorent votre présence ; comme ils ne se sont pas mis en marche contre vous, pourquoi votre sang coulerait-il dans notre querelle ? Restez donc dans mon village, vous verrez que nous sommes des hommes, et que nous n’avons pas besoin de secours quand on vient nous combattre à nos portes. » Le village mandan était entouré d’une palissade de piquets ; les Sioux combattirent tout près pendant la journée entière ; enfin un armistice fut conclu, et le chef mandan, s’adressant aux Sioux, sans sortir de l’enceinte, leur dit : « Quittez le village, ou vous allez voir fondre sur vous nos amis les Ojibbeways qui, s’étant reposés parmi nous tout le jour, sont maintenant dispos et infatigables. » Les Sioux répondirent : « C’est là une fanfaronnade pour déguiser votre faiblesse ; vous n’avez point d’Ojibbeways parmi vous, et, si vous en aviez des centaines, nous n’en aurions aucune peur. Les Ojibbeways sont des femmes ; si votre village en était plein, ce serait une raison de plus d’y pénétrer promptement. » Les Crees et les Assinneboins, s’irritant de ces injures, s’élancèrent à l’attaque des Sioux, qui, à leur vue, s’enfuirent en désordre.

Les Ojibbeways, quoique n’ayant pris que peu de part au combat, eurent plusieurs des chevelures scalpées dans la journée ; l’une d’elles échut à notre chef Wa-ge-to-te, bien qu’il ne se fût approché qu’à quelques journées du lieu du combat, et il retourna dans son pays avec ce trophée. En arrivant à la montagne de la Tortue, à notre retour, nous souffrions tous les extrémités de la faim, et quelques uns étaient à peu près hors d’état d’aller plus loin. Nous fûmes donc obligés de nous arrêter, et il ne restait que chez quatre d’entre nous assez de force et de résolution pour essayer de chasser. C’étaient un vieillard nommé Gitch-e-weesh (la hutte du grand castor), deux jeunes guerriers et moi ; le vieillard était très animé et montrait la confiance la plus absolue de tuer quelque gibier, « Quand j’étais encore petit enfant, nous dit-il, une fois que je n’avais rien mangé pendant trois jours, le Grand Esprit vint à moi et me dit : » « J’ai entendu tes cris, je ne veux plus t’entendre crier et te plaindre si souvent ; mais si jamais tu te vois réduit à mourir de faim, appelle-moi, je t’entendrai et te donnerai quelque chose. » « Je n’ai jamais, ajouta-t-il, réclamé cette promesse ; mais je viens de passer toute la nuit à prier et à chanter, et je suis sûr que je serai nourri aujourd’hui par la bonté du Grand Dieu, il ne me refusera certainement pas cette première demande. » Nous sortîmes ensemble de grand matin, et nous nous dispersâmes pour chasser. Je marchai tout le jour sans rien rencontrer ; mais j’étais si faible, que je ne parcourus qu’une très petite étendue de terrain. Je rentrai tard ; les deux jeunes guerriers m’avaient précédé : tous commençaient à se désespérer. Mais le vieux Gitch-e-weesh était absent encore ; il revint très tard, courbé sous le poids d’une lourde charge de venaison. Je fus choisi pour préparer et partager également ce qu’il avait rapporté. Le lendemain, nous allâmes à l’endroit où un moose avait été tué ; ses derniers restes furent bientôt dévorés.

Près de cet endroit, Wa-me-gon-a-biew découvrit un grand nombre d’objets abandonnés par une bande d’Assinneboins, comme sacrifice de médecine. Ce qu’on laisse dans cette intention, s’appelle metai sas-sah-ge-witch-e-gun ou puk-ketch-e-gun-nun, et la première tribu amie peut le prendre ; mais les offrandes faites pour assurer le succès d’une guerre ne doivent point être enlevées de la place où elles ont été déposées ; on les nomme sah-sah-ge-witch-e-gun.

Wa-me-gon-a-biew, ayant grimpé sur un arbre pour indiquer sur-le-champ sa découverte aux Indiens, fut si lent à redescendre, que toutes les couvertures, tous les morceaux de drap, tous les objets de prix enfin, avaient déjà trouvé de nouveaux maîtres. Il ne dit presque rien de son mécontentement, qu’il était, d’ailleurs, assez facile de reconnaître, et il alla s’asseoir seul à l’écart, sur un tronc d’arbre. Là, remuant du pied un tas de feuilles sèches, il trouva une chaudière de cuivre, renversée, qui recouvrait beaucoup d’offrandes d’une grande valeur ; mais cette fois, sans appeler personne, il s’appropria tout, et cette dernière part fut la meilleure de toutes. Les couvertures, les habits, les ornemens, étaient suspendus aux arbres, en bien plus grand nombre que l’usage ne l’exige. Les Assinneboins avaient fait ce sacrifice dans leur marche contre les Sioux.

De cet endroit à celui où m’attendait ma famille, je ne tuai aucun gibier ; j’arrivai à moitié mort de faim, et la disette régnait dans ma cabane ; mais le lendemain j’eus bonne chance, je tuai un élan, et ma chasse suffit pendant quelque temps à nous faire vivre dans l’abondance.

Pendant ce séjour près de la rivière du grand Bois, nous entendîmes parler d’un homme fameux, de la nation des Shawneeses, qui venait d’être honoré d’une révélation de la volonté du Grand Esprit. Chassant dans la prairie, fort loin de ma cabane je vis venir à moi un étranger : je craignis d’abord que ce ne fût un ennemi ; mais, comme il s’approchait, je reconnus à ses vêtemens, un Ojibbeway. Il y avait cependant quelque chose d’étrange et d’original dans toute sa tenue ; il m’enjoignit de retourner chez moi, sans m’en donner aucun motif, sans porter les yeux sur moi, sans vouloir entrer dans aucune espèce de conversation. Je le crus fou, et cependant je l’accompagnai à ma cabane ; quand nous eûmes fumé, il resta long-temps silencieux et m’apprit, enfin, qu’il venait me voir de la part du prophète des Shawneeses.

« Désormais, me dit-il, le feu ne doit jamais s’éteindre dans votre cabane. L’été et l’hiver, la nuit et le jour, dans la tempête comme dans le calme, vous vous souviendrez que la vie dans votre corps et le feu dans votre foyer sont une même chose et de la même date. Si vous laissez éteindre votre feu, votre vie s’éteindra au même instant. Vous ne nourrirez plus de chien. Vous ne battrez jamais ni homme, ni femme, ni enfant, ni chien. Le prophète lui-même va venir vous donner une poignée de main : je l’ai précédé pour vous apprendre que c’est la volonté du Grand Esprit qu’il nous communique et pour vous prévenir que la conservation de votre vie dépend d’une obéissance de tous les momens. A l’avenir, nous ne devons plus jamais nous enivrer, ni voler, ni mentir, ni marcher contre nos ennemis. Tant que nous obéirons sans réserve à ces commandemens du Grand Esprit, les Sioux mêmes, s’ils viennent dans notre pays, ne pourront pas nous apercevoir. Nous serons protégés et heureux. »

J’écoutai attentivement tout ce qu’il avait à me dire, et je lui répondis que je ne croyais pas que nous dussions tous mourir, si notre feu venait à s’éteindre ; que, dans bien des cas, il était impossible de ne pas corriger nos enfans, et qu’enfin, nos chiens nous étant fort utiles pour la chasse, je ne croyais pas que le Grand Esprit eût aucune volonté de nous en priver. Il continua à nous parler jusqu’à une heure fort avancée de la nuit, et alla ensuite dormir dans ma hutte. Je me réveillai le premier, et voyant que le feu était éteint, je l’appelais pour venir voir combien de nous étaient vivans et combien étaient morts. Mais il était préparé contre le ridicule que je voulais jeter sur sa doctrine, et il me répondit que je n’avais pas reçu encore la poignée de main du prophète. Sa visite, ajouta-t-il, n’avait d’autre objet que de me préparer à cet important événement, et de me faire connaître d’avance les obligations que je contracterais en recevant dans ma main celle du prophète. Je n’étais pas tout à fait à mon aise dans mon incrédulité. Les Indiens, en général, reçurent la doctrine de cet homme avec beaucoup d’humilité et de crainte. Le chagrin et l’anxiété étaient visibles dans toutes les contenances. La plupart tuèrent leurs chiens et tâchèrent de se conformer à tous les commandemens de ce nouveau prêcheur qui restait parmi nous.

Selon mon usage invariable dans toutes les occasions importantes, j’allai trouver les traiteurs, fermement convaincu que si la Divinité avait quelques communications à faire aux hommes, elle commencerait bien certainement par les blancs. Les traiteurs tournèrent en ridicule, avec des paroles de mépris, l’idée d’une nouvelle révélation de la volonté divine transmise par un pauvre Shawneese, et je me confirmai ainsi dans mon incrédulité ; néanmoins je n’osais pas en convenir tout haut avec les Indiens, mais je refusai de tuer mes chiens et je ne montrai pas beaucoup d’exactitude à remplir les autres observances, sans toutefois heurter de front les croyances des Indiens. J’avais adopté un grand nombre de leurs idées, mais toutes ne me paraissaient pas également soutenables.

L’Ojibbeway, envoyé du prophète, resta quelque temps parmi les Indiens dans mon voisinage, et sut si bien se concilier les esprits des personnages principaux, qu’une époque fut fixée et une cabane préparée pour l’adoption solennelle et publique de ses doctrines. Quand nous fûmes tous entrés dans la longue cabane disposée pour la cérémonie, nous vîmes, soigneusement caché sous une couverture, quelque chose dont l’aspect et les dimensions rappelaient la forme humaine. Tout auprès se tenaient deux jeunes hommes qui, nous dit-on, ne s’en éloignaient jamais, faisaient son lit tous les soirs comme pour un homme et dormaient à ses côtés ; mais, pendant toute la solennité, personne ne s’en approcha, personne ne souleva la couverture étendue sur cet objet mystérieux. Quatre colliers de fèves moisies et décolorées étaient les seuls insignes visibles de cette importante mission.

Après une longue harangue qui établit et recommanda à l’attention de tous les auditeurs les traits saillans de la nouvelle révélation, les quatre colliers de fèves, que l’on nous dit faits de la chair même du prophète, furent portés en grande cérémonie à chacun des assistans. On devait prendre tour à tour chaque collier par un bout et le passer doucement dans sa main. Cela s’appelait recevoir une poignée de main du prophète, et c’était considéré comme un solennel engagement d’obéir à ses ordres et de reconnaître sa mission comme venant de l’Être-Suprême. Tous les Indiens qui touchèrent les fèves avaient déjà tué leurs chiens ; ils jetèrent leurs sacs à médecine et se montrèrent disposés à toutes les pratiques exigées d’eux.

Nous étions, depuis quelque temps, réunis en très grand nombre ; beaucoup d’agitation et de terreur avait régné parmi nous ; la famine commença à se faire sentir. Les figures des Indiens offraient un aspect inaccoutumé de mélancolie ; les hommes actifs élaient devenus indolens, et l’ardeur des plus braves semblait tout à fait comprimée. J’allai chasser avec mes chiens, que j’avais constamment refusé de mettre ou de laisser mettre à mort ; avec leur aide, je trouvai et tuai un ours. En revenant, je dis à quelques Indiens : « Le Grand Esprit ne nous a-t-il pas donné nos chiens pour nous aider à nous procurer ce qui est nécessaire au soutien de notre existence ? comment croire qu’il veuille maintenant nous priver de leurs services ? Le prophète, nous a-t-on dit, nous défend de laisser éteindre le feu dans nos huttes, quand nous allons en voyage ou à la chasse, il ne nous permettrait pas de nous servir d’un caillou et d’un briquet, et l’on nous dit qu’il ne veut pas qu’un homme donne du feu à un autre ! Peut-il plaire au Grand Esprit que nous nous passions de feu dans nos camps de chasse ? peut-il lui être plus agréable de nous voir faire du feu par le frottement de deux bâtons qu’avec une pierre et un briquet ? » Mais ils ne voulaient pas m’écouter, et la foi qui s’emparait d’eux réagit si fortement sur moi, que je lançai au loin mon briquet et mon sac à médecine. Je me soumis, sous beaucoup de rapports, aux nouvelles doctrines ; mais je persistai à ne vouloir pas tuer mes chiens. J’appris bientôt l’art d’allumer du feu en frottant des morceaux de cèdre sec que j’avais soin de porter toujours sur moi ; mais la suppression de l’ancienne méthode soumettait un grand nombre d’Indiens à beaucoup d’inconvéniens et de privations. L’influence du prophète shawneese fut supportée très péniblement et avec une grande peine par les Ojibbeways les plus reculés dont j’eusse connaissance ; mais on ne croyait pas communément parmi eux qu’il y eût, dans ses doctrines, aucune tendance à les unir dans l’accomplissement de quelque projet d’humanité. Pendant deux ou trois années, l’ivrognerie fut un peu moins commune ; l’on pensa moins à la guerre, et l’aspect entier des choses fut altéré parmi eux par l’influence d’un homme ; mais graduellement l’impression s’effaça, les sacs à médecine, les cailloux et les briquets reparurent, les chiens rentrèrent en grâce, les femmes et les enfans furent battus comme au temps jadis, et le prophète shawneese tomba dans le mépris : aujourd’hui les Indiens le regardent comme un imposteur et un méchant.



(1) C’est une des espèces de psoralea qui abondent, dans les contrées ouvertes du Missouri. Bouillies ou rôties, ses racines sont fort agréables au goût et très nourrissantes ; mais leur usage exclusif cause, d’ordinaire, des dérangemens d’entrailles.

(Note de l’éditeur américain.) (p. 3)


(2) Pemmican. — Essence de viande séchée à un feu de chêne et d’orme, opération dans laquelle on réduit six livres de meilleur bœuf en une seule. Ces viandes réduites ont l’apparence et peut-être même un peu le goût des saucisses allemandes, avec cette différence que le prix en est, en Angleterre, de 17 schellings la livre. — Parry, dans son voyage de 1827, en avait deux mille livres.

« Il fallut nous arrêter deux ou trois jours pour sécher et réduire en poudre la chair de quelques bœufs musqués. N’importe quel soit l’animal, sa chair, ainsi préparée, offre un aliment sain et appétissant, toujours prêt et d’un transport facile. Il est connu dans la baie d’Hudson sous le nom de Thew-Agon, et parmi les Indiens du nord, sous celui d’Achées. »

(Voyage de Samuel Hearne, v. I, p. 60. )

On coupe les parties maigres de l’animal en petites tranches que l’on fait sécher au soleil ou à un feu modéré, pour les broyer ensuite entre deux pierres et les réduire en une poudre grossière.

( Notes du Voyage de Hearne. ) (p. 3)