Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (2p. 153-169).


CHAPITRE XXX.


Force d’une loutre. — Le putois et la grue blanche. — Rivalité entre les blancs des deux compagnies. — Embûches et meurtres. — Lord Selkirk. — Prise du fort William. — Projet de retour à la vie civilisée. — Entrée en campagne avec les blancs. — Échelle indienne. — Blancs prisonniers. — Les brûlés.


Le printemps aprochait, et nous retournâmes au lac des Bois ; il était encore glacé quand nous atteignîmes ses bords. Me tenant debout sur la grève avec mes compagnons, je vis de loin venir une loutre sur la glace. J’avais souvent entendu dire aux Indiens que l’homme le plus robuste ne saurait, sans armes, tuer une loutre. Pe-shau-ba et d’autres hommes aussi vigoureux que bons chasseurs me l’avaient affirmé ; mais j’en doutais encore, et je voulus tenter l’expérience. Je pris la loutre ; pendant plus d’une heure, j’épuisai tous mes efforts à vouloir la tuer. Je la battis, je lui donnai des coups de pied ; je sautai dessus, mais toujours en vain. J’essayai de l’étrangler avec mes mains, mais elle finissait, en se raccourcissant le cou, par reprendre un peu de respiration à travers mes doigts, et il fallut enfin reconnaître que, sans armes, j’étais hors d’état de la tuer.

Il y a d’autres petits animaux, faibles en apparence, dont la vie est aussi dure. Une fois, dans une expédition de guerre, j’avais voulu, par bravade, tuer un putois avec mes mains nues, et j’avais failli perdre les yeux à cette lutte. Un fluide qu’il me lança à la figure me causa une douloureuse inflammation, et ma peau fut enlevée. La grue blanche est également dangereuse si l’on s’en approche trop près ; elle porte quelquefois, de son bec effilé, de mortelles blessures.

Après avoir tué cette loutre, je me mis à la poursuite d’un ours. Je possédais alors trois chiens, dont l’un fort jeune encore, et de race très bonne, m’avait été donné par M. Tace. Je l’avais laissé dans ma cabane, mais il trouva moyen de s’échapper, me rejoignit, dépassa bientôt les autres chiens et s’élança droit à la tête de l’ours. Cet animal, furieux, le tua sur le coup, le prit dans ses dents et le porta ainsi pendant plus d’un mille, jusqu’à ce qu’il fût atteint lui-même et mis à mort.

Le printemps est presque toujours fort avancé lorsque le lac des Bois perd entièrement sa croûte de glace ; quand j’arrivai dans notre village avec le fils de Waw-zhe-kwaw-maish-koon, les Indiens y étaient depuis long-temps affamés. J’avais rempli mon canot de vivres, que je m’empressai de leur distribuer. Le lendemain de mon retour, ma femme arriva aussi avec sa mère ; elle rit en me voyant et revint vivre avec moir comme auparavant. She-kwaw-koo-sink et Ais-kaw-ba-wis se trouvaient là tous deux aussi, toujours malveillans pour moi ; mais je me fis une loi de ne jamais paraître m’apercevoir de leurs mauvais procédés continuellement renouvelés.

Vers le temps des travaux de culture, les traiteurs de la compagnie du Nord-Ouest envoyèrent des messages avec des présens à tous les Indien, pour les inviter à se joindre à une attaque contre l’établissement de la compagnie de la baie d’Hudson à la rivière Rouge. Ces querelles entre hommes de même race me semblèrent dénaturées, et je ne voulus pas y prendre part, quoique ayant trafiqué long-temps avec la compagnie du Nord-Ouest, je me considérasse, en quelque sorte, comme lui appartenant. Beaucoup d’Indiens se rendirent à cet appel ; bien des cruautés et bien des meurtres se commirent. Du côté du Nord-Ouest étaient un grand nombre de demi-sangs, parmi lesquels un nommé Grant se distingua comme chef de bande ; plusieurs hommes de la baie d’Hudson furent tués en plein combat, d’autres se virent massacrés après avoir été faits prisonniers.

Un M. Macdonald ou Macdolland (14), que l’on disait gouverneur pour la baie d’Hudson, tomba dans les embûches que lui avait tendues un M. Herschel ou Harshield, commis du Nord-Ouest. Cet homme fit entrer son prisonnier dans un canot avec quelques Français et un demi-sang, auxquels il donna ordre de le tuer et de le jeter à l’eau. A quelque distance, le métis, nommé Maveen, voulut le mettre à mort ; les Français n’y consentirent pas, et il fut abandonné sur une petite île rocailleuse, sans espoir d’en sortir ni de pouvoir y prolonger sa vie ; mais il fut découvert par des Indiens Muskegoes qui le remirent en liberté. À cette nouvelle, M. Harshield battit et maltraita de paroles les Français qui avaient négligé de tuer le gouverneur lorsqu’il était en leur pouvoir ; d’autres hommes furent détachés à sa poursuite. Pris une seconde fois, il fut livré au métis et à un ancien soldat blanc, dont le caractère, bien connu par sa cruauté, détermina le choix. Ces deux hommes le massacrèrent avec des circonstances trop barbares et trop dégoûtantes pour être rapportées ici ; puis ils vinrent rendre compte à M. Harshield de ce qu’ils avaient fait.

Quand l’établissement de la rivière Rouge fut réduit en cendres, et la compagnie de la baie d’Hudson chassée de la contrée, les Indiens et les métis de la compagnie du Nord-Ouest allèrent occuper un endroit nommé Sab-gi-uk, à la sortie du lac Winnipeg ; là ils devaient repousser par les armes tout agent de la baie d’Hudson qui tenterait de pénétrer, par cette voie, dans le pays. Ba-po-Wash, mon beau- frère, s’ennuya enfin d’y vivre de privations, et revint seul à notre village, où j’étais resté, refusant de prendre parti dans cette querelle. Sur sa rente, il rencontra un M. Macdolland, de la compagnie de la baie d’Hudson, se dirigeant vers l’intérieur du pays avec M. Bruce, son interprète ; ce dernier, mieux instruit de l’état des choses, exprimait de vives craintes, mais ne pouvait les faire partager à son compagnon. M. Bruce, qui connaissait Ba-po-wash, feignit d’appartenir à la compagnie du Nord-Ouest, et se fit bien expliquer par lui tout ce qui s’était passé. Convaincu enfin de la vérité, M. Macdolland consentit à retourner sur ses pas, et cette rencontre sauva probablement les deux blancs.

M. Macdolland vint me voir ensuite à Menau-zhe-tau-nung, et comme je lui confirmai le récit de Ba-po-wash, il se rendit, en toute hâte, au saut de Sainte-Marie, où il rencontra lord Selkirk (15), qui venait régler les affaires des deux compagnies rivales.

Pour moi, je menai, pendant l’été, une vie paisible comme d’ordinaire, tantôt à la chasse, tantôt travaillant à nos champs de blé, récoltant le riz sauvage ou m’occupant de la pêche. En revenant des rizières, je m’arrêtai sur une petite île, en remontant vers le lac de la Pluie pour chasser un ours dont je connaissais la tanière. Très tard dans la nuit, après avoir tué mon ours, comme je me reposais fort tranquillement dans ma cabane, je fus surpris d’entendre à ma porte une voix que je reconnus aussitôt pour celle de M. Harshield ; je compris bientôt qu’il était à la recherche de quelqu’un. Ayant découvert de loin une lumière, il avait supposé qu’elle brillait dans le camp de lord Selkirk, et il s’était glissé jusqu’à ma cabane avec toutes les précautions d’un guerrier indien, car j’aurais dû entendre son approche.

Il ne me fit point part, sur-le-champ, de son projet de tuer Selkirk ; mais je connaissais trop bien, et lui et ses compagnons, pour avoir de la peine à découvrir ses intentions. Je compris à merveille aussi dans quel but il essayait, avec beaucoup d’adresse, de me déterminer à le suivre au lac de la Pluie. Voyant enfin que ses insinuations et ses demi-confidences manquaient leur but, il m’avoua hautement sa résolution de tuer lord Selkirk partout où il le rencontrerait ; puis il appela ses canots et me les fit voir : chacun d’eux portait dix hommes vigoureux, résolus et bien armés. Il revint encore à la charge auprès de moi, mais je résistai.

Après m’avoir quitté, il se rendit au lac de la Pluie, au comptoir de M. Tace ; mais ce gentleman, moins enclin que lui à des mesures violentes, l’engagea à retourner immédiatement à son pays. Je ne sais quels argumens employa M. Tace ; mais, deux jours après, M. Harshield se dirigea vers la rivière Rouge, laissant caché dans les bois le soldat qui, l’année précédente, avait concouru, avec Maveen, au meurtre du gouverneur. Nous ne sûmes pas bien quelles instructions avaient été laissées à cet homme ; il parait que le séjour des bois ne fut pas de son goût, car il revint au fort quatre jours après.

Sur ces entrefaites, lord Selkirk avait pris le fort William, que tenait alors M. Mac Gillivray pour le Nord-Ouest. De là il envoya un officier avec quelques troupes prendre possession du comptoir de M. Tace, où l’on trouva le soldat qui avait tué le gouverneur Mac-Dolland. Cet homme fut envoyé à Montréal avec quelques autres qui avaient tenté un soulèvement après la reddition du fort William. J’ai entendu dire, depuis, qu’il avait été pendu.

Vers ce temps, je pris la résolution de quitter le pays des Indiens pour les États. La mauvaise volonté excitée contre moi par Ais-kaw-ba-wis parmi les Indiens, et surtout dans la famille de mon beau-père, me livrait à de continuels désagrémens. M. Bruce, que je rencontrai alors, me donna des renseignemens utiles et de bons avis. Il avait beaucoup voyagé et vu bien plus d’hommes blancs que moi. Ses récits m’encouragèrent. La guerre de 1812 était alors terminée, et je ne prévoyais plus aucun obstacle insurmontable à mon retour vers ma terre natale.

J’avais du riz sauvage en abondance et une bonne récolte de blé. Comme je voulais me rendre au lac de la Pluie pour y passer l’hiver, M. Bruce, qui allait suivre la même direction, consentit à prendre vingt sacs de mon blé, et je me mis en route avec ma famille. A peu de distance du comptoir de la Pluie, où je croyais trouver M. Tace, car j’ignorais encore les derniers changemens, je trouvai le capitaine dont j’ai parlé plus haut. Il me témoigna beaucoup d’égards et le regret de ne pouvoir me faire aucun présent, parce que tous les objets trouvés dans les magasins du Nord-Ouest étaient déjà distribués aux Indiens.

Après plusieurs entretiens, il réussit à me convaincre que, dans cette querelle, le bon droit était du côté de la compagnie de la baie d’Hudson, ou plutôt que c’était elle qui agissait avec la sanction du gouvernement britannique. Il me promit de faciliter mon retour aux États, et à force de riches présens, de bons traitemens, de belles promesses, il me fit enfin consentir à le guider avec ses troupes vers le comptoir de la compagnie du Nord-Ouest, à l’embouchure de l’Assinneboin. L’hiver commençait à se faire sentir ; mais le capitaine Tussenon (c’était ainsi qu’on le nommait, autant que je puis m’en souvenir) dit que son parti ne pouvait pas vivre auprès du lac de la Pluie, et qu’il était nécessaire de partir sur-le-champ pour la rivière Rouge.

Je marchais avec vingt hommes à l’avant-garde ; nous gagnâmes Be-gwi-o-nus-ko-Sahgie-gun (le lac des Joncs) d’où les chevaux furent renvoyés. Le capitaine vint nous y joindre avec cinquante hommes. Là nous préparâmes des raquettes à neige. She-gwaw-koo-sink, Mezhick-ko-naum et d’autres Indiens furent engagés pour nous accompagner comme chasseurs. Nous avions beaucoup de riz sauvage, et nous nous trouvions ainsi assez bien pourvus de vivres ; mais ce trajet à travers la prairie était fort long sur une neige épaisse : quand la viande vint à manquer, il se manifesta parmi les soldats quelques dispositions à la mutinerie, cependant aucune difficulté sérieuse n’éclata. Le quarantième jour après notre départ du lac de la Pluie, nous arrivâmes à la rivière Rouge, et le fort de l’embouchure du Pembinah fut occupé sans résistance ; car il ne renfermait qu’un petit nombre de femmes et d’enfans avec quelques vieillards français.

De Pembinah, où je laissai mes enfans, nous allâmes en quatre jours à l’Assinneboin, à dix milles au dessus de son embouchure, après avoir passé la rivière Rouge à peu de distance de ce point. Là, Be-gwa-is,Tun des principaux chefs des Ojibbeways, vint nous rejoindre avec douze jeunes hommes. Notre capitaine gouverneur, qui faisait partie de l’expédition, semblait fort embarrassé des moyens de réduire le fort de la compagnie du Nord-Ouest, à l’embouchure de l’Assinneboin ; il savait cependant que douze hommes au plus étaient chargés de sa défense.

On tint conseil avec Be-gwa-is, dont l’avis fut de marcher droit au fort. Cette démonstration, à son avis, devait suffire pour faire mettre bas les armes. Lorsque le capitaine Tussenon m’avait engagé au lac de la Pluie, je lui avais dit que je le conduirais de cet endroit à la porte de la chambre à coucher de M. Harshield ; et, me trouvant en état de remplir ma promesse, je fus mortifié de voir qu’on ne tenait nul compte de moi dans ces conférences.

La nuit, comme nous étions fort près de la place, je fis part de mes griefs à Loueson-Nowlan, interprète qui connaissait bien le pays, et avait dans le fort un frère de demi-sang, commis de M. Harshield. Couchés auprès d’un feu qui ne servait qu’à nous deux, nous tombâmes d’accord que seuls nous pourrions surprendre et enlever le fort ; nous résolûmes de tenter l’aventure, mais nous confiâmes nos projets à quelques soldats qui nous suivirent. Il n’y avait ni collines, ni buissons pour couvrir notre approche ; mais la nuit était obscure et si froide, que nous ne devions pas craindre, de la part de nos ennemis, une vigilance bien active. Nous fîmes une échelle à la manière indienne avec un tronc d’arbre dont les racines des branches furent taillées pour recevoir nos pieds : nous l’appliquâmes contre le mur, d’où nous parvînmes dans l’intérieur sur le toit de la forge, et de là nous descendimes à terre l’un après l’autre en silence ; puis nous commençâmes à chercher nos ennemis, en ayant grand soin de placer deux ou trois hommes bien armés aux portes des chambres occupées, pour empêcher toute réunion et tout moyen de concerter une résistance.

Nous ne découvrîmes pas avant le jour la chambre à coucher de Harshield. Quand il nous vit dans le fort, il s’élança sur ses armes et voulut faire résistance ; mais nous nous rendîmes facilement maîtres de lui. Il fut lié d’abord, et comme il vociférait des injures, le gouverneur, qui venait d’arriver avec le capitaine, nous ordonna de le jeter dans la neige pour le calmer. Le temps étant trop froid pour qu’on pût l’y laisser sans danger d’être gelé, on ne tarda pas à le faire rentrer, et il fut placé près du feu.

En me reconnaissant parmi ceux qui l’entouraient, il comprit que j’avais servi de guide et il me reprocha vivement mon oubli des faveurs dont il prétendait m’avoir comblé. Je lui reprochai, à mon tour, les meurtres qu’il avait commis sur ses amis et sur des hommes de sa couleur, et je lui dis que ces meurtres et ses crimes nombreux m’avaient décidé à marcher contre lui. « Lorsqu’à la dernière chute des feuilles, ajoutai-je, vous êtes venu à ma cabane, si je vous ai traité avec bonté, c’était parce que je ne voyais pas vos mains souillées du sang de vos parens ; je ne voyais pas les cendres des maisons de vos frères que vous avez fait brûler à la rivière Rouge. » Malgré ces reproches, il continua à injurier non seulement moi, mais les soldats et toutes les personnes qui s’approchaient de lui.

De tous les captifs faits dans ce comptoir, on ne garda que trois hommes en prison : M. Harshield, le métis Maveen compromis dans le meurtre du gouverneur de la baie d’Hudson, et un commis. Les autres s’éloignèrent sans être inquiétés. Joseph Cadotte, le demi-frère de Nowlan, présenta une apologie très humble et très soumise de sa conduite ; il promit, si l’on voulait le relâcher, de se rendre à son canton de chasse pour ne plus se mêler en rien des affaires des traiteurs : on le mit donc en liberté. Mais, au lieu de tenir sa parole, il partit aussitôt pour le comptoir de Mouse-River, où il réunit de quarante à cinquante métis (16), avec lesquels il revint pour reprendre la place ; mais son parti ne s’approcha de nous qu’à un mille de distance et y resta campé quelque temps.



(14) Quelques circonstances de ce meurtre semblent se rapporter à celui de Keveny, pour lequel Charles de Reinhard et Archibald Maclellan furent traduits eu justice à Québec en 1818, et le premier condamné à mort ; de Reinhard, Mainville et Jose ou Joseph Indien, nommé aussi le fils de la perdrix blanche, semblent avoir été les acteurs de ce crime. Il ne serait pas surprenant que Tanner, qui était alors avec les Indiens les plus sauvages, eût estropié des noms étrangers, ou se fût mépris sur le rang et l’importance de quelques hommes de la race européenne.

Note de l’éditeur américain, (p. 157)


(15) La relation de l’expédition de lord Selkirk a été traduite en français et imprimée à Montréal (Canada), en 1818. Elle forme un in-8o de 222 pages.

Lord Selkirk, en 1814, a traité en fief absolu d’un territoire situé aux abords de la rivière Rouge, contenant environ 116000 milles carrés. C’est deux fois la superficie de l’Angleterre.

M. Adrien Balbi donne, dans son Abrégé de Géographie, p. 1153, des détails fort curieux sur cet établissement. (p. 159)


(16) Selon M. Isidore Lebrun (Tableau statistique et politique des deux Canadas), ou les appelle quelquefois les brûlés. (p. 169).