Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (2p. 217-232).


CHAPITRE XXXIV.


Voyage à Détroit. — Rencontre de Kish-kau-ko. — Souvenirs et détails de famille. — Respect des Indiens pour la propriéte des blancs. — Inhospitalité des blancs de la frontière. — Hospitalité d’un Indien. — Meurtre. — Justice indienne. — Funérailles. — Jeux funèbres. — Le meurtrier adopté par la mère de la victime.


Le major Puthuff, agent indien des États-Unis à Mackinac, me donna un canot d’écorce de bouleau, quelques provisions et une lettre pour le gouverneur Cass à Détroit. Mon canot fut attaché à un schooner, à bord duquel je partis confié à un gentleman dont j’ai oublié le nom, mais qui, je le crois, était envoyé par le major tout exprès pour prendre soin de moi dans le voyage. La traversée dura cinq jours ; le gentleman, en débarquant, me dit de l’attendre, et je ne l’ai jamais revu.

Le jour d’après, je débarquai moi-même, et m’étant avancé dans la rue, je m’arrêtai un moment pour regarder tout autour de moi. Enfin, je vis un Indien, j’allai droit à lui, et je lui demandai qui et d’où il était. — Ottawwaw de Saugenong, répondit-il. — Connaissez-vous Kish-kau-ko ? — C’est mon père. — Où est Manito-o-gheezhik son père et votre aïeul ? — Mort à la dernière chute des feuilles ! — Je lui dis d’aller chercher son père et de l’amener, mais le vieillard ne voulut pas venir.

Le lendemain, comme j’errais encore dans la rue, regardant de côté et d’autre, j’aperçus un vieil Indien, et je courus le rejoindre. En m’entendant approcher il se retourna, m’examina quelques instans d’un air inquiet et me serra dans ses bras. C’était Kish-kau-ko (20) ; il ne ressemblait guère au jeune homme qui m’avait fait prisonnier tant d’années auparavant. Il me fit avec empressement beaucoup de questions sur ce qui m’était arrivé, sur les lieux que j’avais habités depuis notre séparation. Je le priai de me conduire chez le gouverneur Cass, mais il le refusa avec une apparence d’effroi.

Voyant que je n’obtiendrais pas de lui ce service, je pris à la main la lettre du major Puthuff, et m’étant fait indiquer par des Indiens la maison du gouverneur, je m’y rendis sans plus tarder ; mais un soldat, qui se promenait en travers de la porte, me barra le passage. Je ne pouvais me faire comprendre en anglais. Heureusement je vis le gouverneur assis dans son vestibule ; je lui montrai ma lettre, et il dit au soldat de me laisser passer. Dès qu’il eut ouvert la lettre, il me tendit la main, et par l’intermédiaire d’un interprète qu’il envoya chercher, il s’entretint long temps avec moi. Kish-kau-ko, mandé près de lui, confirma mon récit des circonstances de ma capture et de mon séjour de deux années chez les Ottawwaws de Saugenong.

J’appris alors de Kish-kau-ko divers détails de mon enlèvement que j’ai rapportés au début de ce récit, et dont j’avais conservé un vague souvenir d’après les conversations tenues plus d’une fois en ma présence. Je croyais encore que ma famille presque tout entière avait été massacrée dans la seconde expédition de Manito-o-gheezhik à l’embouchure du Big-Miami, lorsque le vieillard m’avait rapporté le chapeau de mon frère pour preuve de ce massacre.

« Est-il vrai, dis-je à Kish-kau-ko, que votre père ait tué tous mes parens ? » Il me répondit que non. Manito-o-gheezhik, l’année d’après mon enlèvement et dans la même saison, était retourné à l’endroit d’où il m’avait enlevé ; là, comme dans sa première expédition, il avait épié mon père et ses planteurs depuis le matin jusqu’à midi. Alors tous les blancs étaient rentres à la maison, excepté mon frère, âgé de dix-neuf ans, qui labourait avec un attelage de chevaux. Les cordes étaient passées autour de son cou ; les Indiens se jetèrent sur lui ; les chevaux voulurent s’enfuir ; mon frère s’embarrassa dans les cordes, tomba, et fut pris par les Indiens.

Les chevaux furent tués à coups de flèches, et les Ottawwaws entraînèrent mon frère dans les bois. L’Ohio fut passé avant la nuit, et ils ne firent halte qu’à une bonne distance. Mon frère fut fortement attaché à un arbre, les bras et les, mains liés par derrière, et les cordes contenant sa poitrine et son cou ; mais il parvint à les ronger et à tirer de sa poche un canif qui trancha tous ses liens.

Aussitôt il courut droit à l’Ohio et le traversa à la nage. Les Indiens, réveillés au bruit qu’il faisait, le poursuivirent à travers les bois ; mais la nuit était très sombre, et ils ne l’atteignirent pas. Son chapeau était resté dans le camp ; ils le prirent pour me faire croire que mon frère avait été tué par eux, tandis qu’il était rentré, au lever du soleil, dans la maison paternelle.

Le gouverneur me donna des vêtemens d’une valeur de soixante à soixante-dix dollars et me fit loger pour quelque temps chez son interprète, à un mille de sa résidence, où je devais attendre le moment d’une grande réunion d’Indiens et d’hommes blancs à Sainte-Marie sur le Miami. C’était de là qu’il me promettait de me faire rejoindre mes parens au bord de l’Ohio.

J’attendis deux mois au moins, et mon impatience de poursuivre ma route s’irrita chaque jour ; je partis enfin avec Be-nais-sa, frère de Kish-kau-ko et huit autres Indiens, qui se rendaient à la réunion convenue. Parti à l’insu du gouverneur Cass, je n’emportais aucune espèce de provision. Nous eûmes beaucoup à souffrir de la fatigue et plus encore de la faim, surtout après avoir passé les rapides du Miami, où nous laissâmes notre canot. Les Indiens que nous rencontrions nous refusèrent souvent tout secours, quoiqu’ils fussent dans l’abondance. Nous nous arrêtâmes plus d’une fois pour dormir près du champ de blé d’un homme blanc ; le blé était mûr ; nous étions à demi morts de faim, et cependant nous n’osions rien prendre. Une nuit, nous nous arrêtâmes auprès d’une maison de bonne apparence. Il y avait là un vaste champ de beau blé. Les Indiens, presque affamés, me dirent : « Shaw-shaw-wa-ne-ba-se (21), vous êtes venu de bien loin pour voir vos parens, entrez et voyez s’ils vous donneront à manger. » Je me présentai à la porte ; mais les blancs, qui prenaient alors leur repas, me chassèrent, et les Indiens se moquèrent de moi.

Peu de temps après, une nuit, comme nous dormions sur la route, quelqu’un vint à passer à cheval et nous demanda, dans la langue des Ottawwaws, qui nous étions. Un des Indiens répondit : « Nous sommes des Ottawwaws et des Ojibbeways, nous avons avec nous un long couteau de la rivière Rouge fait prisonnier, il y a bien des années, par Kish-kau-ko. » Sachant qui nous étions et où nous allions, il nous dit à son tour qu’il se nommait Ah-koonah-goo-zik. « Si vous êtes bons marcheurs, ajouta-t-il, vous arriverez chez moi après demain à midi, et là, vous trouverez un bon repas. Il faut que je marche toute la nuit pour arriver demain. » À ces mots, il nous quitta.

Le lendemain mes forces étaient tellement épuisées qu’il fallut m’ôter ma charge. Un Indien prit mon fusil, un autre ma couverture, et nous arrivâmes vers la nuit aux fourches du Miami. Là étaient un village indien, un comptoir et plusieurs familles de blancs. Je m’adressai au traiteur, je lui exposai mon état et celui des Indiens qui m’accompagnaient, mais nous n’obtinmes aucun secours ; le jour d’après, j’étais incapable de poursuivre ma route. Quelques Indiens eurent enfin pitié de nous, et grâce à leur aide, le jour suivant nous pûmes atteindre le toit hospitalier d’Ah-koo-nah-goo-zik.

Cet homme nous attendait avec deux grands plats tout pleins de blé et de venaison qu’il avait fait cuire d’avance. Il en plaça un devant moi avec des assiettes et des cuillers de bois, l’autre devant Be-nais-sa. Notre repas terminé, il nous dit que le meilleur parti pour nous était de nous reposer auprès de lui dix ou quinze jours, puisqu’il avait beaucoup de grain et que le gibier gras abondait dans les alentours. Je lui répondis que, pour ma part, le voyage dont je voyais le terme si rapproché avait été mon vœu constant pendant de longues années ; que j’éprouvais une extrême impatience de savoir si quelques uns de mes parens vivaient encore, mais que je m’estimerais heureux de passer deux ou trois jours avec lui et de lui emprunter ensuite un cheval pour me porter jusqu’à Kau-wis-se-no-ki-ug ou Sainte-Marie. « Eh bien ! soit, reprit-il. »

Au terme fixé, un matin, de bonne heure, comme nous faisions nos préparatifs de départ, il vint à moi conduisant un beau cheval, et il me mit la bride à la main en me disant : « Je vous le donne pour votre voyage. » Je ne lui répétai pas que je comptais le laisser à Kau-wis-se-no-ki-ug. Je savais qu’en pareil cas les Indiens n'aiment pas les protestations réitérées. En deux jours, je parvins à l’endroit désigné pour le conseil. Les Indiens n’étaient pas encore assemblés ; mais déjà un homme s’y tenait pour distribuer des provisions aux arrivans. Je ne tardai pas à me voir saisi d’une fièvre violente. Sans me condamner absolument à ne pas sortir de ma cabane, elle me fut extrêmement désagréable et pénible.

Dix jours après, un jeune Ottawwaw, que Be-nais-sa avait mis à ma disposition pour préparer mes vivres et me soigner dans mon état maladif, traversa la petite baie et alla visiter un camp où les Potawatomies (22) nouvellement arrivés se livraient alors aux excès de l’ivrognerie. A minuit, on nous le ramena ivre ; un des hommes qui l’accompagnaient me dit, en le poussant dans ma cabane : « Prenez soin de votre jeune homme, il a fait un mauvais coup. »

Je réveillai Be-nais-sa pour allumer du feu, et à la lueur du foyer nous vîmes l’Ottawwaw debout, son couteau à la main, le bras et une grande partie du corps couverts de sang. Les Indiens ne pouvaient pas le faire coucher ; je lui en donnai l’ordre, et il obéit sur-le-champ. Je leur défendis de faire aucune recherche sur ce qui s’était passé, et de paraître remarquer son couteau sanglant.

Le matin, après un profond sommeil, il n’avait aucun souvenir des événemens de la nuit. Il nous dit qu’il croyait s’être fort enivré, qu’il avait bien faim, et qu’il allait se hâter de préparer son repas. Il fut confondu d’étonnement quand je lui dis qu’il avait tué un homme. Il se rappelait seulement que dans son ivresse il avait poussé des cris au souvenir de son père massacré par les hommes blancs, au même endroit, bien des années auparavant. Il exprima beaucoup de chagrin, et courut aussitôt voir l’homme qu’il avait frappé. Ce malheureux respirait encore ; nous apprîmes des Potawatomies que le coup avait été porté sur un jeune homme ivre, étendu par terre sans aucun sentiment ; que nulle dispute ne l’avait précédé, et que probablement le meurtrier n’avait pas su qui était sa victime. Les parens du blessé ne dirent rien à l’Ottawwaw ; mais l’interprète du gouverneur lui adressa de vifs reproches.

Il était évident pour tout le monde que le jeune Potawatomie ne se rétablirait pas de sa blessure, et que même il touchait à ses derniers momens. Notre compagnon, en revenant, trouva que nous avions préparé des présens considérables. L’un donnait une couverture, l’autre une pièce d’étoffe, celui-ci un objet, celui-là un autre. Il les emporta aussitôt, et les posant à terre devant le blessé, il dit aux parens qui l’entouraient : « Mes amis, j’ai, comme vous le voyez, tué cet homme, votre frère, mais je ne savais ce que je faisais ; je n’avais point de mauvais vouloir contre lui. Quand il était venu, il y a peu de jours, visiter notre camp, je l’avais vu avec plaisir ; mais l’ivresse m’a rendu fou, et ma vie vous appartient de droit (23). Je suis pauvre ; je vis parmi des étrangers ; mais plusieurs de ceux qui m’ont amené de mon pays me reconduiraient volontiers à ma famille : aussi m’ont-ils envoyé à vous avec ce faible présent. Ma vie est entre vos mains ; mes présens sont devant vous. Prenez ce que vous voudrez, mes amis n’auront point à s’en plaindre. »

À ces mots, il s’assit devant le blessé, la tête basse, les mains sur les yeux, attendant le coup fatal. Mais la vieille mère de la victime s’avança un peu, en lui disant : « Pour moi et mes enfans, je puis répondre que nous n’en voulons pas à votre vie ; mais je ne saurais promettre de vous protéger contre le ressentiment de mon mari, absent en ce moment. Toutefois, j’accepte votre présent, et j’userai en votre faveur de toute mon influence sur mon mari. Je sais que ce n’est ni de propos délibéré, ni par suite de haine que ce malheur est arrivé. Pourquoi votre mère aurait-elle à pleurer comme moi ? » Elle accepta les présens, et le gouverneur Cass se montra satisfait de la tournure que cette affaire avait prise.

Le lendemain, le blessé mourut, et plusieurs hommes de notre parti aidèrent le meurtrier à creuser une fosse. Les préparatifs terminés, le gouverneur fit au mort un riche cadeau de couvertures, de vêtemens et d’autres objets pour être enterrés avec lui, selon l’usage indien. Ces offrandes furent amoncelées sur le bord de la fosse ; mais la vieille femme, au lieu de les enterrer, proposa aux jeunes hommes de les jouer entre eux.

Comme ces objets étaient en grand nombre, divers jeux se succédèrent : le tir à la cible, le saut, la lutte et d’autres encore ; mais la plus belle pièce de drap fut réservée pour le prix de la course à pied, et gagnée par le meurtrier lui-même. La vieille femme l’appela aussitôt, et lui dit : « Jeune homme, celui qui fut mon fils m’était bien cher ; je crains de le pleurer beaucoup et souvent : je serais heureuse si vous vouliez bien être mon fils à sa place, m’aimer et prendre soin de moi comme lui ; je crains seulement mon mari. » Le jeune homme, reconnaissant de la sollicitude qu’elle lui avait montrée pour sauver sa vie, accepta aussitôt et de bon cœur cet arrangement (24) ; mais le gouverneur, ayant entendu dire que plusieurs amis du mort étaient déterminés encore à le venger, envoya son interprète au jeune Ottawwaw, pour l’engager à s’échapper sans perte de temps et à s’enfuir vers son pays. Il ne le voulut pas d’abord : Be-nais-sa et moi nous joignîmes nos avis à celui du gouverneur ; nous l’aidâmes dans ses préparatifs, et dans la nuit il nous quitta.

Le lendemain matin, de très bonne heure, je vis deux amis du jeune homme tué se diriger vers notre cabane. Au premier aspect, je fus un peu alarmé de l’idée qu’ils s’approchaient avec des projets de violence ; mais bientôt je m’aperçus qu’ils étaient sans armes. Ils entrèrent dans la cabane, et restèrent long-temps assis en silence. L’un d’eux dit enfin : « Où est notre frère ? Nous sommes quelquefois seuls chez nous, et nous voudrions causer avec lui. » Je leur répondis qu’il venait à peine de sortir, et que bientôt il rentrerait. Ils l’attendirent long-temps, et comme ils insistaient pour le voir, je sortis et l’appelai, bien sûr qu’il ne répondrait pas ; mais il parut aussitôt et rentra avec moi. Au lieu de marcher droit vers son pays, comme nous l’y avions engagé, il s’était caché dans les bois à quelques centaines de verges de notre cabane. De sa cachette, il avait entrevu la visite des deux jeunes hommes, et il ne leur supposait aucun projet hostile. Ils lui pressèrent la main, et le traitèrent avec une grande bonté. Nous acquîmes bientôt l’assurance que tous les bruits répandus sur leur dessein de le tuer n’avaient aucun fondement.



(20) Ce même Kish-kau-ko, dont Tanner prononce le nom Gish-gau-go, a été très connu dans le Michigan et sur d’autres points de la frontière du nord-ouest par le nombre de ses meurtres et de ses déprédations. Il est mort en prison à Détroit, dans l’automne de 1825.

Note de l’éditeur américain . (p. 219)

(21) Le père Charlevoix dit, dans la lettre dix-neuvième de son Journal, t. 5, p. 427 :

« On n’appelle jamais un homme par son nom propre, quand on lui parle dans le discours familier ; ce serait une impolitesse. »

Plusieurs passages des mémoires de Tanner, et cette partie surtout de son récit, contredisent l’observation de Charlevoix ; mais la fréquentation des blancs et la vie de la frontière ont dû altérer cet usage. (p. 223)


(22) Pottawatameh de M. Adrien Balbi ; Poutéouatamis de la Hontan et de Charlevoix. (p. 226)


(23) Les lois chez les Indiens ne recherchent point l’homicide : la vengeance de ce crime est abandonnée aux familles.

(M. de Chateaubriand, Natchez, t. 1, p. 122.) (p. 228).


(24) « Il s’en trouve qui refusent de le recevoir, pour ne pas avoir toujours devant les yeux un objet aussi désagréable que doit l’être, par exemple, pour une mère, l’assassin de son fils ; mais le plus grand nombre des femmes adoptent véritablement ces sortes d’esclaves, et commencent à les regarder, dès qu’ils leur sont livrés, avec les mêmes yeux qu’elles regardaient cet enfant qu’elles ont perdu, qui était tout ce qu’elles avaient de plus cher, et tout le soutien de leur cabane ; et elles ont pour eux dans la suite les mêmes égards que si c’était leur propre fils. »

Le père Lafitau. (Mœurs des Sauvages amériquains, comparées aux Mœurs des premiers temps, t. 1, p. 494.) (p. 230)