Mémoires de John Tanner/18
Préparatifs de guerre contre les Sioux. — Mauvaise renommée des Muskegoes. — La ligne noire des bisons. — L’initiation des guerriers. — Camp des Indiens. — Opérations divinatoires. — Souvenirs des morts. — Autorité des chefs.
Quatre jours après mon retour de la rivière Rouge, nous partîmes pour les bois. Notre tribu se composait de Wa-me-gon-a-biew avec ses deux femmes, Waw-be-be-nais-sa, une femme et plusieurs enfans, moi et ma femme, Net-no-kwa et sa famille. Nous dirigeâmes notre marche vers la rivière de Craneberry (le Pembinah), sur les bords de laquelle nous voulions choisir un site convenable pour laisser camper les femmes et les enfans pendant que nous irions nous joindre à une expédition qui se préparait contre les Sioux. L’emplacement choisi, nous tournâmes tous nos soins vers la chasse, afin de pouvoir laisser à nos familles assez de viandes sèches pour vivre en notre absence. Sorti un matin, seulement avec trois balles, je manquai deux fois un beau moose mâle, pour l’avoir tiré trop précipitamment ; du troisième coup, je le blessai à l’épaule, et, le poursuivant, je ne tardai pas à l’atteindre. Mais comme je n’avais pas de balles, je pris les vis de mon fusil que je fis tenir avec des cordes, et ce ne fut qu’après avoir reçu trois de ces balles de nouvelle espèce que le moose tomba enfin.
Nous avions tué beaucoup de gibier et les femmes étaient occupées à le boucaner, lorsque, curieux de savoir où en était le parti de guerre réuni à Pembinah et quand il se mettrait en marche, nous montâmes à cheval mon frère et moi, laissant Waw-be-be-nais-sa avec nos familles. Nous trouvâmes quarante Muskegoes prêts à partir dès le lendemain matin. Beaucoup d’Ojibbeways et de Crees s’étaient assemblés aussi ; mais ils semblaient, en général, peu disposés à accompagner les Muskegoes, qui n’étaient pas en grande renommée parmi eux. Nous n’avions, mon frère et moi, ni mocassins, ni rien de ce que l’on emporte en pareille circonstance. Wa-me-gon-a-biew fut d’avis de retourner vers nos familles, et insista particulièrement sur ce que nous pourrions partir avec les Ojibbeways à la chute des feuilles pour une autre expédition. Mais je lui dis que pour rien au monde je ne voudrais perdre l’occasion qui se présentait, et que, d’ailleurs, nous pourrions prendre part aux deux expéditions. Le lendemain, nous partîmes avec les Muskegoes.
A la fin du second jour de marche, il ne nous restait plus aucune provision, et déjà la faim se faisait sentir. En nous couchant la nuit dans notre camp, les oreilles contre terre, nous entendions un bruit qui nous parut devoir être celui d’une troupe de bisons ; debout, nous n’entendions plus rien ; et, dans la matinée suivante, nous ne découvrîmes aucun bison, quoique notre camp dominât une très vaste étendue de prairie. Mais, les oreilles contre terre, nous entendîmes encore le bruit à la même distance que la veille. Un détachement de huit hommes, dont je faisais partie, fut expédié dans la direction indiquée, et l’on désigna un lieu de rendez-vous pour passer la nuit et apporter les bisons que nous devions tuer. Nous partîmes de grand matin ; plusieurs heures se passèrent sans rien découvrir. Enfin, nous aperçûmes une sorte de ligne noire qui se dessinait à l’horizon comme un rivage bas vu d’un côté à l’autre d’un lac. C’était une bande de bisons découverte à une distance de dix milles.
La saison du rut avait commencé, et le troupeau tout entier s’agitait en tumulte au milieu des violens combats des mâles. Au bruit causé par le froissement des deux parties de leur sabot, quand ils levaient les pieds de terre, se joignait le mugissement furieux et répété des bisons, engagés tous dans leurs terribles et effrayans conflits. Nous savions que notre approche n’exciterait point parmi eux l’alarme qu’elle aurait produite en toute autre saison, et nous marchâmes droit au troupeau. En approchant, nous tuâmes un bison blessé, qui ne fit presque aucun effort pour nous échapper. Il avait dans les flancs des blessures où j’aurais pu plonger la main tout entière.
Comme nous savions que la chair des mâles n’était pas bonne à manger dans cette saison, nous ne voulions pas en tuer, quoiqu’il nous eût été facile d’en abattre un grand nombre. Nous descendîmes de cheval ; quelques uns restèrent pour garder nos montures, et les autres se glissèrent au milieu du troupeau, pour tâcher d’atteindre des femelles. Je m’étais séparé de mes compagnons, et, m’avançant trop, je restai engagé au milieu des bisons. Aucune femelle ne s’était offerte à portée de fusil, lorsque des mâles se mirent à se battre très près de moi. Dans leur fureur, ils ne s’apercevaient pas de ma présence, et ils se ruèrent de mon côté avec une violence telle, qu’alarmé pour ma sûreté, je cherchai asile dans un de ces creux qui sont si communs dans les cantons où ces animaux abondent, et qu’ils font eux-mêmes pour s’y vautrer ; mais ils se ruaient encore droit sur moi, et il me fallut faire feu pour les disperser. Je n’y réussis qu’après en avoir tué quatre. Cette fusillade effraya excessivement les femelles, et je vis bientôt que je n’en tuerais aucune dans ce quartier. Je regagnai mon cheval et j’allai rejoindre, à une assez grande distance, les Indiens qui avaient réussi à tuer une femelle grasse. Mais, comme il arrive d’ordinaire en de semblables chasses, tout le troupeau s’était enfui, à l’exception d’un mâle qui tenait encore les Indiens à distance quand j’arrivai.
« Vous êtes des guerriers, leur dis-je, vous allez loin de votre pays chercher un ennemi, et vous ne pouvez pas enlever la femme de ce vieux bison qui n’a rien dans les mains. » A ces mots, je marchai droit au bison, qui veillait sur sa femelle morte, à un peu plus de deux cents yards (77) de nous. Il ne me vit pas plutôt approcher qu’il s’élança contre moi avec une impétuosité telle que, me voyant en danger avec mon cheval, je rebroussai chemin en toute hâte. Les Indiens rirent de bon cœur de ma déconvenue, mais ne renoncèrent pas à s’emparer de leur proie. En partageant l’attention du bison et en se glissant vers lui de différens côtés, ils parvinrent à le tuer.
Tandis que nous découpions la femelle, le troupeau n’était pas loin, et une autre vieille femelle, que les Indiens supposèrent sa mère, suivant la trace du sang, vint fondre sur nous avec une grande impétuosité. Les Indiens, alarmés, s’enfuirent ; la plupart n’avaient point leurs armes sous la main. J’avais eu soin de recharger mon fusil, et je le tenais armé. Couché derrière, et tout contre les restes de la fille, j’attendis la mère jusqu’à très peu de distance, et je tirai. Elle se retourna, fit un ou deux soubresauts, et tomba morte. Nous avions alors la chair de deux femelles grasses ; c’était tout ce qu’il nous fallait, et nous partîmes aussitôt pour le lieu du rendez-vous, où nous trouvâmes nos autres compagnons ; un daim, tué sur la route, avait servi à diminuer leur faim.
Je commençai alors à prendre part aux cérémonies de ce que l’on pourrait appeler l’initiation des guerriers. Les trois premières fois qu’un homme marche à la guerre, les coutumes des Indiens le soumettent à diverses pratiques pénibles dont les vieux guerriers peuvent se dispenser. Le jeune guerrier doit toujours se teindre la figure en noir, porter un chapeau ou quelque autre ornement de tête, marcher sur les traces de guerriers plus anciens, et ne jamais les devancer. Il ne doit jamais non plus se gratter avec les doigts la tête ni aucune autre partie du corps ; s’il y est contraint, il emploie un petit bâton. Le vase dans lequel il mange ou boit, le couteau dont il se sert, ne doivent être touchés par aucun autre. Dans ces deux derniers cas, les observances des jeunes guerriers sont communes aux femmes chez quelques tribus dans les premiers temps de la menstruation. Le jeune guerrier, quelque longue et fatigante que soit la marche, ne doit ni boire, ni manger, ni s’asseoir pendant le jour ; s’il fait halte un moment, il tourne la face vers son pays pour que le Grand Esprit puisse voir qu’il désire retourner à sa cabane.
La nuit, on observe un certain ordre dans le campement. S’il se trouve des branchages au lieu de la halte, on les plante en terre pour entourer le camp, auquel on donne une forme carrée ou oblongue, avec un passage ou porte à l’extrémité qui fait face au pays ennemi. S’il n’y a pas de branchages, une enceinte est entourée de la même manière par de petites baguettes ou des tiges d’herbes qui croissent dans la prairie. Près de la porte ou entrée du camp, le principal chef se tient avec les vieux guerriers. Viennent ensuite, par rang d’âge et de réputation, les autres combattans ; et enfin, au fond du camp, les hommes à figures noircies qui font leurs premières campagnes.
Tous les guerriers, vieux et jeunes, dorment la face tournée vers leur terre natale. Quelque incommode que soit leur position, quelque fatigue qu’ils aient supportée, ils ne doivent, pour aucun motif, changer d’attitude ; il leur est interdit de reposer deux ensemble sur ou sous une même couverture. Dans les marches, les guerriers ne s’asseient jamais sur la terre nue ; il leur faut pour siége au moins un peu de gazon ou de branches d’arbres. Ils doivent, autant que possible, éviter de se mouiller les pieds. S’ils sont obligés de passer au milieu d’un marais ou de traverser une eau courante, il leur est prescrit de conserver leurs vêtemens secs, et d’envelopper leurs jambes avec des feuilles ou de l’herbe, dès qu’ils sortent de l’eau. Jamais ils ne marchent dans un sentier battu, s’ils peuvent l’éviter ; dans le cas contraire, ils se frottant les jambes d’une préparation portée à cet effet. Nul ne doit passer sur rien de ce qui appartient à un guerrier, comme son fusil, sa couverture, son tomahawk, son couteau, ou sa massue de guerre ; ni sur les jambes, les mains ou le corps d’un homme assis ou couché. Si cette règle a été violée par inadvertance, celui dont les membres, les armes ou les meubles ont été l’objet de la profanation, doit saisir l’homme qui a enfreint ainsi les usages, et le jeter à terre. Celui-ci, fût-il de beaucoup le plus fort, se laisse renverser (78). Les vases qu’ils portent pour leurs repas sont ordinairement de petites tasses de bois ou d’écorce de bouleau, marquées au milieu. Les Indiens ont des signes qui distinguent les deux côtés : en allant, ils boivent toujours d’un côté ; en revenant, toujours de l’autre. Au retour, quand ils ne sont plus qu’à une journée du village, ils suspendent tous ces vases aux arbres, ou les jettent dans la prairie.
J’aurais dû dire que, dans leurs bivouacs, le chef envoie quelques uns de ses jeunes guerriers à quelque distance en avant préparer ce qu’on appelle le pushkwawgumme-genahgun, pièce de terre défrichée, où s’accomplit le ko-zau-bunzichegun, c’est à dire les opérations divinatoires qui doivent faire découvrir la position de l’ennemi. Le lieu de la scène se dispose en enlevant le gazon sur une surface considérable, en forme de parallélogramme, et en rompant la terre avec les mains de manière à la rendre fine et meuble. On l’entoure ensuite de perches qui en défendent l’entrée.
Le chef, informé que tout est prêt, vient s’asseoir au bout opposé au pays ennemi. Là, après avoir chanté et prié, il dépose devant lui, au bord de la pièce de terre, que l’on peut comparer à une couche dans un jardin, deux petites pierres rondes. Quand il est resté quelque temps seul à supplier le Grand Esprit de lui montrer le sentier où il doit guider les jeunes hommes, un crieur, parti du camp, vient à lui, et retournant à moitié sur ses pas, appelle par leurs noms les principaux guerriers en leur disant : « Venez fumer. » D’autres aussi que ceux qui ont été appelés peuvent, s’ils le veulent, s’approcher du chef, et tous ensemble examiner à la lumière le résultat du ko-zau-bun-zichegun. Les deux pierres placées par le chef sur le haut de la couche ont roulé jusqu’au bord inférieur, et c’est d’après l’espèce de sentier tracé par elles sur la terre meuble que l’on décide quelle direction sera suivie :
En ce lieu de divination, les offrandes d’habits, de grains et de toute autre nature que les chefs et les guerriers portent pour les sacrifices, sont exposées toutes les nuits sur un poteau, avec leurs jébi-ugs, ou souvenirs d’amis qui ne sont plus. Ces derniers doivent être jetés sur le champ de bataille, ou, s’il est possible, cachés dans les entrailles déchirées de leurs ennemis tombés dans le combat. Si un guerrier a vu mourir un enfant favori, il porte, s’il le peut, soit un vêtement, soit peut-être un jouet de cet enfant, ou plus souvent une boucle de ses cheveux qu’il doit jeter sur le champ de bataille.
Les éclaireurs qui précèdent tout parti guerrier dans le pays ennemi ne manquent jamais, en examinant les cabanes et les camps abandonnés, de ramasser et de conserver soigneusement tous les jouets abandonnés par des enfans, tels que de petits arcs ou même un fragment de flèche brisée. S’ils connaissent un homme qui ait perdu son enfant, ils les lui montrent en lui disant : « Votre petit garçon est en tel endroit ; nous l’avons vu jouer avec les enfans de nos ennemis. Voulez-vous aller le voir ? » Le malheureux père prend presque toujours ce jouet, le regarde quelque temps, se met à pousser des cris et veut marcher au combat. Un chef indien, entrant en campagne, n’a d’autre pouvoir sur ses guerriers que son influence personnelle (79). Il faut donc bien qu’il ait recours à toute espèce de moyens pour exciter et soutenir leur ardeur.
(77) L’yard d’Angleterre est un peu moins d’un mètre, (p. 247)
(78) » Quamvis junior, quamvis robustior, alligari se ac venire patitur. »
(Tacite, De Moribus Germanorum.) (p. 251)
(79) « Nec regibus infinita aut libera potestas ; et duces exemplo potius quam imperio... præsunt. »
(Tacite, De Moribus Germanorum.)
« L’autorité d’un chef indien est loin d’être despotique... : il tient son principal pouvoir de ses qualités personnelles. » (Cooper, Les Puritains d’Amérique, ch. 23, p. 365.) (p. 254)