Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (1p. 277-301).


CHAPITRE XX.


Ironie indienne. — Point d’honneur indien. — Religion du waw-be-no. — Tambour et crécelle des Indiens. — Jongleur américain. — Salamandre végétale. — Jalousie de chasseur. — Croyance des Indiens sur le tonnerre. — Entrée en campagne. — Divination nocturne. — Ojibbeways massacrés. — Chevaux volés. — Le Tonnerre rouge. — Le poteau des prisonniers. — La montagne Chef. — Le Canard noir. — Cri de guerre. — Dé~ sertion. — Contribution de guerre. — Retour d’une campagne sans résultats.


Nous séjournâmes quelque temps près de l’embouchure de l’Assinneboin. Beaucoup d’Indiens étaient rassemblés autour de nous et, entre autres, plusieurs parens de ma femme. Je ne les avais jamais vus. Parmi eux se trouvait un de ses oncles, Indien perclus, qui n’avait pas marché depuis bien des années. On lui avait seulement dit que j’étais un homme blanc, et il en concluait que je ne pouvais pas chasser. Quand il vit ma femme : « Eh bien ! ma fille, votre mari tue-t-il quelquefois du gibier ? — Oui, répondit-elle, quand un moose ou un élan a perdu sa route ou veut mourir, s’il vient s’offrir arrêté sur son chemin, mon mari ne le manque pas toujours. — N’est-il pas allé chasser aujourd’hui ? reprit-il ; s’il tue quelque pièce de gibier, j’irai la chercher, je la rapporterai, et vous me donnerez la peau pour faire des mocassins. » Il croyait plaisanter, mais je lui donnai, en effet, la peau d’un élan que je tuai ce jour-là. Mes chasses continuant à être heureuses, je donnai du gibier à tous les parens de ma femme, et je n’entendis plus parler de leurs moqueries.

Quelque temps après, le gibier devenant très rare, nous crûmes devoir nous séparer dans diverses directions. Je remontai l’Assinneboin jusqu’à une distance de dix milles, et là nous trouvâmes, sous le commandement d’un homme appelé Po-ko-taw-ga-maw (le petit étang), deux huttes habitées par des Indiens, parens de ma femme. Au moment de notre arrivée, la femme du chef faisait cuire une langue de moose pour son mari, qui n’était pas encore rentré de la chasse ; elle nous la donna sur-le-champ, et ne s’en serait probablement pas tenue là, si son mari n’était pas arrivé. Dès ce moment, ils ne nous donnèrent plus rien, quoique nos petits enfans criassent de faim et qu’il y eût dans leur cabane des vivres en abondance. Il était trop tard et j’étais trop fatigué pour pouvoir chasser ce soir-là ; cependant je ne voulus point permettre aux femmes de leur acheter de la viande, comme elles le désiraient.

A la première lueur du crépuscule, je pris mon fusil, et debout sur la porte de ma hutte, je dis à haute voix « Po-ko-taw-ga-maw est-il le seul qui puisse tuer des élans ? » Ma femme sortit aussitôt, et me présenta un morceau de viande boucanée, à peu près grand comme ma main, en me disant que sa sœur l’avait dérobé pour le lui donner. Beaucoup d’Indiens étaient déjà sortis de leur cabane, je lançai le morceau de viande au milieu des chiens en m’écriant : « Peut-on offrir une pareille nourriture à mes enfans, lorsque les élans abondent dans les bois ? »

Avant midi, j’avais tué deux élans gras, et j’étais rentré dans ma hutte avec une lourde charge de viande fraîche. J’eus bientôt tué un grand nombre de bisons, et nous nous dispersâmes pour en boucaner la chair avant de quitter nos familles, pour l’expédition contre les Sioux. Nous allâmes ensuite dans les bois chercher de bonnes peaux d’élans et de mooses pour les mocassins. Les peaux des animaux qui vivent dans les prairies ouvertes sont tendres et ne font pas de bon cuir.

Un jour, comme nous marchions à travers les prairies, en nous retournant par hasard, nous aperçûmes, à quelque distance, un homme chargé de bagages et portant deux grands tawa-e-gun-nums, ou tambours usités dans les cérémonies du waw-be-no. Nous cherchâmes une explication dans les yeux de nos jeunes femmes, et bientôt nous reconnûmes, dans le voyageur qui s’approchait, Pich-e-to, l’un des parens inhospitaliers que nous venions de quitter. La figure de Shaw-shish, la jeune fille Bahwetig, trahissait quelque connaissance des intentions de Pich-e-to.

En ce temps-là, le waw-be-no était à la mode chez les Ojibbeways ; mais les vieillards et les hommes les plus estimés l’ont toujours considéré comme une fausse et dangereuse religion. Les cérémonies du waw-be-no diffèrent essentiellement de celles du métai, et sont accompagnées ordinairement de beaucoup de licence et de désordre. Le ta-wa-e-gun, qui sert de tambour dans cette danse, ne ressemble pas au woinah-keek ou me-ti-kwaw-keek, en usage dans le métai. Le premier est fait d’un cerceau de bois fendu comme le tambour des soldats ; le second n’est qu’un morceau de tronc d’arbre creusé par le feu avec une peau liée par dessus le she-zhé-gwun ou crécelle, et diffère aussi par sa construction de l’instrument employé dans le métai.

Dans le waw-be-no, hommes et femmes dansent et chantent ensemble ; il y a surtout force jeux et jongleries avec le feu. Les initiés prennent dans leurs mains, et quelquefois dans leur bouche, des charbons ardens ou des pierres rougies au foyer ; d’autres fois ils font tenir, au fond de leurs mains mouillées, de la poudre qui, séchée par les charbons ou les pierres, produit enfin une explosion. Parfois, encore, un des principaux acteurs d’un waw-be-no a devant lui une chaudière que l’on retire bouillante du brasier ; avant qu’elle ait pu se refroidir, il plonge ses mains au fond et en retire une tête de chien ou de tout autre animal ; puis il déchire à belles dents la chair brûlante encore, en chantant et dansant comme un fou autour de la chaudière. Ce mets dévoré, il brise et jette les os, toujours chantant et cabriolant.

Les Indiens savent absorber les effets du feu et des substances brûlantes : ils voudraient faire croire aux ignorans qu’ils ont une puissance surnaturelle ; mais toute leur magie se réduit à la connaissance de certaines herbes (84) dont la préparation rend insensibles au feu les parties sur lesquelles on les applique. Les plantes qu’ils emploient sont le waw-be-no-wusk et le pe-zhe-ke-wusk. La première croît abondamment dans l’île de Mackinac, les habitans des États-Unis l’appellent jarrow (mille-feuille) ; l’autre se trouve dans les prairies : ils les mêlent et les broient ou les mâchent ensemble, pour en frotter leurs mains et leurs bras. Le waw-be-no-wusk ou jarrow, mis en cataplasme, est un excellent remède pour les brûlures ; les Indiens s’en servent beaucoup. Le mélange des deux plantes donne à la peau, même à celle des lèvres et de la langue, une étonnante faculté de résister aux effets du feu.

Pich-e-to nous atteignit enfin et fit halte avec nous. La vieille Net-no-kwa ne perdit pas de temps pour s’enquérir de ses projets ; quand elle vit qu’ils ne s’étendaient pas plus loin que la jeune fille Bahwetig, elle y donna son consentement, et les maria à l’instant même. Le lendemain matin, Waw-be-be-nais-sa, qui était venu avec moi, ainsi que Wa-me-gon-a-biew, à l’embouchure de l’Assinneboin, tua un élan mâle, et moi je tuai un moose. Je commençai, vers ce temps, à modifier ma manière de chasser ; je résolus, quelque fatigue qu’il dût m’en coûter, de rapporter, autant que possible, toute pièce de gibier que j’aurais tirée. Cette détermination bien arrêtée, je devins beaucoup plus soigneux dans ma manière d’approcher des animaux, et plus attentif à ne faire feu qu’à bonne portée. Je pris ce parti au printemps ; je chassai beaucoup et tuai un grand nombre d’animaux durant l’été ; dans tout cet espace de temps, je ne manquai pas plus de deux coups. Il faut bien de l’adresse et de la précaution pour tuer les mooses en toute saison, particulièrement en été.

Comme je commençais à être réputé bon chasseur, Waw-be-be-nais-sa devint jaloux de mes succès ; souvent, en mon absence, il entrait dans ma hutte et courbait mon fusil, ou bien il l’empruntait sous prétexte de réparations nécessaires au sien, et ne me le rendait jamais que plié ou gâté de quelque autre manière.

Dans les premiers jours du printemps, il éclata de violens orages. Une nuit, Pich-e-to, effrayé de la violence de la tempête, se leva et offrit du tabac au tonnerre en le suppliant de cesser de gronder. Les Ojibbeways et les Ottawwaws croient que le tonnerre est la voix de certains êtres animés qu’ils appellent An-nim-me-keegs. Les uns les regardent comme des hommes, les autres disent qu'ils ont plus de ressemblance avec des oiseaux. Il est douteux s’ils reconnaissent une connexion indispensable entre le coup de tonnerre et l’éclair qui le précède ; ils croient que l’éclair est un feu, et beaucoup d’entre eux affirment qu’en fouillant la terre à l’instant même, au pied d’un arbre qui vient d’être frappé de la foudre, on doit trouver une boule de feu. Je l’ai bien des fois cherchée sans la trouver : j’ai reconnu la trace de l’éclair le long du bois, presque jusqu’à la pointe d’une grande racine ; mais, à l’endroit où elle cessait, je n’ai jamais rien découvert d’étranger à la nature du sol.

Après le dernier orage dont je viens de parler, nous vîmes, le matin, un orme encore embrasé, que la foudre avait frappé dans la nuit. Les Indiens ont une terreur superstitieuse de ce feu, et nul d’entre eux ne voulut en aller chercher pour remplacer le nôtre que la pluie avait éteint ; je m’y décidai enfin, et j’en rapportai, mais non sans appréhension. J’avais moins d’objets de crainte que les Indiens, sans être cependant tout à fait à l’abri des frayeurs qui les poursuivent partout.

Après avoir tué et boucané beaucoup de gibier, nous élevâmes un sunjegwun pour y déposer les vivres nécessaires à nos femmes pendant notre absence. Mes préparatifs de voyage n’étaient pas encore achevés, lorsqu’un parti de guerre de deux cents Sioux environ tomba sur nous et nous tua quelques hommes ; un petit parti d’Assinneboins et de Crees s’était déjà mis en marche pour le pays des Sioux, et ayant trouvé par hasard la trace de ces deux cents hommes, les avait épiés pendant quelque temps d’assez près pour apercevoir plus d’une fois la tête de grue dont le chef se servait au lieu de pierre ronde dans le ko-sau-bun-zitch-e-gun, ou divination nocturne, afin de découvrir la position de l’ennemi.

Cette petite bande de Crees et d’Assinneboins n’avait pas eu le courage de tomber sur les Sioux ; mais elle avait expédié des messagers aux Ojibbeways par une route détournée. Ces hommes s’étaient rendus à la hutte d’un chef ojibbeway qui chassait en avant de sa tribu ; ce chef dédaigna les mesures de prudence : en se retirant immédiatement au fort du Traiteur, il aurait évité le danger qui le menaçait. Il fit cependant quelques préparatifs de départ ; mais sa vieille femme, jalouse d’une plus jeune qui était alors en plus grande faveur, lui adressa des reproches sur ce qu’il avait donné plus à la jeune femme qu’à elle : « Vous me persécutez depuis long-temps, lui répondit-il, par votre jalousie et par vos plaintes ; mais je n’en entendrai plus rien. Les Sioux sont près d’ici, je vais les attendre. » Il resta donc et continua à chasser.

Un matin, de bonne heure, il grimpa sur un chêne voisin de sa hutte pour découvrir les bisons dans la prairie, et en voulant descendre il fut tué par deux jeunes Sioux qui étaient restés cachés parmi des noisetiers une grande partie de la nuit. Il est probable qu’ils auraient pu tomber sur lui plus tôt, et que la peur les en empêcha ; mais déjà le galop des chevaux se faisait entendre, et à peine les Indiens qui vivaient sous le toit du chef avaient-ils pu s’élancer hors de la hutte, que les deux cents Sioux à cheval arrivaient devant la porte. L’un des deux éclaireurs était oncle de Wah-ne-tah (85), aujourd’hui chef bien connu des Yanktongs (86), et le parti était conduit par son père. Wah-ne-tah lui-même était de cette expédition, mais il n’avait pas encore toute la réputation qu’il s’est faite depuis. Le combat continua pendant le reste du jour ; tous les Ojibbeways, au nombre de vingt, furent tués, sauf Aisanse, frère du chef, deux femmes et un enfant.

M. H..., traiteur à Pembinah, donna aux Ojibbeways un baril de poudre de dix gallons, et cent livres de balles pour faire la guerre au parti qui avait tué le chef, son beau-père. Quatre cents hommes se mirent en campagne : c’étaient cent Assinneboins, près de trois cents guerriers, tant Crees qu’Ojibbeways, et quelques Muskegoes. Dès le premier jour de notre départ de Pembinah, une centaine d’Ojibbeways désertèrent ; dans la nuit suivante, beaucoup d’Assinneboins suivirent cet exemple en volant un grand nombre de chevaux ; quatre, entre autres, appartenaient à Wa-megon-a-biew et à moi. Ce fut un grand malheur pour moi qui, ayant compté faire cette expédition à cheval, ne m’étais chargé que de sept paires de mocassins. J’allai trouver Pe-shau-ba, chef de la bande des Ottawwaws dont je faisais partie, et je lui dis que je voulais exercer des représailles sur le petit nombre d’Assinneboins restés encore avec nous ; mais il ne voulut pas y consentir, me remontrant avec beaucoup de raison que nos dissensions intestines, ainsi animées par moi, entraîneraient des querelles dont le résultat certain serait la ruine de tous les projets de notre parti.

Son avis, dont je connaissais l’à-propos dans l’intérêt général, ne changeait rien à mes griefs particuliers. Je m’adressai, tour à tour, à chacun des Ottawwaws, et à quelques Ojibbeways, que je regardais comme mes amis, pour leur persuader de m’aider à enlever les chevaux des Assinneboins. Nul ne voulut s’y prêter, sauf un jeune homme, nommé Gish-kau-ko, parent de celui qui m’avait amené en captivité dans mon enfance. Il consentit à surveiller, avec moi, les treize Assinneboins demeurés encore dans notre parti, et à m’aider, si l’occasion s’en présentait, à leur prendre des chevaux. Bientôt après, je vis, un matin, huit de ces hommes rester fort tard dans leur campement, et je conjecturai qu’ils allaient déserter. J’appelai Gish-kau-ko pour les épier avec moi, et quand la plus grande partie des Ojibbeways se furent mis en marche, nous vîmes ces Assinneboins sauter à cheval et se diriger vers leur pays.

Ils étaient bien armés ; comme nous savions qu’il nous serait impossible d’enlever leurs chevaux par violence, nous marchions, sans armes, sur leurs traces. L’un d’eux s’arrêta, laissant son parti marcher en avant, et descendit de cheval pour venir nous parler ; mais ils se tinrent bien trop sur leurs gardes pour nous donner l’occasion d’exécuter notre dessein. Nous essayâmes les supplications, et, voyant enfin qu’il n’y avait plus d’espoir, je leur dis que leurs cinq compagnons, restés dans notre camp, ne seraient pas en sûreté. Cette menace, loin de produire aucun bon effet, les décida seulement à expédier aussitôt un messager, sur le plus vite de leurs chevaux, pour avertir ces hommes de se garder de moi.

Nous rejoignîmes, à pied, notre petit corps d’armée, et je saisis la première occasion d’aller visiter les cinq Assinneboins restés encore avec nous ; mais, prévenus de notre approche, ils s’enfuirent avec leurs chevaux. Auprès d’un lac voisin de la rivière Rouge, nous trouvâmes pendu à un arbre, dans les bois, le corps d’un jeune Siou appelé le Tonnerre rouge. Nous étions alors sur la trace du parti ennemi qui se retirait après avoir tué notre chef, et que ce jeune homme avait accompagné ; les Ojibbeways jetèrent le cadavre par terre, le frappèrent à coups de poing et à coups de pied, et finirent par le scalper ; Pe-shau-ba défendit à tous les jeunes guerriers de son parti de se joindre aux Ojibbeways dans ces outrages indignes de véritables hommes. Un peu plus loin, nous rencontrâmes un poteau de prisonnier où nos ennemis avaient attaché plusieurs captifs, et nous apprîmes ainsi que quelques uns de nos amis avaient été pris vivans. Les traces du parti étaient fraîches encore ; nous n’en étions guère qu’à deux ou trois journées.

A notre arrivée au lac Traverse, notre nombre se trouvait réduit à cent vingt, dont trois Assinneboins de demi-sang, une vingtaine de Crees, autant d’Ottawwaws, et tout le reste de la nation des Ojibbeways. Beaucoup de nos compagnons avaient été découragés par des divinations défavorables, et entre autres par Pe-shau-ba, dès la première nuit après notre départ de Pembinah. Il nous dit avoir aperçu en songe les yeux des Sioux semblables au soleil ; ils voyaient partout et découvraient toujours les Ojibbeways avant qu’ils fussent assez près pour les frapper ; il avait vu aussi notre parti revenir sain et sauf et sans escalpes ; mais il ajoutait que, sur la gauche du lac Traverse, opposée à notre route, il avait aperçu des huttes de Sioux isolées qu’il irait visiter à son retour.

En plein ouest de ce lac, à deux journées de marche, s’élève une montagne appelée O-gemah-wud-ju (la montagne Chef), et près d’elle le village auquel appartenait le parti armé dont nous suivions les traces. En approchant de cette montagne, nous nous tenions de plus en plus sur nos gardes, presque toujours cachés dans le bois pendant le jour, et marchant la nuit. Arrivés enfin à une distance de peu de milles, nous fîmes halte au milieu de la nuit, attendant les premières lueurs du crépuscule, heure ordinaire des attaques des Indiens. La nuit déjà fort avancée, un guerrier de grande réputation, nommé le Canard noir, prit son cheval par la bride et se dirigea vers le village, en me permettant de l’accompagner. Nous atteignîmes, au point du jour, le petit coteau qui dérobait notre approche à la vue de nos ennemis. Le Canard noir, élevant la tête avec précaution, aperçut deux hommes qui se promenaient à peu de distance de lui : alors, redescendant un peu le coteau, il agita sa couverture d’une manière convenue pour faire signe aux Ojibbeways d’accourir.

Aussitôt tous les vêtemens furent arrachés, et en un instant toute la bande nue apparut aux pieds du Canard noir ; les guerriers marchèrent ensuite en silence, mais rapidement, jusqu’à la crête du coteau et s’arrêtèrent à la vue du village. A cet aspect, les deux hommes, loin de fuir, vinrent à nous d’un air délibéré, et nous vîmes s’arrêter devant les chefs deux guerriers de notre parti : à la dernière halte, ils nous avaient quittés sans en prévenir personne, pour aller reconnaître la position de l’ennemi ; mais ils avaient trouvé le camp abandonné depuis bien des heures, et quand nous arrivâmes, ils s’amusaient à faire fuir les loups qui venaient rôder dans les débris.

A leur vue, le sas-sah-kwi ou cri de guerre avait été poussé par toute la troupe ; ce cri, fort et pénétrant, intimide et abat les faibles, mais il anime les guerriers qui se préparent à combattre ; il produit aussi, comme je l’ai reconnu en plus d’une rencontre, un effet surprenant sur les animaux. J’ai vu un bison effrayé de ce bruit au point de tomber sans pouvoir se relever ni faire aucune résistance ; un ours en est quelquefois si épouvanté, qu’il fuit sa tanière ou tombe de son arbre, hors d’état de pourvoir à sa sûreté.

Les chefs qui nous guidaient ne voulurent point renoncer à leurs projets, et nous suivîmes, jour par jour, les traces récentes des Sioux. Nous trouvions toujours, dans les endroits de leurs campemens, la place de leur ko-sau-bun-zitch-e-gun, dont l’aspect nous démontra qu’ils étaient fort exactement instruits de notre marche. Il régnait alors, parmi nos jeunes guerriers, une propension manifeste à déserter ; les chefs travaillaient à la prévenir en plaçant quelques hommes de confiance en sentinelles dans les campemens et dans les marches ; mais cette mesure, que l’on emploie le plus souvent, est bien loin de produire d’heureux effets ; elle semble même augmenter de beaucoup le nombre des désertions, peut-être parce que les jeunes guerriers ne peuvent supporter aucune espèce de contrainte : aussi se montrèrent-ils de plus en plus inquiets et agités, lorsque nous eûmes dépassé la source de la rivière de Saint-Pierre, toujours à la poursuite des Sioux. Les traiteurs ont, vers la partie supérieure du cours de cette rivière, un fort où les Sioux s’étaient réfugiés. A une journée de distance de cet endroit, la crainte et l’hésitation se manifestèrent dans presque toute la bande. Les chefs parlèrent d’envoyer des jeunes guerriers pour examiner la position de l’ennemi ; mais nul jeune guerrier ne s’offrit pour cette mission.

Nous restâmes quelque temps sans avancer ni reculer, et cette occasion fut mise à profit pour subvenir aux besoins de quelques uns d’entre nous qui manquaient de mocassins, ou d’autres objets de première nécessité. Tout homme qui, faisant partie d’une expédition de guerre, se trouve dépourvu de mocassins, de poudre et de balles, ou de tout autre objet commun également nécessaire, prend à la main un échantillon de ce qui lui manque, ou, si c’est une paire de mocassins, en porte un seul et se promène dans le camp, s’arrêtant quelques minutes devant ceux qu’il croit en état de venir à son aide. Il n’a rien à dire, car le plus ordinairement ceux qui ont en abondance ce dont il a besoin sont tout disposés à lui en donner. S’il ne réussit pas, le chef du parti va d’un homme à un autre, et prend les objets nécessaires chez ceux qui en sont le mieux pourvus. Dans ces occasions, le chef est en grande tenue de combat, accompagne de deux ou trois jeunes guerriers.

Après deux jours de halte tout près du fort des Traiteurs, nous fîmes tous volte-face ; mais ne renonçant pas entièrement à nos premiers projets, nous retournâmes aux environs de la montagne Chef, où nous espérions de rencontrer quelques uns de nos ennemis. Nous avions un si grand nombre de chevaux, et nos jeunes guerriers battaient la campagne avec tant d’insouciance et de bruit, qu’il n’y avait aucune chance de les approcher : aussi ne nous arrêtâmes-nous pas long-temps auprès de la montagne. Dans notre retraite, en traversant les plaines, nous découvrîmes que nous étions suivis par un parti d’une centaine de Sioux.

Aux bords du Gaunenoway, rivière considérable, qui prend sa source dans la montagne Chef et va se jeter dans la rivière Rouge, à plusieurs journées du lac Traverse, Pe-shau-ba eut une querelle avec un Ojibbeway, nommé Ma-me-no-guaw-sink, au sujet d’un cheval enlevé par moi à des Crees, amis des Ojibbeways, qui long-temps auparavant m’avaient volé le mien. Cet homme, ayant tué un Cree, cherchait une occasion de se faire des amis chez ce peuple. Un jour que nous marchions, Pe-shau-ba et moi, à peu de distance du gros de notre bande, et que je conduisais le cheval dont je m’étais emparé, Ma-me-no-guaw-sink vint à nous avec quelques amis et réclama le cheval ; mais Pe-shau-ba, armant son fusil, lui en appuya le canon sur le cœur et l’intimida tellement par ses reproches et ses menaces, qu’il n’osa plus insister. Les Ottawwaws, au nombre de dix, firent halte, et Pe-shau-ba toujours à leur tête, ils se placèrent à l’arrière-garde pour éviter toute nouvelle dispute relative à ce cheval. Aucun d’eux ne paraissait vouloir souffrir que je l’abandonnasse. Quatre hommes de notre expédition allèrent en six jours de la montagne Chef à Pembinah ; mais le gros de la bande, quoique nous fussions montés pour la plupart, mit dix jours à faire ce trajet. Un des quatre était un vieil Ottawwaw de Wau-gun-uk-kezze ou l’Arbre croche. En arrivant à Pembinah, j’appris que ma famille était partie pour l’embouchure de l’Assinneboin. Notre troupe s’étant tout à fait dispersée, et presque tous mes amis particuliers m’ayant quitté à Pembinah, mon cheval me fut volé pendant la nuit. Je sus qui l’avait pris ; cet homme campait à peu de distance, et dès le matin je me mis en marche, les armes à la main, pour reprendre mon cheval ; mais je rencontrai Pe-shau-ba qui, sans un seul mot de question, comprit mon projet et me défendit formellement d’aller plus loin.

Pe-shau-ba était bon, et avait sur sa bande une grande influence. J’aurais pu désobéir à ses injonctions positives, mais je ne le voulus pas, et je revins avec lui. Je n’avais plus de mocassins, et j’étais si vivement irrité de la perte de mon cheval, que je ne pouvais pas manger. En arrivant au terme de ma course à deux journées de Pembinah, j’étais épuisé de fatigue, j’avais les pieds enflés et écorchés, et je trouvai ma famille affamée. Mon absence avait duré trois mois ; trois mois de marches longues et pénibles sans aucun résultat.

Il me fallut aller aussitôt à la chasse, et cependant mes pieds avaient tellement souffert, que je ne pouvais me tenir debout sans beaucoup de peine ; mais j’eus le bonheur de tuer un moose dès ma première sortie, dans la matinée qui suivit mon arrivée. Le même jour, la terre fut couverte de deux pieds de neige ; ce qui me permit de tuer du gibier en abondance.



(84) « Parmi ces plantes, il en est une qui mérite une attention particulière : c’est celle qu’ils emploient à détruire ou modérer l’action du feu. Sur le rapport que l’on m’en avait fait, je sollicitai un sauvage de me la faire connaître ; aussitôt il m’apporta deux petites racines auxquelles tenaient encore quelques feuilles. Curieux de la lui voir employer, et craignant qu’il ne me trompât, je lui en présentai un morceau, dont je l’engageai à faire usage. Il le prit dans sa bouche, le mâcha quelques instans et s’en frotta ensuite fortement les mains. Cela fait, il me demanda des charbons. Je lui en donnai successivement trois, les plus ardens qu’il me fut possible de me procurer. Il les éteignit les uns après les autres en les frottant légèrement, sans éprouver la moindre douleur et sans que sa peau en fût en aucune manière altérée. Je lui en mis ensuite dans la bouche ; il les enflamma avec son souffle, en les tenant entre les dents, et il les mâcha doucement sans aucune apparence de douleur. Il répéta cette expérience à trois reprises, m’assurant que, s’il avait une plus grande quantité de cette racine, il ferait des choses,qui me paraîtraient bien plus extraordinaires. » (Perrin du Lac, Voyage dans les deux Louisianes, p. 246.)

Charlevoix donne aussi des détails fort étendus sur cette étrange propriété d’un suc végétal. (Tom. 5, liv. 15, p. 338.) (p. 283)


(85) Le nom de ce chef distingué est écrit Wanotan, dans la Relation de la seconde expédition du major Long. Cette orthographe donne de la prononciation de ce nom une idée aussi inexacte que le portrait gravé dans cet ouvrage reproduit mal la beauté de sa figure et de sa personne. (Note de John Tanner.) (p. 288)


(86) M. Balbi mentionne cette tribu des Sioux, à la page 1003 de son Abrégé de géographie. (p. 288)