Le Comte Robert de Paris/Texte entier

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 24, ).








ŒUVRES


DE


WALTER SCOTT.




LE COMTE ROBERT DE PARIS.



LE COMTE


ROBERT DE PARIS.


QUATRIÈME ET DERNIÈRE SÉRIE


DES CONTES DE MON HÔTE.


Par Walter Scott.


TRADUCTION DE M. ALBERT MONTÉMONT.


NOUVELLE ÉDITION,
REVUE ET CORRIGÉE D’APRÈS LA DERNIÈRE PUBLIÉE À ÉDIMBOURG.



Le rivage européen et celui de l’Asie, la coupole de Sainte-Sophie avec ses rayons dorés, les bocages de cyprès, l’Olympe élevé et couronné de neige, les douze îles, et plus que je ne saurais imaginer, encore moins retracer : voilà le spectacle merveilleux qui charmait la belle Marie Montagu.
Lord Byron. Don Juan.



PARIS,


MÉNARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,


PLACE SORBONNE, 3




1837.


INTRODUCTION.




JEDEDIAH CLEISHBOTHAM,
MAÎTRE ÈS ARTS,
AU LECTEUR BIENVEILLANT
SALUT ET PROSPÉRITÉ.


Il me siérait fort mal, maintenant que les premières collections, publiées sous le titre de Contes de mon hôte, ont acquis à mon nom quelque célébrité, maintenant que les suffrages d’une foule de lecteurs m’ont appris à me croire digne, non seulement d’une vaine gloire, mais encore des avantages plus solides du métier d’auteur, il me siérait, dis-je, fort mal de laisser entrer dans le monde ce nouveau-né littéraire, le plus jeune et probablement le dernier enfant de ma vieillesse, sans l’accompagner d’une apologie modeste au sujet de ses défauts, ainsi que je l’ai toujours fait en pareille circonstance. Le monde a été suffisamment instruit de ce fait, que je ne suis point individuellement la personne à qui l’on doit attribuer l’invention ou le dessin du plan d’après lequel ces contes, qui ont été trouvés agréables, furent originairement construits ; je le suis pas non plus l’ouvrier qui, ayant reçu d’un architecte habile un devis exact des dimensions du bâtiment, et ses instructions définitives, tant sur l’ensemble que sur les détails, a mis ensuite la main à l’œuvre, et s’est appliqué à exécuter et compléter chaque partie de l’édifice. Néanmoins je suis, sans contredit, l’homme qui, en plaçant son nom à la tête de l’entreprise, s’est rendu particulièrement responsable du succès général. Lorsqu’un vaisseau de guerre livre un combat avec son équipage composé d’un grand nombre de marins et de divers officiers, ce n’est pas à ces subordonnés que l’on attribue le gain ou la perte du vaisseau qu’ils montaient ou qu’ils attaquaient (quoique chacun se soit bravement comporté au poste qui lui était assigné), mais le bruit court et se répand aussitôt, sans autre explication, que le capitaine Jedediah Cleishbotham a perdu tel vaisseau de 74, ou bien qu’il s’est rendu maître de celui qui, par les efforts réunis de l’équipage, a été enlevé à l’ennemi. Pour la même raison, il serait triste et honteux que moi, capitaine volontaire et armateur de ces entreprises, après avoir accumulé, en trois occasions différentes, les profits et la réputation de l’affaire je déclinasse aujourd’hui les risques qui peuvent résulter du non succès de ce quatrième et dernier voyage. Non ! j’adresserai plutôt à mes associés à bord du navire commun ce langage qui peint la constance de l’héroïne de Mathew Prior :

Quoi ! n’ai-je donc promis de voguer avec toi
Que sur le sein d’azur d’une mer sans nuage ?
Dois-je quitter la nef et gagner le rivage
Quand les vents déchaînés soufflent partout l’effroi.

Il conviendrait néanmoins aussi peu à mon âge et à mon état de ne pas reconnaître franchement certains défauts que l’on peut justement relever dans ce complément des Contes de mon hôte, dernière production que laissa, évidemment sans l’avoir jamais revue ou corrigée avec soin, feu M. Pierre Pattison ; je veux parler ici de ce même digne jeune homme dont il est si souvent fait mention dans ces essais sous forme d’introduction, et jamais sans payer à son bon sens et à ses talents, je dirai même à son génie, le tribut d’éloges qu’il devait attendre de son collaborateur, de son patron et de son ami. Ces pages, ai-je dit, furent le ultimus labor de mon ingénieux collaborateur ; mais je ne dirai pas, comme le célèbre docteur Pitcairn l’a dit de son héros, ultimus atque optimus. Hélas ! les vertiges même que l’on éprouve en parcourant le chemin de fer de Manchester ne sont pas si dangereux pour les nerfs que l’habitude trop fréquente de se laisser emporter dans ce riant tourbillon du monde idéal ! La propriété qu’a cette atmosphère de rendre l’imagination confuse et le jugement inerte a été remarquée dans tous les siècles, non seulement par les érudits de la terre, mais par l’esprit borné de plusieurs des Ofellus[1] eux-mêmes. La rapidité avec laquelle l’imagination est emportée dans ce travail, lorsque la volonté de l’écrivain devient semblable au tapis du prince Hussein[2] dans le conte oriental, est-elle la source principale du danger ? ou, indépendamment de cette fatigante vélocité, un séjour habituel dans ces domaines de l’imagination est-il aussi peu approprié à l’intelligence de l’homme que la respiration de l’air raréfié du sommet des montagnes l’est à la constitution physique de son enveloppe mortelle ?… C’est une question que je ne suis pas appelé à décider ; mais il est certain que nous découvrons souvent dans les ouvrages des plus distingués de cette classe d’hommes des signes d’égarement qui ne se présentent pas aussi souvent dans ceux des personnes à qui la nature a donné une imagination moins rapide ou moins ambitieuse dans son vol.

Il est pénible de voir le grand Michel Cervantès lui-même se défendre, comme les enfans des hommes vulgaires, contre les critiques qui le poursuivaient touchant ces petites incorrections qui sont sujettes à obscurcir la marche même d’un esprit comme le sien, lorsqu’il arrive à la fin de sa journée.. Fort souvent, fait-il dire à don Quichotte, il arrive aux hommes qui se sont acquis une très grande réputation par des œuvres manuscrites, de la perdre ensuite entièrement, ou du moins en grande partie, lorsqu’ils ont subi l’épreuve de la publication. — La raison en est simple, répond le bachelier Carrasco ; on découvre plus aisément des fautes dans un ouvrage imprimé, car alors on le lit davantage, et on l’examine de plus près ; la sévérité est d’autant plus grande que l’auteur a été plus prôné. Ceux qui se sont fait un nom par leur génie, les grands poètes et les historiens illustres, sont presque toujours l’objet de l’envie d’une classe d’hommes qui se plaisent à censurer les écrits des autres, bien qu’eux-mêmes ils n’aient jamais pu en produire aucun. — Cela n’est pas étonnant, dit don Quichotte ; il y a beaucoup de théologiens qui ne ferraient que de très lourds prédicateurs et qui cependant ont l’esprit très vif lorsqu’il s’agit de découvrir des fautes et des longueurs dans les sermons des autres. — Vous avez raison, il serait à désirer que de tels censeurs voulussent bien être un peu plus indulgents et moins scrupuleux, et ne s’attachassent pas avec aussi peu de générosité à de faibles taches qui ne sont, pour ainsi dire, que des grains de poussière sur la surface d’un astre éclatant. Si quandoque bonus dormitat Homerus qu’ils considèrent combien de nuits il a veillé pour rendre son ouvrage aussi parfait que possible. Il peut même arriver en beaucoup de cas que ce que l’on censure comme une faute soit plutôt une beauté, de même que les signes ajoutent souvent à l’agrément du visage. En résumé celui qui publie un livre court de grands risques ; Il n’est pas probable que les différentes parties de son œuvre forment un ensemble qui puisse satisfaire tous les lecteurs. — Bien certainement, mes aventures ne peuvent avoir plu qu’à un bien petit nombre. — Tout au contraire, répond Carrasco, car, comme infinitus est numerus slultorum, un nombre infini de personnes ont admiré votre histoire. Seulement il y en a quelques unes qui ont accusé l’auteur d’un défaut de mémoire ou de sincérité : premièrement il a oublié de dire quel était l’individu qui vola le grison de Sancho, seulement l’histoire nous apprend qu’il fut volé ; et nous retrouvons bientôt Sancho monté sur le même âne, sans que nous ayons préalablement reçu aucun éclaircissement à ce sujet. Ensuite l’auteur ne dit pas au lecteur ce que Sancho fit des cent pièces d’or qu’il trouva dans le porte-manteau sur la Sierra Morena ; il n’en dit plus un mot par la suite ; or beaucoup de gens désireraient fort savoir comment Sancho les dépensa : et c’est un point défectueux de l’ouvrage. »

Aucun lecteur n’a oublié la manière amusante dont Sancho éclaircit les passages obscurs désignés par le bachelier Carrasco ; mais il resta encore assez de semblables lacunœ, inadvertances et erreurs, pour exercer la verve des critiques espagnols qui avaient trop bonne opinion d’eux-mêmes pour profiter de la leçon qui leur était offerte dans la simple et modeste apologie de l’immortel auteur.

On ne peut douter que, si Cervantès n’eût pas jugé au dessous de lui de faire valoir un semblable moyen, il eût pu aussi alléguer le mauvais état de santé dont il fut affligé pendant qu’il finissait la seconde partie de son Don Quichotte. Il est évident du reste que les intervalles de la maladie qui tourmentait alors Cervantès n’étaient pas les plus favorables du monde pour revoir des compositions légères, et corriger au moins les imperfections et les fautes les plus grossières que chaque auteur devrait, ne fût-ce que par pudeur, faire disparaître de son ouvrage avant de le produire au grand jour, car elles ne peuvent manquer d’être aperçues, ni de trouver des personnes éclairées qui seront trop heureuses de se charger du rôle de les faire connaître.

Il est plus que temps d’expliquer dans quelle intention nous avons rappelé longuement au souvenir du lecteur le grand nombre de fautes légères de l’inimitable Cervantès, et les passages dans lesquels il a plutôt défié ses ennemis que plaidé pour sa justification ; car je suppose que l’on reconnaîtra aisément qu’il existe trop de distance entre nous et ce grand génie de l’Espagne, pour qu’il nous soit permis de nous couvrir d’un bouclier qui n’était formidable que par le bras puissant auquel il était attaché.

L’historique de mes premières publications est suffisamment connu, et je n’ai point renoncé au projet de terminer ces Contes de mon hôte, qui avaient eu un succès si remarquable ; mais la mort, qui vient à la dérobée saisir chacun de nous, trancha les jours de l’intéressant jeune homme à la mémoire duquel je composai une inscription et fis élever, à mes frais, le monument qui protège ses restes au bord de la rivière Gander, rivière qu’il a si grandement contribué à rendre immortelle, et dans un lieu de son choix, à peu de distance de l’école confiée à mes soins. En un mot, l’ingénieux M. Pattison a été retiré de ce monde.

Je ne me bornai point à m’occuper de sa renommée posthume, mais j’inventoriai et conservai soigneusement les effets qu’il avait laissés après lui, c’est-à-dire une garde-robe, et plusieurs livres de quelque valeur, auxquels étaient joints certains manuscrits horriblement raturés. En les parcourant, je m’aperçus qu’ils contenaient deux contes ayant pour titre : Le comte Robert de Paris et le Château dangereux ; mais je fus sérieusement désappointé lorsque je reconnus qu’ils étaient loin de cet état de correction qui fait dire à une personne entendue qu’un écrit, dans le langage technique de la librairie, est prêt à mettre sous presse. Il s’y trouvait non seulement des hiatus valdè deflendi, mais même de fâcheuses contradictions et d’autres fautes que l’écrivain, s’il eût assez vécu pour cela, eût sans aucun doute fait disparaître. Après une lecture attentive, je me flattai néanmoins que ces manuscrits, avec tous leurs défauts, contenaient çà et là des passages desquels il ressortait clairement que les rigueurs de la maladie n’avaient pu complètement éteindre cette imagination brillante qu’on s’était plu à reconnaître dans les créations du Vieillard des Tombeaux, de la Fiancée de Lammermoor, et autres récits de cette collection. Je n’en serrai pas moins les manuscrits dans mon tiroir, prenant la résolution de ne point les soumettre à l’épreuve de Ballantyne[3] jusqu’à ce que je pusse me procurer l’aide de quelque personne capable de remplir les lacunes et de faire disparaître les incorrections, de manière à les faire paraître avec avantage aux yeux du public, ou enfin jusqu’à ce que de nombreuses et plus sérieuses occupations me permissent de consacrer moi-même mon temps et mon travail à cette tâche.

Dans cette incertitude, on m’annonça la visite d’un étranger, désirant me parler pour affaires particulières. J’augurai d’abord qu’il s’agissait d’un nouveau pensionnaire ; mais je fus, au premier coup d’œil, arrêté court dans mes conjectures, en observant que l’extérieur de l’étrarger était, à un degré remarquable, ce que, dans la langue de mon hôte de Sir William Wallace, on appelle râpé[4]. Son habit noir avait vu du service ; sur son gilet de serge grise étaient encore mieux constatés les états de présence de plus d’une campagne ; la troisième partie de son accoutrement était tout-à-fait un vétéran, comparée aux deux autres ; ses souliers couverts de boue indiquaient qu’il devait avoir voyagé pédestrement ; et un mawd gris[5] flottant autour de ses membres décharnés complétait l’équipage qui, depuis le temps de Juvénal, a toujours été la livrée de l’homme de lettres dans la misère. J’en conclus donc que j’avais devant les yeux un candidat à la place vacante de sous-maître, et je me préparai à écouter son offre avec la dignité convenable à ma position. Mais quelle fut ma surprise quand j’appris que je voyais devant moi, dans ce savant malpropre, la personne même de Paul, frère de Pierre Pattison, venu pour recueillir la succession de son frère, et n’ayant pas, à ce qu’il paraissait, une petite idée de la valeur de cette partie de l’héritage qui consistait dans les productions de sa plume.

D’après l’examen rapide que je pus en faire, ce Paul Pattison me parut un fin matois, possédant une certaine teinture des lettres, comme le frère dont la perle m’affligeait, mais totalement dépourvu de ces aimables qualités qui m’avaient souvent porté à dire en moi-même que Pierre était comme le fameux John Gay…


Homme par ses talents, enfant par sa candeur.


Paul fit peu de cas du legs de la garde-robe de mon défunt collaborateur ; les livres ne parurent pas non plus avoir beaucoup plus de prix à ses yeux ; mais il demanda d’un ton absolu à être mis en possession des manuscrits, alléguant avec opiniâtreté qu’aucun marché précis n’avait été passé entre feu son frère et moi, et il finit par produire l’opinion conforme d’un écrivain ou homme d’affaires, classe d’hommes avec laquelle j’ai toujours désiré avoir aussi peu à démêler que possible.

Mais il me restait un moyen de défense qui vint à mon aide, tanquam deus ex machina. Ce Paul Pattison, dans sa rapacité, ne pouvait me ravir la possession des manuscrits en litige qu’en me remboursant une forte somme d’argent que j’avais avancée en diverses occasions à feu Pierre Pattison, et entre autres pour acheter une petite rente viagère à sa vieille mère. Ces avances, avec les frais des funérailles et d’autres dépenses, se montaient à une somme considérable, que ma partie adverse, plus chargée de science que d’écus, pouvait difficilement rembourser. Ledit Paul Pattison prêta donc l’oreille à une suggestion que je laissai tomber comme sans intention au milieu de ce débat. C’était que, s’il se croyait capable de remplir la place de son frère en mettant l’ouvrage en état d’être livré à l’impression, je lui offrirais avec plaisir la table et le logement chez moi tant que durerait cette besogne, lui demandant seulement de m’aider quelquefois à faire la classe aux élèves les plus avancés. Cette proposition parut devoir terminer notre différend d’une manière satisfaisante pour toutes les parties ; et le premier acte de Paul fut de tirer sur moi pour une somme ronde, sous prétexte que sa garde-robe avait besoin d’être complètement renouvelée. Je ne fis aucune objection à cette exigence, quoique je visse une grande vanité à vouloir acheter des vêtements dans la dernière mode, lorsque non seulement une grande partie de ceux du défunt pouvaient encore fort bien lui servir pendant une année, mais encore lorsque je pouvais mettre à la disposition de M. Pattison ceux d’entre mes vieux habits qui seraient à sa convenance, ainsi que je l’avais toujours fait avec feu son frère ; car je venais justement de me donner un habillement complet de drap noir.

L’école, il faut le dire, allait assez bien. Mon jeune homme était très entendu, et déployait tant d’activité dans ses fonctions de sous-maître, si je puis le nommer ainsi, qu’il outrepassait la tâche dans laquelle il eût dû se renfermer, et que je commençai à sentir que je n’étais qu’un zéro dans mon établissement. Je me consolai en pensant que la publication avançait aussi rapidement que je pusse le désirer. Sur ce sujet, Paul Pattison, comme le vieux Pistol, « tenait des discours hardis sur le pont, » et cela non seulement à la maison, mais même dans la société de nos voisins qu’il visitait en homme de plaisir, au lieu d’imiter la vie retirée et presque monastique de feu son frère, et avec lesquels il faisait une telle bombance, que bientôt on l’entendit rabaisser le modeste ordinaire que son estomac affamé avait d’abord regardé comme un banquet somptueux ; par là il déplut beaucoup à ma femme qui se vante avec justice de l’abondance, de la propreté et de la salubrité des mets qu’elle offre à ses sous-maîtres et à ses pensionnaires.

En somme, j’entretenais plutôt l’espoir qu’une conviction réelle que tout se passerait bien, et je me trouvais dans cette situation d’esprit désagréable qui précède une rupture ouverte entre deux associés qui depuis long-temps ont conçu de l’ombrage l’un contre l’autre, mais qui redoutent d’en venir à cette extrémité par le sentiment de leur intérêt mutuel.

La première chose qui m’alarma fut le bruit qui courut dans le village que Paul Pattison avait l’intention d’entreprendre sous peu un voyage sur le continent… pour des raisons de santé, disait-il ; mais comme j’en croyais plutôt la rumeur publique, c’était plutôt pour satisfaire la soif d’instruction que lui avait donnée la lecture des classiques. Je fus, dis-je, un peu alarmé de ce susurrus, en réfléchissant que la retraite de M. Pattison, à moins qu’on ne pût réparer sa perte à temps, porterait probablement un coup fatal à l’établissement ; car, à vrai dire, ce Paul savait gagner l’esprit des élèves, surtout de ceux qui étaient d’un naturel doux : de sorte que, je suis forcé de l’avouer, je doutais si moi-même, avec toute mon autorité et mon expérience, je pourrais le remplacer dans l’école. Ma femme, comme cela était naturel, concevant de l’ombrage des intentions de M. Pattison, me conseilla d’aller droit au but, et d’approfondir sur-le-champ cette affaire. Et, à dire vrai, j’avais toujours trouvé que cette manière d’agir me réussissait fort bien avec mes élèves.

Mistress Cleishbotham ne tarda pas à ramener ce sujet sur le tapis ; car, comme la plus grande partie de la race de Xantippe (quoique mon épouse soit une femme dont il y a beaucoup de bien à dire), elle aime à emporter par la violence ce qu’elle ne peut obtenir par la persuasion. « Vous êtes un homme d’un esprit fin, monsieur Cleishbotham, observait-elle, et un homme d’un grand savoir, monsieur Cleishbotham… et le maître d’école de Gandercleugh, monsieur Cleishbotham, ce qui est tout dire ; mais plus d’un homme presque aussi grand que vous a perdu selle pour avoir souffert qu’un inférieur montât en croupe derrière lui. Et quoique dans le monde, monsieur Cleishbotham, vous ayez la réputation de tout faire, soit dans la direction de l’école, soit dans cette nouvelle et avantageuse spéculation de librairie que vous avez entreprise, cependant on commence à dire partout à Gandercleugh, dans le haut et le bas de la rivière, que le sous-maître écrit les livres et instruit les élèves du maître d’école. Oui, oui, adressez-vous à la première fille, femme ou veuve, et elle vous dira que le moindre marmot va trouver Paul Pattison pour lui répéter sa leçon aussi naturellement qu’ils viennent à moi pour leur goûter, les pauvres petits, et qu’il n’y en a pas un qui songe jamais à s’adresser à vous pour un passage difficile ou pour un mot qui l’embarrasse, ou pour toute autre chose, si ce n’est pour des licet exire, ou pour tailler quelque vieille plume. »

Il est bon de savoir que cette virulente apostrophe vint fondre sur moi par une soirée d’été, tandis que je laissais tranquillement couler mes heures de loisir en achevant ma pipe, plongé dans les douces rêveries qu’a coutume de produire l’herbe nicotiane, plus particulièrement chez les personnes studieuses adonnées musis severioribus. Il me coûtait naturellement de quitter le sanctuaire ; je me trouvais entouré d’un nuage de fumée, et j’essayai de réduire au silence la voix bruyante de mistress Cleishbotham, qui a en elle quelque chose de singulièrement aigu et pénétrant.

« Femme, » dis-je d’un ton d’autorité domestique approprié à l’occasion, « res tuas agas… Occupez-vous de laver et de tordre votre linge, occupez-vous de vos ragoûts et de vos tisanes, ou de tout ce qui concerne les soins extérieurs à donner à la personne des élèves, et laissez le soin de leur éducation à mon sous-maître, Paul Pattison, et à moi. — Je suis du moins bien aise de voir, » ajouta la maudite femme (faut-il que je sois forcé de me servir de cette expression !) « que vous ayez le bon esprit de le nommer le premier, car il n’y a guère de doute qu’il marche le premier de la bande, si vous voulez vous donner la peine d’entendre ce que les voisins disent ou murmurent. — Que murmurent-ils ? Parle, sœur des Euménides, » m’écriai-je ; car l’œstrum irritant de la mercuriale contrebalançait totalement les vertus sédatives de la pipe et du pot de bière.

« Ce qu’ils murmurent ! » reprit-elle en montant aux tons les plus aigus de son diapason… « Mais ils murmurent, assez haut du moins pour que je puisse l’entendre, que le maître d’école de Gandercleugh n’est qu’une vieille femme hébétée, qui passe tout son temps à s’enivrer avec le cabaretier du village, et abandonne son école, le travail de ses livres et tout le reste aux soins de son sous-maître ; et de plus, les femmes de Gandercleugh disent que vous avez pris Paul Pattison pour écrire un nouveau livre, qui doit éclipser tout le reste de ce que vous nous avez donné jusqu’aujourd’hui ; et pour montrer quelle pauvre part vous avez à la besogne, elles ajoutent que vous n’en savez seulement pas le titre, et que vous ignorez si on y parlera des païens grecs ou de Douglas le Noir. »

Ces sarcasmes me furent adressés d’un ton si mordant, que j’en fus piqué jusqu’au vif, et lançai ma pauvre vieille pipe comme un des javelots d’Homère, non pas à la figure de ma provocante moitié, quoique j’en éprouvasse une violente tentation, mais dans la rivière Gander, qui, comme le savent parfaitement aujourd’hui les personnes qui voyagent pour leur agrément jusque dans les parties les plus reculées de la terre, poursuit en serpentant son cours au dessous du rivage où mon école se trouve agréablement située. Je me levai brusquement, enfonçant sur mes yeux le chapeau retapé qui fait honneur aux magasins de MM. Grieve et Scott, je me jetai dans la vallée, je remontai le cours du ruisseau, poursuivi dans ma retraite par la voix de mistress Cleishbotham, qui avait quelque chose de l’aigre cri de triomphe dont l’oie menace dans leur fuite le chien importun ou l’écolier désœuvré qui sont venus la troubler dans l’enceinte où elle couvait. À dire vrai, ce fracas d’expressions de rage et de mépris dont je me sentais poursuivi me fit une telle impression que je retroussai par un mouvement machinal les pans de mon habit noir sous mon bras, comme si j’eusse été en danger réel d’être saisi par la main d’un ennemi. Ce ne fut que sur le point d’arriver au fameux cimetière, où Pierre Pattison eut la bonne fortune de rencontrer le personnage connu sous le nom de Vieillard des Tombeaux, que je fis halte, dans le dessein de remettre mes esprits troublés, et de considérer ce qu’il y avait à faire ; car jusqu’alors mon âme était agitée par un chaos de passions où la colère dominait, et il ne m’était pas aisé de décider pour quelle raison et contre qui j’éprouvais une si violenté indignation.

Ayant donc replacé avec le soin convenable mon chapeau retapé sur ma perruque artistement poudrée, après l’avoir relevé un moment pour rafraîchir mon front échauffé par la course ; ayant secoué et rajusté les basques de mon habit noir, je me disposai à répondre à mes propres questions, ce que j’eusse vainement tenté de faire avant que ces arrangements eussent été tranquillement exécutés.

En premier lieu donc, pour me servir de la phrase de M. Docket, le scribe (c’est-à-dire l’avoué) de notre village de Gandercleugh, j’acquis la conviction que mon courroux était dirigé contre tous et divers, ou, d’après l’expression latine du droit, contra omnes mortales, et premièrement contre le voisinage de Gandercleugh, pour avoir fait circuler des bruits au détriment soit de mes talents littéraires, soit de mon mérite comme maître d’école, et transféré ma réputation à mon sous-maître. Secondement, contre mon épouse, Dorothée Cleishbotham, pour avoir transmis lesdits bruits calomnieux à mes oreilles d’une manière brusque et inconvenante, et sans avoir aucun égard soit au langage dont elle se servait, soit à la personne à qui elle s’adressait… traitant des affaires dans lesquelles j’étais si intimement intéressé, comme si elles eussent été des sujets convenables de plaisanterie parmi des commères réunies à une cérémonie de baptême, où l’espèce féminine réclame le privilège d’honorer la Bona Dea d’après les rites secrets. Troisièmement, il devint évident pour moi que j’étais autorisé à répondre à qui de droit que mon courroux s’était allumé contre Paul Pattison, mon sous-maître, pour avoir donné occasion d’un côté aux voisins de Gandercleugh d’entretenir de semblables opinions, et de l’autre à mistress Cleishbotham de me les répéter, sans respect, en face, puisque ni l’une ni l’autre de ces circonstances n’eût pu avoir lieu, s’il n’eût criminellement présenté sous un faux jour des transactions privées et confidentielles, dont je m’étais moi-même entièrement abstenu de laisser échapper le moindre mot qui pût les faire soupçonner.

Ce classement de mes idées ayant apaisé la tourmente qui les avait suscitées, donna à la raison le temps de prévaloir, et de me demander de sa voix calme, mais claire, si, d’après toutes ces circonstances, j’étais bien fondé à nourrir une indignation générale. Enfin, après un examen plus attentif, les diverses idées atrabilaires auxquelles je m’étais livré à l’égard des autres parties vinrent se confondre dans le ressentiment que j’éprouvais contre mon perfide sous-maître ; et, comme le serpent de Moïse qui absorba tous les sujets subalternes de mécontentement, me mettre en guerre ouverte avec la masse de mes voisins, à moins que je n’eusse été certain de quelque mode efficace de me venger d’eux, eût été une entreprise trop lourde pour mes épaules, et qui eût fort bien pu, si je m’y étais imprudemment embarqué, se terminer par ma ruine. En venir à un éclat contre ma femme, en raison de son opinion sur mes talents littéraires, eût paru ridicule, et, en outre, mistress Cleishbotham était sûre d’avoir pour elle toutes les femmes, qui l’eussent dite persécutée par son mari pour lui avoir donné de bons avis, et n’ayant d’autre tort que d’y avoir insisté avec une sincérité un peu trop exaltée.

Restait Paul Pattison, sans aucun doute, l’objet le plus naturel et le plus convenable de mon indignation, puisque l’on pouvait dire que je le tenais en mon pouvoir, et pouvais le punir en le renvoyant quand bon me semblerait. Néanmoins, des mesures de vengeance contre ledit Paul, quelque aisées qu’elles eussent été à effectuer, eussent pu avoir de sérieuses conséquences pour ma bourse ; et je commençai à réfléchir avec amertume que, dans ce monde, la route par laquelle nous arrivons à satisfaire notre ressentiment est rarement celle qui conduit à l’avancement de nos intérêts, et que l’homme sage, le verè sapiens, ne doit pas hésiter sur le choix de celle qu’il doit prendre.

Je fis aussi réflexion que j’ignorais complètement jusqu’à quel point mon sous-maître actuel s’était réellement rendu coupable des actes de vanterie dont il était accusé.

En un mot, je m’aperçus que ce serait agir à la légère que d’aller tout d’un coup, et sans avoir pesé mûrement les divers punctiuncula qui s’y rattachaient, rompre une entreprise à fonds communs ou société, comme l’appellent les jurisconsultes, qui, si elle était avantageuse à ma partie adverse, promettait du moins de ne l’être pas moins pour moi, son supérieur en âge, en savoir et en réputation. Mû par cette considération et autres semblables, je résolus de procéder avec la prudence convenable en cette occasion, et de ne pas établir trop brusquement mes griefs dès le premier abord, de peur d’aggraver le mal, et de transformer en une rupture ouverte ce qui pouvait ne se trouver au fond qu’un petit mal-entendu facile à expliquer ou à excuser ; c’était peut-être quelque chose de semblable à une voie d’eau dans un nouveau vaisseau qui, étant une fois découverte et soigneusement bouchée, ne fait que rendre le bâtiment plus en état de tenir la mer.

Au moment à peu près où je venais d’adopter cette conciliante résolution, j’atteignis l’endroit où un monticule escarpé semble terminer la vallée, et la partage en deux ravins, ayant chacun leur ruisseau, enfant de la montagne. L’un de ces ruisseaux est le Gruff-Quack, et sur la gauche coule le Gusedub, moins profond, mais plus bruyant que son voisin, auquel il s’unit pour former la Gander proprement dite. Dans chacune de ces petites vallées serpente un sentier rendu plus commode par le travail des pauvres pendant la saison rigoureuse de l’année qui vient de s’écouler. L’un porte le nom de sentier de Pattison, tandis que l’autre a été obligeamment consacré à ma mémoire sous celui de Dominie’s Dailding-bit. J’étais sûr de rencontrer dans ce lieu mon collaborateur Paul Pattison, car il avait coutume de retourner le soir chez moi par l’une ou l’autre de ces routes, après ses longues excursions.

Je ne fus pas long-temps avant de l’apercevoir descendant le cours du Gusedub, par ce sentier tortueux où l’on retrouve à un si haut degré tous les caractères des vallées d’Écosse. Il était en effet assez facile à reconnaître à une assez grande distance, par la tournure importante qu’il se donnait en marchant le jarret tendu, comme un matamore dans un club, l’air on ne peut plus satisfait non seulement de sa jambe et de ses bottes, mais de chaque partie de son extérieur, et de la coupe de ses habits ; on aurait même presque pensé qu’il était content du contenu de son gousset.

C’est avec ces allures du monde, qui lui étaient habituelles, qu’il s’avança vers le lieu où j’étais assis près du confluent des deux ruisseaux, et je m’aperçus clairement que son premier mouvement avait été de passer près de moi d’un ton assez leste et sans s’arrêter pour me saluer ; mais comme cette conduite eût été inconvenante aux termes où nous en étions, il parut adopter par réflexion une marche tout opposée : il se dirigea avec empressement de mon côté d’un air de contentement, je pourrais même ajouter d’impudence, et se hâta d’entrer tout d’abord en matière au sujet de l’importante affaire que j’avais eu l’intention de mettre en discussion d’une manière plus convenable à la gravité qu’elle comportait.

« Je suis bien aise de vous voir, monsieur Cleishbotham, » dit-il avec un inimitable mélange de confusion et d’effronterie ; « on raconte les plus étonnantes nouvelles dont il ait été fait mention de mon temps dans le monde littéraire… tout Gandercleugh en a les oreilles rebattues ; on n’y parle pas d’autres choses, depuis la plus jeune apprentie de miss Busk-Body jusqu’au ministre lui-même ; et ils se demandent les uns aux autres avec étonnement si ces rapports sont vrais ou faux… Assurément ces nouvelles sont très surprenantes, surtout pour vous et pour moi. — Monsieur Pattison, il m’est tout-à-fait impossible de deviner ce que vous voulez dire… Davus sum, non Œdipus… Je suis Jedediah Cleishbotham, maître d’école de la paroisse de Gandercleugh, et non pas un devin, ni un explicateur de charades, ni un interprète d’énigmes. — Eh bien, monsieur Jedediah Cleishbotham, maître d’école de la paroisse de Gandercleugh, etc., tout ce dont j’ai à vous informer est que toutes les espérances que nous avions conçues sont renversées. Les contes dont nous ne pensions pas que la publication pût nous échapper ont déjà été imprimés ; ils sont répandus dans toute l’Amérique, et les journaux anglais retentissent de cette nouvelle. »

Je reçus cette communication avec la même égalité d’âme que j’eusse supporté un coup dans l’estomac, appliqué par un gladiateur moderne de toute la vigueur de son poing.

« Si cette nouvelle est vraie, monsieur Pattison, dis-je, je dois nécessairement vous soupçonner d’être la personne qui a livré à la presse étrangère la copie dont les imprimeurs ont fait un usage peu délicat, sans égard aux droits incontestables des propriétaires du manuscrit original ; et je demande à savoir si cette publication américaine comprend les changements que vous aviez, ainsi que moi, jugé nécessaire d’apporter à l’ouvrage pour le mettre en état de paraître aux yeux du public. »

Mon homme vit qu’il était nécessaire de répondre directement à cette interpellation, car mes manières étaient imposantes et mon ton décisif ; son audace naturelle le mit néanmoins en état de faire contenance, et il répondit avec assurance :

« Ces manuscrits, sur lesquels vous élevez des prétentions peu fondées, monsieur Cleishbotham, n’ont jamais été livrés par moi à personne, et doivent avoir été envoyés en Amérique ou par vous ou par quelqu’une des différentes personnes à qui je sais positivement que vous avez accordé la faculté d’examiner les manuscrits que mon frère laissa en mourant. — Monsieur Pattison, je prendrai la liberté de vous rappeler qu’il n’a jamais pu entrer dans mes intentions de livrer, soit de mes propres mains, soit par celles d’un autre, les manuscrits à la presse, jusqu’à ce que, par les changements que j’avais médités et que vous vous étiez vous-même engagé à effectuer, ils pussent, sans inconvénient, être livrés au public. »

M. Pattison me répondit avec beaucoup de véhémence :

« Monsieur, je voudrais que vous sussiez que, si j’ai accepté vos offres mesquines, c’était moins pour les avantages que j’en pouvais retirer, que pour l’honneur et la renommée littéraire de feu mon frère. Je prévis que, si je vous refusais, vous n’hésiteriez pas à confier cette tâche à des mains incapables, ou peut-être à vous en charger vous-même, qui êtes de tous les hommes le moins propre à porter la main sur les œuvres de ce génie rendu à la tombe, et c’était ce qu’avec l’aide de Dieu j’étais résolu de prévenir… mais la justice du ciel est elle-même intervenue dans cette affaire. Les derniers travaux de Pierre Pattison passeront maintenant à la postérité sans avoir été mutilés par le scalpel de la critique dont se serait armée la main d’un faux ami. Honte à celui qui a pensé que cette arme perfide eût pu jamais être tenue par la main d’un frère ! »

J’entendis ce discours non sans une espèce de vertige, qui m’eût probablement étendu sans mouvement aux pieds de mon antagoniste, si une pensée semblable à celle de l’ancienne ballade,


Le comte Percy voit ma chute,


ne m’eût rappelé que ce serait lui fournir une nouvelle occasion de triomphe, car M. Paul Pattison, je ne pouvais en douter, devait être plus ou moins directement dans le secret de cette publication transatlantique, et avait d’une manière ou d’une autre trouvé son intérêt dans cette abominable transaction.

Pour me soustraire à son odieuse compagnie, je lui souhaitai sèchement le bonsoir, et je me mis à descendre la vallée non pas de l’air d’un homme qui vient de se séparer d’un ami, mais plutôt comme une personne qui fuit un importun. Pendant la route, je pesai toutes les circonstances de cette affaire avec une anxiété qui ne contribua nullement à me soulager. Si je m’étais senti en état de me livrer à un tel travail, j’eusse facilement supplanté cette contrefaçon (dont les journaux littéraires publiaient déjà de longues citations), en insérant, dans un nouveau manuscrit que j’eusse fait publier sur-le-champ à Édimbourg, les corrections convenables des diverses contradictions et imperfections auxquelles j’ai déjà fait allusion. Je me rappelais le triomphe facile de la seconde partie authentique des Contes de mon hôte, sur la publication faite par un interlope sous le même titre. Pourquoi, me disais je le même triomphe ne se répéterait-il pas aujourd’hui ? En un mot, il y eût eu dans cette manière de me venger une fierté de talent bien pardonnable dans la position d’un homme offensé ; mais l’état de ma santé a été tel depuis quelque temps qu’une tentative de cette nature eût été de toute manière imprudente.

Dans une telle conjoncture, ces dernières productions de Pierre Pattison doivent être acceptées du public en l’état même où elles furent laissées sur son bureau ; et je me réfugie humblement dans l’espoir que, telles qu’elles sont, elles pourront obtenir l’indulgence de ceux qui se sont toujours montrés bienveillants pour les productions de sa plume, ainsi que pour celui qui a l’honneur d’être, du lecteur bénévole, le très reconnaissant serviteur,

J. C.
Gandercleugh, 15 octobre 1831.


CHAPITRE PREMIER.

LA PORTE D’OR.


Léontius. Cette puissance suprême qui étend les nuages sur le ciel pour signaler à la terre l’approche des tempêtes, et avertir la linotte errante de chercher un abri, regarde d’un œil indifférent la Grèce expirante ; et pas un seul prodige n’est venu prédire notre destin.
Démétrius. Mille prodiges horribles ne l’ont-ils pas annoncé ? La faiblesse du gouvernement, le mépris des lois, les séditions de la populace, l’immoralité de la noblesse, tous ces maux qui accablent un état sur le bord de sa ruine ne sont-ils pas des présages suffisants ? Quand le crime, plus fort que la justice, montre son front audacieux, le prophète du malheur a-t-il besoin, brave Léontius, de recourir aux merveilles de l’air, à ces augures trompeurs qui ne font impression que sur les esprits faibles ?
Irène, acte Ier.


Les observateurs assidus de la végétation ont remarqué que toute greffe prise sur un arbre âgé ne possède qu’en apparence la forme d’un jeune bourgeon, et qu’en réalité elle est déjà parvenue à l’état de maturité et même de vieillesse où était l’arbre dont elle est provenue. De là, dit-on, la langueur et la mort, qui, dans la même saison, frappent souvent certaines espèces d’arbres qui, ayant tiré leur puissance végétale d’un arbre déjà vieux, sont par conséquent incapables de prolonger leur existence plus long-temps que celle de la tige primitive.

De même les puissants de la terre ont souvent fait de vains efforts pour transplanter tout-à-coup de grandes cités, de vastes états tombés en ruines. Ainsi, on a élevé telle ville nouvelle dans l’espérance de faire revivre la prospérité, la dignité, la magnificence et l’étendue d’une ville plus ancienne, et de recommencer, à dater de l’époque de cette fondation, une nouvelle succession de siècles aussi longue, aussi glorieuse que celle qui vient de s’accomplir. Ainsi, tel fondateur s’est bercé de l’espoir enivrant de voir sa jeune capitale briller de la beauté et de l’éclat de celle qui n’est plus. Mais la nature a des lois invariables qui s’appliquent au système social comme au système végétal. Il semble qu’il y ait une règle générale, d’après laquelle tout ce qui est destiné à durer long-temps doit se mûrir et se perfectionner lentement et par degrés ; et tout effort violent et gigantesque pour obtenir le prompt succès d’un plan qui embrasse des siècles entiers, est condamné dès sa naissance, entraîne avec lui les symptômes funestes d’une fin prématurée. C’est ainsi que, dans le conte oriental, le derviche explique au sultan l’histoire de ces arbres superbes sous lesquels ils se promènent tous deux, et lui apprend comment il est parvenu à les élever à cette hauteur en les cultivant avec soin depuis le moment où ils n’étaient encore que semence ; et l’orgueil du prince est étonné et humilié en réfléchissant à la culture simple et naturelle de ces beaux arbres pour lesquels aucun soleil n’a jamais été perdu, et qui, dans chaque retour régulier de l’astre vivifiant, ont dû puiser une nouvelle vigueur. Alors il fait une triste comparaison entre eux et les cèdres épuisés qui, transplantés tout-à-coup, penchent leurs têtes majestueuses et languissent dans la vallée d’Orez[6].

Tous les hommes d’un goût éclairé, et il en est beaucoup, qui ont visité Constantinople, s’accordent à reconnaître que le lieu le plus digne et le mieux choisi pour établir le siège d’un empire universel est la ville de Constantinople ; elle seule réunit tous les avantages sous le rapport de la beauté, de la richesse, de la sécurité et de la grandeur. Cependant, malgré cette supériorité de situation et de climat, cette splendeur d’architecture, de temples, de palais ; malgré ces riches carrières de marbre et tous ces trésors, le fondateur de Constantinople doit avoir reconnu lui-même que s’il pouvait employer tous ces riches matériaux pour exécuter ses désirs, c’était le génie et le goût seuls que les anciens possédaient à un degré éminent, qui avaient produit ces œuvres merveilleuses devant lesquelles les hommes s’arrêtent, saisis d’admiration pour l’art, ou pour la pensée qui a présidé au travail. Il fut bien au pouvoir de l’empereur Constantin de dépouiller les autres cités de leurs statues et de leurs chefs-d’œuvre pour orner la ville dont il faisait sa nouvelle capitale ; mais les héros, les grands hommes célèbres en poésie, en peinture et en musique, avaient cessé d’exister. La nation, quoique encore la plus civilisée du monde entier, était bien loin derrière cette époque célèbre où le seul désir de s’illustrer poussait aux grandes choses, où la gloire était la seule récompense qu’ambitionnât l’historien ou le poète, le peintre ou le statuaire. Le despotisme du gouvernement impérial avait déjà entièrement détruit depuis long-temps cet esprit de patriotisme qui respire dans toute l’histoire de la république romaine, et il ne restait plus alors que des souvenirs trop faibles pour exciter dans l’âme une noble émulation.

En un mot, si Constantin, pour faire de sa fondation une ville régénérée, voulut y transplanter les principes vivifiants de l’antique Rome qui s’écroulait alors, cela ne lui fut plus possible. Constantinople ne pouvait plus emprunter à Rome l’éclat que Rome ne pouvait plus lui prêter ; cette brillante étincelle de vie était perdue pour jamais.

Une circonstance d’une haute importance avait produit tout-à-coup la révolution la plus complète et la plus avantageuse à la capitale de Constantin. Le monde était devenu chrétien, et les dogmes du paganisme avaient disparu, ainsi que ses honteuses superstitions. Il n’y a aucun doute que les plus heureux résultats furent la conséquence naturelle d’une croyance plus pure, qui enchaîna les passions et améliora les mœurs des peuples. Mais si, d’un côté, la plupart des nouveaux chrétiens accueillaient avec ardeur les dogmes d’une foi belle et pure, plusieurs, dans l’arrogance de leur orgueil, osaient donner à l’Écriture l’interprétation qu’ils voulaient ; d’autres faisaient de la religion un moyen de parvenir à la puissance temporelle. Ainsi il arriva que ce changement de religion, quoique produisant de grands avantages, et quoique en promettant de plus grands encore, n’eut pas, dans tout le cours du quatrième siècle, cette influence prédominante que les hommes avaient eu lieu d’attendre.

La splendeur empruntée dont Constantin revêtit sa capitale était empreinte des signes d’une fin prématurée. Le fondateur, en s’emparant des statues, des tableaux, des obélisques et de tous les chefs-d’œuvre de l’ancienne ville, prouva par ce fait son insuffisance à faire éclore des œuvres de génie ; et lorsque le monde entier et particulièrement Rome furent pillés pour orner Constantinople, l’empereur put être comparé à un jeune prodigue qui dépouille une mère vénérable des ornements de sa jeunesse, afin d’en parer une brillante maîtresse sur le front de laquelle ils seront déplacés.

Lorsqu’en 324 Constantinople, sortant du sein de l’humble Byzance, parut avec toute sa majesté impériale, elle montra, même au moment de sa naissance et au milieu de toute sa splendeur, les signes de cette décadence prochaine à laquelle le monde civilisé, renfermé alors dans les limites de l’Empire romain, tendait imperceptiblement ; et il ne s’écoula pas un grand nombre de siècles avant que ces présages funestes fussent pleinement justifiés.

Dans l’année 1080, Alexis Comnène monta sur le trône impérial : il fut déclaré souverain de Constantinople et de ses dépendances. En supposant que ce prince fût disposé à vivre dans la mollesse, le seul moyen de ne pas être troublé dans son repos, était de se borner à habiter exclusivement sa capitale. Il paraît que sa sécurité ne s’étendait pas beaucoup plus loin que cette distance, et l’on dit que l’impératrice Pulchérie bâtit une église à la vierge Marie, aussi éloignée que possible de la porte de la ville, afin de la garantir du danger d’être interrompue dans ses dévotions par les cris des barbares, et que l’empereur régnant avait construit un palais près du même lieu et dans le même motif.

Alexis Comnène était dans la situation d’un monarque qui tire son importance plutôt de la puissance de la dignité de ses prédécesseurs et de la grande étendue de leurs domaines que des restes de fortune parvenus jusqu’à lui. Cet empereur, qui ne le fut que de nom, ne gouverna pas plus ces provinces démembrées qu’un cheval à moitié mort n’exerce de pouvoir sur ses membres que les corbeaux et les vautours ont déjà commencé à dévorer.

Plusieurs parties de son territoire furent ravagées par différents ennemis qui lui livrèrent des batailles tantôt heureuses, tantôt douteuses ; et de toutes les nations avec lesquelles il fut en guerre, soit les Francs venus de l’Ouest, ou les Turcs de l’Orient, soit les Cumans et les Scythes, lançant du Nord leurs nuées de flèches, soit les Sarrasins et leurs tribus arrivant en foule du Sud, il n’y en avait pas une seule pour laquelle l’empire grec ne fût une proie séduisante. Chacune de ces nombreuses tribus ennemies avait ses habitudes et ses manœuvres de guerre ; mais les Romains (nom que portaient encore les sujets infortunés de l’empire grec) étaient les hommes les plus faibles, les plus ignorants et les plus timides que l’on pût traîner sur le champ de bataille. L’empereur se trouva heureux dans son malheur, quand il reconnut la possibilité de faire une guerre défensive en se servant du Scythe pour repousser le Turc, ou en recourant à ces deux peuples sauvages pour faire reculer le Franc ardent et fougueux, auquel Pierre l’Ermite avait, sous le règne d’Alexis, inspiré pour les croisades un enthousiasme poussé jusqu’à la fureur.

Si Alexis Comnène, pendant tout le temps qu’il occupa le trône d’Orient, fut induit à employer une politique cauteleuse et rampante ; s’il montra quelquefois de la répugnance à combattre lorsqu’il doutait intérieurement de la valeur de ses troupes ; si en général il fit servir la ruse et la dissimulation à la place de la sagesse et de la bonne foi, la perfidie à la place du courage, ces moyens dont il fit usage furent à la honte de son siècle plus encore qu’à la sienne propre.

On peut reprocher encore à l’empereur Alexis d’avoir affecté un excès d’ostentation et de vanité qui tenait de très près à la faiblesse et à la sottise. Il mettait un orgueil extrême à se revêtir et à revêtir les autres de toutes les vaines décorations de la noblesse, même alors que ces privilèges accordés par le souverain étaient une raison de plus pour le barbare libre de mépriser l’homme qui en était décoré. Cependant, si la cour grecque fut encombrée de cérémonies insignifiantes, établies dans l’intention de suppléer à l’absence de la vénération et du respect que le vrai mérite et le pouvoir réel auraient dû y appeler, ce fut bien moins la faute personnelle de ce prince que celle du système de gouvernement adopté à Constantinople depuis des siècles. En vérité, l’empire grec, par ses vaines règles d’étiquette, ses formules ridicules pour les choses les plus ordinaires, ne ressemblait à aucune des puissances existant alors, excepté celle de Pékin, qui offre quelques rapports avec elle pour ses folles minuties. L’une et l’autre, influencées sans doute par le même sentiment de vanité et d’ostentation, voulaient prêter un caractère de gravité et d’importance à des choses qui, par leur nature, n’en méritent nullement.

Néanmoins il faut rendre à Alexis la justice de dire que quelque médiocres, quelque pauvres que fussent les expédients auxquels il recourut, ils furent plus utiles à son empire que ne l’auraient peut-être été, dans les mêmes circonstances, les mesures prises par un souverain d’un caractère plus noble, d’un esprit plus supérieur et plus fier. Alexis n’était pas un champion digne de rompre une lance avec son rival franc, le fameux Bohémond d’Antioche ; mais on le vit, dans plusieurs autres occasions, hasarder volontairement sa vie ; et l’on peut lire dans l’histoire que l’empereur de la Grèce n’était jamais si dangereux sous le bouclier que lorsque quelque ennemi tentait de l’arrêter dans une déroute.

Non seulement Alexis n’hésita point, au moins en beaucoup d’occasions, à exposer sa personne aux dangers du combat corps à corps qui était conforme à l’usage du temps, mais il possédait même, comme général d’armée, des talents dignes de figurer dans nos temps modernes. Il avait l’art de choisir les meilleures positions militaires, et de couvrir les défaites ; il lui arriva même souvent de faire tourner une bataille douteuse au désavantage de l’ennemi, et de réparer une défaite au grand étonnement de ceux qui croyaient que l’œuvre de la guerre ne peut s’accomplir que sur le champ de bataille.

S’il fut habile dans les évolutions militaires, il le fut bien autrement encore dans les ruses de la politique. Il avait l’art d’atteindre toujours plus loin que le but auquel semblaient tendre ses négociations, et il trouvait toujours le moyen de s’assurer quelque avantage important et durable ; mais souvent ses plans échouèrent par l’inconstance ou la trahison ouverte des Barbares, nom que les Grecs donnaient généralement à toutes les autres nations, et particulièrement à ces tribus errantes dont leur empire était environné.

Nous terminerons cette courte esquisse du caractère de Comnène, en disant que, s’il n’avait pas été appelé à jouer le rôle d’un monarque obligé par la nécessité de se faire craindre, à cause des conspirations de toute espèce auxquelles il fut exposé, même dans l’intérieur de sa propre famille, il aurait probablement été regardé comme un honnête homme et un prince doux et bienfaisant. Une preuve que son cœur n’était point mauvais, c’est qu’il y eut sous son règne beaucoup moins de têtes tranchées et d’yeux crevés que sous ses prédécesseurs, qui employèrent fréquemment ce mode de châtiment pour couper court aux projets ambitieux de leurs concurrents.

Tout ce qu’il reste à dire, c’est qu’Alexis eut l’esprit fortement imbu de toute la superstition de son siècle, erreur à laquelle il ajouta encore une espèce d’hypocrisie constante, dont il ne se départit pas même à son lit de mort. On prétend que sa femme Irène, qui devait connaître le vrai caractère de l’empereur, l’accusa d’avoir conservé jusque dans ses derniers moments la dissimulation dont il avait fait usage toute sa vie. Il prit une part active à toutes les affaires relatives à l’Église et à l’hérésie, pour laquelle il professa ou affecta de professer la plus grande horreur ; et l’on ne voit pas, dans son traité sur les manichéens ou les pauliciens, qu’il ait eu pour les erreurs de leur esprit cette pitié que les temps modernes ont montrée depuis pour des opinions erronées qui ont été amplement rachetées par les services temporels rendus par leurs malheureux sectaires.

Alexis ne connaissait point d’indulgence pour ceux qui interprétaient mal les mystères de l’Église et de ses doctrines ; et défendre la religion contre les schismatiques était dans son opinion un devoir aussi impérieux, aussi sacré que celui de protéger l’empire contre les nombreuses tribus de Barbares, qui de tous côtés empiétaient sur ses droits et envahissaient journellement son territoire.

Tel est le mélange de bon sens et de dérision, de bassesse et de dignité, de prudence et de faiblesse d’esprit, qui formait le caractère d’Alexis Comnène à une époque où le destin de la Grèce et tout ce qui restait dans ce pays d’arts et de civilisation chancelaient dans la balance, et dépendaient du talent avec lequel l’empereur allait jouer la partie difficile que le sort avait mise entre ses mains.

Ces principales circonstances suffiront pour rappeler à celui qui connaît passablement l’histoire, les particularités de l’époque que nous avons choisie pour fonder ce roman.


CHAPITRE II.

LE VARANGIEN.


Othus. Cette superbe ville, qui a succédé à la maîtresse du monde, comme toi, parle vainement ; elle se montre au milieu des siècles, et sur le vaste Océan, comme la dernière ruine d’un spacieux pays que quelque grande et terrible opération de la nature a subitement englouti. On voit les rochers sombres et arides dominer la sauvage solitude qui l’environne, et leurs fronts sourcilleux s’avancer dans une triste et silencieuse majesté.
Constantin Paléologue, scène 1re.


C’est dans la capitale même de l’empire d’Orient que nous allons introduire le lecteur, c’est devant le monument nommé la Porte d’Or de Constantinople que nous devons le transporter ; et qu’il soit dit en passant que cette épithète splendide est due réellement à un sentiment de justice et non au langage boursouflé des Grecs toujours prêts à exalter ce qui leur appartient.

Les murailles massives et imprenables, en apparence, dont Constantin entoura la ville, avaient été augmentées et complétées par Théodose, surnommé le Grand. Un arc de triomphe, dont l’architecture et les ornements appartenaient à un âge meilleur, quoique déjà dégénéré, introduisait l’étranger dans la ville. On voyait sur le sommet une statue de bronze représentant la Victoire, déesse qui avait souvent favorisé Théodose ; et, comme l’artiste s’était déterminé à déployer de la richesse, ne pouvant faire preuve de goût, les lettres d’or enjolivées d’ornements qui formaient les inscriptions avaient fait donner à la porte le surnom populaire que nous avons mentionné. Les figures sculptées qui décoraient les murailles, et qui dataient d’une époque reculée et mémorable pour l’art, n’avaient aucun rapport heureux avec le style dans lequel ces murailles avaient été construites. Les ornements plus modernes de la Porte d’Or, à l’époque de notre histoire, formaient une étrange disparate avec La victoire ramenée dans la tulle, et La paix éternelle, bienfaits que de flatteuses inscriptions attribuaient à l’épée de Théodose. Plusieurs machines militaires pour lancer des javelots de la grosseur la plus considérable, étaient placées sur le sommet de l’arc de triomphe ; et ce qui dans l’origine avait été un ornement d’architecture servait alors de moyen de défense.

C’était vers le soir, et la brise douce et rafraîchissante de la mer disposait ceux qui n’avaient point d’affaires urgentes à se livrer à la rêverie, ou à examiner avec curiosité les objets intéressants que la nature et l’art présentent à l’admiration de ceux qui visitent Constantinople.

Parmi ceux que la curiosité ou l’oisiveté avait rassemblés autour de la Porte d’Or, on remarquait un individu dont toute la physionomie semblait indiquer plus de surprise et d’intérêt qu’on n’aurait pu en attendre d’un habitant de cette ville ; son regard vif, ses mouvemens rapides, l’expression de son visage, tout annonçait en lui une imagination préoccupée d’objets nouveaux et inconnus jusqu’alors. Son costume était celui d’un guerrier, et sa tournure ainsi que son teint pouvaient faire présumer qu’il était né loin de la capitale de la Grèce moderne.

C’était un jeune homme âgé d’environ vingt-deux ans, et remarquable par la beauté de sa taille et de ses formes athlétiques, qualités qu’estimaient hautement les citoyens de Constantinople qui, par la grande habitude de fréquenter les jeux publics, où ils voyaient l’élite de leurs compatriotes et les plus beaux modèles de la race humaine, avaient acquis une connaissance profonde de l’homme physique.

Ces athlètes n’étaient cependant point, en général, d’une taille aussi élevée que l’étranger arrêté devant la Porte d’Or. Ses yeux bleus au regard perçant, et les cheveux blonds qui s’échappaient d’un casque richement orné d’argent, dont le cimier représentait un dragon entr’ouvrant ses terribles mâchoires, indiquaient une origine du nord, qu’attestait encore l’extrême beauté de son teint. Cependant rien dans cette beauté n’était efféminé : sa force, son air de vigueur et de confiance disaient suffisamment le contraire, et l’expression avec laquelle ce jeune homme contemplait les merveilles dont il était entouré indiquaient non l’étonnement stupide d’un esprit dépourvu d’instruction et d’expérience, mais l’intelligence hardie, qui comprend d’abord la plus grande partie de ce qui la frappe, et cherche avec ardeur à découvrir ce qui lui reste à comprendre, ou ce qu’elle craint d’avoir mal interprété. Ce regard plein d’intelligence donnait un singulier intérêt à la personne du jeune étranger ; et les spectateurs, tout en s’étonnant qu’un Barbare possédât ce noble maintien qui révèle un esprit supérieur, éprouvaient une sorte de respect pour la dignité avec laquelle il contemplait des merveilles et une splendeur dont ses regards étaient sans doute frappés pour la première fois.

Le costume du jeune homme offrait un mélange singulier de richesse et de frivolité, quoiqu’il fût d’ailleurs propre à faire reconnaître au spectateur un peu expérimenté la nation à laquelle ce jeune homme appartenait et le rang qu’il occupait dans l’armée. Avec le casque au cimier bizarre que nous avons décrit il portait une légère cuirasse d’argent, mais dans laquelle la matière avait été si fort épargnée, qu’elle ne pouvait évidemment offrir à la poitrine qu’une très faible garantie ; sur cette cuirasse était suspendu un bouclier qui ressemblait plutôt à un ornement qu’à une arme défensive : il était facile de voir qu’il n’était pas d’une trempe à résister à un javelot adroitement lancé, ou au fer vigoureux d’une flèche.

Sur les épaules du guerrier flottait une espèce de surtout qui ressemblait à une peau d’ours, mais qui, vu de près, n’était qu’un tissu à longues soies, imitant très adroitement cette fourrure. À son côté était suspendu un sabre courbé ou cimeterre dont le fourreau était en or et en ivoire, et dont la poignée très ornée paraissait beaucoup trop petite pour la large et nerveuse main du jeune Hercule si élégamment vêtu. Un justaucorps couleur de pourpre lui descendait au dessus du genoux ; ses jambes nues jusqu’au mollet n’étaient couvertes que par les cordons en réseaux des sandales ; et ces ligatures étaient fixées par une pièce d’or, marquée au coin de l’empereur, et qui formait une espèce d’agrafe.

Mais une arme qui paraissait beaucoup mieux adaptée à la taille du jeune Barbare, et qu’un homme moins vigoureux n’aurait certainement pu porter, était une hache de guerre dont le manche de bois d’orme excessivement dur était garni d’incrustations d’acier et de cuivre : des plaques de cuivre et des anneaux de fer liaient ensemble les différentes parties de bois et de métal. La hache était à deux tranchants opposés l’un à l’autre, et entre lesquels s’avançait une longue pointe d’acier très aiguë. Tout l’acier de cette arme était poli et brillant comme un miroir ; et cette terrible hache qui, par sa dimension et sa pesanteur, eût été un fardeau pour un autre homme moins vigoureux, semblait avoir le poids léger d’une plume entre les mains du jeune guerrier, qui la portait avec quelque négligence. Elle avait été, en effet, fabriquée avec tant d’habileté, que son poids était beaucoup moindre qu’on n’aurait pu le supposer.

Les armes que portait le jeune homme prouvaient qu’il était ou militaire ou étranger. Chez les Grecs, comme chez les autres peuples civilisés, les hommes voués à la profession militaire portaient seuls des armes en temps de paix. Ils étaient donc faciles à distinguer des simples citoyens ; et ce fut avec une apparence très prononcée de crainte et d’aversion que ceux qui observaient le jeune étranger murmurèrent que c’était un Varangien, nom par lequel on désignait les barbares qui composaient la garde impériale.

Pour remédier au manque total de valeur des Grecs, et pour se procurer des soldats qui fussent dépendants de leur seule personne, les empereurs grecs étaient dans l’usage, depuis un grand nombre d’années, d’entretenir à leur solde, et aussi près qu’ils le pouvaient de leur personne, un certain nombre de mercenaires portant le titre de gardes du corps. À une discipline sévère et à une inflexible loyauté, ces hommes joignaient la force du corps et un courage indomptable ; ils étaient en assez grand nombre non seulement pour déjouer toute tentative contre la vie de l’empereur, mais encore pour dissiper toute espèce de révolte, à moins qu’ils n’eussent à repousser une force militaire considérable. Ils étaient par conséquent très généreusement payés. Leur rang et leur réputation de bravoure leur donnaient un certain degré de considération parmi le peuple grec, qui, déjà, depuis plusieurs siècles, ne brillait pas sous le rapport de la valeur ; et d’ailleurs si, comme étrangers et comme membres d’un corps privilégié, les Varangiens étaient quelquefois employés dans des actes arbitraires et impopulaires, il leur était si facile d’inspirer la crainte, qu’ils ne s’inquiétaient nullement du peu d’égards que pouvaient leur montrer les habitants de Constantinople. Le riche costume que portaient les Varangiens à la cour impériale affectait une sorte de ressemblance avec le costume de leurs forêts ; cependant lorsque leur service les appelait au dehors de la ville, on leur donnait des armures et des armes qui avaient une analogie plus réelle avec celles de leur pays : elles avaient beaucoup moins d’éclat et de splendeur, mais en revanche elles avaient une valeur plus effective, et elles étaient plus propres à inspirer la terreur.

Ce corps de Varangiens (nom qui, d’après plusieurs auteurs, était généralement donné à tous les barbares) se composa, dans les premiers temps de l’Empire, de ces pirates du Nord, qui, les premiers, poussés par un caractère aventureux et un mépris des dangers qui jusqu’alors n’avait point eu d’exemple dans la nature humaine, se hasardèrent sur l’élément qui n’offre à l’homme aucun chemin tracé. « La piraterie, » dit Gibbon avec son esprit ordinaire, « était l’exercice favori, le commerce, la gloire et la vertu de la jeunesse Scandinave. Lassés par un climat ingrat et par les limites étroites de leur pays, ils quittèrent le banquet pour voler aux aventures ; ils saisirent leurs armes, firent retentir au loin leur trompette de guerre, s’élancèrent dans leurs barques, et coururent explorer toutes les côtes qui leur promettaient ou des dépouilles ou la conquête de quelque pays où ils pussent fonder quelque établissement[7]. »

Les conquêtes faites en France et dans la Grande-Bretagne par ces sauvages rois des mers, comme on les nommait, ont fait oublier les autres peuple du Nord qui, long-temps avant les Comnène, firent des excursions jusqu’à Constantinople, et purent témoigner de la richesse et de la faiblesse de l’empire grec. Des hordes innombrables accoururent, les unes se frayant un chemin à travers les déserts de la Russie, les autres parcourant la Méditerranée sur des bâtiments pirates qu’ils appelaient des serpents de mer. Les empereurs, saisis de terreur à l’aspect de ces habitants audacieux des zones glacées, recoururent à la politique ordinaire à un peuple riche et sans courage : ils achetèrent la valeur de quelques centaines de Barbares au poids de l’or, et s’assurèrent par ce moyen un corps de satellites plus distingué par sa bravoure que ne l’avait jamais été la fameuse garde prétorienne ; peut-être leur infériorité en nombre fut-elle une des causes de la supériorité de leur fidélité envers leurs nouveaux princes.

Mais plus tard il devint difficile aux empereurs d’obtenir les hommes nécessaires pour organiser leur corps d’élite, les nations du Nord ayant conservé le goût de ces excursions et de ces habitudes de piraterie qui avaient poussé leurs ancêtres des détroits d’Eltinore vers ceux de Sestos et d’Abydos. Le corps des Varangiens aurait donc fini par se dissoudre ou au moins par être assez mal composé, si les conquêtes des Normands, dans l’Occident, n’eussent envoyé au secours des Commène un nombre considérable de Bretons et d’Anglais qui renouvelèrent la garde d’élite des empereurs. C’était en effet des Anglo-Saxons ; mais les connaissances fort imparfaites que la cour de Constantinople avait sur la géographie les faisaient appeler Anglo-Danois, attendu que les Grecs confondaient ce pays avec la Thulé des anciens, nom qui désigne les îles des Shetland et des Orcades, quoique, selon les notions géographiques des Grecs, ils entendissent par là le Danemark et la Grande-Bretagne. Ces émigrés cependant parlaient un langage qui ne différait pas beaucoup de celui des Varangiens primitifs, et ils adoptèrent ce nom d’autant plus aisément qu’il semblait rappeler à leur souvenir leur malheureux destin, ce mot renfermant la signification d’exilé. À l’exception d’un ou deux chefs que l’empereur jugea dignes de la plus haute confiance, les Varangiens n’étaient commandés que par des hommes de leur propre nation. Jouissant de beaucoup de privilèges, ils voyaient de temps à autre leur nombre s’augmenter de quelques habitants du Nord qui venaient se joindre à eux ; car les croisades, les pèlerinages et le mécontentement chassaient continuellement vers l’Orient des Anglo-Saxons ou des Anglo-Danois. Par ce moyen, les Varangiens subsistèrent jusqu’à la fin de l’empire grec, conservant leur langue naturelle ainsi que cette loyauté sans tache et ce courage indomptable qui avaient caractérisé leurs ancêtres.

Ces détails sur la garde varangienne sont historiques ; on peut les vérifier en parcourant les historiens byzantins : la plupart de ces auteurs, de même que Villehardouin dans son récit sur la prise de Constantinople par les Francs et les Vénitiens, font plusieurs fois mention de cette garde célèbre qui accompagnait toujours les empereurs grecs[8].

Après cette explication nécessaire sur l’individu arrêté devant la Porte d’Or, nous reprendrons le récit de notre histoire.

Il n’était point étonnant que l’on regardât avec une certaine curiosité ce soldat de la garde impériale. On doit supposer que, d’après les devoirs particuliers que ce corps avait à remplir, ses relations avec les habitants de la ville étaient assez rares ; et d’ailleurs la police que ces étrangers exerçaient parfois parmi les citoyens les faisait généralement plus redouter qu’aimer ; d’ailleurs ils savaient que la générosité avec laquelle ils étaient soldés, la magnificence de leur tenue, leur privilège de n’appartenir qu’à la personne du souverain, étaient autant de sujets d’envie pour les autres militaires. En conséquence ils s’écartaient rarement du quartier qui leur était assigné, à moins que leur devoir ou quelque ordre particulier de l’empereur ne les y obligeât.

Il était donc assez naturel qu’un peuple aussi curieux que le peuple grec s’empressât autour de l’étranger qui errait çà et là, comme s’il cherchait son chemin, ou comme s’il attendait une personne à laquelle il avait donné rendez-vous.

« C’est un Varangien chargé d’exécuter quelque mission, » dit un de ceux qui l’observaient en parlant à une autre personne ; et se penchant vers son oreille, il acheva sa phrase à voix basse.

« Quelle mission pensez-vous qu’il ait, demanda l’autre. — Dieux et déesses, pensez-vous que je puisse le dire ? Mais je suppose qu’il est là pour écouter ce que l’on dit de l’empereur. — Cela n’est pas vraisemblable ; ces Varangiens ne parlent pas notre langue et sont peu propres à servir d’espions, puisqu’ils entendent fort mal le grec. Il n’est pas probable que l’empereur veuille employer comme espion un homme qui ne comprend pas bien la langue du pays. — Mais s’il y a parmi ces barbares, ainsi que beaucoup de gens le pensent, des soldats qui parlent presque toutes les langues, reprit le politique, vous admettrez que ceux-là du moins ont toutes les qualités propres à faire d’excellents espions, et qu’ils peuvent voir et entendre sans que qui que ce soit songe à se méfier d’eux. — Cela se peut ; mais puisque nous voyons si clairement la patte et la griffe du renard passer sous la laine du mouton, ou plutôt, puisque nous apercevons si bien la peau de l’ours, ne ferions-nous pas mieux de nous éloigner d’ici, de peur que l’on ne nous accuse d’avoir insulté un garde varangien ? »

Cette idée de danger, suggérée par celui qui paraissait beaucoup plus âgé et plus versé en politique que son ami, détermina l’un et l’autre à faire retraite. Ils croisèrent leur manteau, se prirent par le bras ; et tout en causant précipitamment et avec agitation de leurs soupçons, ils hâtèrent le pas vers leurs habitations situées dans un autre quartier de la ville.

Le soleil se couchait, et les murailles, les boulevards et les arcades projetaient de plus en plus loin leurs ombres allongées. Le Varangien paraissait fatigué du cercle borné dans lequel il errait depuis plus d’une heure comme un être subjugué par quelque pouvoir surnaturel, et qui ne peut quitter le lieu où il est retenu par un charme. Enfin le jeune barbare, après avoir jeté un regard d’impatience vers le soleil couchant dont les derniers feux brillaient encore derrière un riche bosquet de cyprès, parut chercher de l’œil un endroit commode sur les bancs placés dans l’ombre de l’arc triomphal de Théodose. Il posa sa hache d’armes près de lui, s’enveloppa de son manteau ; et, quoique son équipement ne fût guère plus favorable au sommeil que la place qu’il avait choisie, il fut cependant endormi en moins de trois minutes. Malgré ce sommeil irrésistible causé par la fatigue ou l’ennui, la préoccupation et la vigilance du jeune soldat étaient telles que, tout en cédant à ce besoin de repos, ses yeux entr’ouverts conservèrent presque la faculté de voir, et jamais limier ne dormit plus légèrement que notre jeune Anglo-Saxon à la Porte d’Or de Constantinople.

Le dormeur continua d’être l’objet de l’observation des passants, ainsi qu’il l’avait été auparavant. Deux hommes s’arrêtèrent tout-à-coup devant lui : l’un était d’une taille mince, d’une physionomie vive, alerte ; son nom était Lysimaque, et il était dessinateur de profession. Il portait sous son bras un rouleau de papier et une boîte contenant des crayons, des pinceaux et tous les objets nécessaires à son état. Les connaissances qu’il avait acquises sur les arts de l’antiquité étaient pour lui une occasion de parler beaucoup ; mais malheureusement ses discours étaient fort au dessus de son pouvoir d’exécution. L’autre était d’une taille magnifique ; mais ses formes, quoique superbes et offrant beaucoup de ressemblance avec celles du jeune Varangien, avaient bien moins d’élégance, et l’expression de sa figure avait quelque chose de grossier et de commun. C’était Stéphanos, le lutteur, bien connu à la palestre.

« Un moment ! arrêtons-nous ici, » s’écria l’artiste en jetant un regard de surprise et d’admiration sur le dormeur, « laissez-moi le temps, mon ami, de faire l’esquisse de ce jeune Hercule. — Je croyais qu’Hercule était Grec, répondit le lutteur ; l’animal qui dort là est un barbare. »

Il y avait dans le ton dont cette réponse fut faite une aigreur qui indiquait un sentiment de vanité blessée. Le peintre s’empressa de calmer le mécontentement qu’il avait excité étourdiment. Stéphanos, connu sous le surnom de Castor, et célèbre dans tous les exercices gymnastiques, était une espèce de protecteur pour le petit artiste ; et c’était grâce à ce lutteur fameux que les talents de Lysimaque avaient acquis quelque réputation.

« La beauté et la force, reprit l’artiste adroit, sont de tous les pays ; et puisse notre muse divine ne jamais m’accorder ses faveurs, si mon plus grand plaisir n’est pas de comparer ces qualités incultes chez les barbares avec la perfection qu’elles acquièrent chez le favori d’un peuple éclairé, qui sait ajouter à ses dons naturels la mérite des talents gymnastiques, et devenir ainsi un modèle que nous ne retrouverions que dans les œuvres antiques de Phidias et de Praxitèle. — Je conviens que ce Varangien est un assez bel homme, » répliqua l’athlète d’un air plus doux, « mais ce pauvre sauvage n’a peut-être pas eu pendant tout le cours de sa vie une seule goûte d’huile répandue sur le corps ! Hercule institua les jeux isthmiques, et… — Mais que tient-il donc si près de lui sous sa peau d’ours ? serait-ce une massue ? — Allons-nous-en, mon ami, » dit Stéphanos, tandis que tous deux regardaient de plus près le dormeur. « Ne reconnaissez-vous pas l’instrument dont ces barbares se servent pour combattre ? ils ne font pas la guerre avec des sabres ou des lances, comme pour attaquer des hommes de chair ou de sang ; ils se servent de massues et de haches, comme s’il s’agissait de hacher des membres de pin et des nerfs de chêne. Je parierais ma couronne de persil fané qu’il est ici pour arrêter quelque chef distingué qui a offensé le gouvernement ! Autrement il ne serait pas armé d’une manière aussi formidable. Allons-nous-en, mon bon Lysimaque, et respectons le sommeil de l’ours ! »

À ces mots, le champion de la palestre s’éloigna, montrant assez peu de confiance en sa taille et en sa vigueur physique.

Plusieurs autres passants se succédèrent ; mais le nombre en diminua à mesure que la nuit approcha et que l’ombre des cyprès s’étendit davantage. Deux femmes de la classe inférieure s’arrêtèrent aussi devant le dormeur.

« Sainte Marie ! s’écria l’une d’elles ; cet homme me rappelle le conte oriental de ce génie qui enleva un jeune et vaillant prince de sa chambre nuptiale et qui le transporta tout endormi à la porte de Damas. Je vais éveiller ce pauvre jeune homme de peur que la rosée du soir lui fasse du mal. — Du mal ! » répéta d’un air rechigné la vieille femme qui accompagnait celle qui venait de parler ; « allez, allez, la rosée ne lui fera pas plus de mal que l’eau froide du Cydnus n’en fait au cygne sauvage. Pauvre jeune homme, en vérité ! Dites plutôt un loup ou un ours, ou mieux encore un Varangien. Savez-vous bien qu’il n’y a pas une matrone modeste qui voudrait échanger une seule parole avec un tel barbare ? Venez, je vous dirai ce que m’a fait un de ces Anglo-Danois.

En parlant ainsi, elle entraîna sa compagne, qui ne la suivit qu’avec répugnance, et qui, tout en écoutant le babil de la vieille, se retournait pour regarder le beau dormeur.

La disparition totale du soleil et presque en même temps celle du crépuscule, clarté douce et tempérée dont on jouit à peine dans les contrées voisines des tropiques, fut pour les gardes de la ville le signal de fermer les battants de la Porte d’Or, à l’exception d’un guichet assuré par un verrou seulement, et qu’on ouvrait pour ceux que les affaires pouvaient retenir tard hors de la ville, et même pour tous ceux qui étaient disposés à payer leur passage d’une petite pièce de monnaie. La présence du Varangien et son insensibilité apparente n’échappèrent point à ceux qui avaient la garde de la porte ; c’était un poste occupé par les troupes grecques ordinaires.

« Par Castor et Pollux ! » dit le centurion (car les Grecs de ce temps juraient encore par les anciennes divinités, bien que leur culte n’existât plus, et ils conservaient aussi les titres militaires sous lesquels les vaillants Romains avaient ébranlé le monde, quoique ces nouveaux Grecs fussent tout-à-fait dégénérés de leurs ancêtres), « par Castor et Pollux ! camarades, nous ne pouvons récolter de l’or à cette porte, d’après ce que nous dit sa légende ; mais ce sera notre faute si nous n’y faisons pas au moins une bonne moisson d’argent ; et quoique l’âge d’or soit le plus ancien et le plus honorable, c’est beaucoup, dans ce siècle dégénéré, lorsqu’on voit briller un métal inférieur. — Nous serions indignes de marcher à la suite du brave centurion Harpax, » répondit l’un des soldats chargés de la garde, et que sa tête rasée, à l’exception d’une seule touffe de cheveux, faisait reconnaître pour un musulman, « si nous ne regardions pas l’argent comme un stimulant suffisant pour nous faire agir, puisque l’or ne se peut obtenir. Et, par la foi d’un honnête homme, je crois que nous pourrions à peine dire sa couleur, car voilà bien des lunes que nous n’en avons vu sortir du trésor impérial, ou que nous n’en avons obtenu aux dépens de quelque particulier. — Tu verras aujourd’hui de l’argent de tes propres yeux, reprit le centurion, et tu l’entendras sonner dans la bourse qui renferme notre trésor commun. — Qui le renfermait, vous voulez dire sans doute, vaillant commandant, » répliqua un garde d’un rang inférieur. « Mais que contient cette bourse maintenant ? Rien, si ce n’est quelques misérables oboles pour acheter certaines herbes confites et du poisson salé, afin de rendre plus buvable notre ration de vin falsifié. D’honneur, je donne volontiers au diable ma part de cet argent, si notre bourse renferme la moindre chose qui soit d’un autre siècle que le siècle d’airain. — Je remplirai notre trésor, dit le centurion, fût-il encore plus à sec. Placez-vous près du guichet mes maîtres ; songez que nous sommes la garde impériale, ou la garde de la ville impériale, ce qui est la même chose, et ne laissons passer trop vite personne devant nous. Et maintenant que nous voilà sur nos gardes, je vais vous développer… Mais un moment, sommes-nous tous ici de vrais frères ? connaissez-vous bien les anciennes et louables coutumes de notre garde ? Ces lois qui nous enjoignent de garder le secret le plus inviolable sur tout ce qui concerne le profit et l’avantage de notre corps, et d’aider et de favoriser la cause commune sans délation, sans trahison ? — Vous êtes étrangement soupçonneux ce soir répondit la sentinelle ; il me semble que nous vous avons soutenu sans avoir jamais rien révélé, et cela dans des circonstances plus importantes que celle-ci. Avez-vous oublié le passage du joaillier ? Ce n’était ni l’âge d’or ni l’âge d’argent, mais s’il y en eut jamais un de diamant… — Paix ! paix ! bon Ismaïl, l’infidèle (car, Dieu merci ! nous avons ici des gens de toutes les religions : aussi devons-nous espérer que nous avons la véritable parmi nous) ; paix, te dis-je ; il est inutile de divulguer les anciens secrets pour prouver que tu veux garder les nouveaux. Viens ici ; regarde à travers ce guichet sur le banc de pierre dans l’ombre du grand porche. Dis-moi, vieux camarade, que vois-tu là ? — Un homme endormi, répondit Ismaïl. De par le ciel, je crois, d’après ce que j’aperçois à la clarté de la lune, que c’est un de ces barbares, un de ces chiens d’insulaires par lesquels l’empereur se fait garder. — Et dans cette circonstance, reprit le centurion, ton cerveau fertile ne te suggère-t-il rien qui puisse tourner à notre avantage ? — Si vraiment, répondit Ismaïl ; ils ont une forte paie, quoiqu’ils ne soient que des barbares, et plus que cela encore, des chiens de païens en comparaison de nous autres musulmans et Nazaréens. Ce drôle se sera enivré et n’aura pu retrouver le chemin de sa caserne. Il sera sévèrement puni, à moins que nous ne lui permettions de rentrer ; mais pour obtenir cela de nous, il faut qu’il vide entre nos mains tout ce que contient sa ceinture. — C’est le moins ! c’est le moins ! » répondirent les autres gardes avec empressement, mais en étouffant leurs voix.

« Et c’est là tout le parti que vous croyez pouvoir tirer d’une pareille circonstance ? » demanda Harpax avec dédain. « Non, non, camarades, si cet animal insulaire doit nous échapper, il faut du moins qu’il nous laisse sa toison. Ne voyez-vous pas briller son casque et sa cuirasse ? Cela est d’un argent bien réel, quoiqu’il puisse être un peu mince. Voilà la mine dont je vous parlais tout à l’heure, et qui est prête à enrichir les mains habiles qui sauront l’exploiter. — Mais, » dit avec timidité un jeune Grec enrôlé depuis peu de temps dans ce corps et encore étranger à leurs mœurs et à leurs coutumes, « ce barbare, comme vous l’appelez, n’en est pas moins un soldat de l’empereur, et si nous sommes convaincus de l’avoir dépouillé de son armure, nous serons justement punis de ce délit militaire. — Écoutez ce nouveau Lycurgue arrivé tout exprès pour nous enseigner nos devoirs, reprit le centurion. Apprenez d’abord, jeune homme, que la cohorte métropolitaine ne peut jamais être convaincue d’un délit. Supposez que nous trouvions un barbare, un Varangien en défaut comme ce dormeur ; ou bien un Franc ou quelque autre de ces étrangers dont on ne peut prononcer les noms, et qui nous déshonorent en portant les armes et le costume du vrai soldat romain ; supposez, dis-je, que nous le trouvions rôdant à une heure inopportune, devons-nous, chargés comme nous le sommes de la défense d’un poste si important, laisser passer par la poterne un homme aussi suspect, quand il peut s’agir d’une trahison envers la Porte d’Or et les cœurs d’or qui la gardent, et au risque de voir les uns arrêtés, les autres condamnés à avoir la gorge coupée ? — En ce cas, laissez-le donc en dehors de la porte, répondit le soldat novice, si vous le croyez si dangereux ; quant à moi, je ne le craindrais pas s’il était dépouillé de cette énorme hache à deux tranchants qui brille sous son manteau d’un éclat plus funeste que la comète dont les astrologues prédisent tant de choses étranges. — Nous sommes donc tous d’accord, reprit encore Harpax, et vous parlez comme un jeune homme modeste et de bon sens ; et je vous garantis qu’en dépouillant de nos mains ce barbare, l’État ne perdra rien. Chacun de ces sauvages a un double assortiment d’armes et d’armures ; les unes damasquinées, et incrustées d’or, d’argent ou d’ivoire, leur servent à remplir leurs fonctions dans la maison du prince ; les autres, garnies d’un triple acier, sont fortes, massives et irrésistibles. Ainsi donc, en enlevant à ce drôle suspect son casque et sa cuirasse d’argent, vous le réduisez à ses armes ordinaires, et il les aura toujours pour courir à son devoir. — Fort bien ; mais je ne vois pas que ce raisonnement nous autorise à autre chose de plus qu’à dépouiller le Varangien de son armure pour la lui rendre scrupuleusement demain au matin, s’il arrive qu’on n’ait rien à lui reprocher. Cependant j’avais l’idée, je ne sais trop comment, que cette armure devait être confisquée à notre profit. — Et certainement ! telle a toujours été la règle établie parmi nous depuis le temps de l’excellent centurion Sisyphe, sous lequel il fut décidé que toute marchandise de contrebande, toute arme suspecte, etc., que l’on introduirait dans la ville pendant la nuit, seraient confisquées au profit des soldats du poste ; et en supposant que l’empereur juge que les marchandises ou les armes ont été prises injustement, j’espère qu’il est assez riche pour indemniser celui qui les a perdues. — Mais cependant… cependant, » objecta Sebastes de Mitylène, le jeune Grec nouvellement enrôlé, » si l’empereur découvrait… — Âne ! s’écria Harpax, il ne saurait le découvrir, à moins qu’il n’ait les yeux d’Argus. Nous sommes douze ici engagés par le serment exigé par les règles de notre code, à soutenir tous la même histoire. Voilà un barbare qui, s’il conserve quelque souvenir de cette affaire (ce dont je doute fort, d’après le logement dont il a fait choix pour la nuit, et qui prouve une familiarité plus qu’ordinaire avec la bouteille), ne pourra guère raconter que quelque sottise sur la perte de son armure ; sottise que nous autres, camarades, nous nierons fortement ; et j’espère, » ajouta-t-il en jetant un coup d’œil à la ronde sur ceux qui l’entouraient, « que nous avons assez de courage pour cela. Et qui croira-t-on ? les gardes de la ville, certainement. — Tout au contraire, reprit Sebastes : je suis né bien loin d’ici, et cependant, dans l’Île de Mitylène, j’ai entendu dire que les soldats de la garde de Constantinople étaient de si grands menteurs, que le serment d’un seul barbare avait plus de poids que celui de tout ce corps chrétien, si toutefois ce sont des chrétiens : par exemple, cet homme à teint basané, qui n’a qu’une touffe de cheveux sur la tête. — Et quand cela serait, » répondit le centurion d’un air sombre et sinistre, « il y a un autre moyen pour que l’affaire ne nous expose à aucun danger. »

Sebastes, qui avait les yeux fixés sur son commandant, porta la main sur un poignard oriental caché dans sa ceinture, et d’un regard sembla lui demander s’il avait bien compris la signification de ses paroles. Le centurion fit un signe de tête affirmatif.

« Quoique jeune, dit Sebastes, J’ai déjà été pirate pendant cinq années ; j’en ai passé trois dans les montagnes comme voleur ; et c’est la première fois que je vois un homme hésiter, en pareil cas, à prendre le seul parti qui convienne à un brave. »

Harpax prit la main du jeune soldat et la serra vivement, comme pour lui faire comprendre qu’il partageait ses sentiments ; mais lorsqu’il parla, sa voix était tremblante.

« Comment nous y prendre ? » demanda-t-il à Sebastes qui, du dernier rang de soldat, venait tout-à-coup de s’élever au plus haut degré dans son estime.

« N’importe comment, répondit l’insulaire ; je vois ici des arcs et des flèches, et si nul autre ne sait s’en servir… — Ce ne sont pas, dit le centurion, les armes régulières de notre corps. — Vous n’en êtes que plus propres à garder les portes d’une ville, » dit le jeune soldat avec un éclat de rire qui avait quelque chose d’insultant. « Eh bien ! soit ; moi je sais tirer comme un Scythe ; faites-moi seulement un signe, une flèche lui fera sauter la cervelle en éclats, la seconde ira lui frapper droit au cœur. — Bravo ! mon noble camarade, » dit Harpax d’un ton d’enthousiasme affecté, mais toujours à voix basse comme s’il eût craint de réveiller le Varangien. « Tels étaient, continua-t-il, les bandits de l’antiquité, les Diomède, les Corynètes, les Sinius, les Scyron, les Procuste. Il fallut des demi-dieux pour en faire ce qu’on appelait justice, assez improprement ; et ceux qui leur ont succédé resteront maîtres du continent et des îles de la Grèce jusqu’à ce qu’Hercule ou Thésée reparaissent de nouveau sur la terre. Cependant, ne tirez pas, mon vaillant Sebastes ; ne bandez pas cet arc, mon inappréciable Mitylénien, vous pourriez blesser sans tuer. — C’est ce que je suis peu habitué à faire, » répliqua Sebastes en riant de nouveau de ce rire discordant qui avait déjà frappé désagréablement l’oreille du centurion, bien qu’il lui eût été difficile de dire pourquoi ce rire lui déplaisait autant.

« Si je ne prends garde à moi, pensa Harpax, nous finirons par avoir deux centurions au lieu d’un. Ce drôle, qu’il soit Mitylénien ou qu’il soit le diable, me domine de toute la tête : veillons de près. » Puis reprenant un ton d’autorité : « Voyons donc, jeune homme ; il est dur, je le sais, de décourager un débutant ; mais si vous avez vécu sur mer et dans les bois, comme vous le dites, vous devez savoir jouer le rôle de sicaire. Cet homme est ivre ou endormi, nous ne savons lequel ; mais que ce soit un cas ou que ce soit l’autre, ayez soin de lui. — Mais quel prix me donnerez-vous pour poignarder un homme dans cet état, noble centurion ? demanda le Grec ; peut-être, » ajouta-t-il d’un ton tant soit peu ironique, « ne seriez-vous pas fâché de vous charger vous-même de cette affaire ? — Faites ce qu’on vous ordonne, l’ami, » dit Harpax en montrant du doigt l’escalier de la tourelle qui conduisait des murailles à l’endroit où reposait l’étranger.

« Il marche aussi furtivement que le chat, » murmura le centurion, tandis que la sentinelle descendait pour commettre un crime qu’il eût été de son devoir d’empêcher. « Il faut couper la crête de ce jeune coq, où il deviendra le roi du perchoir ; mais voyons s’il a la main aussi résolue que la langue : ensuite nous réfléchirons sur la tournure à donner à cette affaire. »

Tandis qu’Harpax se parlait ainsi à lui-même, le Mitylénien sortit de dessous la porte, marchant fort vite, mais sur la pointe du pied et sans faire le moindre bruit. Le poignard, qu’il avait tiré de sa ceinture, brillait dans sa main, qu’il tenait un peu en arrière du corps comme pour cacher l’arme fatale. L’assassin se pencha sur le dormeur pour avoir une idée très exacte de l’intervalle qui existait entre la cuirasse d’argent et le corps qu’elle protégeait imparfaitement. Cet examen ne dura que quelques secondes. — le bras retombait pour frapper, lorsque le Varangien, d’un mouvement subit, détourna le poignard avec le manche de sa hache, et en même temps qu’il parait le coup qui lui était destiné, il en porta au Grec un si pesant et si terrible que Sebastes crut n’avoir jamais appris au Pancration à en asséner un semblable ; à peine eut-il la force d’appeler au secours ses camarades qui étaient sur les murailles. Ceux-ci, cependant, n’avaient rien perdu de ce qui s’était passé. Ils virent le barbare appuyer le pied sur leur camarade renversé, et brandir en l’air sa hache formidable dont le sifflement sinistre retentit sous l’antique voûte ; le barbare, le bras levé, s’arrêta un instant avant de porter le dernier coup à son ennemi. Les gardes firent alors un mouvement comme pour voler au secours de Sebastes ; mais Harpax leur ordonna à voix basse de rester immobiles.

« Que chacun de vous reste à sa place, dit-il, et arrive que pourra. Je vois venir là-bas un capitaine de la garde. Le secret n’est connu que de nous, si le sauvage a tué le Mitylénien, comme je le crois fort, car il ne remue ni pied ni main ; mais s’il vit encore, camarades, faites-vous des fronts d’airain : il est seul, et nous sommes douze. Souvenez-vous que nous ne savons rien de son dessein, si ce n’est qu’il voulait voir pourquoi le barbare dormait si près des portes. »

Tandis que le centurion se hâtait de faire connaître ses intentions à ses subordonnés, on aperçut distinctement la taille haute et majestueuse d’un militaire richement armé et la tête couverte d’un casque dont le haut cimier brillait à la clarté de la lune ; bientôt on le vit entrer dans l’ombre de la voûte. Un chuchotement passa de bouche en bouche parmi les gardes qui étaient sur les murailles.

« Tirez le verrou, fermez la porte, et que le Mitylénien devienne ce qu’il pourra, dit le centurion ; nous sommes perdus si nous le reconnaissons pour un des nôtres. Voici le chef des Varangiens lui-même. — Eh bien ! Hereward, » dit l’officier qui arrivait en ce moment, et qui parlait une sorte de langue franque généralement adoptée par les barbares de la garde, « as-tu pris un faucon de nuit ? — Oui, par saint George ! répondit le soldat ; mais dans mon pays, nous appellerions cela un épervier. — Qui est-il ? — Il vous le dira lui-même, quand j’aurai levé le pied qui lui ôte la faculté de respirer. — Lève-le donc, dit l’officier.

L’Anglais obéit ; mais à peine le Mitylénien se retrouva-t-il en liberté, que s’échappant avec une rapidité difficile à prévoir, il s’élança de dessous le porche, et profitant des ornements compliqués qui avaient décoré dans l’origine l’extérieur de la porte, il prit sa course autour des arcs-boutants et des saillies, poursuivi de près par le Varangien, qui, embarrassé par son armure, était un mauvais champion à la course, pour le Grec au pied léger qui profitait habilement de tous ses avantages. L’officier riait de tout son cœur à l’aspect de ces deux figures qui, semblables à des ombres, paraissaient et disparaissaient en fuyant autour de l’arc de triomphe de Théodose.

« Par Hercule ! s’écria-t-il, c’est Hector poursuivi par Achille autour des murs d’Ilion ; mais notre Pélides aura peine à atteindre le fils de Priam. Hé ! hé ! fils d’une déesse ! fils de Thétis aux pieds blancs ! mais cette allusion est perdue pour ce pauvre sauvage. Holà ! Hereward ! arrête donc, m’entends-tu ? entends-tu au moins ton nom barbare ? » Ces derniers mots cependant furent prononcés à demi-voix ; puis il ajouta plus haut : « Ne t’essouffle pas, bon Hereward, tu peux avoir besoin de ton haleine plus d’une fois cette nuit, peut-être. — Si c’eût été la volonté de mon chef, » répondit le Varangien en revenant sur ses pas d’un air de mauvaise humeur, et respirant bruyamment comme un homme fatigué de sa course, « je l’aurais poursuivi d’aussi près que jamais lévrier poursuivit un lièvre avant de renoncer à la chasse ; sans cette folle armure qui embarrasse un homme sans le défendre, en deux bonds je l’aurais pris à la gorge. — C’est assez comme cela, » dit l’officier qui était réellement l’Acolouthos ou Suivant, appelé ainsi parce que le devoir du chef des Varangiens était de suivre constamment la personne de l’empereur. « Mais voyons par quel moyen nous rentrerons dans la ville ; car si, comme je le soupçonne, c’est un des gardes de la porte qui a voulu te jouer un tour, ses compagnons seront probablement peu disposés à nous laisser rentrer. — Dans ce cas, répondit le Varangien, n’est-ce pas le devoir de Votre Valeur de punir ce manque de discipline ? — Tais-toi, sauvage à l’esprit simple, je t’ai souvent dit, très ignorant Hereward, que les crânes qui viennent de votre froide et humide Béotie du Nord sont plus propres à recevoir vingt coups de marteau d’enclume, qu’à produire une idée spirituelle ou ingénieuse. Mais suis-moi, et bien que je sache que montrer les fils déliés de la politique grecque à l’œil stupide d’un barbare incivilisé comme toi, ce serait jeter des perles devant un pourceau (chose défendue par le saint Évangile), cependant tu as un cœur si bon, si fidèle, qu’il serait difficile peut-être d’en trouver un semblable, même parmi mes Varangiens : je tâcherai donc, tandis que tu me suis, de t’endoctriner sur quelques points de cette politique. Je m’efforcerai de t’instruire, moi, le chef des Varangiens, moi qui suis élevé par leur bravoure au rang du plus brave des braves, moi qui daigne me laisser guider, quoique je possède les qualités propres à me diriger seul à travers les coulants capricieux de la cour, et à voguer avec succès, à force de voiles et de rames. Ainsi tu vois que c’est une condescendance à moi de recourir à la politique pour faire ce que nul autre de cette cour impériale, qui est la sphère des esprits supérieurs, ne ferait aussi bien par la force ouverte. Que penses-tu de cela, bon sauvage ? — Je pense, « répondit le Varangien, qui marchait à environ un pas et demi derrière son chef, comme un soldat d’ordonnance marche derrière l’épaule de son officier, « je pense que je serais fâché de me troubler la tête de ce que mon bras pourrait faire tout d’un coup. — N’est-ce pas ce que je disais ? répondit l’Acolouthos qui, s’étant éloigné de la Porte d’Or, marchait au clair de la lune le long des murailles, comme s’il cherchait une autre entrée : « telle est l’étoffe dont est faite ce que vous appelez votre tête ! Vos mains et vos bras sont des Achitophel parfaits en comparaison. Écoute-moi, toi, le plus ignorant de tous les animaux, et, par cette même raison, le plus sûr des confidents et le plus brave des soldats, je t’expliquerai l’énigme de cette affaire nocturne ; et cependant, même alors, je doute que tu puisses me comprendre. — Mon devoir, pour le moment, répondit le Varangien, est de tâcher de comprendre Votre Valeur, je voulais dire votre politique, puisque vous voulez bien condescendre jusqu’à me l’expliquer. Quant à votre valeur, ajouta-t-il, je serais bien malheureux, si je n’en connaissais pas déjà la longueur et la largeur. »

Le général grec rougit un peu, mais il répondit d’une voix assurée : « C’est vrai, mon bon Hereward, nous nous sommes vus sur le champ de bataille. »

Hereward, à ces mots, ne put retenir une toux légère, que les grammairiens du temps, habiles dans l’art d’employer les accents, auraient interprétée d’une manière peu flatteuse pour la bravoure de cet officier. Il est certain que, pendant tout le cours de cet entretien, la conversation du général, en dépit du ton de supériorité et d’importance qu’il affectait, annonçait évidemment pour l’inférieur le respect que l’on a pour un homme qui, dans l’action, s’est montré le plus brave. Les réponses du vigoureux guerrier du Nord, quoiqu’il ne s’écartât jamais de la discipline militaire, faisaient ressembler cette conversation à celle qui aurait pu avoir lieu avant la réforme introduite dans l’armée britannique par le duc d’York, entre ces officiers, ignorants damoiseaux, et un sergent instruit et expérimenté. On y apercevait de la part du soldat, sous les apparences du respect, un sentiment intime de supériorité que le général ne pouvait s’empêcher de reconnaître à demi.

« D’abord, mon très simple ami, » continua le chef sur le même ton qu’auparavant, « afin de te conduire par le plus court chemin au principe le plus profond de la politique qui règne à la cour de Constantinople, il faut que tu saches que la faveur de l’empereur (ici l’officier leva son casque, et le soldat fit semblant d’en faire autant), de l’empereur, dis-je (et que tout lieu où il pose le pied soit sacré), est le principe vivifiant de la sphère dans laquelle nous vivons, de même que le soleil est le principe vivifiant de l’humanité. — J’ai entendu nos tribuns dire quelque chose de semblable à ceci. — C’est leur devoir de vous instruire ; et j’espère que les préteurs aussi, dans tout ce qui concerne leurs fonctions, n’oublient pas d’apprendre à mes Varangiens le service constant qu’ils doivent à l’empereur. »

« Ils n’y manquent pas, quoique nous autres exilés nous connaissions nos devoirs. — À Dieu ne plaise que j’en doute. Tout ce que je veux, c’est te faire comprendre, mon cher Hereward, qu’il existe ici ce qu’on ne trouve peut-être pas dans ton climat sombre et humide, une race d’insectes qui naissent aux premiers rayons de l’astre du jour, et qui expirent avec ceux du soleil couchant ; de là ce nom d’éphémères, qui signifie qui ne durent qu’un seul jour. Tel est le sort d’un favori à la cour, tant qu’il jouit des gracieux sourires de Sa Majesté très sacrée Heureux celui dont la faveur, croissant à mesure que sa personne s’élève au dessus du niveau qui environne le trône, se développe aux premières lueurs de la gloire impériale, et se soutenant pendant l’éclat que répand à son midi la puissance souveraine, ne disparaît et meurt qu’avec les derniers rayons du soleil impérial ! — Votre Valeur parle un langage plus élevé que mon intelligence septentrionale n’est capable de le comprendre : il me semble seulement que, plutôt que de mourir au soleil couchant ; je voudrais, puisqu’il faut que je sois insecte, devenir mite pendant deux ou trois heures de nuit. — Tel est le sordide désir du vulgaire, » répondit le chef des Varangiens d’un ton de supériorité ; « il se contente de jouir de la vie sans obtenir de distinction, tandis que nous autres, gens d’une trempe supérieure, qui formons le cercle le plus intime et le plus rapproché du trône impérial dont Alexis est le point central, nous surveillons avec la jalousie d’une femme la distribution de ses faveurs, et nous liguant avec les uns contre les autres, nous ne laissons échapper aucune occasion de nous placer personnellement devant les jeux du souverain sous le jour le plus favorable. — Je crois comprendre ce que vous voulez dire, interrompit le Varangien, quoique pourtant une telle vie d’intrigue… mais peu importe. — Peu t’importe en effet, mon bon Hereward, et tu es heureux de n’avoir aucun goût pour la vie que je viens de décrire. Cependant j’ai vu des barbares s’élever à un très haut degré dans l’empire, quoiqu’ils n’aient pas positivement cette flexibilité, cette souplesse, cette docilité qui sait se plier aux circonstances. J’ai connu des individus sortis de tribus barbares qui, ayant été élevés à la cour, joignaient à une grande flexibilité de caractère une fermeté, une constance de résolution assez fortes, sinon pour savoir profiter des occasions, au moins pour en faire naître ; ce qui n’est nullement à dédaigner. Mais, sans s’arrêter à ces comparaisons inutiles, il résulte de l’émulation pour la gloire, c’est-à-dire pour la faveur impériale, qui règne parmi les serviteurs de la cour sacrée, que chacun est désireux de se distinguer en prouvant à l’empereur non seulement qu’il comprend parfaitement les devoirs qui lui sont imposés, mais qu’il est même capable, en cas de nécessité, de s’acquitter de ceux des autres. — J’entends ; et de là il arrive que les sous-ministres, les soldats, les sous-officiers, chargés de seconder les grands officiers de la couronne, sont perpétuellement occupés, non à s’entr’aider les uns les autres, mais à espionner mutuellement leurs actions. — C’est cela même : j’en eus, il y a peu de jours, une preuve assez désagréable. Chacun, quelque médiocre que soit son intelligence, a pu comprendre clairement que le grand protospathaire, dont le titre, comme tu le sais, signifie le général en chef des forces de l’empire, me hait mortellement parce que je suis le chef de ces redoutables Varangiens qui jouissent, comme ils le méritent, de privilèges qui les dispensent de se soumettre à son autorité absolue, autorité qui convient à Nicanor, malgré l’éclat belliqueux de son nom, à peu près aussi bien que la selle d’un cheval de bataille conviendrait à un bœuf. — Comment ! s’écria le Varangien, le protospathaire prétendit à quelque autorité sur les nobles exilés ? Par le dragon rouge sous lequel nous vivons et mourrons, nous n’obéirons à nul homme vivant, si ce n’est à Alexis Comnène lui-même et à nos officiers qui nous commandent en son nom ! — Cela est très juste ! Voilà qui est bravement résolu ; mais, mon valeureux Hereward, que ton indignation ne t’emporte pas jusqu’à prononcer le nom sacré de l’empereur sans élever la main à ton casque, et sans y ajouter les épithètes qui sont dues à son rang suprême. — Je lèverai ma main assez souvent et assez haut quand le service de l’empereur l’exigera. — J’oserais en répondre, » reprit Achille Tatius (tel était le nom du chef des Varangiens), qui jugea que le moment n’était pas favorable pour insister sur la stricte observance des lois de l’étiquette, dont il ne s’écartait presque jamais, et qui était un de ses grands titres au nom de soldat. « Cependant, continua-t-il, sans la vigilance constante de votre chef, mon enfant, les nobles Varangiens seraient confondus dans la masse générale de l’armée avec les cohortes païennes des Huns, des Scythes et de ces infidèles à turban. C’est même pour cette raison que votre commandant court ici beaucoup de dangers ; c’est parce qu’il maintient la supériorité de ces haches d’armes sur les misérables traits des tribus orientales et sur les javelots des Maures, qui ne sont bons qu’à servir de jouets aux enfants. — Vous n’êtes exposé à aucun danger dont ces haches ne puissent vous préserver, » répondit le soldat en s’approchant d’Achille avec un air et un maintien pleins de confiance et d’audace. — Ne le sais-je pas ! reprit Achille ; mais c’est à ton bras seul que l’Acolouthos de Sa Majesté très sacrée confie maintenant sa sûreté. — Calculez vous-même tout ce que peut faire un soldat, et comptez ce seul bras comme en valant deux contre tout sujet de l’empereur qui ne fait pas partie de notre corps. — Écoute-moi, mon brave ami : ce Nicanor a été assez audacieux pour insulter notre corps en l’accusant, dieux et déesses ! de pillage sur le champ de bataille, et, ce qui est plus sacrilège encore, d’avoir bu le vin précieux qui était destiné à Sa Majesté très sacrée. Et comme cette accusation fut faite en présence de la personne très sacrée de l’empereur, tu peux croire que… — Vous avez dit à l’accusateur qu’il en avait menti par la gorge ! interrompit le Varangien ; vous lui avez assigné un rendez-vous quelque part dans ces environs, et vous avez choisi pour vous accompagner votre pauvre Hereward d’Hampton, qu’un tel honneur rend votre esclave pour la vie entière ! J’aurais seulement désiré que vous m’eussiez ordonné de prendre mes armes ordinaires ; mais n’importe, j’ai ma hache d’armes, et… »

Ici l’officier se hâta de l’interrompre, se sentant quelque peu confus et embarrassé de l’impétuosité et du feu avec lequel le jeune soldat avait prononcé ces mots :

« Paix ! mon fils, reprit Achille Tatius, parle plus bas, mon excellent Hereward : tu te méprends sur cette affaire. Avec toi à mon côté, je n’hésiterais certainement pas à défier cinq champions comme Nicanor ; mais ce ne serait pas agir selon la loi de ce très saint empire, ni selon les sentiments du prince trois fois illustre qui le gouverne. Tu t’es laissé pervertir, mon brave soldat, par les fanfaronnades des Francs, dont nous entendons parler davantage chaque jour. — Je serais fort peu disposé à emprunter quelque chose à ceux que vous appelez Francs, et que nous appelons Normands, » répondit le Varangien d’un air d’humeur et de mécontentement.

« Écoute-moi, » dit l’officier tandis qu’il continuait à longer les murs de la ville, « écoute les motifs de toute cette affaire, et tu jugeras ensuite si une coutume comme celle du duel peut exister dans un pays civilisé et gouverné par les lois du bon sens, même sans parler du nôtre, qui est assez favorisé pour être sous la domination du très rare et très éminent Alexis Comnène. Deux grands seigneurs ou deux principaux officiers ont, je suppose, une querelle en présence de la personne révérée de l’empereur ; la dispute roule sur un point de fait. Maintenant admettons qu’au lieu de soutenir chacun son opinion par des argumens ou des preuves, ils adoptent la coutume de ces Francs barbares. Tu mens par ta gorge ! dit l’un ; tu mens par tes poumons ! dit l’autre ; et ils vont se mesurer dans la prairie voisine. Chacun jure de la justice de sa cause, bien que probablement ni l’un ni l’autre ne sache bien précisément le motif de la querelle. L’un des deux, peut-être le plus brave, le plus franc, le menteur enfin, l’Acolouthos de l’empereur, le père des Varangiens, car la mort n’épargne personne, mon fidèle soldat, reste sur la place, et l’autre revient exercer son ascendant à la cour ; tandis que si l’affaire eût été jugée selon les règles du bon sens et de la justice, le vainqueur eût été condamné à la potence. Eh bien, ami Hereward, telle est pourtant cette coutume que votre imagination se plaît à admirer, et que vous nommez loi des armes, loi de l’honneur. — N’en déplaise à Votre Valeur, il y a quelque apparence de bon sens dans ce que vous venez de dire ; mais vous me convaincriez plutôt que ce céleste clair de lune est aussi noir que la gueule d’un loup que de me persuader que je dois m’entendre appeler menteur, sans repousser l’épithète insultante dans la gorge de l’offenseur avec la pique de ma hache. Un démenti vaut un soufflet pour un homme, et le soufflet le dégrade et l’abaisse au rang de l’esclave et de la bête de somme, s’il le reçoit sans en tirer vengeance. — Oui, voilà bien ce que c’est. Si je pouvais vous engager à renoncer à cette barbarie innée qui vous égare, vous, les soldats les plus disciplinés de l’empereur sacré, et qui vous entraîne dans des querelles, dans des combats à mort qui… — Sire capitaine, » interrompit le Varangien d’un ton grave ; suivez mon avis, et prenez les Varangiens tels qu’ils sont ; car, croyez-en ma parole, si vous parveniez jamais à leur apprendre à souffrir les reproches, les démentis, les insultes, vous trouveriez, après les avoir disciplinés ainsi, qu’ils vaudraient à peine la ration de sel qu’ils coûtent chaque jour à sa sainteté, si tel est son titre. Je dois vous dire de plus, valeureux capitaine, que les Varangiens seraient peu disposés à remercier leur chef, s’il souffrait qu’on les appelât en sa présence des maraudeurs, des ivrognes, etc, sans repousser l’injure et en tirer vengeance sur le terrain. »

« Si je ne connaissais pas l’humeur de mes barbares, pensa Tatius, je me ferais une querelle avec ces insulaires farouches que l’empereur croit si faciles à dompter et à soumettre au joug de la discipline. Il faut arranger cette affaire. « Et le chef reprit la parole avec le même ton de douceur.

« Mon fidèle soldat, dit-il, nous autres Romains, selon la coutume de nos ancêtres, nous mettons autant de gloire à dire la vérité que vous en mettez à vous venger d’une imputation de mensonge : d’ailleurs je ne pouvais avec honneur élever cette accusation de fausseté contre Nicanor, puisque ce qu’il disait était vrai en substance. — Quoi ! que voulez-vous dire ? que nous autres Varangiens nous sommes des pillards, des ivrognes ? » dit Hereward avec encore plus d’impétuosité. — Non pas dans un sens aussi étendu, bien certainement ; mais il est pourtant vrai que cette histoire n’a que trop de fondement. — Quand et où ? — Vous vous rappelez la longue marche près de Laodicée, où les Varangiens défirent une nuée de Turcs, et reprirent un convoi du bagage impérial ? Vous savez ce qui eut lieu ce jour-là, c’est-à-dire comment vous apaisâtes votre soif ? — J’ai quelque raison pour m’en souvenir, car nous étions à demi étouffés de poussière et à demi morts de fatigue, combattant constamment la tête tournée à l’arrière-garde ; lorsque tout-à-coup nous aperçûmes certaines barriques de vin sur des chariots qui étaient rompus ; et ce vin passa par notre gosier comme si c’eût été la meilleure ale du Southampton. — Et, malheureux ! ne vîtes-vous pas que ces barriques étaient empreintes du sceau inviolable du trois fois excellent grand sommelier, et que ce vin était réservé pour l’usage particulier des lèvres très sacrées de Sa Majesté impériale ? — Par le bon saint George de la joyeuse Angleterre, qui vaut une douzaine de vos saint Georges de Cappadoce, je n’ai nullement songé à cela, et je sais que Votre Valeur en a bu elle-même un grand coup dans mon casque, non pas dans ce jouet d’argent, mais dans mon casque d’acier, qui est deux fois plus grand. Et par le même serment, je me souviens aussi que, lorsque vous eûtes balayé la poussière de votre gosier, vous devîntes un tout autre homme, et qu’au lieu de nous donner, comme auparavant, l’ordre de battre en retraite, vous vous mîtes à crier de toutes vos forces : Allons, mes braves de la Grande-Bretagne, encore une charge ! — Il est vrai que je ne suis que trop porté à la témérité pendant l’action ; mais vous vous trompez, mon bon Hereward ; le vin dont j’ai goûté pendant la chaleur et la fatigue du combat n’était pas celui qui avait été mis à part pour la bouche sacrée de Sa Majesté : c’était un vin de seconde qualité destiné au grand sommelier ; et, comme grand officier de la maison impériale, j’avais droit d’en prendre ma part. Le hasard malheureusement voulut que tout cela tournât mal, et fût considéré comme une offense. — Sur ma vie ! je ne vois pas que ce soit un grand malheur de boire quand on a soif. — Mais rassurez-vous, mon digne camarade, » reprit Achille après s’être disculpé à la hâte, et sans faire attention au peu d’importance que le Varangien attachait à cette faute ; « Sa Majesté impériale, dans son ineffable bonté, ne fait un crime à aucun de ceux qui ont bu ce coup mal avisé. Il a reproché au protospathaire d’avoir créé ce motif d’accusation, et il a dit, en se rappelant le tumulte et la confusion de cette journée laborieuse : « Je me suis trouvé heureux moi-même, au milieu de cette fournaise sept fois ardente, de pouvoir obtenir un coup de ce vin d’orge que boivent mes pauvres Varangiens, et j’ai bu à leur santé comme je le devais ; car, sans leurs fidèles services, j’aurais bu mon dernier coup, et puissent-ils prospérer, quoiqu’ils aient bu mon vin à longs traits. » Après avoir parlé ainsi, il se retourna d’un autre côté comme s’il eût voulu dire : « En voilà bien assez sur tout cela ; ce ne sont vraiment que de sottes et vaines accusations contre Achille Tatius et ses braves Varangiens. — Eh bien ! que Dieu bénisse son noble cœur pour avoir parlé ainsi, » dit Hereward avec plus de franchise et d’émotion que de formalité respectueuse. « Je boirai à sa santé la première fois que je porterai à mes lèvres de quoi étancher ma soif, soit de l’ale, soit du vin, soit même de l’eau d’un fossé. — C’est fort bien dit ; mais ne parle pas si haut, et souviens-toi de porter la main à ton front toutes les fois que tu nommes l’empereur, et même que tu pensées à lui. Eh bien ! Hereward, ayant ainsi obtenu l’avantage, je n’ignorais pas que le moment où l’on vient de repousser une attaque est toujours favorable pour en faire une : aussi ai-je donc accusé le protospathaire des brigandages qui ont été commis à la Porte-d’Or et à d’autres entrées de la ville, à l’une desquelles un marchand, porteur de joyaux appartenant au patriarche, a été dernièrement arrêté et assassiné. — Vraiment ! » dit avec surprise le Varangien, « et que dit Alex… je veux dire l’empereur très sacré, quand il a entendu accuser de semblables faits les gardiens de la ville ? Bien que lui-même il ait donné, comme nous disons dans notre pays, les oies à garder au canard. — Cela se peut ; mais Alexis est un souverain dont la politique est profonde, et il a résolu de ne pas procéder contre ces traîtres et leur général le protospathaire sans avoir des preuves positives. Sa Majesté très sacrée m’a chargé en conséquence d’en obtenir de spéciales par ton moyen. — Et j’y serais parvenu en deux minutes si vous ne m’aviez pas rappelé quand je poursuivais ce vagabond de coupe-jarret. Mais Sa Majesté connaît la parole d’un Varangien ; et je puis l’assurer que l’envie de s’emparer de mon pourpoint d’argent qu’ils nomment cuirasse, ou bien la haine qu’ils portent à mon corps, suffirait pour exciter quelqu’un de ces scélérats à couper la gorge à un Varangien endormi. Ainsi donc, capitaine, je suppose que nous allons rendre compte à l’empereur de la besogne de cette nuit. — Non, mon actif soldat ; et quand même tu eusses arrêté ce fuyard, ce coquin, je lui aurais sur-le-champ rendu la liberté ; et mon devoir actuel est de t’engager à oublier cette aventure. — Ah ! il y a là un changement de politique, j’imagine. — Oui, vraiment, brave Hereward ; avant de sortir du palais ce soir, le patriarche m’a fait des ouvertures de réconciliation avec le protospathaire ; et comme il est dans l’intérêt de l’État que nous vivions en bonne intelligence, je ne pouvais guère les rejeter ni comme bon soldat ni comme bon chrétien. Toutes les offenses faites à mon honneur seront pleinement réparées, et le patriarche m’en a donné sa garantie. L’empereur, qui aime mieux fermer les yeux que de voir la discorde, veut que l’affaire se termine de cette manière. — Et les reproches faits aux Varangiens ? demanda vivement Hereward.

« Seront pleinement rétractés, et comme indemmté il sera fait une donation en or au corps des haches anglo-danoises. Toi, mon Hereward, tu peux en être le distributeur ; et si tu t’en acquittes avec habileté, tu peux couvrir ta hache de feuilles d’or. — Je l’aime mieux comme elle est, dit le Varangien. Mon père la portait à la bataille d’Hastings contre les brigands normands. Du fer au lieu d’or, voilà ma monnaie. — Tu peux choisir à ton gré, Hereward ; seulement, si tu es pauvre, n’en accuse que toi-même. »

Tout en parlant ainsi et en suivant les murs de Constantinople, l’officier et le soldat s’arrêtèrent devant un très petit guichet qui donnait dans l’intérieur d’un grand et massif ouvrage avancé, qui se terminait à une entrée de la ville. Là l’officier fit halte, et donna les mêmes marques de respect qu’un dévot qui est sur le point d’entrer dans une chapelle célèbre par sa sainteté.


CHAPITRE III.

ANNE COMNÈNE.


Qu’ici, jeune homme, ton pied soit nu, ton front découvert, que tout tribut respectueux soit payé à ce sol sacré. Marche avec précaution, et de ce pas furtif que la nature enseigne au daim lorsque l’écho fait retentir à son oreille le cor du chasseur.
La Cour.


Avant d’entrer, Achille Tatius fit différents gestes que le Varangien sans usage du monde imita de son mieux, mais avec gaucherie. Continuellement de service avec son corps, il avait presque toujours été à l’armée, et ce n’était que depuis fort peu de temps qu’il avait été appelé à faire partie de la garnison de Constantinople. Il n’avait, par conséquent, aucune connaissance du cérémonial minutieux que les Grecs, qui étaient les soldats et les courtisans les plus formalistes et les plus cérémonieux du monde, observaient non seulement à l’égard de l’empereur, mais encore dans toute la sphère sur laquelle s’étendait son influence.

Achille, après avoir gesticulé plusieurs fois d’une manière particulière, frappa à la porte un coup distinct et modéré ; il le répéta trois fois et dit tout bas à celui qui le suivait : « L’intérieur ! Sur ta vie, fais exactement ce que tu me verras faire. » Au même instant il recula, baissa la tête sur sa poitrine, se couvrit les yeux de ses deux mains, comme s’il eût craint d’être ébloui par l’éclat trop subit de quelque lumière, et il attendit qu’on lui répondît.

L’Anglo-Danois, désireux d’obéir à son chef, s’efforça de l’imiter le mieux qu’il put et se plaça à son côté dans une attitude d’humilité orientale. La petite porte s’ouvrit, mais on ne vit aucune lumière. Quatre Varangiens parurent à l’entrée, chacun d’eux tenant sa hache levée comme prêt à en frapper ceux qui osaient troubler le sience de ces lieux.

« Acolouthos, » dit l’officier, par forme de mot d’ordre.

« Tatius et Acolouthos, » prononcèrent à demi voix les gardes, en réponse au mot d’ordre, et chacun d’eux baissa son arme.

Achille alors releva la tête avec l’air de fierté et de dignité d’un homme qui est bien aise de déployer, aux yeux de ses soldats, l’influence dont il jouit à la cour. Hereward conservait une gravité imperturbable, à l’extrême surprise de son chef qui ne pouvait comprendre que son soldat fût assez barbare pour contempler avec indifférence une scène qui, selon lui, devait inspirer la terreur et le respect. Il attribua cette indifférence apathique à l’insensibilité stupide de son compagnon. Ils passèrent entre les sentinelles qui se rangèrent de chaque côté de la porte, et laissèrent les étrangers libres de passer sur une planche longue et étroite, jetée sur le fossé de la ville, et que l’on retirait dans l’enceinte d’un rempart extérieur qui s’avançait au delà du principal mur de la cité.

« Voilà ce qu’on appelle le pont du péril, murmura tout bas Tatius à Hereward, et l’on dit que plus d’une fois on y a répandu de l’huile ou des pois secs, et que les corps de certaines personnes connues pour avoir approché de très près l’empereur très sacré ont été retirés de la Corne d’Or[9] dans laquelle va se jeter l’eau du fossé. — Je n’aurais pas cru, » dit l’insulaire, parlant comme à l’ordinaire de sa voix rude et sonore, « qu’Alexis Comnène… — Silence, téméraire ! si tu fais quelque cas de la vie, s’écria Achille Tatius. Éveiller la fille de l’Arche impériale[10], c’est s’exposer, dans tous les cas, au châtiment le plus terrible ; mais quand un audacieux coupable trouble son repos par des réflexions sur Son Altesse très sacrée l’empereur, la mort elle-même est une punition trop légère pour l’insolent ! C’est pour mon malheur, sans doute, que j’ai reçu l’ordre positif d’introduire dans l’enceinte sacrée un être qui n’a en lui du sel de la civilisation que ce qu’il en faut pour préserver de la corruption son corps fragile, un être complètement incapable d’aucune culture intellectuelle ! Jette un regard sur toi, Hereward, et songe à ce que tu es. Pauvre barbare par ta nature, tu n’as d’autre motif de te glorifier que d’avoir tué quelques musulmans pour la querelle de ton maître très sacré ; et pourtant te voilà admis dans l’enceinte inviolable du Blaquernal, et à portée d’être entendu non seulement de la Fille royale de l’Arche impériale, ce qui signifie l’écho des voûtes ub limes, mais, le ciel nous protège ! à portée même, autant que je puis le savoir, d’être entendu de l’oreille sacrée de Sa Majesté ! — Eh bien ! capitaine, répliqua le Varangien, ne pouvant me permettre de dire librement ma façon de penser sur tout ceci, je présume que je suis peu propre à converser en présence de la cour ; par conséquent j’ai l’intention de ne pas proférer un seul mot, à moins qu’on ne m’y force, et sauf les moments où nous n’aurons pas de meilleure compagnie que nous-mêmes. Pour parler clairement, je trouve très difficile de donner à ma voix un accent plus doux que celui qu’elle a reçu de la nature. Ainsi, mon brave capitaine, je suis muet dès ce moment, à moins que vous ne me fassiez signe de parler. — Et tu agiras sagement. Il y a ici certaines personnes de haut rang, et quelques unes même nées dans la pourpre, qui voudront (Hereward, prends garde à toi !) avec leur haut esprit et leurs manières insinuantes, sonder les profondeurs de ton intelligence barbare. Quand tu verras le sourire gracieux sur leurs lèvres, garde-toi bien d’y joindre tes éclats de rire sauvages, qui retentissent comme le bruit du tonnerre quand tu fais chorus avec tes camarades. — Je vous dis que je garderai le silence, » répéta le Varangien avec un peu plus d’émotion qu’à l’ordinaire. « Si vous vous fiez à ma parole, à la bonne heure ; si vous me prenez pour une corneille qui jase bien ou mal à propos, je suis tout prêt à m’en retourner, et nous en resterons là quant à cette affaire. »

Achille pensa probablement que le parti le plus prudent était de ne pas pousser à bout le soldat ; il baissa tant soit peu le ton, en répondant à un langage qui n’avait guère d’analogie avec celui de la cour ; et il parla avec une sorte de douceur qui semblait annoncer l’intention de montrer quelque indulgence pour les manières grossières d’un homme dont l’égal lui paraissait fort difficile à trouver pour la force et la valeur, même parmi les Varangiens. Ces qualités étaient si remarquables chez lui, qu’Achille ne pouvait s’empêcher de s’avouer intérieurement qu’en dépit de sa rudesse elles seraient appréciées beaucoup mieux que toutes les grâces insignifiantes que peut posséder un guerrier-courtisan.

L’habitué des nombreux détours de la résidence impériale conduisit le jeune Varangien à travers plusieurs cours dépendantes du vaste palais de Blaquernal, et ils entrèrent dans cet édifice par une porte latérale gardée aussi par une sentinelle de la garde varangienne, qui les laissa passer après qu’ils eurent prononcé le mot d’ordre. Dans la pièce voisine, qui servait de salle des gardes, plusieurs soldats du même corps s’amusaient à différents jeux ressemblant assez aux jeux modernes des dames et des dés, ajoutant à ce passe-temps de fréquentes libations d’ale qu’on leur fournissait pour charmer leurs heures de faction. Quelques coups d’œil furent échangés entre Hereward et ses camarades ; et il ne les vit pas sans éprouver le secret désir de se joindre à eux ou de leur parler, car depuis le commencement de cette soirée, et son aventure avec le Mitylénien, Hereward s’était trouvé beaucoup plus ennuyé qu’honoré de cette promenade au clair de lune avec son commandant, à l’exception du seul moment bien court où il avait cru qu’ils étaient tous deux en chemin pour aller se battre en duel. Mais quoique négligents à observer le strict cérémonial du palais, les Varangiens avaient des idées rigides sur les devoirs militaires : c’est ce qui fit qu’Hereward, passant devant ses camarades sans leur parler, suivit son chef qui traversa la salle des gardes et plusieurs autres salles dont le luxe de l’ameublement le convainquit qu’il ne pouvait être que dans la résidence sacrée de l’empereur.

Enfin, après avoir traversé un nombre infini de passages et d’appartements auxquels le capitaine paraissait fort habitué, et qu’il parcourait d’un pas léger et furtif, comme s’il eût craint, pour me servir de son langage ampoulé, d’éveiller les échos de ces voûtes monumentales, ils aperçurent une autre espèce d’habitants. À plusieurs portes et dans divers appartements le soldat du Nord vit ces infortunés esclaves, la plupart d’origine africaine, dont quelques uns furent comblés de pouvoir et d’honneurs par les empereurs grecs, qui imitaient ainsi un des traits les plus barbares du despotisme oriental. Ces esclaves étaient diversement occupés : les uns se tenaient debout près des portes ou dans les galeries, le sabre à la main, comme s’ils eussent été chargés de les garder ; les autres, assis à la manière des Orientaux sur des tapis, se reposaient ou jouaient à différents jeux ; tous gardaient le plus profond silence. Pas un mot ne fut échangé entre le guide d’Hereward et les êtres avilis qu’ils rencontrèrent ainsi : un regard de l’Acolouthos lui suffisait pour s’assurer partout le passage.

Ils traversèrent encore plusieurs appartements vides ou occupés de la même manière, et ils entrèrent enfin dans une salle pavée en marbre noir ou en quelque autre pierre de couleur sombre, et beaucoup plus élevée et plus longue que toutes les autres. Diverses portes percées dans la muraille communiquaient, à ce que pensa l’insulaire, à autant de passages latéraux. Mais comme l’huile et la gomme alimentaient les lampes destinées à éclairer ces passages, et qu’elles répandaient une vapeur épaisse, il était difficile, à cette clarté imparfaite, de distinguer la forme de la salle et le style de son architecture. Les deux extrémités étaient beaucoup mieux éclairées. Lorsqu’ils furent au milieu de cette longue et énorme pièce, Achille dit au Varangien de la même voix basse et mystérieuse qui, depuis qu’ils avaient passé le pont du péril, avait remplacé la voix qui lui était naturelle :

« Reste ici jusqu’à ce que je revienne, et ne sors de cette salle sous aucun motif. — Entendre, c’est obéir, » répondit le Varangien ; expression d’obéissance que l’empire, qui affectait de garder le nom de Romain, avait empruntée des barbares de l’Orient ainsi que beaucoup d’autres phrases et de coutumes. Achille Tatius monta alors à la hâte des degrés qui le conduisirent à l’une des portes latérales de la salle, et, ayant été poussée légèrement, elle tourna sans bruit sur ses gonds et le laissa passer.

Resté seul, le jeune Varangien, pour passer le temps dans cette vaste enceinte dont il ne lui était pas permis de s’éloigner, examina successivement les deux extrémités de la salle où les objets étaient plus visibles que dans les autres parties. Au centre de l’extrémité supérieure était une petite porte de fer cintrée et très basse. On voyait au dessus le crucifix grec en bronze, et tout autour des chaînes, des fers et d’autres objets semblables exécutés également en bronze et disposés comme ornements. La porte de ce passage sombre et voûté était à moitié ouverte : Hereward naturellement y jeta un regard, les ordres de son chef ne lui défendant pas de satisfaire sa curiosité à cet égard. Une lueur rougeâtre et terne, qui semblait provenir plutôt d’une espèce de foyer que d’une lampe fixée à la muraille, éclairait un escalier tournant et très étroit, ressemblant assez à un puits pour la forme et la grandeur, et dont l’ouverture se trouvait sur le même palier que la porte de fer. Il crut voir l’entrée des régions infernales. L’intelligence du Varangien, quelque médiocre qu’elle pût paraître à l’esprit fin et délié des Grecs, n’eut pas de peine à comprendre qu’un escalier d’un aspect aussi sombre, et auquel on arrivait par une porte décorée d’une manière aussi lugubre, ne pouvait conduire qu’aux cachots du palais impérial, cachots qui, par leur forme et leur nombre, n’étaient pas la partie la moins remarquable et la moins imposante de l’édifice sacré. Il écouta avec attention, et il crut même entendre des accents tels que ceux qui sortent de ces tombeaux vivants ; il lui sembla que l’écho de ce profond abîme venait apporter à son oreille le faible bruit de soupirs et de gémissements. Mais peut-être aussi toutes ces impressions ne furent-elles que l’effet d’une imagination attristée.

« Je n’ai rien fait, pensa-t-il, pour mériter d’être renfermé dans un de ces autres souterrains. Certainement, quoique mon capitaine Achille Tatius ne vaille guère mieux qu’un âne, malgré le respect que je lui dois, il ne peut être assez perfide pour me traîner en prison sous un faux prétexte : si tel devait être le divertissement de sa soirée, je jure qu’il verrait pour la dernière fois comment je joue de la hache anglaise. Mais allons explorer l’autre extrémité de cette énorme salle : peut-être y verrai-je quelques objets de meilleur augure. »

Tout en rêvant ainsi, et sans trop songer à mesurer ses pas, selon le respect dû à la majesté du lieu et au cérémonial tant recommandé, l’athlétique Saxon s’avança à grands pas vers l’extrémité supérieure de la salle ; dans cet endroit le pavé était en marbre noir. Un petit autel semblable à ceux des temples des divinités païennes ornait cette partie de la salle et s’élevait sous la clef de la voûte. Sur cet autel brûlait un encens dont la fumée, montant en spirale, formait en l’air un nuage qui s’étendait au loin et enveloppait une image symbolique à laquelle le Varangien ne put rien comprendre. C’était la représentation de deux mains et de deux bras qui paraissaient sortir de la muraille ; les mains étaient ouvertes et étendues comme pour accorder quelque faveur à ceux qui approchaient de l’autel. Ces bras étaient de bronze et placés derrière l’autel sur lequel fumait l’encens : on les apercevait à travers le nuage transparent qui s’élevait à la clarté de deux lampes disposées de manière à éclairer tout le dessous de la voûte. « J’expliquerais bien ce que cela signifie, » pensa le barbare dans sa simplicité, « si ces poings étaient fermés, et si cette salle était consacrée au pancration, ce qui veut dire boxer parmi nous ; mais comme ces pauvres Grecs ne se servent pas non plus de leurs mains sans fermer leurs doigts, par saint George ! je ne puis deviner ce que cela signifie. »

Dans ce moment, Achille rentra dans la salle de marbre noir, et s’avança vers son néophyte, car on pourrait nommer ainsi le Varangien.

« Suis-moi maintenant, Hereward, voici le moment le plus chaud de l’attaque ; songe à déployer tout le courage que tu possèdes, car, crois-moi, ton honneur et ta réputation en dépendent. — Ne craignez ici ni pour l’un ni pour l’autre, répondit Hereward, si le cœur et le bras d’un homme peuvent se soutenir à l’aide d’un joujou comme celui-ci. — Parle à voix basse et d’un ton plus soumis : je te l’ai dit vingt fois ; et baisse ta hache que tu ferais peut-être bien de laisser dans l’appartement extérieur. — Avec votre permission, noble capitaine, je suis peu disposé à me séparer de mon porte-respect. Je suis un de ces rustres maladroits qui ne sauraient se comporter convenablement s’ils n’ont quelque chose entre les mains pour les occuper, et ma hache fidèle est ce qui me va le plus naturellement. — Garde-la donc, mais souviens-toi de ne pas t’en aider pour gesticuler selon ta coutume, et de ne crier, ni beugler, ni hurler comme si tu étais sur le champ de bataille : songe au caractère sacré de ce lieu, où le moindre bruit devient un blasphème, et n’oublie pas que, parmi les personnes qu’il peut t’arriver de voir, il en est quelques unes pour lesquelles la plus légère offense égale le crime du sacrilège. »

Pendant cette exhortation, le maître et le disciple gagnèrent une des portes latérales qui ouvrait sur une espèce d’antichambre, à l’extrémité de laquelle était une porte à deux battants qui communiquait à un des principaux appartements du palais ; cette porte en s’ouvrant découvrit tout-à-coup aux regards de l’homme du Nord, à peine civilisé, un spectacle aussi nouveau qu’intéressant.

C’était un appartement du palais de Blaquernal, consacré spécialement à la fille chérie de l’empereur Alexis, la princesse Anne Comnène, connue de notre temps par ses talents littéraires, auxquels nous devons l’histoire du règne de son père. Elle était assise, présidant comme une souveraine à un cercle littéraire, tel que pouvait l’avoir alors une princesse impériale porphyrogénète, c’est-à-dire née dans la chambre de pourpre. Un coup d’œil à la ronde nous fera connaître ceux qui étaient réunis autour de la princesse.

La savante et célèbre Anne avait les yeux brillants, les traits réguliers, une expression douce et des manières agréables que chacun eût été disposé à accorder à la fille de l’empereur, quand bien même elle aurait possédé ces avantages d’une manière beaucoup moins réelle. Elle était assise sur une espèce de sopha, car à Constantinople il n’était pas permis aux femmes de se tenir couchées comme c’était l’usage parmi les femmes romaines. Une table placée devant elle était couverte de livres, de plantes, d’herbes et de dessins. Son siège était placé sur une estrade peu élevée, et ceux qui étaient admis dans l’intimité de la princesse, et avec lesquels elle aimait particulièrement à s’entretenir, avaient le privilège, pendant ces sublimes entretiens, d’appuyer leurs genoux sur le bord de l’estrade, et de se tenir moitié debout, moitié agenouillés en écoutant la princesse. Trois autres sièges de différentes hauteurs étaient placés sur la même estrade et sous le dais d’apparat qui se trouvait au dessus de la princesse Anne.

Celui qui était placé à côté et à la hauteur du sien, et qui lui ressemblait exactement pour la forme, était destiné à son époux, Nicéphore Brienne. Ce prince professait, disait-on, le plus grand respect pour l’érudition de sa femme, bien que les courtisans prétendissent qu’il s’absentait plus souvent de ces soirées que ne l’auraient souhaité la princesse et ses augustes parents. On pouvait croire, d’après les caquets de la cour, que la princesse Anne était plus belle, plus séduisante quand elle songeait moins à paraître savante, et que, bien qu’elle fût encore une très gracieuse femme, elle n’avait pas enrichi son esprit sans perdre quelques uns de ses charmes. Mais ces sortes de propos ne se tenaient que dans le plus grand secret.

Les chambellans avaient eu soin de placer le siège de Nicéphore Brienne aussi près que possible de celui de la princesse, de manière qu’elle pût ne pas perdre un regard de son bel époux ; et que lui, à son tour, ne perdît pas le moindre mot de la sagesse qui pourrait découler des lèvres de sa studieuse épouse.

Deux autres sièges d’honneur, ou, pour mieux dire, deux trônes (car chacun d’eux avait un marchepied, des bras pour soutenir les coudes et des coussins brodés pour s’appuyer, sans parler du dais magnifique qui les surmontait), deux trônes, dis-je, étaient destinés à l’empereur et à l’impératrice. Tous deux se plaisaient à assister fréquemment aux études de leur fille. Dans ces réunions, l’impératrice Irène jouissait du triomphe qui appartient à la mère d’une fille accomplie, tandis qu’Alexis, suivant les diverses émotions qu’il éprouvait, tantôt écoutait avec complaisance le récit de ses propres exploits, écrit dans le style ampoulé de la princesse, et tantôt faisait des signes de satisfaction au patriarche Zozime et aux autres sages, quand sa fille récitait des dialogues sur les mystères de la philosophie.

Ces places d’honneur, destinées aux membres de la famille impériale, étaient occupées au moment dont nous parlons, à l’exception du siège de Nicéphore Brienne. C’était peut-être cette négligence et l’absence de son noble époux qui couvraient d’un nuage le front de la belle historienne. Derrière elle, sur l’estrade, étaient deux femmes esclaves de sa suite, vêtues de robes blanches ; elles étaient à genoux sur des coussins quand leur maîtresse n’avait pas besoin d’elles pour lui servir de pupitres vivants, et pour dérouler les rouleaux de parchemin sur lesquels la princesse consignait les trésors de sa science ou de celle des autres. L’une de ces jeunes filles, nommée Astarté, était si renommée par la beauté de son écriture en diverses langues, qu’elle faillit être envoyée comme présent au calife (qui ne savait ni lire ni écrire) dans un moment où il était nécessaire de le séduire pour le déterminer à un traité de paix. L’autre suivante de la princesse se nommait Violanta : on l’appelait communément la Muse. Habile dans l’art de la musique vocale et instrumentale, elle avait été réellement envoyée en présent à Robert Guiscard, archiduc d’Apulie ; mais comme ce prince était vieux et sourd, et que la jeune fille avait à peine dix ans à cette époque, il renvoya ce présent à l’empereur, et avec l’égoïsme qui était un des signes caractéristiques de ce rusé Normand, il l’engagea à lui envoyer quelqu’un qui pût contribuer à ses plaisirs au lieu d’un enfant bruyant et mal élevé.

Au dessous de ces sièges d’honneur étaient assis ou reposaient sur le parquet de la salle les favoris admis à ces réunions. Le patriarche Zozime et quelques autres vieillards avaient seuls le droit de s’asseoir sur des tabourets fort bas, qui étaient les seuls sièges préparés pour les savants qui assistaient à ces réunions. Quant aux magistrats plus jeunes, l’honneur qu’on leur faisait, en leur permettant de jouir de la conversation impériale, était regardé comme devant leur suffire et les dispenser du tabouret. Cinq ou six courtisans, d’âge et de costumes différents, composaient le reste de l’assemblée, condamnés à se tenir debout ou à s’agenouiller, pour se délasser, sur le bord d’une fontaine dont les jets d’eau répandaient une pluie fine et douce qui rafraîchissait sans cesse les fleurs et les arbustes dont cette fontaine était ornée, et dont les parfums se répandaient dans toute la salle. Un vieillard, nommé Agelastès, gros, replet et vêtu comme les anciens philosophes cyniques, se faisait remarquer, tant par son costume simple et son orgueil de stoïcien, que par le soin qu’il mettait à observer strictement le cérémonial insignifiant exigé par l’étiquette de la cour impériale. Il s’était fait connaître par son affectation à adopter les principes et le langage des cyniques et des philosophes républicains, ce qui formait une contradiction étrange avec sa déférence pour les grands, et sa soumission aux formalités puériles de cour. Il était étonnant de voir cet homme, âgé alors de plus de soixante ans, dédaigner le privilège qui lui était accordé de s’asseoir ou de s’appuyer, et rester constamment debout ou à genoux. La première attitude lui était même tellement habituelle que ses amis de cour lui avaient donné le surnom d’Elephantos, d’après la croyance que les anciens avaient que l’éléphant, cet animal à demi raisonnable, a les jointures hors d’état de plier.

« Cependant, j’en ai vu s’agenouiller quand j’étais dans le pays des Gymnosophistes, » dit une personne qui assistait ce soir-là à l’assemblée de la princesse. — Oui, pour prendre son maître sur ses épaules ; le nôtre finira par en faire autant, » répliqua le patriarche Zozime avec une expression et un sourire qui approchaient du sarcasme autant que l’étiquette de la cour grecque le permettait ; car on n’aurait pu offenser la majesté impériale plus grièvement en tirant un poignard, qu’en se permettant une repartie piquante dans le cercle auguste. Ce sarcasme, quelque léger qu’il fût, n’aurait donc pas manqué d’être sévèrement blâmé par cette cour cérémonieuse, s’il était sorti d’une autre bouche que de celle du patriarche, au rang duquel on accordait quelque licence.

Au moment où il venait de blesser ainsi le décorum, Achille Tatius et son homme d’armes Hereward entrèrent dans l’appartement. Le premier s’avança avec les manières d’un courtisan consommé, comme s’il eût voulu offrir par son élégance et son savoir-vivre un contraste avec la simplicité et le manque d’usage de son compagnon. Cependant il éprouvait un secret orgueil d’avoir à présenter, comme étant sous ses ordres immédiats, un homme qu’il considérait comme l’un des soldats les plus distingués de l’armée d’Alexis, tant pour l’extérieur que pour des qualités plus réelles.

L’entrée subite de ces nouveaux venus produisit quelque surprise. Achille s’introduisit dans cette brillante assemblée avec ce maintien de profond respect et cette aisance qui annoncent l’habitude que l’on a de fréquenter une haute sphère. Pour Hereward, il tressaillit en entrant ; mais s’apercevant qu’il était en présence de la cour, il se hâta de reprendre son sang-froid. Son chef, après avoir jeté autour de lui un regard rapide dont l’expression semblait réclamer l’indulgence pour celui qu’il présentait, fit un signe à Hereward, comme pour lui indiquer la conduite qu’il avait à tenir. Il voulait lui faire entendre d’ôter son casque et de se prosterner le front à terre. Mais l’Anglo-Saxon, peu accoutumé à interpréter des ordres aussi douteux et aussi peu intelligibles, pensa naturellement aux usages de sa profession, et s’avança hardiment en face de l’empereur pour lui rendre les hommages militaires. Il le salua en pliant le genou, porta la main à son casque, puis se relevant et appuyant sa hache sur son épaule, il se tint immobile devant le trône impérial, comme une sentinelle à son poste.

Un léger sourire de surprise parcourut le cercle à l’aspect de l’air mâle et martial, quoique peu cérémonieux, du soldat du Nord. Les divers spectateurs de cette scène consultaient la physionomie de l’empereur, ne sachant s’ils devaient regarder les manières hardies du Varangien comme un manque de respect, et en manifester leur horreur, ou considérer les manières du jeune soldat comme le signe d’un zèle sincère, et y donner des applaudissements.

Il se passa quelques minutes avant que l’empereur eût recouvré assez de présence d’esprit pour donner le ton à ses courtisans, ainsi que c’était l’usage en pareilles occasions. Alexis Comnène était plongé dans une espèce de sommeil, ou au moins de rêverie. En revenant à lui, il tressaillit à l’aspect du Varangien ; car, bien qu’il eût la coutume de confier la garde extérieure du palais à ce corps privilégié, le service de l’intérieur était toujours fait par ces noirs difformes dont on a déjà parlé, et qui, malgré l’état de servitude et de dégradation auquel ils étaient réduits, parvenaient cependant quelquefois jusqu’au rang de ministre d’état et de commandant des armées. Le style militaire de sa fille retentissait encore à l’oreille de l’empereur, et son esprit était encore confusément occupé de la description qu’elle venait de lui lire, et qui faisait partie de son grand ouvrage historique sur les batailles et les exploits de son père, lorsqu’en ouvrant les yeux il aperçut le soldat de sa garde saxonne, dont le souvenir ne se présentait jamais à son esprit qu’accompagné d’idées de combats, de dangers et de mort.

Après avoir regardé vaguement autour de lui, ses yeux se dirigèrent vers Achille Tatius : « Pourquoi es-tu ici, fidèle Acolouthos ? demanda-t-il ; pourquoi ce soldat à cette heure de la nuit ? » C’était alors pour tous les visages de la cour le moment de se modeler regis ad exemplar[11]. Mais avant que le patriarche eût eu le temps de donner à sa contenance une expression de respectueuse crainte, Achille Tatius avait prononcé quelques mots qui rappelèrent à la mémoire d’Alexis que le soldat avait été amené en sa présence par son ordre spécial. « C’est vrai, » dit-il, et le nuage qui avait obscurci son front disparut à l’instant. « Les soins de l’état, continua-t-il, nous avaient fait oublier cet ordre. » Il parla alors au Varangien avec un air plus ouvert et un accent plus cordial qu’il n’en avait ordinairement au milieu de ses courtisans ; car, pour un souverain despote, un fidèle garde du corps est un homme de confiance, tandis qu’un officier de haut rang est toujours, jusqu’à un certain point, un objet de méfiance. « Hé bien ! notre digne Anglo-Danois, comment cela va-t-il ? » Cette espèce de salut amical, et tout-à-fait étranger au cérémonial ordinaire, surprit tout le monde, à l’exception de celui auquel il s’adressait. Hereward y répondit en joignant à ses paroles un salut militaire, qui tenait beaucoup plus de la franche cordialité que du respect ; et d’une voix ferme et élevée, qui fit tressaillir l’auditoire d’autant plus qu’il parlait en saxon, langue dont se servaient habituellement ces étrangers, il dit : Waes hael Kaisar mirrig und machtigh ! ce qui veut dire : « Porte-toi bien, fort et puissant empereur ! »

Alexis avec un sourire d’intelligence qui voulait dire qu’il pouvait parler à ses gardes dans leur propre langue, répondit par ce signal bien connu : Drink hael !

À l’instant même un page apporta une coupe d’argent pleine de vin. L’empereur y porta ses lèvres, goûta à peine la liqueur, et ordonna qu’on la remît à Hereward, en l’invitant lui-même à boire. Le Saxon ne se fit pas répéter cet ordre, et il vida la coupe sans hésiter. Un léger sourire, toujours renfermé dans les bornes du décorum, effleura les lèvres des assistants, à la vue d’une action qui, bien que n’ayant rien d’étonnant pour un hyperboréen, parut prodigieuse aux Grecs habitués à une certaine sobriété. Alexis lui-même se prit à rire beaucoup plus haut que ses courtisans ne crurent devoir se le permettre, et rappelant dans sa mémoire le peu de mots varangiens qu’il connaissait, et qu’il mêlait avec du grec, il demanda à Hereward : « Hé bien ! mon hardi Breton ou Édouard, comme on t’appelle, reconnais-tu ce vin ? — Oui, » répondit le Varangien sans se déconcerter, « j’en ai déjà goûté à Laodicée. »

Ici Achille Tatius sentit que le jeune soldat approchait d’un terrain glissant, et il s’efforça, mais en vain, d’attirer son attention, pour lui faire entendre par signe de garder le silence, ou de prendre garde du moins à ce qu’il allait dire en présence d’une si auguste assemblée. Mais le soldat qui, observant avec exactitude la discipline militaire, avait les regards constamment fixés sur l’empereur, comme sur celui-là seul auquel il devait répondre et obéir, ne vit aucun des signes que lui faisait Achille, et qui devinrent si évidents que Zozime et le protospathaire échangèrent tous deux des regards d’intelligence, comme pour fixer réciproquement leur attention sur le jeu muet du chef des Varangiens.

Pendant ce temps, le dialogue entre l’empereur et le soldat continuait : « Comment as-tu trouvé ce vin, comparé à celui de Laodicée ? demandait l’empereur. — Mon seigneur et maître, » répondit Hereward, en saluant à la ronde avec une sorte de grâce naturelle, « il y a ici une meilleure compagnie que celle des archers arabes ; mais il y manque, selon moi, quelque belle qu’elle soit, la chaleur du soleil, la poussière du combat et la noble fatigue d’un tel fardeau porté pendant huit heures, » ajouta-t-il en présentant sa hache : « tout cela donne de la saveur à une coupe de bon vin. — Il manque peut-être encore autre chose, » dit Agelastès, surnommé l’Éléphant ; « et si toutefois il m’est pardonné d’oser le dire, » ajouta-t-il, en portant un regard d’humilité vers le trône, « je pense que cette coupe peut paraître fort petite comparée à celle de Laodicée. — Par Taranis ! vous dites vrai, s’écria le Varangien, car à Laodicée, en effet, ce fut mon casque qui me servit de coupe. — Voyons les deux coupes, l’ami, » dit Agelastès toujours sur le même ton de raillerie, « afin de nous assurer que tu n’as pas avalé la dernière ; car, à la manière dont je t’ai vu boire, j’ai craint un moment qu’elle ne passât par ton gosier avec le contenu. — Il y a des choses que je n’avale pas aisément, » répondit le Varangien d’un ton calme et indifférent ; « mais il faut qu’elles viennent d’un homme plus jeune et plus actif que vous. »

Le sourire effleura de nouveau les lèvres de tous les assistants, et ils semblèrent se dire des yeux que le philosophe, bien qu’il fût de profession une espèce de bel-esprit, avait trouvé son maître dans cette circonstance. L’empereur dit alors :

« Et je ne t’ai pas fait venir ici, mon brave, pour y être en butte à de sottes railleries. »

Agelastès se retira derrière le cercle comme un limier que le chasseur vient de châtier pour avoir aboyé mal à propos. La princesse, dont la belle figure avait exprimé un certain degré d’impatience, prit enfin la parole : « Vous plaira-t-il donc, mon souverain et mon père bien-aimé, d’apprendre à ceux qui ont le bonheur d’être admis dans le temple des Muses, pourquoi vous avez ordonné que ce soldat fût introduit ce soir dans un lieu si fort au dessus de son rang dans le monde ? Permettez-moi de dire que nous ne devons pas prodiguer en plaisanteries vaines le temps précieux consacré au bien de l’empire, comme doit l’être chaque instant de votre vie. — Notre fille parle sagement, » ajouta l’impératrice Irène, qui, semblable à la plupart des mères dépourvues de talent et peu capables de les apprécier dans les autres, était néanmoins grande admiratrice du mérite de sa fille, et toujours prête à le faire ressortir en toutes occasions. « Permettez-moi de faire observer que dans ce palais divin et favorisé des muses, dans ce palais consacré aux études de notre fille chérie et si hautement douée, dont la plume conservera la renommée de notre impérial époux jusqu’à la destruction de l’univers, de notre fille, l’âme et les délices de cette société, la fleur de l’esprit et du génie de notre sublime cour ; permettez-moi, dis-je, de faire observer qu’en admettant ici un simple soldat des gardes du corps, nous avons donné à notre conversation le caractère qui distingue celle d’une caserne. »

L’empereur Alexis éprouva alors ce que ressent plus d’un honnête homme dans les positions ordinaires de la vie, quand sa femme commence une longue dissertation. Ce n’était pas tout-à-fait sans raison ; car l’impératrice Irène ne se renfermait pas toujours dans l’observance rigoureuse du cérémonial imposant prescrit par la suprématie de son impérial époux, bien qu’elle exigeât avec la plus grande sévérité l’observance du cérémonial en ce qui la regardait. Ainsi donc, quoiqu’il n’eût pas été fâché d’obtenir quelque répit à la lecture tant soit peu monotone de l’histoire de la belle princesse, il se vit dans la nécessité inévitable de la reprendre ou d’écouter l’éloquence matrimoniale de l’impératrice.

« Je vous demande pardon, » dit-il en soupirant, « à vous notre bonne et impériale épouse, et à vous aussi notre fille née dans la chambre de pourpre. Je me rappelle, notre fille très aimable et très accomplie, qu’hier au soir vous témoignâtes le désir de connaître les particularités de la bataille de Laodicée contre les Arabes païens que le ciel confonde ! Et d’après certaines considérations qui nous déterminent à fortifier par d’autres témoignages notre propre souvenir, Achille Tatius, notre fidèle Acolouthos, reçut ordre de choisir entre les Varangiens celui que son courage et sa présence d’esprit avaient rendu plus capable d’observer ce qui s’était passé dans cette journée sanglante et mémorable. Et cet homme est, je le suppose, celui que notre Acolouthos amène d’après l’ordre qu’il a reçu de nous. — S’il m’est permis de parler et de vivre, dit l’Acolouthos, Votre Majesté impériale et ces divines princesses, dont le nom est pour nous comme celui des bienheureux saints, ont en leur présence en ce moment la fleur de mes Anglo-Danois, ou comme on voudra les appeler de tout autre nom païen, quel qu’il soit. C’est, je puis le dire, le barbare des barbares ; mais quoique par sa naissance et son éducation il soit indigne de fouler de ses pieds le tapis de ce temple sacré des talents et de l’éloquence, il est si brave, si fidèle, si dévoué, si prêt à entreprendre sans hésiter… — Assez, assez, bon Acolouthos, interrompit l’empereur ; assurez-nous seulement qu’il a du sang-froid et qu’il est observateur ; qu’il n’est pas susceptible de se laisser agiter et troubler pendant le combat, défaut que nous avons quelquefois remarqué en vous et en d’autres commandants, et, il faut l’avouer, ainsi qu’en nous-même dans certaines occasions extraordinaires. Disons cependant que cette différence dans la constitution des hommes ne provient point d’une infériorité de courage, mais bien d’un certain sentiment intime de l’importance de notre salut personnel pour le bien de tous, et des devoirs qui nous sont imposés. Parle donc, et parle en peu de mots, Tatius, car je m’aperçois que notre très chère épouse et notre fille trois fois heureuse et née dans la chambre de pourpre paraissent agitées de tant soit peu d’impatience. — Hereward, répondit Achille Tatius, est aussi calme et aussi bon observateur dans une bataille, qu’un autre le serait dans une danse joyeuse. La poussière des combats est le souffle de ses narines, et il prouvera sa valeur en combattant contre quatre autres qui seront (les Varangiens exceptés) réputés les plus braves sujets de Votre Majesté impériale. — Acolouthos, » dit Alexis avec une expression de mécontentement, « au lieu de donner à ces pauvres ignorants barbares des leçons de civilisation, et de les initier à la connaissance des lois de cet empire éclairé, vous alimentez, par ces vaines paroles, l’orgueil et l’emportement naturels qui les poussent à avoir des querelles continuelles avec les autres légions étrangères, et qui en suscitent même entre eux. — Si ma bouche ose s’ouvrir pour faire entendre la plus humble excuse, dit Achille Tatius, je prendrai la liberté de répondre qu’il y a à peine une heure, je parlais à ce pauvre ignorant Anglo-Danois de la sollicitude paternelle avec laquelle Votre Majesté impériale veille à la conservation de cette concorde qui doit unir ceux qui suivent votre étendard ; et je lui disais combien vous êtes désireux d’encourager cette harmonie, et plus particulièrement encore entre les diverses nations qui ont le bonheur de vous servir, en dépit des habitudes sanglantes des Francs et des autres habitants du Nord, qui ne peuvent vivre sans guerres intestines. Je crois que l’intelligence du pauvre jeune homme suffit pour rendre témoignage à mes propres paroles. » À ces mots, il jeta un regard sur Hereward, qui baissa gravement la tête, comme pour confirmer ce que son capitaine venait de dire. Achille, soutenu par ce témoignage muet, continua d’un ton plus ferme : « Quant à ce que j’ai dit tout à l’heure relativement à son courage, j’ai parlé sans réflexion, car au lieu de prétendre qu’Hereward ferait face à quatre des sujets de Votre Majesté impériale, j’aurais dû dire plutôt qu’il était disposé à défier six des plus mortels ennemis de Votre Majesté, en leur laissant de plus le choix du temps, du lieu et des armes. — Ceci résonne beaucoup mieux, reprit l’empereur, et vraiment je dirai pour l’instruction de ma très chère fille, qui a pieusement entrepris d’écrire l’histoire de ce que le ciel m’a permis de faire pour le salut de l’empire, que je désire ardemment qu’elle se souvienne que, bien que l’épée d’Alexis ne se soit pas rouillée dans le fourreau, cependant il n’a jamais cherché à accroître sa renommée au prix du sang de ses sujets. — Je me flatte, répondit Anne Comnène, que, dans mon humble esquisse de la vie du noble et illustre prince auquel je dois l’existence, je n’ai pas oublié son amour pour la paix, ses égards pour la vie du soldat, et son horreur pour les coutumes sanguinaires de ces hérétiques qu’on nomme Francs. J’ai représenté ces précieuses qualités, je le pense du moins, comme l’un des traits les plus marquants de son caractère. »

Prenant alors l’attitude imposante d’une personne qui veut réclamer l’attention de l’assemblée qui l’environne, elle fit une légère inclination de tête à tout son auditoire ; et saisissant un rouleau de parchemin des mains de la belle esclave qui lui servait de secrétaire, et qui avait écrit sous la dictée de sa maîtresse en caractères de la plus grande beauté, Anne Comnène se prépara à lire.

En ce moment, les regards de la princesse se fixèrent un instant sur le jeune barbare, et elle daigna lui adresser ces paroles :

« Vaillant barbare, que mon imagination se rappelle confusément comme on se souvient d’un songe, tu vas entendre la lecture d’un ouvrage qui, si l’on met l’auteur en comparaison avec le sujet, peut être assimilé au portrait d’Alexandre, pour l’exécution duquel quelque mauvais peintre aurait dérobé le pinceau d’Apelles ; mais cet essai cependant, quelque indigne qu’il puisse être du sujet aux yeux d’un grand nombre de gens, doit pourtant exciter quelque envie dans l’esprit de ceux qui examinent avec candeur et bonne foi la difficulté de bien représenter le grand personnage dont il est question. Je t’engage donc à donner toute ton attention à ce que je vais lire ; car ce récit de la bataille de Laodicée, dont les détails m’ont été principalement transmis par Sa Majesté impériale, mon excellent père, par son invincible général, le vaillant protospathaire, et par Achille Tatius, le fidèle Acolouthos de notre victorieux empereur, peut néanmoins être inexact dans quelques circonstances ; on peut penser que les hautes fonctions de ces grands commandants les retinrent à une certaine distance du lieu où l’on combattait avec le plus d’ardeur, afin de conserver tout le sang-froid nécessaire pour juger avec exactitude de tout l’ensemble de l’action, et transmettre leurs ordres sans trouble et sans préoccupation pour leur sûreté personnelle. Il en est de même, brave barbare, de l’art de la broderie ; et ne t’étonne pas que nous nous occupions de cet art mécanique, car il est protégé par Minerve, dont nous suivons avec orgueil toutes les études. Seulement nous nous réservons la surintendance de l’ouvrage, et nous confions à nos femmes l’exécution des détails. De la même manière, vaillant Varangien, toi qui as combattu dans le plus fort de la mêlée, tu peux nous indiquer à nous, indigne historienne d’une guerre si renommée, les incidents survenus tandis que les hommes combattaient corps à corps, au moment où le tranchant du glaive décida du destin de cette bataille. Ne crains donc pas, toi le plus brave de ceux qui portent la hache d’armes, toi le plus intrépide de ceux auxquels nous devons cette victoire et tant d’autres, de relever les erreurs que nous avons pu commettre relativement aux détails de ce glorieux événement. — Madame, répondit le Varangien, j’écouterai avec empressement et respect ce qu’il plaira à Votre Altesse de me lire. Quant à me permettre de critiquer l’histoire écrite par une princesse née dans la pourpre, loin de moi une telle présomption. Il conviendrait encore moins à un Varangien, à un barbare, de se permettre de juger la conduite militaire de l’empereur qui le paie libéralement, ou du commandant par lequel il est bien traité. Si avant une action on nous demande notre avis, nous le donnons toujours avec franchise et loyauté, mais selon mon intelligence grossière et sauvage, notre critique, après le combat, serait plus perfide qu’utile. Pour ce qui concerne le protospathaire, si c’est le devoir d’un général de se tenir loin du lieu le plus chaud de l’action, je puis dire et même jurer, si cela est nécessaire, que jamais je n’ai vu l’invincible commandant à la portée d’une javeline de tout endroit où il paraissait y avoir le moindre danger. »

Ces mots, prononcés avec une franchise hardie, produisirent une vive impression sur toute l’assemblée. L’empereur lui-même et Achille Tatius ressemblaient à deux hommes qui venaient de se retirer d’un danger mieux qu’ils ne s’y étaient attendus. Le protospathaire s’efforça de tout son pouvoir de cacher le ressentiment qu’il éprouvait ; et Agelastès, placé près du patriarche, lui dit à l’oreille : « La hache du Nord ne manque ni de pointe ni de tranchant. — Silence ! dit Zozime, voyons comment tout ceci finira : la princesse va parler. »


CHAPITRE IV.

ÉPISODE.


Nous entendîmes le Tecbir : c’est ainsi que les Arabes nomment leur cri de guerre, lorsqu’à haute voix ils en appellent au ciel comme pour demander la victoire. Les combattants en vinrent aux mains ; et alors, du milieu des hordes barbares, on n’entendit plus que les cris de Combat ! combat ! et Paradis !
Le Siège de Damas.


La voix du soldat, quoique modérée par un sentiment de respect pour l’empereur et d’attachement pour son capitaine, avait un ton de brusque franchise qui ne résonnait pas habituellement sous les voûtes sacrées du palais impérial ; et la princesse Anne, tout en soupçonnant qu’elle avait réclamé l’opinion d’un juge sévère, sentait en même temps que le respect de cet homme avait quelque chose de plus réel que celui de beaucoup d’autres, et que son approbation, si elle l’obtenait, serait plus véritablement flatteuse que les compliments fades et dorés de toute la cour de son père. Elle regarda avec surprise et attention Hereward, dont nous avons déjà parlé comme d’un très beau jeune homme ; et elle sentit ce désir naturel de plaire, qu’excite si facilement la beauté dans un sexe différent. L’attitude du jeune Varangien était pleine d’aisance et de fierté, sans être ni grossière ni incivile. Son titre de Barbare l’affranchissait des formes ordinaires de la vie civilisée et des règles d’une politesse artificielle et guindée ; et sa réputation de valeur, son air de noble confiance en lui-même excitaient en sa faveur un intérêt plus profond qu’il n’en aurait obtenu par un langage plus étudié, plus cérémonieux, ou par des démonstrations exagérées de crainte et de respect.

En un mot, la princesse Anne Comnène, quelque élevé que fût son rang, et bien qu’elle fût née dans la pourpre impériale (ce qu’elle considérait comme le premier de tous les avantages), sentit en se préparant à reprendre le récit de son histoire, qu’elle était plus jalouse d’obtenir l’approbation de ce rude soldat que celle de tous les courtisans qui l’environnaient. Il est vrai qu’elle les connaissait trop bien pour mettre un grand prix à des éloges que la fille de l’empereur était assurée d’avance de recevoir à pleines mains des favoris de la cour grecque, auxquels elle daignait communiquer les productions de son génie impérial. Mais elle avait maintenant devant elle un juge d’un nouveau caractère, dont les éloges devaient être dictés par un sentiment réel de satisfaction, satisfaction qu’elle ne pouvait produire qu’en touchant son esprit ou son cœur.

Ce fut peut-être l’influence de ces réflexions qui fut cause que la princesse fut plus long-temps que de coutume à trouver dans le rouleau de son histoire le passage où elle en était restée. On remarqua aussi qu’elle commença sa lecture avec embarras et timidité, ce qui surprit les nobles auditeurs qui l’avaient vue si souvent conserver toute sa présence d’esprit devant un auditoire bien autrement distingué dans leur opinion, et ayant plus de droits à être sévère.

Les circonstances dans lesquelles se trouvait le Varangien n’étaient pas de nature à le laisser indifférent à cette scène. Anne Comnène, il est vrai, avait atteint son cinquième lustre, époque après laquelle la beauté des femmes grecques commence à décliner. Depuis combien de temps avait-elle passé cette époque critique ? C’était un secret pour tout le monde, excepté pour les femmes de confiance initiées dans les mystères de la chambre de pourpre. La voix publique lui assignait un an ou deux de plus, ce que semblait confirmer ce penchant à la philosophie et à la littérature, penchant qui s’accorde rarement avec la beauté à son printemps. Bref, elle pouvait avoir vingt-sept ans.

Cependant Anne Comnène était encore belle ; et très peu de temps auparavant elle avait été une beauté du premier ordre. On peut donc supposer qu’elle possédait encore assez de charmes pour captiver l’imagination d’un barbare du Nord, si heureusement pour lui il n’avait eu soin de bien se rappeler l’immense distance qui le séparait d’elle. Ce souvenir seul aurait peut-être été insuffisant pour sauver Hereward de l’influence de l’enchanteresse, hardi et intrépide comme il l’était, car, dans ces temps de révolutions étranges, on vit plus d’un général heureux partager la couche d’une princesse impériale, et la rendre veuve par suite de prétentions ambitieuses. Mais, outre l’influence d’autres souvenirs dont on aura connaissance plus tard, Hereward, quoique flatté du degré extraordinaire d’attention que la princesse lui accordait, ne voyait en elle que la fille de son empereur, du seigneur suzerain qu’il avait adopté, et l’épouse d’un noble prince, à laquelle la raison et le devoir lui défendaient de penser sous aucun autre rapport.

Après quelques efforts préliminaires, la princesse Anne commença enfin sa lecture, et ce fut d’une voix émue et presque tremblante, mais qui reprit de l’assurance et de l’énergie à mesure qu’elle avança dans la relation suivante, tirée d’une partie de l’histoire bien connue d’Alexis Comnène, mais qui malheureusement n’a pas été comprise dans l’édition des historiens byzantins. Ce morceau ne peut donc qu’être agréable aux antiquaires ; et l’auteur espère recevoir du monde savant des remercîments pour avoir recouvré un fragment curieux, qui, sans ses recherches, serait probablement tombé dans le gouffre de l’oubli.

LA RETRAITE DE LAODICÉE.

Traduite pour la première fois du grec, et faisant partie de l’histoire d’Alexis Comnène, écrite par la princesse sa fille.

« Le soleil venait de se coucher dans l’Océan, et l’on aurait dit qu’il se voilait honteux de voir l’armée immortelle de notre empereur très sacré entourée de hordes sauvages de barbares infidèles qui, comme nous l’avons dit dans notre chapitre précédent, occupaient les divers défilés en avant et en arrière des Romains[12] ; les rusés barbares s’en étaient emparés la nuit précédente. Ainsi, quoiqu’une marche triomphante nous eût conduits jusqu’à ce point, ce fut alors une question grave et douteuse de savoir si nos aigles victorieuses pourraient pénétrer plus avant dans le pays de l’ennemi ou se retirer avec sûreté dans le leur.

« La science vaste et profonde de l’empereur dans l’art militaire science dans laquelle il surpasse la plupart des princes vivants l’avait déterminé à faire reconnaître, avec une exactitude et une prévoyance merveilleuse, la position précise de l’ennemi. Il avait employé dans cette circonstance importante certains barbares légèrement armés, qui avaient puisé leurs habitudes et leur discipline dans les déserts de la Syrie ; et s’il m’est imposé d’écrire ce que me dicte la vérité, qui doit toujours guider la plume d’un historien, je dois dire qu’ils étaient infidèles comme leurs ennemis, mais fidèlement attachés au service des Romains, et, comme je le crois, esclaves dévoués de l’empereur, auquel ils communiquèrent les renseignements qu’il avait demandés relativement à la position de son adversaire redoutable, Jezdegerd. Ces soldats n’apportèrent ces renseignements que long-temps après l’heure à laquelle l’empereur avait coutume de se livrer au repos.

« Malgré ce dérangement à ses habitudes très sacrées, l’empereur notre père, qui avait retardé la cérémonie de son déshabiller, tant était grande l’importance du moment ! continua bien avant dans la nuit à tenir conseil avec ses chefs les plus sages. C’étaient tous des hommes dont le jugement profond aurait été capable de soutenir un monde près de s’écrouler, et qui délibérèrent alors sur ce qu’il convenait de faire dans une conjoncture si difficile. L’urgence était telle qu’elle fit oublier tout le cérémonial ordinaire de la maison impériale, car j’ai appris de personnes qui furent témoins du fait, que le lit impérial fut placé dans le lieu même où le conseil était assemblé, et que la lampe sacrée, appelée la lumière du conseil, et qui est toujours allumée quand l’empereur préside en personne les délibérations de ses serviteurs, fut alimentée cette nuit, chose inouïe dans nos annales, avec de l’huile non parfumée ! »

Ici la belle lectrice donna à sa physionomie l’expression d’une sainte horreur, et ses auditeurs témoignèrent leur sympathie par divers signes d’intérêt. Le soupir que poussa Achille Tatius fut des plus pathétiques, et le gémissement d’Agelastès l’Éléphant fut profond et terrible comme celui du roi des forêts. Hereward, fort peu ému, ne paraissait s’étonner que de la surprise des autres. La princesse, ayant laissé à ses auditeurs le temps d’exprimer leur douloureuse surprise, reprit sa lecture.

« Dans cette situation alarmante, et lors même que les règlements les mieux établis et les plus sacrés de la maison impériale cédaient à la nécessité d’adopter des mesures salutaires, les opinions des membres du conseil furent différentes selon leurs caractères et leurs habitudes, chose qui arrive, on peut le dire en passant, aux plus habiles et aux plus sages dans de semblables occasions d’incertitude et de danger.

« Je n’inscrirai pas ici les noms et les opinions de ceux dont les avis furent successivement proposés et rejetés : je dois respecter le secret et la liberté qui règnent de plein droit dans le conseil impérial. Il me suffira de dire que quelques uns furent d’avis d’attaquer promptement l’ennemi en continuant d’avancer. D’autres pensèrent qu’il était plus sûr et peut-être plus facile de nous frayer un passage à l’arrière-garde, et de nous retirer par le même chemin qui nous avait amenés. Je ne dissimulerai même pas qu’il se trouva des personnes d’une fidélité incontestable qui proposèrent un troisième moyen plus certain que les autres, il est vrai, mais tout-à-fait opposé à l’esprit magnanime de l’empereur notre père. On osa parler d’envoyer un esclave de confiance accompagné d’un ministre de l’intérieur de notre palais impérial à la tente de Jezdegerd, pour demander à quelles conditions le barbare permettrait à notre victorieux père de se retirer en sûreté à la tête de son armée triomphante. À cette proposition l’empereur notre père s’écria : Sancta Sophia ! exclamation la plus voisine d’une imprécation que le monarque se soit jamais permise. Il paraissait sur le point de dire quelque chose de violent contre une proposition si honteuse et la lâcheté de ceux qui osaient la faire, quand, se rappelant tout-à-coup l’instabilité des choses humaines et l’infortune de plusieurs des prédécesseurs de Sa gracieuse Majesté, dont quelques uns avaient été forcés, dans ce même pays, de rendre leurs personnes sacrées aux infidèles, l’empereur notre père retint l’expression véhémente de ses sentiments généreux, et ne les fit connaître à ses conseillers que par un discours, dans lequel il déclara qu’un parti si déshonorant et si désespéré serait le dernier qu’il adopterait, même à la dernière extrémité. Ainsi le jugement supérieur de ce puissant monarque rejeta sur-le-champ un conseil honteux pour ses armes ; et par là il encouragea le zèle de ses troupes tout en gardant secrètement cette porte de réserve, qui, dans la nécessité absolue, pouvait encore lui servir pour effectuer sûrement sa retraite, ce qu’il ne pouvait faire d’une manière honorable que dans le cas d’un extrême danger.

« Au moment où la discussion était arrivée à ce point décisif, l’illustre Achille Tatius arriva avec l’heureuse nouvelle que lui et quelques soldats de son corps avaient découvert une ouverture sur le flanc gauche de notre camp, ouverture par laquelle, en faisant, il est vrai, un circuit considérable, nous pourrions atteindre, en marchant vigoureusement, la ville de Laodicée, et là, en nous repliant sur nos réserves, nous mettre à peu près en sûreté contre l’ennemi.

« Ce rayon d’espérance n’eut pas plus tôt brillé sur l’esprit troublé de notre gracieux souverain, qu’il prit toutes les mesures nécessaires pour pouvoir profiter de la chance favorable qui se présentait. Sa Majesté impériale ne voulut pas permettre aux braves Varangiens, qu’il regardait comme la fleur de son armée, de se placer en cette circonstance au premier rang. Il réprima l’ardeur belliqueuse qui de tout temps a distingué ces généreux étrangers, et il ordonna que les troupes syriennes, dont il a déjà été question, s’assemblassent en silence dans le voisinage du défilé que l’ennemi avait abandonné, et qu’elles fissent tous leurs efforts pour s’en emparer. Le génie protecteur de l’empire lui suggéra que, comme les Syriens ressemblaient à l’ennemi par le langage, les armes et l’extérieur, on laisserait sans opposition ces troupes légèrement armées prendre position dans ce défilé, et y assurer ainsi le passage du reste de l’armée, dont il proposa que les Varangiens, spécialement attachés à sa personne sacrée, formassent l’avant-garde. Les bataillons célèbres surnommés les immortels marchaient ensuite, comprenant le gros de l’armée, et formant le centre de l’arrière-garde. Achille Tatius, le fidèle Acolouthos de son maître impérial, mortifié de ce qu’il ne lui était pas permis de commander l’arrière-garde, où il avait demandé d’être placé avec ses valeureuses troupes, comme étant alors le poste le plus dangereux de l’armée, se soumit néanmoins avec respect à la décision de l’empereur, comme étant la plus propre à assurer le salut impérial et le salut de l’armée.

« Les ordres de Sa Majesté furent donnés sur-le-champ et exécutés aussitôt avec une ponctualité d’autant plus rigoureuse qu’ils tendaient à la réussite d’un plan de retraite, dont les soldats même les plus expérimentés avaient presque désespéré. Dans ces heures de la nuit pendant lesquelles, comme dit le divin Homère, les dieux et les hommes paraissent également endormis, il se trouva que la vigilance et la prudence d’un seul individu pourvurent à la sûreté de toute l’armée romaine. Les premiers rayons de l’aurore éclairaient à peine le sommet des montagnes qui bordent le défilé, qu’on les vit se réfléchir dans les casques d’acier et les piques des Syriens commandés par un capitaine nommé Monastras, qui, ainsi que sa tribu, s’était attaché à l’empire. L’empereur, à la tête de ses fidèles Varangiens, traversa le défilé afin de prendre sur la route de Laodicée assez d’avance pour éviter toute rencontre avec les barbares.

« C’était un beau spectacle que celui de cette masse sévère de guerriers du Nord qui formaient l’avant-garde de l’armée, marchant d’un pas grave et ferme à travers les défilés des montagnes, serpentant autour des rochers isolés et des précipices, et gravissant les hauteurs moins escarpées, semblables dans leur marche à un grand et majestueux fleuve qui suit un cours sinueux. Pendant ce temps, des troupes détachées de soldats armés d’arcs et de javelines à la manière de l’Orient, se dispersaient sur le penchant des défilés, et pouvaient se comparer à l’écume légère qui se forme sur le bord d’un torrent. Au milieu des escadrons de la garde impériale, on voyait le fier cheval de guerre de l’empereur, trépignant et foulant du pied la terre, comme s’il eût été impatient et indigné qu’on différât le moment désiré où il se sentirait chargé de son auguste fardeau. L’empereur Alexis voyageait dans une litière portée par huit Africains vigoureux, afin qu’il pût sortir de là frais et reposé si l’armée venait à être surprise par l’ennemi. Le vaillant Achille Tatius était à cheval à côté de la litière de son maître, afin qu’aucune de ces idées lumineuses, auxquelles si souvent nous avons dû le succès des batailles, ne fût perdue faute d’avoir été communiquée à ceux dont le devoir est de les exécuter.

« Je ne dois pas oublier de dire que près de la litière de l’empereur il y en avait trois ou quatre autres : l’une préparée pour la Lune au disque d’argent qui éclaire l’univers, ainsi qu’on peut appeler la gracieuse impératrice Irène. Parmi les autres, il y en avait une qui contenait l’auteur de cette histoire, tout indigne de distinction qu’elle puisse être, si ce n’est comme fille des personnes éminentes et sacrées que concerne principalement cette narration. L’armée impériale traversa ainsi les dangereux défilés où elle se trouvait exposée aux insultes des barbares. On les passa heureusement sans opposition. Lorsque nous arrivâmes à l’entrée du passage qui descend à la ville de Laodicée, la sagacité de l’empereur lui suggéra d’ordonner à l’avant-garde qui, composée de soldats pesamment armés, avait cependant jusqu’alors avancé avec une extrême rapidité, de faire halte, autant pour qu’elle pût prendre elle-même quelque repos et se rafraîchir, que pour donner aux troupes qui suivaient le temps de rejoindre et de fermer différents vides que la célérité de ceux qui marchaient en tête avait occasionnés dans la colonne.

« Le lieu choisi à cet effet offrait un coup d’œil d’une rare beauté par le sillonnement peu élevé, et en quelque sorte presque imperceptible, des monticules dont la pente irrégulière allait se perdre dans la plaine qui s’étend entre le passage que nous occupions et Laodicée. La ville était éloignée d’environ cent stades, et quelques uns de nos guerriers les plus confiants prétendaient pouvoir déjà distinguer les tours et le sommet des édifices, brillant aux rayons naissants du soleil qui n’était pas encore très élevé au dessus de l’horizon. Un torrent, prenant sa source sur les montagnes au pied d’un énorme rocher qui s’entr’ouvrait pour lui donner naissance, comme s’il eût été frappé par la baguette du prophète Moïse, versait ses trésors liquides dans les campagnes inférieures, fertilisant, dans son cours incliné, de gras pâturages et même de grands arbres, jusqu’à une distance de quatre ou cinq milles : là, pendant les temps de sécheresse, les eaux se perdaient parmi des monceaux de sable et de pierres, qui attestaient la force et la fureur des flots dans la saison des pluies.

« C’était un plaisir de voir l’attention qu’apportait l’empereur au bien-être de ses compagnons et des défenseurs de sa marche. Les trompettes sonnaient de temps en temps pour annoncer à diverses bandes de Varangiens la permission de déposer leurs armes, de prendre la nourriture qui leur était distribuée, et d’étancher leur soif au cours limpide du ruisseau qui roulait ses ondes bienfaisantes au pied de la colline, où on les voyait étendre leurs formes athlétiques sur le gazon. On servit aussi un déjeuner à l’empereur, à sa sérénissime épouse, aux princesses et aux dames, près de la fontaine même où le ruisseau prenait naissance. Le respect des soldats s’était abstenu de souiller cette eau par des mains profanes, la réservant pour l’usage de la famille, que l’on dit énergiquement être née dans la pourpre. Notre époux bien-aimé était aussi présent dans cette occasion, et fut des premiers à s’apercevoir de l’un des désastres de cette journée ; car, quoique par la dextérité des officiers de la bouche, tout le reste du repas eût été ordonné de manière à présenter, même dans une circonstance si terrible, très peu de différence avec le service ordinaire du palais, néanmoins, lorsque Sa Hautesse impériale demanda du vin, non seulement la liqueur sacrée destinée à l’usage particulier de ses lèvres impériales se trouva entièrement épuisée ou restée en arrière, mais encore, pour employer le langage d’Horace, on ne put même se procurer le plus vil produit des vignobles de la Sabinée ; de sorte que Sa Hautesse impériale se trouva heureuse d’accepter l’offre d’un rustique Varangien, qui lui présenta sa modique portion de décoction d’orge que ces barbares préfèrent au jus de la treille. L’empereur toutefois accepta ce grossier tribut. »

« Ajoutez, » dit Alexis, qui jusqu’alors avait été plongé dans des réflexions profondes, ou dans un commencement d’assoupissement, « ajoutez ces propres mots : Et par suite de la chaleur de la matinée et de l’anxiété d’une marche si rapide, avec un ennemi nombreux sur ses derrières, l’empereur était si altéré, qu’il lui sembla n’avoir jamais bu dans sa vie un breuvage plus délicieux. »

Pour se conformer aux ordres de son illustre père, la princesse remit le manuscrit à la belle esclave qui l’avait écrit, et lui répéta l’addition qui venait d’être ordonnée, en prescrivant de mentionner que cette addition avait été faite par ordre exprès de la bouche sacrée de l’empereur ; puis la princesse reprit la parole en ces termes : « J’avais ajouté ici quelques phrases sur la liqueur favorite des fidèles Varangiens de Votre Altesse impériale ; mais Votre Altesse l’ayant rendue recommandable par un mot d’approbation, cette ail comme ils l’appellent, sans doute parce qu’elle guérit toutes les maladies qu’ils nomment aliments, devient un sujet trop élevé pour être traité par aucune personne d’un rang inférieur. Qu’il suffise de dire que nous étions tous agréablement occupés : les dames et les esclaves cherchant à amuser les oreilles de l’empereur ; les soldats formant une scène variée sur une longue ligne jusqu’au fond du ravin, les uns se dirigeant isolés vers le ruisseau, les autres montant la garde près des armes de leurs camarades, service dans lequel ils se relevaient les uns les autres, tandis que les divers corps des troupes restées en arrière sous les ordres du protospathaire, et particulièrement ceux qui sont connus sous le nom d’immortels, rejoignaient le principal corps d’armée, à mesure qu’ils arrivaient. Ces soldats, qui étaient déjà épuisés de fatigue, avaient la permission de prendre un court intervalle de repos, après quoi on les envoyait en avant avec ordre de marcher en bon ordre sur la route de Laodicée ; cependant on donna ordre à leur chef de demander à Laodicée, aussitôt qu’il pourrait communiquer avec cette ville, des renforts et des rafraîchissements, sans oublier une provision convenable du vin sacré destiné à la bouche impériale. En conséquence, la légion des immortels et les autres troupes s’étaient remises en marche, et avaient fait quelque chemin, le bon plaisir de l’empereur étant que les Varangiens, auparavant à l’avant-garde, formassent maintenant l’arrière-garde de toute l’armée, pour retirer en sûreté les troupes légères des Syriens, qui occupaient encore le passage bordé de montagnes : tout-à-coup nous entendîmes de l’autre côté du défilé, que nous avions traversé si heureusement, le bruit terrible des lélies, comme les Arabes nomment leur cri d’attaque, quoiqu’il soit difficile de dire à quelle langue il appartient. Peut-être quelqu’un dans cette assemblée pourrat-il éclairer mon ignorance. — Puis je parler et vivre ? » dit l’Acolouthos Achille, fier de sa science littéraire ; « les paroles sont : Alla illa alla Mohamet resoul alla. Cette phrase ou quelques mots semblables contiennent la profession de foi des Arabes, qu’ils proclament toujours lorsqu’ils commencent la bataille ; je les ai souvent entendus. — Et moi aussi, ajouta l’empereur ; et comme toi, sans doute, j’ai quelquefois désiré me voir toute autre part qu’à portée de les entendre. »

Tout le cercle devint attentif pour écouter la réponse d’Achille Tatius ; il était trop bon courtisan néanmoins pour faire aucune réplique imprudente. « Il est de mon devoir, répondit-il, de désirer être près de Votre Grandeur impériale, quelque part que vous souhaitiez vous trouver. »

Agelastès et Zozime échangèrent un coup d’œil, et la princesse Anne Comnène continua son récit.

« La cause de ce bruit sinistre, qui retentissait dans une horrible confusion le long des rochers qui bordaient le passage, nous fut bientôt expliquée par une douzaine de cavaliers chargés de nous en donner connaissance.

« Ils nous informèrent que les barbares, dont l’armée s’était dispersée autour de la position où nous avions campé le jour précédent, n’avaient pu parvenir à réunir leurs forces jusqu’au moment où nos troupes légères évacuaient le point qu’elles avaient occupé pour assurer la retraite de notre armée. Nos troupes commençaient donc à se retirer du sommet des collines dans le passage même, lorsque, malgré le terrain entrecoupé de rochers, elles furent chargées avec fureur par Jezdegerd, à la tête d’un corps considérable de ses troupes, qu’il avait dégagé avec beaucoup de peine et porté ensuite contre les Syriens. Quoique le défilé fut défavorable à la cavalerie, les efforts personnels du chef infidèle amenèrent les barbares qu’il commandait à s’avancer avec un degré de résolution inconnu aux Syriens de l’armée romaine, qui, se trouvant éloignés de leurs camarades, conçurent l’injuste idée qu’on les avait laissés là pour les sacrifier, et pensèrent plutôt à fuir dans diverses directions qu’à faire une résistance honorable. Ainsi l’état des affaires, de l’autre côte du défilé, était moins favorable que nous n’eussions pu le désirer, et ceux qui eurent la curiosité de chercher à voir ce que l’on pouvait appeler la déroute de l’arrière-garde, aperçurent les Syriens poursuivis du sommet des collines, accablés par le nombre, tués ou faits prisonniers par les bandes barbares des musulmans.

« Son altesse impériale considéra le combat pendant quelques minutes, et, très émue de ce qu’elle voyait, fut un peu prompte à donner ordre aux Varangiens de reprendre leurs armes, et de précipiter leur marche vers Laodicée ; sur quoi l’un de ces soldats du Nord dit hardiment, en opposition aux ordres de l’empereur : « Si nous entreprenons de descendre à la hâte cette colline, la confusion se mettra dans notre arrière-garde, non seulement à cause de notre précipitation, mais encore à cause de ces chiens de Syriens, qui, dans leur fuite à toutes jambes, ne manqueront pas de se mêler dans nos rangs. Que deux cents Varangiens, prêts à mourir pour l’honneur de l’Angleterre, demeurent avec moi dans la gorge même de ce défilé, tandis que le reste escortera l’empereur jusqu’à cette ville que vous appelez Laodicée, ou je ne sais comment. Nous pouvons succomber, mais nous mourrons en faisant notre devoir ; et je ne doute pas que nous n’offrions à ces limiers glapissants un déjeuner qui détournera leur appétit de rechercher aucun autre festin pour le reste de la journée. »

« Mon illustre père découvrit au premier coup d’œil l’importance de cet avis, quoiqu’il pleurât d’attendrissement en voyant avec quelle intrépide fidélité ces pauvres barbares se pressaient pour compléter le nombre de ceux qui devaient entreprendre cette affaire désespérée. Avec quelle bonté d’âme ils prirent congé de leurs camarades, et avec quels cris de joie ils suivaient leur souverain des yeux, tandis qu’il poursuivait sa marche vers le bas de la colline, les laissant derrière lui pour résister et périr ! Les yeux de l’empereur étaient remplis de larmes ; et je ne rougis point d’avouer que, dans la terreur du moment, l’impératrice et moi-même nous oubliâmes notre rang, en accordant un semblable tribut de regrets à ces hommes courageux et dévoués.

« Nous laissâmes leur chef disposant avec soin cette poignée de ses camarades pour la défense du défilé ; leur centre occupait le milieu du passage, tandis que leurs ailes étaient rangées de chaque côté, de manière à agir sur les flancs de l’ennemi s’il avait l’audace de se précipiter sur ceux qui se présentaient pour lui barrer le passage. Nous n’étions pas à moitié chemin de la plaine, que nous entendîmes des acclamations terribles, où les hurlements des Arabes se mêlaient aux cris soutenus et plus réguliers que ces étrangers répètent trois fois, soit quand ils saluent leur chef et leurs princes, soit quand ils sont sur le point d’engager le combat. Plus d’un regard fut jeté en arrière par leurs camarades, et plus d’une physionomie dans les rangs eût été digne du ciseau d’un sculpteur, tandis que le soldat hésitait pour savoir s’il suivrait son devoir, qui lui prescrivait d’avancer avec l’empereur, ou l’impulsion de son courage, qui le portait à revenir sur ses pas et à se joindre à ses compagnons. La discipline l’emporta cependant, et le corps principal continua sa route.

« Il s’était écoulé une heure, pendant laquelle nous avions entendu de temps à autre le bruit du combat, lorsqu’un Varangien à cheval se présenta an côté de la litière de l’empereur. Le coursier était couvert d’écume, et avait évidemment, d’après la forme de ses harnais, la finesse de ses jambes et la délicatesse de ses articulations, appartenu à quelque chef du désert ; le sort des combats l’avait fait tomber entre les mains du guerrier du Nord. La large hache que portait le Varangien était aussi teinte de sang, et la pâleur de la mort était répandue sur son visage. Ces indications d’un combat récent furent jugées suffisantes pour excuser l’irrégularité de sa manière de se présenter, lorsqu’il s’écria : « Noble prince, les Arabes sont défaits, et vous pouvez continuer votre marche plus à loisir. — Où est Jezdegerd ? » dit l’empereur, qui avait plusieurs raisons de redouter ce célèbre chef.

« Jezdegerd ! répondit le Varanoien, est dans le lieu où vont les braves qui tombent en faisant leur devoir. — Et ce lieu est… » demanda l’empereur, impatient de connaître positivement le sort d’un si formidable adversaire.

« Celui où je vais de ce pas, » répliqua le fidèle soldat, qui glissa de son cheval en prononçant ces mots, et expira aux pieds des porteurs de la litière.

« L’empereur ordonna aux gens de sa suite de veiller à ce que le corps de ce fidèle serviteur, à qui il destinait un honorable tombeau, ne fût point abandonné aux chakals et aux vautours ; et quelques uns de ses compatriotes, les Anglo-Saxons, chez lesquels il jouissait d’une grande réputation, prirent le corps sur leurs épaules, et continuèrent leur marche avec ce surcroît d’embarras, préparés à combattre pour leur précieux fardeau, comme le vaillant Ménélas pour défendre le corps de Patrocle. »

La princesse Anne Comnène s’arrêta naturellement à cet endroit ; car, ayant atteint ce qu’elle considérait comme la chute qui arrondissait une période, elle désirait avoir une idée des sentiments de son auditoire. À dire le vrai, si elle n’eût eu les yeux fixés sur son manuscrit, l’émotion du soldat étranger eût attiré plus tôt son attention. Au commencement de son récit, il avait conservé la même attitude qu’il avait d’abord prise, roide et sévère comme celle d’une sentinelle sous les armes, et ne paraissant se rappeler aucune circonstance, si ce n’est qu’il remplissait cette fonction en présence de la cour impériale. À mesure cependant que la relation avançait, il parut prendre plus d’intérêt à ce qu’on lisait. Il écouta avec le sourire d’un dédain qu’il tâchait de dissimuler, les craintes et les inquiétudes des divers chefs dans le conseil tenu pendant la nuit, et il éclata presque de rire en entendant les louanges prodiguées au chef de son propre corps, Achille Tatius. Le nom même de l’empereur, quoique écouté avec respect, n’attira pas non plus de sa part l’admiration que sa fille se donnait tant de mal à exciter, en se servant d’un langage si exagéré.

Jusque-là, la figure du Varangien n’indiquait aucune émotion intérieure ; mais son âme y parut beaucoup plus accessible lorsque la princesse arriva à la description de la halte, lorsque le corps principal eut passé le défilé, à l’approche inattendue des Arabes, à la retraite de la colonne qui escortait l’empereur, et au récit de l’engagement qui avait eu lieu dans l’éloignement. Il quitta, en en entendant la relation de ces événements, le regard sévère et contraint d’un soldat qui écoute l’histoire de son empereur, du même sang-froid avec lequel il eût monté la garde dans son palais. Son visage commença à rougir ou pâlir alternativement, ses yeux à se mouiller ou à briller, ses membres à s’agiter involontairement, et son attitude devint celle d’un auditeur fortement intéressé par le récit qu’il entend, et négligeant ou oubliant le reste de ce qui se passe autour de lui, de même que le rang de ceux qui sont présents.

À mesure que la princesse poursuivait son histoire, Hereward se trouva moins en état de cacher son agitation ; et au moment où la princesse jeta les yeux autour d’elle, l’émotion du soldat devint si vive, qu’oubliant le lieu où il se trouvait, et laissant tomber sa lourde hache sur le plancher, il joignit les mains, et s’écria : « Mon malheureux frère ! »

Tous tressaillirent au bruit que fit l’arme en tombant, et plusieurs personnes à la fois entreprirent de prendre la parole, comme si elles eussent été appelées à expliquer une circonstance si extraordinaire. Achille Tatius prononça quelques mots d’un discours destiné à excuser la manière rude d’exprimer la douleur à laquelle s’était abandonné Hereward, en assurant aux éminents personnages présents que ce pauvre barbare, privé d’éducation, était réellement le frère cadet de celui qui avait commandé et qui avait péri dans le mémorable défilé. La princesse ne disait rien, mais elle était évidemment émue ; peut-être n’était-elle pas fâchée d’avoir fait naître un sentiment d’intérêt si flatteur pour elle, en sa qualité d’auteur. Les autres, chacun dans leur rôle, prononcèrent quelques mots sans suite, adressés comme paroles de consolation ; car l’affliction qui prend sa source dans une cause naturelle attire généralement la sympathie, même des caractères les plus artificiels. La voix d’Alexis mit fin à ces discours inachevés. « Ah ! mon brave Édouard, s’écria l’empereur, il fallait que je fusse aveugle pour ne pas te reconnaître plus tôt, car je me rappelle qu’il y a cinq cents pièces d’or inscrites sur nos registres comme dues à Édouard le Varangien : elles s’y trouvent marquées parmi les autres libéralités secrètes de ce genre auxquelles nos serviteurs ont des droits, et le paiement n’en sera pas plus long-temps différé. — Non pas à moi, si vous le trouvez bon, mon souverain, » dit l’Anglo-Danois, rendant promptement à ses traits la rude gravité qui les caractérisait d’habitude, « de peur qu’il ne profite à une personne qui n’a point de droits à votre munificence impériale. Mon nom est Hereward : celui d’Édouard est porté par trois de mes camarades, qui tous peuvent aussi bien que moi avoir mérité cette récompense de Votre Altesse pour s’être fidèlement acquittés de leur devoir. »

Tatius fit plusieurs signes à son subordonné pour le détourner de la folie de refuser la libéralité de l’empereur. Agelastès s’exprima plus clairement : « Jeune homme, dit-il, réjouis-toi d’un tel honneur, et ne réponds dorénavant qu’au seul nom d’Édouard, par lequel il a plu à la lumière du monde, en laissant tomber sur toi un de ses rayons, de te distinguer des autres barbares. Que t’importe que sur les fonts baptismaux un prêtre t’ait conféré tout autre prénom que celui par lequel il vient de plaire à l’empereur de te distinguer de la masse commune des mortels ? Ce nom, par une si glorieuse distinction, devient de droit celui que tu devras porter dorénavant !

« Hereward était le nom de mon père, » répliqua le soldat, qui avait tout-à-fait repris son sang-froid ; « je ne puis l’abandonner tant que j’honorerai sa mémoire. Édouard est le nom de mon camarade : je ne dois pas courir risque d’usurper ses droits. — Que l’on fasse silence ! interrompit l’empereur. Si nous avons commis une erreur, nous sommes assez riche pour la réparer ; Hereward n’en sera pas plus pauvre, quand même il se trouverait un Édouard qui méritât cette gratification. — Votre Altesse peut s’en remettre de ce soin sur sa compagne affectionnée, reprit l’impératrice Irène. — Son Altesse très sacrée, ajouta la princesse Anne Comnène, est si désireuse d’accaparer toutes les bonnes et gracieuses actions, qu’elle ne laisse point la faculté, même à ceux qui l’approchent de plus près, de montrer leur générosité ou leur munificence. Cependant je témoignerai, à ma manière, ma gratitude envers ce brave soldat ; car à l’endroit où ses exploits sont mentionnés dans cette histoire, je ferai insérer : « Ce haut fait a été accompli par Hereward, l’Anglo-Danois, qu’il a plu à Sa Majesté impériale d’appeler Édouard. Gardez ceci, bon jeune homme, » continua-t-elle, en présentant au barbare une bague de prix, « comme un gage que nous n’oublierons pas notre engagement. »

Hereward accepta la bague en saluant profondément, et avec un trouble que son rang inférieur ne rendait point inconvenant. Il fut évident pour la plupart des personnes présentes que la gratitude de la belle princesse était exprimée d’une manière plus agréable au jeune garde-du-corps que celle d’Alexis Comnène. Il reçut le présent avec de grandes démonstrations de reconnaissance. « Précieuse relique ! » dit-il en pressant ce gage d’estime contre ses lèvres, « nous ne demeurerons peut être pas long-temps ensemble ; mais sois assurée (il s’inclina respectueusement vers la princesse) que la mort seule nous séparera. «

« Continuez, princesse notre fille, dit l’impératrice Irène ; vous en avez assez fait pour montrer que la valeur est précieuse à celle qui peut conférer la renommée, soit qu’elle se trouve dans un Romain ou dans un barbare. »

La princesse reprit son histoire avec une légère apparence d’embarras.

« Nous continuâmes alors notre mouvement sur Laodicée, les troupes qui nous accompagnaient manifestant la plus tranquille assurance. Cependant nous ne pouvions nous empêcher de jeter les yeux vers notre arrière-garde, qui avait été long-temps le point sur lequel nous craignions d’être attaqués. À la fin, à notre grande surprise, un épais nuage de poussière s’offrit aux regards, à moitié chemin du lieu où nous avions fait halte et de celui où nous nous trouvions. Quelques unes des troupes qui composaient notre armée en retraite, particulièrement celles de l’arrière-garde, commencèrent à crier : « Les Arabes ! les Arabes ! » et leur marche prit un caractère de précipitation plus prononcé du moment où elles se crurent poursuivies par l’ennemi. Mais la garde varangienne affirma que cette poussière était soulevée par ceux de leurs camarades qui, laissés pour défendre le passage, avaient si vaillamment défendu la position qui leur avait été confiée. Ils appuyèrent leurs opinions de cette observation militaire que le nuage de poussière était plus concentré que s’il eût été soulevé par la cavalerie arabe, et ils crurent même pouvoir affirmer, en raison du coup d’œil exercé qu’ils devaient à leur expérience, que le nombre de leurs camarades avait été fort diminué dans l’action. Quelques cavaliers syriens envoyés pour reconnaître le corps qui approchait, nous rapportèrent des informations de tout point conformes à l’opinion des Varangiens. Le parti de gardes-du-corps avait battu et repoussé les Arabes, et le brave commandant avait tué Jezdegerd ; en nous rendant ce service, le brave Varangien avait reçu une blessure mortelle, ainsi que cette histoire en a déjà fait mention. Ce détachement, diminué de moitié, était en ce moment en marche pour rejoindre l’empereur, avançant aussi vite que l’embarras de transporter les blessés en lieu de sûreté pouvait le permettre.

« L’empereur Alexis, par une de ses brillantes et bienveillantes idées qui caractérisent sa bonté paternelle envers ses soldats, ordonna que toutes les litières, même celle qui était destinée à l’usage de sa personne sacrée, retournassent en arrière pour débarrasser les intrépides Varangiens de la tâche de porter les blessés. Les acclamations de reconnaissance des Varangiens se conçoivent mieux qu’il n’est aisé de les décrire, lorsqu’ils virent l’empereur lui-même descendre de sa litière comme un simple cavalier, et monter son cheval de bataille ; au même moment la personne très sacrée de l’impératrice, de même que l’auteur de cette histoire, et d’autres princesses nées dans la pourpre, montaient sur des mules, afin de suivre la marche, abandonnant sans hésiter leurs litières pour transporter les blessés. C’était, à vrai dire, une marque de sagacité militaire autant que d’humanité ; car le soulagement procuré par là aux porteurs des blessés mit bientôt les Varangiens en état de nous rejoindre.

« C’était une chose déplorable que de voir ces hommes, qui nous avaient quittés dans toute la splendeur que le costume militaire donne à la jeunesse et à la force, reparaître devant nous diminués en nombre, avec leurs armures endommagées, leurs boucliers pleins de flèches, leurs armes offensives teintes de sang, et portant sur leur personne même toutes les marques d’un combat récent et désespéré. Il n’était pas moins intéressant de considérer la rencontre des soldats qui avaient défendu le défilé avec leurs camarades. L’empereur, d’après l’idée que lui en suggéra le fidèle Acolouthos, leur permit de quitter quelques moments leurs rangs, et de se communiquer les détails de la bataille.

« Au moment où les deux bandes se rejoignirent, la joie et la douleur parurent se disputer leurs pensées. Le plus farouche de ces barbares, j’en fus témoin, je puis attester le fait, tendant sa main vigoureuse à quelque camarade qu’il avait cru mort, laissait tomber des larmes de ses grands yeux bleus, car il apprenait en même temps la perte de quelque autre qu’il espérait avoir survécu. Des vétérans examinaient les étendards qui s’étaient trouvés dans la mêlée, s’assuraient qu’ils avaient tous été sauvés avec honneur, et ajoutaient les nouvelles traces de flèches dont ces drapeaux avaient été percés aux marques du même genre qu’ils avaient rapportées d’anciens combats. Tous faisaient hautement les louanges du brave chef qu’ils avaient perdu dans la fleur de son âge, et les acclamations n’étaient pas moins générales en faveur de celui qui lui avait succédé dans le commandement, et qui ramenait le détachement de son frère mort (ici la princesse parut intercaler quelques mots appropriés à la circonstance), et c’est lui-même que j’assure en ce moment du grand cas et de l’estime que fait de lui l’auteur de cette histoire… je pourrais dire chacun des membres de la famille impériale… pour sa bravoure et les services qu’il a rendus dans une crise si importante. »

Ayant ainsi payé à son ami le Varangien son tribut d’admiration, auquel se mêlèrent des émotions que l’on ne manifeste pas volontiers devant tant de témoins, Anne Comnène continua avec calme la partie de son histoire qui était moins personnelle.

« Nous n’eûmes guère le temps de faire d’autres observations sur ce qui se passa entre ces braves soldats ; car après quelques minutes accordées à l’expansion de leur sentiments, les trompettes donnèrent le signal de se remettre en marche sur Laodicée, et nous aperçûmes bientôt la ville, qui se trouvait alors à environ quatre milles de nous, au milieu d’une plaine ombragée d’arbres. La garnison semblait déjà informée de notre approche ; car on voyait sortir des portes, et venir à notre rencontre, des charrettes et des fourgons chargés de rafraîchissements, que la chaleur de la journée, la longueur de la marche, la poussière et le manque d’eau nous avaient rendus de la dernière nécessité. Les soldats doublèrent joyeusement le pas pour rencontrer plus tôt les provisions dont ils avaient un si grand besoin. Mais il y a loin entre la coupe et les lèvres ! Quelle fut notre mortification de voir une nuée d’Arabes sortir au grand galop de la plaine boisée, entre l’armée romaine et la ville, se jeter sur les fourgons en massacrant ceux qui les conduisaient, et pillant ce qu’ils contenaient ! C’était un corps ennemi commandé par Varanes, jouissant, parmi ces infidèles, d’une réputation militaire égale à celle de feu son frère Jezdegerd. Lorsque Varanes se fut aperçu que les Varangiens, dans leur résistance désespérée, réussiraient à défendre le passage, il se mit à la tête d’un corps considérable de cavalerie ; et, comme ces infidèles sont montés sur des chevaux qui n’ont point d’égaux pour la vitesse et pour la longueur de leur haleine, il avait fait un long détour, traversé la chaîne pierreuse de ces montagnes à un défilé plus au nord, et s’était placé en embuscade dans l’espoir d’assaillir à l’improviste l’empereur et son armée, au moment même où ils regarderaient leur retraite comme à l’abri de toute attaque. Cette surprise eût eu lieu certainement, et il est difficile de dire quelles en eussent été les conséquences, si l’apparition inattendue du convoi de vivres n’eût éveillé la rapacité des Arabes, malgré la prudence de leur commandant et les tentatives qu’il fit pour les contenir. Ainsi fut déjouée cette embuscade.

« Mais Varanes, voulant encore essayer de remporter quelque avantage par la rapidité de ses mouvements, assembla autant de cavaliers qu’il put en arracher au pillage, et poussa en avant du côté des Romains, qui s’étaient arrêtés court à cette apparition si inattendue. Il régnait dans nos premiers rangs une incertitude et une irrésolution qui rendaient leur hésitation évidente, même pour un aussi pauvre juge que moi en fait de contenance militaire. Au contraire, les Varangiens, d’une voix unanime, s’écrièrent : « Bills (c’est-à-dire les haches d’armes) en avant ! » Et la volonté très gracieuse de l’empereur accédant à leur valeureux désir, ils s’avancèrent rapidement de l’arrière-garde à la tête de la colonne. J’aurais peine à dire comment cette manœuvre fut exécutée, mais elle le fut, sans aucun doute, par les sages instructions de mon sérénissime père, distingué pour sa présence d’esprit dans les circonstances difficiles. Il est vrai que la bonne volonté des troupes elles-mêmes y aida beaucoup ; les cohortes romaines, appelées les Immortels, ne montraient pas moins de désir de reculer à l’arrière-garde que les Varangiens en manifestaient d’occuper la place que les Immortels laissaient vacante en tête de la colonne. Ce mouvement s’exécuta avec tant de bonheur, qu’avant l’arrivée de Varanes et de ses Arabes, l’avant-garde se trouva formée de la garde inébranlable des soldats du Nord. J’eusse pu avoir recours à mes yeux comme à de sûrs témoins de ce qui arrivait. Mais, pour confesser la vérité, mes yeux étaient peu habitués à considérer de pareils spectacles. Je n’aperçus de la charge de Varanes qu’un épais nuage de poussière poussé rapidement en avant, à travers lequel on voyait briller les pointes des lances et flotter les aigrettes de cavaliers coiffés de turbans à peine visibles. Les cris du tecbir retentirent avec une telle force, que je reconnus à peine le son des timbales et des cymbales d’airain qui l’accompagnaient. Mais cette violente et furieuse attaque fut soutenue si efficacement qu’elle se brisa comme si elle fût venue frapper contre un roc.

« Les Varangiens, sans être ébranlés par la charge impétueuse des Arabes, reçurent chevaux et cavaliers en faisant pleuvoir sur eux les coups de leurs lourdes haches d’armes, auxquels les plus braves et les plus vigoureux de nos ennemis ne pouvaient ni faire face ni résister. Les gardes renforcèrent aussi leurs rangs en se serrant les uns contre les autres, à la manière des anciens Macédoniens, de telle sorte que les chevaux légers et élégants des Iduméens ne purent s’ouvrir le plus petit jour à travers la phalange du Nord. Les hommes les plus braves, les chevaux les plus vifs tombèrent au premier rang. Les javelines pesantes et courtes lancées par les derniers rangs des braves Varangiens, avec un coup d’œil sûr et un bras vigoureux, achevèrent de mettre la confusion parmi les assaillants, qui tournèrent bride épouvantés, et s’enfuirent du champ de bataille dans un désordre complet.

« L’ennemi ayant été ainsi repoussé, nous poursuivîmes notre marche sans nous arrêter jusqu’aux fourgons à moitié pillés. Là quelques remarques furent faites par certains officiers de l’intérieur de la maison de l’empereur, qui, se trouvant de service près des provisions, et ayant abandonné leur poste au moment de l’attaque des infidèles, n’étaient revenus que lorsque les ennemis avaient été repoussés. Ces hommes, prompts en fait de malice, quoique très lents lorsqu’il s’agissait de s’acquitter d’un service périlleux, rapportèrent qu’en cette occasion les Varangiens oublièrent leurs devoirs jusqu’à consommer une partie du vin sacré réservé pour les lèvres impériales. Ce serait un crime de nier que ce fut une grande et coupable infraction ; néanmoins notre héros impérial passa là-dessus comme sur une offense pardonnable, observant en plaisantant que, puisqu’il avait bu l’ail de ses fidèles gardes, les Varangiens avaient acquis le droit d’étancher la soif et de se rétablir des fatigues qu’ils avaient eues à souffrir dans cette journée pour sa défense, quoiqu’ils eussent employé à cet effet les provenances de la cave impériale.

« Sur ces entrefaites, la cavalerie de l’armée fut dépêchée à la poursuite des Arabes fugitifs ; et ayant réussi à les rejeter de l’autre côté de la chaîne de montagnes qui les avait séparés peu de temps auparavant des Romains, on put justement considérer les armes impériales comme ayant remporté une victoire complète et glorieuse.

« Nous avons maintenant à faire mention des réjouissances des citoyens de Laodioée, qui avaient suivi du haut de leurs remparts, dans des alternatives de crainte et d’espérance, les fluctuations de la bataille ; ils descendirent alors pour complimenter le vainqueur impérial. »

Ici la belle historienne fut interrompue. La grande porte de l’appartement s’ouvrit sans bruit à deux battants, non comme pour donner entrée à un courtisan ordinaire, s’étudiant à causer aussi peu de trouble que possible, mais comme si elle s’ouvrait pour une personne d’un rang assez élevé pour craindre peu de détourner l’attention par ses mouvements. Ce ne pouvait être qu’un personnage né dans la pourpre, ou qui lui fût allié de près, à qui une pareille liberté fût permise ; et plusieurs des assistants, sachant ceux qu’il était probable, de voir paraître dans le temple des Muses, présumèrent que ce signal annonçait l’arrivée de Nicéphore Brienne, gendre d’Alexis Comnène, époux de la belle historienne, et jouissant du titre de césar, qui n’impliquait néanmoins pas à cette époque, comme dans les siècles précédents, la dignité de seconde personne de l’empire. La politique d’Alexis avait interposé plus d’un personnage entre le césar et les droits dont il jouissait autrefois, droits qui ne le cédaient qu’à ceux de l’empereur lui-même.


CHAPITRE V.

ENTRETIENS AU PALAIS.


L’orage augmente… ce n’est point une averse suivie d’un rayon de soleil, et nourrie dans l’humide sein de mars et d’avril ; ou telle que celle dont l’été rafraîchit ses lèvres brûlantes. Les cataractes des cieux sont ouvertes, leurs profondeurs les plus reculées s’appellent entre elles d’une voix rauque et retentissante ; les flots écumants s’avancent menaçants d’horreur ; et où est la digue qui les arrêtera ?
Le Déluge, poème.


Le personnage remarquable qui entra était un noble grec, d’une taille imposante, dont le costume était orné des marques de toutes les dignités, excepté celles qu’Alexis avait consacrées exclusivement à la personne même de l’empereur, et à celle du Sebastocrator, dont il avait fait le premier dignitaire de la cour grecque après le monarque lui-même. Nicéphore Brienne était dans la fleur de la jeunesse, il possédait encore dans tout son éclat cette mâle beauté qui avait rendu son alliance agréable à Anne Comnène ; tandis que des considérations politiques et le désir de trouver dans les membres d’une famille puissante des adhérents dévoués au trône recommandaient cette union à l’empereur.

Nous avons déjà donné à entendre que la royale épouse avait sur son époux, quoiqu’à un faible degré, l’avantage très douteux des années. Nous avons eu un échantillon des talents littéraires de cette princesse ; néanmoins les mieux informés ne pensaient pas qu’à l’aide de ces droits à son respect Anne Comnène eût réussi à s’assurer l’attachement illimité de son noble mari. La traiter avec une négligence visible, c’est ce que la proximité du trône rendait impossible ; d’un autre côté la famille de Brienne était trop puissante pour souffrir que personne, pas même l’empereur, dictât des lois à Nicéphore. Il était doué, disait-on, de talents propres à la paix et à la guerre : on écoutait ses avis et on avait recours à son assistance, de sorte qu’il prétendait à une liberté complète en ce qui concernait l’emploi de son temps ; il venait avec un peu moins d’assiduité dans le temple des Muses que la déesse du lieu ne l’aurait désiré, ou que l’impératrice Irène n’était disposée à l’exiger au nom de sa fille. L’humeur facile d’Alexis observait une espèce de neutralité dans ces mésintelligences, et cherchait autant que possible à empêcher qu’elles ne parussent aux yeux du public, sentant qu’il fallait toute la force réunie de sa famille pour se maintenir dans un empire si agité.

Il pressa la main de son gendre au moment où Nicéphore, passant devant le siège impérial, fléchit le genou en signe d’hommage. L’air contraint de l’impératrice indiqua plus de froideur dans la réception de son gendre, et la belle Muse elle-même daigna à peine paraître s’apercevoir de l’arrivée de son bel époux, lorsque celui-ci prit à ses côtés le siège vacant dont nous avons déjà fait mention.

Il y eut une pause désagréable pendant laquelle le gendre de l’empereur, reçu froidement lorsqu’il s’attendait à se voir bien accueilli, essaya d’entamer quelque conversation futile avec la belle esclave Astarté, qui était à genoux derrière sa maîtresse. Mais cet entretien fut interrompu par la princesse, qui ordonna à sa suivante de renfermer le manuscrit dans la petite cassette destinée à cet usage, et de le porter dans le cabinet d’Apollon, théâtre habituel des études de la princesse, comme le temple des Muses était ordinairement consacré à ses lectures.

L’empereur fut le premier à rompre ce silence désagréable. « Beau gendre, dit-il, quoiqu’il se fasse un peu tard, vous perdrez beaucoup si vous permettez à notre fille Anne de renvoyer ce volume ; cette société a trouvé tant de charmes dans cette lecture, qu’elle peut très bien dire que le désert a produit des roses, et que le roc nu a fourni du lait et du miel, tant est agréable le récit d’une campagne fatigante et dangereuse, dans le langage de notre fille !

— Le césar, dit l’impératrice, paraît avoir peu de goût pour les choses exquises que produit notre famille. Il s’est depuis quelque temps absenté à plusieurs reprises du temple des Muses ; et sans doute il a trouvé ailleurs une société et des plaisirs plus agréables.

— Je pense, madame, répondit Nicéphore, que mon bon goût doit me mettre à l’abri d’une telle accusation. Mais il est naturel que notre père très sacré soit le plus satisfait du lait et du miel que l’on produit pour son usage particulier. »

La princesse prit la parole du ton d’une jolie femme offensée par son amant, ressentant l’offense sans être éloignée d’une réconciliation. « Si, dit-elle, les hauts faits de Nicéphore Brienne sont moins fréquemment célébrés dans cet insignifiant rouleau de parchemin que ceux de mon illustre père, il doit me rendre la justice de se rappeler que telle a été l’invitation spéciale qu’il m’en a faite, provenant ou de cette modestie qui lui est échue à juste titre, comme servant à adoucir et orner ses autres qualités, ou de ce qu’avec raison il se méfie du talent de sa femme pour en faire l’éloge. — Nous allons donc faire rappeler Astarté, reprit l’impératrice ; elle ne peut encore avoir porté son offrande au cabinet d’Apollon. — Sous le bon plaisir de Votre Majesté impériale, répliqua Nicéphore, le dieu pythien pourrait s’irriter si l’on reprenait un dépôt dont lui seul peut convenablement estimer la valeur. Je suis venu ici pour communiquer à l’empereur des affaires d’état pressantes, et non pas pour tenir une conversation littéraire avec une compagnie qui, je suis forcé de le dire, est d’une nature un peu mélangée, puisque j’aperçois un simple garde du corps dans le cercle impérial. — Par la croix, mon gendre ! s’écria Alexis, vous faites tort à ce brave jeune homme : c’est le frère de ce brave Anglo-Danois qui nous assura la victoire à Laodicée, par sa valeureuse conduite et sa mort ; lui-même est cet Edmond… ou Édouard… ou Hereward, auquel nous sommes à jamais redevables d’avoir assuré le succès de cette victorieuse journée. Il a été appelé en notre présence, mon gendre, puisqu’il importe que vous le sachiez, pour rafraîchir la mémoire de mon Acolouthos, Achille Tatius, ainsi que la mienne, au sujet de quelques événements de la journée que nous avions un peu oubliés. — En vérité, sire, répondit Brienne, je suis au désespoir ! Je crains, en venant vous interrompre dans d’aussi importantes recherches, d’avoir en quelque sorte intercepté une portion de cette lumière qui doit éclairer les siècles futurs. Il me semble toutefois que, dans le récit d’une bataille livrée sous les ordres de Votre Majesté impériale et ceux de vos grands capitaines, votre témoignage pourrait fort bien rendre superflu celui d’un homme comme celui-ci… Dis-moi, » ajouta-t-il, se retournant avec hauteur du côté du Varangien, « quelle particularité peux-tu ajouter dont il ne soit pas fait mention dans la relation de la princesse. »

Le Varangien répliqua sur-le-champ : « Une seule, et la voilà ; lorsque nous fîmes halte à la fontaine, la musique que faisaient les dames de la maison de l’empereur, et particulièrement les deux que j’aperçois maintenant, était la plus délicieuse qui ait jamais frappé mes oreilles ! — Quoi ! oses-tu émettre une opinion si audacieuse ? s’écria Nicéphore. Appartient-il à un homme comme toi de supposer que la musique exécutée par la condescendance de la femme et de la fille de l’empereur était destinée à fournir matière à l’admiration ou à la critique de chaque barbare plébéien qui pouvait les entendre ? Sors d’ici ! et n’ose jamais sous aucun prétexte reparaître à mes yeux… sous la réserve toujours du bon plaisir de l’empereur notre père. »

Le Varangien fixa les yeux sur Achille Tatius, comme étant la personne de qui il devait recevoir l’ordre de rester ou de se retirer. Mais l’empereur lui-même évoqua l’affaire devant lui avec beaucoup de dignité.

« Mon fils, dit-il, nous ne pouvons permettre cela. En raison de quelque différend matrimonial entre vous et notre fille, vous oubliez étrangement notre rang impérial, et vous ordonnez de sortir à ceux qu’il nous a plu de faire venir en notre présence. Ceci n’est ni juste ni convenable, et notre bon plaisir n’est point que ce même Hereward… ou Édouard… peu importe son nom, nous laisse en ce moment, ou qu’il se dirige à l’avenir par aucun autre ordre que les nôtres ou ceux de notre Acolouthos, Achille Tatius. Et maintenant laissons cette folle affaire, qu’un mauvais coup de vent a, je crois, soufflée parmi nous, passer comme elle est venue, sans nous en occuper davantage. Nous vous prions de nous faire connaître les graves affaires d’état qui vous ont amené en notre présence à une heure si avancée… Vous regardez ce Varangien… que sa présence ne vous empêche point de parler, je vous prie, car il est aussi avant dans notre confiance, et, nous en sommes convaincus, à aussi juste titre qu’aucun conseiller qui nous ait prêté serment comme attaché à notre personne. — Entendre, c’est obéir, » répondit le gendre de l’empereur, qui s’aperçut qu’Alexis était un peu ému, et qui savait qu’il n’était ni prudent ni avantageux de le pousser à bout. « Ce que j’ai à dire, ajouta-t-il, deviendra dans si peu de temps une nouvelle publique, que peu importe qui l’entende ; et néanmoins l’Occident, si rempli d’étranges changements, n’a jamais envoyé à la partie orientale du globe des nouvelles aussi alarmantes que celles que je viens maintenant annoncer à Votre Altesse impériale. L’Europe, pour emprunter une expression de celle qui m’honore en me donnant le titre d’époux, semble arrachée de ses fondements et prête à se précipiter sur l’Asie. — C’est ainsi que je m’exprimais, dit la princesse Anne Comnène, et non sans quelque force, je pense, lorsque nous apprîmes pour la première fois qu’un enthousiasme sans frein avait saisi tous ces barbares turbulents d’Europe et les avait amenés comme une tempête de mille nations sur nos frontières de l’Ouest, dans le dessein extravagant de se rendre maîtres de la Syrie et des lieux saints, où sont les sépulcres des prophètes, où souffrirent les saints martyrs et où se passèrent les grands événements détaillés dans le saint Évangile. Mais cet orage, à n’en point douter, avait éclaté et s’était dissipé, et nous espérions bien que le danger avait disparu pour toujours. Ce serait avec une religieuse douleur que nous apprendrions le contraire. — Et c’est cependant ce à quoi il faut nous attendre, reprit le césar. Il est certain, comme on nous l’a rapporté, qu’une masse d’hommes de basse condition et d’une intelligence bornée avaient pris les armes à l’instigation d’un ermite forcené et se dirigeaient sur la route d’Allemagne en Hongrie, s’attendant à voir opérer des miracles en leur faveur, comme lorsque Israël était guidé dans le désert par une colonne de feu ou un nuage. Mais aucune pluie de manne ou de cailles ne vint pourvoir à leurs besoins et les proclamer le peuple choisi de Dieu. Les eaux ne s’élancèrent point du rocher pour les rafraîchir. Ils étaient furieux des souffrances qu’ils enduraient et entreprirent de se procurer des provisions en pillant le pays. Les Hongrois, et d’autres nations sur nos frontières chrétiennes de l’Ouest, bien qu’étant de la même religion, n’hésitèrent point à tomber sur cette canaille désordonnée ; et des tas immenses d’ossements, dans des défilés sauvages et dans les déserts, attestent les rudes défaites qui extirpèrent ces profanes pèlerins. — Nous savions tout cela, répliqua l’empereur ; mais quel nouveau fléau nous menace, depuis que nous en avons évité un si terrible ? — Nous savions tout cela ? répéta le prince Nicéphore. Nous ne connaissions aucun danger réel auparavant, si ce n’est qu’un troupeau d’animaux sauvages, aussi brutes et aussi furieux que des taureaux indomptés, avaient menacé de se diriger vers des pâturages qui leur faisaient envie, et inondaient l’empire grec et son voisinage dans leur marche, comptant que la Palestine avec ses ruisseaux de miel et de lait les attendait de nouveau, comme le peuple prédestiné de Dieu. Mais une invasion si désordonnée ne pouvait inspirer de craintes à une nation civilisée comme les Romains. Ce vil bétail a été épouvanté par notre feu grégeois ; il est tombé dans les pièges et sous les flèches des nations barbares qui, en prétendant à l’indépendance, couvrent notre frontière comme d’une ceinture de fortifications. Cette multitude effrénée a été anéantie par les provisions même qui furent placées sur son passage : sages moyens de résistance, suggérés tout d’abord par les soins paternels de l’empereur, et par sa politique infaillible. Ainsi la sagesse a rempli sa tâche, et la barque sur laquelle l’orage avait lancé sa foudre a échappé au danger malgré toute la violence de la tempête. Mais le second ouragan, qui suit de si près le premier, apporte une nouvelle irruption de ces nations occidentales, plus formidable qu’aucune de celles que nous ou nos pères ayons jamais vue. Elle n’est point faite par les ignorants et les fanatiques… ni par les classes nécessiteuses et imprévoyantes. Aujourd’hui… tout ce que la vaste Europe renferme de sage et d’estimable, de brave et de noble, est lié par les vœux les plus sacrés à l’exécution de ce même dessein. — Et quel est ce dessein ? parlez clairement, » dit vivement Alexis. « La destruction de tout notre empire romain, et la disparition du nom de son chef de la liste des princes de la terre, sur lesquels il a long-temps dominé, peut seule offrir un motif suffisant pour la formation d’une ligue telle que vos discours la font supposer. — On ne fait point l’aveu d’un tel projet, reprit Nicéphore ; et tous ces princes, ces sages et ces grands hommes d’état n’ont point d’autre vue que ce dessein extravagant annoncé par la multitude grossière qui a paru la première dans ces contrées. Voici, très gracieux empereur, un rouleau de parchemin sur lequel vous trouverez couchée la liste des diverses armées qui, par différentes routes, approchent du voisinage de l’empire. Voyez, Hugues de Vermandois, appelé pour son mérite Hugues le Grand, a fait voile des côtes d’Italie. Vingt chevaliers ont déjà annoncé son arrivée ; couverts d’une armure d’acier, incrustée d’or, ils apportent cet orgueilleux message : Que l’empereur des Grecs et ses lieutenants aient pour entendu que Hugues, comte de Vermandois, approche de ses territoires. Il est frère du roi des rois, c’est-à-dire du roi de France, et il est accompagné de la fleur de la noblesse française. Il porte la bannière sacrée de saint Pierre, confiée à ses mains victorieuses par le vénérable successeur de l’apôtre, et te prévient de tout cela, afin que tu lui prépares une réception digne de lui. — Voilà des phrases bien ronflantes, dit l’empereur ; mais le vent qui siffle le plus fort n’est pas toujours le plus dangereux pour le navire. Nous connaissons quelque chose de cette nation française, et nous en avons entendu dire davantage. Ils sont au moins aussi fanfarons qu’ils sont vaillants ; nous flatterons leur vanité jusqu’à ce que nous trouvions le temps et l’opportunité d’une défense plus efficace. Certes, si les paroles peuvent payer les dettes, il n’y a point à craindre que notre échiquier devienne insolvable. Qu’est-ce qui vient après, Nicéphore ? une liste, je suppose, des guerriers de cet illustre comte ? — Non, mon souverain ; autant Votre Altesse impériale voit de chefs indépendants sur cette liste, autant d’armées européennes s’avancent par différentes routes vers l’Est : mais tous annoncent que la conquête de la Palestine sur les infidèles est le but commun de leur marche. — Voilà une terrible énumération, » dit l’empereur en parcourant l’écrit, « et fort heureuse dans ce sens que sa longueur même nous assure de l’impossibilité que tant de princes soient sérieusement et fermement unis pour un si odieux projet. Ainsi, mes yeux tombent d’abord sur le nom bien connu d’un ancien ami, maintenant notre ennemi… car telles sont les chances alternatives de la paix et de la guerre… Bohémond d’Antioche. N’est-il pas fils du célèbre Robert d’Apulie, si renommé parmi ses compatriotes, qui l’élevèrent au rang de grand-duc, de simple cavalier qu’il était, et qui devint chef de cette nation belliqueuse en Sicile et en Italie ? Les étendards de l’empereur d’Allemagne, ceux du pontife romain, et même nos bannières impériales ne reculèrent-ils pas devant lui ? Enfin, devenu aussi adroit homme d’État que brave guerrier, il remplit l’Europe de terreur, après avoir été un simple chevalier dont le château normand eût à peine contenu une garnison de six archers et d’autant de lances ! C’est une redoutable famille, une race rusée autant que puissante. Mais Bohémond, le fils du vieux Robert, suivra la politique de son père. Il peut bien parler de la Palestine et des intérêts de la chrétienté ; mais si je puis faire que ses intérêts soient les mêmes que les miens, il n’est pas probable qu’il se laisse guider par aucun autre objet. Avec la connaissance que je possède déjà de son caractère, il peut se faire que le ciel nous envoie un allié sous la forme d’un ennemi. Qui avons-nous ensuite ? Godefroy, duc de Bouillon, amenant, je vois, une bande très formidable des bords d’une grande rivière appelée le Rhin. Quel est le caractère de ce personnage ? — D’après ce que j’en jais, répliqua Nicéphore, ce Godefroy est un des plus sages, des plus nobles et des plus braves chefs qui se sont aussi singulièrement mis en mouvement ; et dans cette liste des princes indépendants, aussi nombreux que ceux qui s’assemblèrent pour le siège de Troie, et suivis chacun par des sujets dix fois plus nombreux, ce Godefroy peut être regardé comme l’Agamemnon. Les princes et les comtes l’estiment, parce qu’il est au premier rang de ceux auxquels ils donnent le nom fantasque de chevaliers, et aussi pour la bonne foi et la générosité qui dirigent toutes ses actions. Le clergé chante ses louanges, à cause de son zèle extraordinaire pour les doctrines religieuses, et de son respect pour l’Église et ses dignitaires. Sa justice, sa libéralité et sa franchise ont également attaché à Godefroy les classes inférieures. Son exactitude à remplir généralement toutes les obligations morales leur est un gage que sa conduite religieuse est sincère ; et, doué de tant d’excellentes qualités, quoique inférieur par le rang, par la naissance et par le pouvoir à plusieurs chefs de la croisade, il en est déjà justement regardé comme l’un des principaux soutiens. — Quelle pitié, reprit l’empereur, qu’un homme comme celui-là soit sous l’empire d’un fanatisme à peine digne de Pierre l’Ermite, ou de la multitude grossière qui le suivait, ou même de l’âne que montait ce ridicule prophète, et que je suis assez disposé à regarder comme le plus sage des premières bandes que nous avons vues, car il s’enfuit à toutes jambes vers l’Europe, aussitôt qu’il s’aperçut que l’eau et l’orge devenaient rares ! — S’il m’était permis de parler et de vivre, dit Agelastès, je ferais observer que le patriarche lui-même fit une semblable retraite dès que les coups devinrent abondants, et la nourriture rare. — Tu as mis le doigt dessus, Agelastès, répliqua l’empereur ; mais la question maintenant est de savoir si l’on ne pourrait pas former d’une partie de l’Asie mineure dévastée par les Turcs une principauté honorable et importante. Cette principauté, avec ses divers avantages du sol, du climat, de l’industrie des habitants et de la salubrité de l’atmosphère, vaudrait bien, ce me semble, le marais de Bouillon. Elle pourrait être tenue comme une dépendance du saint empire romain, et occupée par Godefroy et ses Francs ; elle servirait sur ce point de boulevard à notre personne sacrée. Ha, ha ! très saint patriarche, une telle perspective n’ébranlerait-elle pas l’amour du plus pieux croisé pour les sables brûlants de la Palestine ? — Surtout, ajouta le patriarche, si le prince, pour qui un si riche thème[13] serait changé en un apanage feudataire, était d’abord converti à la seule vraie foi, comme l’entend probablement Votre Altesse impériale. — Certainement… sans aucun doute… » répondit l’empereur en affectant une gravité convenable, quoiqu’il se souvînt combien de fois il avait été forcé, par des nécessités d’État, d’admettre au nombre de ses sujets non seulement des chrétiens latins, mais même des manichéens et autres hérétiques, voire des barbares mahométans, et cela sans trouver la moindre opposition dans les scrupules du patriarche. « Je trouve ici, continua l’empereur, une si nombreuse liste de princes et de principautés en marche vers nos frontières, qu’elles pourraient rivaliser avec les anciennes armées que l’on disait avoir bu des rivières jusqu’à la dernière goutte, épuisé des royaumes et foulé aux pieds des forêts dans leur marche dévastatrice. » En prononçant ces mots, une teinte de pâleur, semblable à celle qui couvrait déjà le visage de plusieurs courtisans, vint en obcurcir le front impérial.

« Cette guerre, dit Nicéphore, offre des circonstances particulières qui la distinguent de toutes les autres, excepté celle que Son Altesse impériale fit anciennement à ceux que nous avons coutume d’appeler Francs. Nous allons avoir affaire à un peuple à qui le bruit des combats est aussi nécessaire que l’air qu’il respire, à des hommes qui, plutôt que de vivre sans guerre, assiégeraient leurs plus proches voisins, ou s’appelleraient en combat singulier, d’un ton aussi allègre que nous délierions un camarade à une course de chars. Ils sont couverts d’une armure d’acier impénétrable, qui les protège contre la lance et l’épée ; la force extraordinaire de leurs chevaux leur permet de supporter un tel poids, quoique les nôtres seraient aussi capables de porter le mont Olympe sur leurs reins. Leurs fantassins portent une arme propre à lancer des flèches qu’ils appellent une arbalète. On ne les bande point avec la main droite comme les arcs des autres nations, mais en plaçant le pied sur l’arbalète même, et tirant la corde de toute la force du corps ; cette arme lance des flèches longues comme des javelots, faites de bois dur avec une pointe de fer, et ces hommes les décochent avec tant de force, qu’elles traversent les plus forts plastrons, et même des murailles de pierre d’une épaisseur ordinaire. — Il suffit, interrompit l’empereur ; nous avons vu de nos propres yeux les lances des chevaliers francs et les arbalètes de leur infanterie. Si le ciel leur a accordé un degré de bravoure qui paraît presque surnaturel aux autres nations, la divine Providence a donné au conseil des Grecs la sagesse qu’elle a refusée aux barbares… Nous connaissons l’art de faire des conquêtes par l’habileté, plutôt que par la force brute… et nous avons l’adresse d’obtenir dans les traités des avantages que la victoire elle-même n’eût pu donner. Si nous ne connaissons pas l’usage de cette arme terrible que notre gendre appelle l’arbalète, le ciel, dans sa bonté, a soustrait à la connaissance des Francs la composition et l’emploi du feu grégeois… parfaitement nommé, puisqu’il n’est préparé que par des mains grecques, et que des Grecs seuls peuvent en lancer les éclairs sur l’ennemi étonné. » L’empereur fit une pause, et regarda autour de lui ; et quoique ses conseillers parussent encore décontenancés, il continua avec fermeté. Mais pour en revenir encore à cet écrit contenant les noms des nations qui approchent de notre frontière, il s’en présente plus d’un que notre vieille mémoire devrait nous rendre familiers, quoique nos souvenirs soient éloignés et confus. Il nous convient de savoir quels sont ces hommes, pour pouvoir profiter des dissensions et des querelles qui, étant alimentées et excitées parmi eux, peuvent les détourner heureusement de la poursuite de cette entreprise extraordinaire pour laquelle ils se trouvent maintenant unis. Voici, par exemple, un Robert à qui l’on donne le titre de duc de Normandie, qui commande une brave troupe de comtes, qualification que nous ne connaissons que trop ; de earls[14], mot qui nous est totalement inconnu, mais qui est probablement quelque titre d’honneur chez ces barbares… et de knights, dont les noms sont tirés, nous pensons, de la langue française, et aussi d’un autre jargon que nous ne sommes pas nous-même en état de comprendre. C’est à vous, très révérend et très savant patriarche, que nous pouvons le plus convenablement nous adresser pour avoir des renseignements à ce sujet. — Les devoirs de mon ministère, répondit le patriarche Zozime, m’ont empêché, depuis l’âge mûr, de me livrer à l’étude de l’histoire des royaumes éloignés ; mais le sage Agelastès, qui a lu autant de volumes qu’il, en faudrait pour remplir les rayons de la fameuse bibliothèque d’Alexandrie, est sans aucun doute à même de répondre aux questions de Votre Majesté impériale. »

Agelastès se redressa sur les jambes complaisantes qui lui avaient valu le surnom d’Éléphant, et commença une réponse aux demandes de l’empereur, plus remarquable par la facilité d’élocution que par l’exactitude. « J’ai lu, dit-il, dans ce brillant miroir qui réfléchit l’époque où vécurent nos pères, l’ouvrage du savant Procope, que le peuple des Normands et le peuple des Angles sont au fond une même race, et que le pays que l’on appelle Normandie est en réalité un district de la Gaule. Au delà, et presque en face, mais séparé par un bras de mer, est situé un affreux pays, sur lequel planent toujours les nuages sombres et les tempêtes, et qui est bien connu de ses voisins du continent pour être le séjour où les âmes des morts sont envoyées après cette vie. Sur un côté du détroit demeurent quelques pêcheurs, hommes qui possèdent une étrange charte et de singuliers privilèges, en considération de leur travail ; ce sont des bateliers vivants, remplissant les fonctions du païen Caron, qui transportent les âmes des morts dans l’île où elles font leur résidence après la mort. À la nuit close, ces pêcheurs sont à tour de rôle appelés à remplir le devoir qui parait leur valoir la permission d’habiter cette côte effrayante. On entend à la porte de la cabane de celui qui est de tour pour ce singulier service un coup qui n’est point frappé par une main mortelle. Un chuchotement, semblable au léger bruit de la brise mourante, appelle le batelier à son devoir. Il se hâte de gagner le point du rivage où se trouve sa barque, et ne l’a pas plus tôt lancée, qu’il la voit s’enfoncer sensiblement dans l’eau, par le poids des morts dont elle est remplie. On n’aperçoit aucune forme, et quoiqu’on entende des voix, les accents en sont aussi confus que ceux d’une personne qui parle dans le sommeil. Il traverse ainsi le détroit entre le continent et l’île, saisi de la terreur mystérieuse qui s’empare des vivants lorsqu’ils ont le sentiment de la présence des morts. Il arrive sur la côte opposée où les roches de craie blanche forment un vif contraste avec l’éternelle obscurité de l’atmosphère. Là, les bateliers s’arrêtent à un lieu de débarquement indiqué, mais ils ne descendent point, car cette terre n’est jamais foulée par les pieds des vivants. Le bateau se trouve allégé par degrés du poids des ombres qui ont fait la traversée, et qui suivent dans l’île la route qui leur est tracée, tandis que les mariniers retournent vers le côté du détroit qui leur est assigné, ayant achevé pour cette fois ce singulier service, en échange duquel ils jouissent de leurs cabanes de pêcheurs et de leurs autres possessions sur cette côte. » Ici il s’arrêta, et l’empereur répliqua.

« Si cette légende est réellement rapportée par Procope, très savant Agelastès, elle montre que ce célèbre historien se rapprochait plus des croyances païennes que de celles des chrétiens sur la vie future. À vrai dire, ce n’est guère là que la vieille fable du Styx. Procope, nous pensons, vivait avant la décadence du paganisme, et comme nous serions très disposés à ne point ajouter foi à beaucoup de circonstances qu’il nous rapporte touchant notre aïeul et prédécesseur Justinien, de même nous n’aurons pas grande confiance en lui à l’avenir en fait de connaissances géographiques. En attendant qu’as-tu donc Achille Tatius, et pourquoi parles-tu tout bas à ce soldat ? — Ma tête, répondit Achille Tatius, est à la disposition de Votre Altesse impériale, prête à expier l’inconvenante offense que j’ai commise. Je demandais seulement à cet Hereward, ici présent, ce qu’il savait à ce sujet ; car j’ai entendu plusieurs fois mes Varangiens s’appeler Anglo-Danois, Normands, Bretons, ou s’assigner quelques autres épithètes barbares semblables, et je suis sûr que quelques uns de ces sons barbares, et peut-être tous, servent à désigner le lieu natal de ces exilés, trop heureux d’être bannis des ténèbres de la barbarie dans le voisinage lumineux de votre présence impériale. — Parle donc, Varangien, au nom du ciel, reprit l’empereur, et apprends-nous si nous devons voir des amis ou des ennemis dans ces hommes de Normandie qui approchent maintenant de nos frontières. Parle avec courage ; et si tu crains quelque danger, rappelle-toi que tu sers un prince capable de te protéger ! — Puisque j’ai la liberté de parler, répondit le garde du corps, et quoique je connaisse peu la langue grecque, que vous appelez romaine, je pense qu’il doit me suffire de demander à Son Altesse impériale, en place de toute indemnité, don ou gratification, puisque son bon plaisir a été de m’en destiner, la faveur d’être placé au premier rang dans la bataille qui sera livrée à ces mêmes Normands et à leur duc Robert ; et si l’empereur veut bien m’accorder l’appui des Varangiens qui, pour l’amour de moi, ou par haine pour leurs anciens tyrans, pourront être disposés à joindre leurs bras au mien, je ne doute guère que je ne termine les longs comptes que nous avons à régler avec ces hommes, de telle sorte que les aigles et les loups de la Grèce leur rendront les derniers devoirs en leur arrachant la chair de dessus les os. — Quelle est donc, mon brave soldat, la cause de cette haine terrible qui, après tant d’années, te met dans une telle fureur au nom seul de la Normandie ? — Votre Altesse impériale en sera juge. Mes ancêtres, et ceux de la plupart des gardes du corps, sont descendus d’une race valeureuse appelée les Anglo-Saxons, qui habitaient le nord de la Germanie. Personne, si ce n’est peut-être un prêtre versé dans l’art de consulter les anciennes chroniques, ne peut deviner combien il y a de temps qu’ils se rendirent dans l’Île de la Grande-Bretagne, alors ravagée par la guerre civile. Ils y passèrent néanmoins à la demande des insulaires, car les habitans du Sud avaient imploré le secours des Angles. Des provinces leur furent accordées en récompense de l’assistance qu’ils avaient libéralement fournie, et la plus grande partie de l’île devint par degrés la propriété des Anglo-Saxons, qui l’occupèrent d’abord divisée en plusieurs principautés, et en dernier lieu comme un seul royaume parlant la langue et observant les usages de la plupart de ceux qui forment aujourd’hui votre garde du corps de Varangiens ou exilés. Avec le temps, les Northmen[15] se firent connaître aux peuples des climats plus méridionaux. On les appelait ainsi parce qu’ils venaient des régions éloignées de la mer Baltique… immense océan, quelquefois couvert entièrement de glaces aussi dures que les rochers du mont Caucase. Ils allaient chercher des climats plus doux que celui que la nature leur avait assigné : or, celui de la France était délicieux, et les hommes qui l’habitaient n’aimaient pas la guerre : les Northmen leur arrachèrent la concession d’une grande province, qui fut, du nom de ceux qui venaient s’y établir, appelée Normandie, quoique j’aie entendu dire à mon père que ce n’était point son vrai nom. Ils s’y établirent sous l’autorité d’un duc qui reconnaissait la puissance supérieure du roi de France, c’est-à-dire qui obéissait à ce prince quand il lui convenait de le faire.

« Il y a plusieurs années, tandis que ces deux nations de Normands et d’Anglo-Saxons résidaient tranquillement sur les bords opposés du bras de mer qui sépare la France de l’Angleterre, Guillaume, duc de Normandie, leva subitement une armée considérable, débarqua dans le pays de Kent, qui est de l’autre côté du détroit, et défit dans une grande bataille Harold, qui était alors roi des Anglo-Saxons. Le récit de ce qui s’ensuivit est une source de désespoir. Il s’est livré anciennement des batailles qui ont eu des résultats terribles, mais que le temps néanmoins pouvait effacer ; mais, ô douleur ! à Hastings… la bannière de mon pays tomba pour ne jamais se relever. Le char de l’oppression a passé sa route sur nous. Tout ce qu’il y avait de braves a quitté le pays, et de tous les Anglais… car tel est notre nom véritable… nul n’est resté en Angleterre, si ce n’est pour être esclave des conquérants. Plusieurs individus descendants des Danois, qui étaient venus s’établir en différentes occasions sur le sol de l’Angleterre, furent enveloppés dans le malheur commun. Tout fut dévasté par les vainqueurs. La maison de mon père n’est plus aujourd’hui qu’une ruine inaperçue au milieu d’une vaste forêt qui s’est étendue sur l’emplacement des champs fertiles et des gras pâturages, qui de leurs produits nourrissaient une race vigoureuse. Les flammes ont détruit l’église où dorment les ancêtres de ma famille ; et moi, le dernier de leurs descendants, j’erre en d’autres climats… versant mon sang pour les querelles des autres, servant un maître étranger, quoique bon ; en un mot, je suis un banni… un Varangien. — Plus heureux dans cette situation, ajouta Achille Tatius, que dans toute la simplicité barbare dont vos ancêtres faisaient un si grand cas, puisque vous vous trouvez maintenant sous la bienfaisante influence du sourire qui vivifie le monde. — Il est inutile de parler de cela, » dit le Varangien avec une contenance froide.

« Ces Normands, demanda l’empereur, sont donc ceux par qui la célèbre île de la Grande-Bretagne est aujourd’hui conquise et gouvernée ? — Il n’est que trop vrai, répondit le Varangien. — C’est donc un peuple brave et belliqueux ? — Il serait bas et déloyal de parler mal d’un ennemi. Ils m’ont fait du tort, et un tort irréparable ; mais dire des faussetés sur leur compte ne serait que la vengeance d’une femme. Quoiqu’ils soient mes ennemis mortels, et qu’ils ne m’offrent que des souvenirs de haine et d’exécration, je ne puis m’empêcher de dire que, si toutes les troupes de l’Europe étaient rangées en ligne comme il paraît qu’elles le seront, aucune nation ou peuplade n’oserait, pour la bravoure, réclamer le pas sur les fiers Normands. — Et ce duc Robert, qu’est-il ? — C’est ce que je ne puis aussi bien expliquer. Il est fils, le fils aîné, dit-on, du tyran Guillaume, qui subjugua l’Angleterre, lorsque je n’étais encore qu’au berceau. Ce Guillaume, le vainqueur d’Hastings, est aujourd’hui mort, assure-t-on ; mais comme son fils aîné, le duc Robert, a hérité du duché de Normandie, il semblerait que quelque autre de ses enfants a été assez heureux pour acquérir le trône d’Angleterre… À moins que, comme la ferme de quelque paysan obscur, ce beau royaume n’ait été divisé entre tous les enfants du tyran. — Nous avons appris à ce sujet, dit l’empereur, quelque chose que nous essayerons de concilier à loisir avec le récit de ce brave soldat ; regardons les paroles de cet honnête Varangien comme des témoignages positifs dans tout ce qu’il affirme savoir par lui-même. Et maintenant, mes graves et dignes conseillers, il est temps de clore le service du soir dans le temple des Muses. Ces nouvelles affligeantes, apportées par notre très cher gendre le césar, nous ont fait prolonger la cérémonie de notre culte envers ces savantes déesses plus avant dans la nuit que ne le comporte la santé de notre épouse et de notre fille bien-aimées ; d’ailleurs cette communication nous offre à nous-mêmes un sujet de grave délibération. »

Les courtisans épuisèrent leur génie à faire au ciel les prières les plus ingénieuses, pour qu’il détournât toutes les conséquences funestes que pouvait entraîner cette vigilance excessive.

Nicéphore et sa belle épouse causèrent ensemble comme deux personnes également désireuses de mettre un terme à la mésintelligence accidentelle qui avait eu lieu entre elles. « En rendant compte de cette effrayante nouvelle, mon césar, disait la princesse, tu as dit des choses aussi élégamment tournées que si les neuf déesses auxquelles ce temple est dédié t’avaient chacune prêté leur secours pour les pensées et l’expression. — Je n’ai nullement besoin de leur assistance, répondit Nicéphore, puisque je possède une muse dont le génie embrasse tous les attributs que les païens ont vainement assignés aux neuf déités du Parnasse ! — Très bien, » reprit la belle historienne en s’appuyant pour sortir sur le bras de son mari ; « mais si vous chargez votre épouse de louanges bien au delà de ses mérites, il faut que vous lui prêtiez votre bras pour la soutenir sous le lourd fardeau qu’il vous plaît de lui imposer. » Les conseillers se séparèrent lorsque la famille impériale se fut retirée, et plusieurs d’entre eux cherchèrent à se dédommager, dans des cercles moins honorables mais plus dégagés de cérémonial, de la contrainte qu’ils s’étaient imposée dans le temple des Muses.


CHAPITRE VI.

L’AVEU.


Homme vain ! tu peux trouver celle qui a ton amour aussi belle que les hyperboles que te dicte ton aveugle tendresse te permettront de le faire. Elle peut être incomparable dans sa personne, être douée d’une âme toute divine pour répondre à la beauté de son corps ; mais écoute bien ce que je te dis… Jamais tu ne pourras la dire supérieure à son sexe, tant qu’une femme vivra… je suis son adorateur sincère.
Vieille Comédie.


Achille Tatius, suivi de son fidèle Varangien, se glissa à travers l’assemblée qui se dispersait silencieuse et presque imperceptible, de même que la neige se fond sur le sommet des Alpes, à mesure que les jours deviennent plus doux. Un pas retentissant ou le bruit d’une armure n’annonçait point la retraite des guerriers. L’idée même de la nécessité des gardes ne devait point se manifester d’une manière trop ostensible, parce que, aussi près de l’empereur, la seule émanation répandue autour du souverain du monde suffisait pour le rendre inattaquable. Ainsi les plus vieux et les plus adroits courtisans, parmi lesquels il ne fallait point oublier notre ami Agelastès, étaient d’opinion que quoique l’empereur employât le ministère des Varangiens et d’autres gardes, c’était plutôt pour la forme que par la crainte d’un crime d’un genre si odieux, qu’il était regarde comme impossible ; et cette doctrine se répétait de bouche en bouche dans ces mêmes appartemens où avait violemment péri plus d’un empereur ; et quelquefois il était appuyé par les personnes mêmes qui dressaient journellement des plans pour mettre à exécution quelque sombre conspiration contre l’empereur régnant.

À la fin le capitaine des gardes du corps et son fidèle compagnon se trouvèrent hors des murs du palais de Blaquernal. Le passage que prit Achille pour leur sortie était terminé par une poterne qu’un seul Varangien ferma derrière eux, tirant en même temps les verroux et les barres qui produisirent un bruit sinistre et discordant. En se retournant pour regarder la masse de tourelles, de créneaux et de flèches d’où ils étaient enfin sortis, Hereward sentit son cœur soulagé de se trouver de nouveau sous la voûte azurée du ciel de la Grèce où les planètes jetaient un éclat inaccoutumé. Il poussa un long soupir et se frotta les mains de plaisir, comme un homme qu’on vient de rendre à la liberté. Il parla même à son chef, ce qu’il n’avait jamais coutume de faire, à moins que celui-ci ne lui adressât le premier la parole. « Il me semble que l’air de ces appartemens, valeureux capitaine, porte avec lui un parfum qui, quoiqu’on puisse le trouver doux, est si étouffant, qu’il conviendrait mieux à des chambres sépulcrales qu’à l’habitation des hommes. Je suis fort heureux de me trouver libre de cette influence. — Sois donc heureux, répliqua Achille Tatius, puisque ton esprit commun et lourd se sent suffoqué plutôt que rafraîchi par cette brise qui, au lieu de donner la mort, pourrait rappeler les morts eux-mêmes à la vie. Cependant je dois dire en ta faveur, Hereward, que, né dans la barbarie et dans le cercle étroit des désirs et des plaisirs d’un sauvage, et n’ayant d’autres idées de la vie que celles que tu as pu tirer de rapports grossiers et bas, tu es cependant destiné par la nature à de plus grandes choses, car tu as soutenu aujourd’hui une épreuve dans laquelle pas un soldat de mon noble corps (ce ne sont que des masses inertes glacées par la barbarie) n’eût pu égaler la manière dont tu as soutenu ton rôle. Et, parle-moi franchement, n’en as-tu pas été récompensé ? — C’est ce que je ne nierai jamais. Le plaisir de savoir, vingt-quatre heures peut-être avant mes camarades, que les Normands arrivent ici pour nous fournir l’occasion d’une vengeance pleine et entière de la journée d’Hastings, est une belle récompense, même pour la tâche de passer quelques heures à entendre le babil d’une dame qui a écrit sur ce qu’elle ne connaît pas, et les commentaires flagorneurs des assistants, qui prétendaient lui rendre compte de ce qu’ils n’avaient pas vu eux-mêmes. — Hereward, mon brave jeune homme, tu délires, et je pense que je ferais bien de te placer entre les mains de quelque médecin habile. Trop de hardiesse, mon valeureux soldat, ressemble à de la témérité. Il était naturel que tu ressentisses une juste fierté de la situation où tu te trouvais tout à l’heure ; cependant, si tu en conçois de la vanité, il ne pourra en résulter que de la folie. Comment ? Tu as regardé hardiment en face une princesse née dans la pourpre, en présence de qui mes propres yeux, quoique habitués à un semblable spectacle, ne se sont jamais élevés au delà du bas de son voile. — Cela peut être, au nom du ciel ! Cependant les belles figures sont faites pour être regardées, et les yeux des jeunes hommes pour les voir. — Si c’est là leur destination, les tiens, je le suppose hardiment, n’ont jamais trouvé une plus belle apologie pour la licence que tu as prise en regardant ce soir la princesse. — Brave chef ou suivant, quel que soit le titre que vous préférez, ne poussez pas à bout un homme franc, qui désire remplir son devoir en tout honneur pour la famille impériale. La princesse, femme du césar, et née, dites-vous, couleur de pourpre, n’en est pas moins douée aujourd’hui de la physionomie d’une très jolie femme. Elle a composé une histoire sur laquelle je n’ai pas la prétention de former un jugement, puisque je ne puis pas la comprendre ; elle chante comme un ange ; et pour conclure à la manière des chevaliers d’aujourd’hui, quoique je ne me serve pas habituellement de leur langage… je dirai de grand cœur que je suis prêt à entrer en lice contre quiconque osera mal parler de la beauté de la personne impériale d’Anne Comnène et des vertus de son âme. Ceci une fois déclaré, mon noble capitaine, nous avons dit tout ce qu’il vous appartient à vous de demander, et à moi de répondre. Qu’il y ait des femmes plus belles que la princesse, c’est ce qui ne souffre pas de doute, et j’en forme d’autant moins à cet égard, que j’ai moi-même vu une personne très supérieure ; et sur ce, terminons notre dialogue. — Ta beauté, à toi, fou sans pareil, dit Achille, doit être la fille de quelque rustaud du Nord, aux larges épaules, demeurant porte à porte avec celui qui a engendré un âne de ton espèce, maudit du ciel qui lui a refusé tout discernement. — Vous pouvez dire ce qu’il vous plaira, capitaine, car il vaut mieux pour tous deux que vous ne puissiez m’offenser sur un pareil sujet, moi qui fais aussi peu de cas de votre jugement que vous pouvez en faire du mien. Vous ne pouvez dire d’ailleurs aucun mal d’une personne que vous n’avez jamais vue, sans cela je n’aurais peut-être pas supporté aussi patiemment ces réflexions, même de la part d’un supérieur militaire. »

Achille avait la pénétration nécessaire à un homme dans sa situation. Il ne poussait jamais à bout les esprits fougueux qu’il commandait, et ne se permettait jamais aucune liberté avec eux au delà de ce que leur patience pouvait endurer. Hereward était un favori, et avait du moins une amitié et des égards sincères pour son commandant. Lors donc que l’Acolouthos, au lieu de se fâcher de son audace, s’excusa d’un ton amical d’avoir heurté ses sentiments, le mécontentement passager qui avait régné entre eux disparut aussitôt. L’officier regagna sur-le-champ son autorité, et le soldat reprit, en poussant un profond soupir donné à quelque souvenir lointain, sa réserve et son silence accoutumés. Au fait, l’Acolouthos avait sur Hereward des projets ultérieurs, dont il ne voulait lui donner pour le moment qu’une idée fort éloignée.

Après une longue pause durant laquelle ils approchaient des casernes, bâtiment sombre et fortifié, construit pour y loger les gardes du corps, le capitaine dit à son subordonné de se rapprocher de lui, et lui adressa les mots suivants d’un ton confidentiel : « Hereward, mon ami, quoiqu’il ne soit guère à supposer qu’en présence de la famille impériale tu aies remarqué personne qui ne fût pas de son sang, ou plutôt, comme le dit Homère, qui ne participât point du divin ichor[16] qui, dans leurs personnes sacrées, remplace ce fluide vulgaire ; néanmoins, durant une audience si longue, tu pourrais, en raison de sa personne et de ses vêtements assez extraordinaires à la cour, avoir distingué Agelastès, que nous autres courtisans nous appelons l’Éléphant, vu la rigueur avec laquelle il observe la règle qui défend à qui que ce soit de s’asseoir ou de s’appuyer en présence de l’empereur. — Je crois, répliqua le soldat, que j’ai remarqué l’homme dont vous voulez me parler. Son âge était d’environ soixante-dix ans, c’était un homme gros et replet… et sa tête, entièrement chauve, était largement contrebalancée par une énorme barbe blanche, qui descendait en boucles ondoyantes sur sa poitrine, et se prolongeait jusqu’à la serviette qui lui ceignait les reins, en place de la ceinture de soie que portent les personnages d’un haut rang. — Très exactement observé, mon Varangien. Qu’as-tu encore remarqué sur cette personne ? — Son manteau était d’une étoffe aussi grossière que ceux des gens de la plus basse condition ; mais il était d’une exacte propreté, comme si l’intention de celui qui le portait eût été de montrer sa pauvreté ou de l’indifférence et du mépris pour la toilette, évitant en même temps tout ce qui aurait pu offrir quelque chose de négligé, de sale ou de repoussant. — Par sainte Sophie, tu me confonds ! le prophète Balaam ne fut pas plus surpris lorsque son âne retourna la tête et lui parla… Et qu’as-tu encore remarqué concernant cet homme ? Je vois que ceux avec qui tu te trouves ont besoin de prendre garde à tes observations tout autant qu’à ta hache d’armes. — S’il plaît à Votre Valeur, nous autres Anglais nous avons des yeux aussi bien que des mains ; mais ce n’est que pour nous acquitter d’un devoir que nous permettons à notre langue de s’exercer sur ce que nous avons observé. J’ai remarqué peu de chose dans la conversation de cet homme ; mais, d’après ce que j’ai entendu, il me semblait ne pas être éloigné de vouloir faire ce que nous appelons le bouffon ou le paillasse dans la conversation ; rôle qui, vu l’âge et la physionomie de cet homme, n’est pas naturel, je le pense du moins, mais joué dans quelque intention profondément calculée. — Hereward, tu viens de parler comme un ange envoyé ici-bas pour sonder le cœur des hommes. Cet Agelastès est une contradiction telle que la terre en a rarement produit de semblable. Possédant toute la pénétration qui anciennement faisait confondre les sages de cette nation avec les dieux eux-mêmes, Agelastès a toute la ruse du premier Brutus, qui déguisait ses qualités sous l’extérieur d’un bouffon. Il paraît ne rechercher aucune charge ; il ne prétend à aucune considération ; il ne se montre à la cour que lorsqu’il en est positivement requis : néanmoins, que dirai-je, mon brave soldat, d’une influence obtenue sans aucun effort apparent, et s’étendant pour ainsi dire jusqu’à l’intérieur des pensées des hommes, qui paraissent agir selon ses désirs, sans qu’il les en sollicite ? On rapporte d’étranges choses sur ses communications avec d’autres êtres que nos pères honoraient par des prières et des sacrifices. Je suis résolu cependant de connaître la route par laquelle il gravit si haut et si aisément vers le point où tout le monde aspire à la cour, et il y aura bien du malheur s’il ne partage pas son échelle avec moi, ou si je ne la lui arrache pas de dessous les pieds. C’est toi, Hereward, que j’ai choisi pour m’aider dans cette affaire, comme les chevaliers, parmi ces Francs infidèles, choisissent, lorsqu’ils partent pour chercher aventure, un écuyer vigoureux, ou un compagnon d’un rang inférieur, afin de partager avec lui les dangers et la récompense ; et j’y suis porté autant pour la finesse que tu as montrée ce soir que pour ton courage, qui égale, ou plutôt qui surpasse le courage de tes compagnons. — Je suis obligé à Votre Valeur et la remercie, » répliqua le Varangien plus froidement peut-être que son officier ne s’y attendait ; « je suis prêt, comme il est de mon devoir, à vous servir en tout ce qui s’accordera avec ce que Dieu et l’empereur attendent de mes services. Je dirai seulement qu’en qualité de soldat, ayant prêté serment, je ne ferai rien de contraire aux lois de l’empire, et que, comme chrétien sincère, quoique ignorant, je ne veux nullement avoir affaire avec les dieux des païens, si ce n’est pour les défier au nom et avec la protection des saints. — Imbécile ! penses-tu que moi, qui possède déjà une des premières dignités de l’empire, je puisse méditer rien de contraire à Alexis Comnène, ou, ce qui serait à peine plus criminel, que moi, l’ami de cœur et l’allié du révérend patriarche Zozime, je voulusse me mêler avec rien qui eût un rapport, même éloigné, avec l’hérésie ou l’idolâtrie ? — Certainement personne n’en serait plus surpris ou peiné que moi ; mais lorsque nous entrons dans un labyrinthe, nous devons déclarer que nous avons un but invariable et déterminé ; c’est toujours un moyen de marcher droit. Les gens de ce pays ont tant de manières de dire la même chose, qu’on a peine à savoir au bout du compte quelle est leur intention réelle. Nous Anglais, au contraire, nous ne pouvons exprimer notre pensée que par un seul assemblage de mots ; mais il est tel que tout l’esprit du monde ne pourrait en tirer un double sens. — Cela suffit. Demain nous en dirons davantage ; à cette fin tu te rendras à mon quartier après le coucher du soleil. Écoute encore ; la journée de demain, tant que le soleil brillera dans les cieux, t’appartiendra pour t’amuser ou te reposer. Emploie ton temps de cette dernière manière si tu m’en crois, car la soirée, comme celle d’aujourd’hui, pourrait nous voir tard sur pied. »

En parlant ainsi ils entrèrent dans la caserne, où ils se séparèrent… Achille Tatius se dirigea vers les appartements splendides qui lui étaient assignés en qualité de commandant des Varangiens, et l’Anglo-Saxon regagna le modeste logement qu’il ocuppait comme officier subalterne du même corps.


CHAPITRE VII.

LE CONSEIL.


On ne vit point réunies des forces suffisantes, ni un si vaste camp, lorsque Agrican, avec toutes les puissances du Nord, assiégea Albraca, comme nous le voyons dans les romans, la ville de Gallaphron, pour en ramener la plus belle de son sexe, Angélique, sa fille, recherchée par plusieurs preux chevaliers païens ou pairs de Charlemagne.
Le Paradis regagné.


De grand matin, le jour qui suivit celui dont nous avons rappelé le souvenir, le conseil impérial fut assemblé. Là le grand nombre d’officiers généraux, revêtus de titres ambitieux, déguisait, sous un voile bien transparent, la faiblesse de l’empire grec. Les chefs étaient nombreux et les distinctions de leur rang minutieuses, mais les soldats étaient rares.

Les charges, autrefois remplies par des préfets, des préteurs et des questeurs, étaient alors occupées par des personnes graduellement élevées jusque-là, et qui, devant leurs titres aux services domestiques rendus à l’empereur, malgré cette circonstance, ou plutôt à cause même de cette circonstance, possédaient la véritable source du crédit dans cette cour despotique. Une longue suite d’officiers entra dans la grande salle du château de Blaquernal, et chacun d’eux avança aussi loin que son grade le lui permettait ; à chaque antichambre que ces dignitaires traversaient, ils laissaient en arrière ceux à qui le rang ne donnait pas le privilège d’aller plus avant. De cette sorte, quand ils atteignirent la salle d’audience (ce qu’ils ne tirent qu’après avoir traversé dix antichambres), ils ne se trouvèrent que cinq en présence de l’empereur, dans cette profonde et très sacrée retraite de la royauté, retraite décorée avec toute la splendeur de l’époque.

L’empereur Alexis était assis sur un trône de bronze, enrichi de pierres précieuses, et flanqué des deux côtés, probablement en imitation de la magnificence de Salomon, d’un lion couché, de ce même métal précieux. Pour ne pas décrire toutes les richesses de ce lieu, nous nous bornerons à mentionner un arbre, dont le tronc d’or s’élevait derrière le trône, qu’il ombrageait de ses branches. Parmi le feuillage étaient des oiseaux de diverses espèces, soigneusement travaillés et émaillés, et des fruits composés de pierres précieuses brillaient entre les feuilles. Cinq officiers seuls, occupant les premières places de l’État, jouissaient du privilège de pénétrer dans cette retraite sacrée lorsque l’empereur tenait conseil. C’étaient le Grand Domestique, que l’on pourrait comparer à un premier ministre de nos jours ; le Logothète, ou chancelier ; le Protospathaire, ou général en chef dont nous avons déjà parlé ; l’Acolouthos, chef des Varangiens, et le Patriarche.

Les portes de cet appartement retiré et l’antichambre adjacente étaient gardées par six esclaves nubiens difformes, dont les figures ridées et flétries formaient un hideux contraste avec leurs vêtements blancs comme la neige, et leur costume splendide. Ils étaient muets comme les misérables agents du despotisme de l’Orient, afin qu’ils fussent dans l’impossibilité de divulguer les actes de tyrannie dont ils étaient les instruments passifs. On les regardait généralement plutôt avec horreur qu’avec compassion ; car tout le monde pensait que ces esclaves éprouvaient un malin plaisir à venger sur les autres les irréparables outrages qui les avaient séparés de l’humanité.

C’était la coutume alors (quoique, de même que plusieurs autres usages des Grecs, elle serait jugée puérile de nos jours) que, par un effet de mécanique dont on se rend aisément compte, les lions, à l’entrée d’un étranger, se levaient et rugissaient, le vent sifflait dans le feuillage de l’arbre ; les oiseaux sautaient de branche en branche, béquetaient les fruits et remplissaient l’appartement du bruit de leurs chants. Cet appareil avait presque alarmé plus d’un ambassadeur ; et il était d’usage que les conseillers grecs témoignassent les mêmes sensations de crainte et de surprise lorsqu’ils entendaient le rugissement des lions et le concert des oiseaux, quoique ce fût, peut-être, pour la cinquantième fois… En cette occasion, en raison de l’urgence des affaires qui réunissaient le conseil, ces cérémonies furent entièrement omises.

Le discours de l’empereur, dans sa première partie, sembla vouloir suppléer au rugissement des lions, et il se termina sur un ton qui ressemblait assez bien au gazouillement des oiseaux.

Dès ses premières phrases, il parla de l’audace et de l’insolence inouïe des millions de Francs, qui, sous le prétexte d’arracher la Palestine aux mains des infidèles, avaient osé envahir le territoire sacré de l’empire. Il les menaça de châtiments, que ses troupes innombrables et ses officiers leur infligeraient fort aisément, prétendit-il. Les auditeurs, et particulièrement les militaires, répondirent à tout cela par un assentiment complet.

Alexis cependant ne persista pas long-temps dans les intentions belliqueuses qu’il avait d’abord manifestées. Les Francs, comme il parut à la fin en faire la réflexion, professaient le christianisme. Peut-être étaient-ils sérieux dans leur prétexte d’une croisade, dans lequel cas leurs motifs, quoique erronés, réclamaient un certain degré d’indulgence et même de respect. Leur nombre aussi était grand, et leur valeur ne pouvait être méprisée de ceux qui les avaient vu combattre à Durazzo et ailleurs. Ils pouvaient aussi devenir à la longue, par la permission de la suprême Providence, la cause de grands avantages pour l’empire très sacré, quoiqu’ils s’en approchassent avec si peu de cérémonie. Il avait, en conséquence, unissant les vertus de la prudence, de l’humanité et de la générosité, à cette valeur qui doit toujours enflammer le cœur d’un empereur, formé un plan qu’il allait soumettre à leur considération, afin de le mettre à exécution. Et d’abord, il demandait au grand domestique de faire connaître sur quelles forces on pouvait compter dans la partie occidentale du Bosphore.

« Les forces de l’empire sont innombrables comme les étoiles du ciel et le sable du rivage de la mer, répondit le grand domestique. — Ce serait un belle réponse, dit l’empereur, s’il y avait des étrangers présents à cette conférence ; mais puisque nous tenons un conseil particulier, il est nécessaire que je sache exactement à quel nombre d’hommes se monte l’armée sur laquelle je dois compter. Réservez votre éloquence pour une occasion plus convenable, et faites-moi connaître ce que vous entendez dans le moment actuel par le mot innombrable. »

Le grand domestique hésita quelque temps ; mais comme il sentit que c’était un moment dans lequel il ne serait pas bon de plaisanter (car Alexis Comnène était quelquefois à redouter), enfin il répondit avec quelque trouble : « Mon maître et seigneur impérial, personne ne sait mieux que vous qu’une telle réponse ne peut être faite à la hâte, si on veut en même temps qu’elle soit correcte dans ses résultats. Le nombre d’hommes de l’armée impériale entre cette capitale et la frontière occidentale de l’empire, en déduisant les absents par congé, ne peut compter pour plus de vingt-cinq mille ou trente mille au plus. »

Alexis se frappa le front avec la main ; et les conseillers, le voyant s’abandonner à d’aussi violentes expressions de douleur et de surprise, entrèrent dans des discussions qu’ils auraient autrement réservées pour un lieu et une occasion plus convenables.

« Par la confiance que Votre Altesse place en moi, dit le logothète, il a été tiré des coffres de Votre Altesse, dans le cours de l’année dernière, assez d’or pour payer un nombre de guerriers armés double de celui que le grand domestique vient de mentionner. — Votre Altesse impériale, » répliqua le ministre accusé, avec une forte dose de chaleur, « se rappellera aisément que les garnisons sédentaires doivent être ajoutées aux troupes mobiles, desquelles ce griffonneur de chiffres ne tient aucun compte. — Paix, tous les deux ! » dit Alexis en reprenant son sang-froid. « Le nombre réel de nos troupes est, à dire le vrai, moindre que nous ne le pensions ; mais n’allons pas, en nous querellant, augmenter les difficultés de notre position. Dispersez ces troupes entre cette ville et la frontière occidentale de l’empire, dans les vallées, dans les défilés, derrière des chaînes de montagnes, et dans des terrains difficiles, où un peu d’art peut faire que peu d’hommes offrent l’apparence d’une grande quantité. Pendant qu’on fera ces dispositions, nous continuerons à traiter avec ces croisés, comme ils s’appellent, des conditions auxquelles nous consentirons à les laisser passer par nos États ; et nous ne sommes pas sans espoir de négocier de manière à gagner de grands avantages pour notre royaume. Nous insisterons pour qu’ils ne traversent nos provinces que par cinquante mille hommes, que nous transporterons successivement en Asie, de sorte qu’un trop grand nombre ne mettra jamais en danger, en s’assemblant sous nos murs, la sûreté de la métropole du monde.

« Dans leur marche vers les rives du Bosphore, nous leur fournirons des provisions, s’ils s’avancent paisiblement et avec ordre ; et si quelques uns s’écartent de leurs étendards, ou insultent le pays par leur maraudage, nous supposons que nos valeureux paysans n’hésiteront pas à réprimer leurs excès, et cela, sans que nous donnions d’ordres positifs, car nous ne nous mettrions pas volontiers dans le cas d’être accusé de manquer à nos engagements. Nous supposons aussi que les Scythes, les Arabes, les Syriens, et les autres troupes mercenaires à notre service, ne souffriront pas que nos sujets succombent dans une juste défense. Et comme il n’y aurait pas de justice à affamer notre propre pays pour nourrir des étrangers, nous ne serons jamais surpris ni irrité d’apprendre que, dans une certaine quantité de farine, il se trouve quelques sacs remplis de craie ou de chaux, ou autre substance semblable. En effet, il est impossible de se figurer ce que l’estomac d’un Franc peut digérer sans inconvénient. Leurs guides aussi, que vous choisirez en conséquence, auront soin de conduire les croisés par des routes détournées et difficiles : ce qui sera leur rendre un service réel, en les accoutumant aux fatigues du pays et aux rigueurs du climat, qu’ils seraient autrement obligés de supporter sans y être préparés.

« En attendant, dans vos entrevues avec leurs chefs, qu’ils appellent comtes, et dont chacun se croit aussi grand qu’un empereur, vous aurez soin de ne point offenser leur présomption naturelle, et de ne manquer aucune occasion de les informer de la richesse et de la magnificence de notre gouvernement. On pourra même donner des sommes d’argent à des personnages importants, et faire des largesses moins considérables à ceux d’un rang inférieur. Vous, notre logothète, vous prendrez des mesures en conséquence ; et vous, notre grand domestique, vous aurez soin que les soldats qui couperont les partis détachés de Francs se présentent dans le costume sauvage et sous l’apparence d’infidèles. En vous recommandant ces précautions, j’ai l’intention de faire que les croisés ayant senti le prix de notre amitié, et, en quelque sorte le danger de notre inimitié, ceux que nous transporterons en Asie soient réduits, quelque peu maniables qu’ils soient, à un corps plus petit et plus compacte, dont nous puissions faire ce que nous voudrons dans notre prudence chrétienne. Ainsi, en employant de belles paroles avec l’un, des menaces avec l’autre ; en offrant de l’or aux avares, du pouvoir aux ambitieux, et des raisons à ceux qui sont en état de les entendre, nous ne doutons point que nous n’amenions ces Francs, rassemblés de mille points divers, à nous reconnaître comme leur supérieur commun. Ils n’iront point choisir un chef parmi eux, lorsqu’ils viendront à connaître ce fait important que chaque village de la Palestine, depuis Dan jusqu’à Beersheba, est par droit d’origine la propriété du saint empire romain et que tout chrétien qui veut recouvrer ce pays doit faire la guerre comme notre sujet, et tenir en fief, comme notre vassal, toute conquête qu’il pourrait faire. Le vice et la vertu, le bon sens et la folie, l’ambition et la religion désintéressée, recommanderont également à ceux de ces hommes singuliers qui survivront, de devenir les feudataires de l’empire, non ses ennemis, et le bouclier, non les assaillants de votre paternel empereur. »

Il se fit une inclination de tête générale parmi les courtisans, accompagnée de l’exclamation : « Longue vie à l’empereur ! »

Quand les acclamations se furent calmées, Alexis continua : « Je répète encore que mon fidèle grand domestique et ceux qui agissent sous ses ordres auront soin de confier l’exécution de la partie de nos ordres qui pourraient avoir l’air d’une agression, à des troupes d’un extérieur et d’un langage étrangers ; et ceux-ci, je le dis avec douleur, sont plus nombreux dans notre armée impériale que nos sujets naturels et orthodoxes. »

Le patriarche interposa ici son opinion. « Il y a une consolation, dit-il, dans la pensée que les naturels romains sont peu nombreux dans l’armée, puisqu’un métier tel que la guerre est plus convenablement rempli par ceux dont les doctrines, aussi bien que les actions, méritent la condamnation éternelle dans l’autre monde. — Révérend patriarche, répliqua l’empereur, nous ne soutiendrions pas volontiers, avec les barbares infidèles, que le paradis doit se gagner par le sabre ; néanmoins nous espérerions qu’un Romain mourant en combattant pour sa religion et son empereur peut avoir tout aussi bonne chance d’être admis dans le ciel, qu’un homme qui meurt en paix et les mains pures de sang. — Il me suffira de dire, reprit le patriarche, que les doctrines de l’Église sont moins indulgentes. Elle est elle-même pacifique, et la promesse de ses grâces est pour ceux qui ont été des hommes de paix. Cependant ne croyez pas que je ferme les portes du ciel à un soldat à cause de cette qualité, s’il croit à toutes les doctrines de notre Église, et se conforme à toutes nos observances ; encore moins condamnerais-je les sages précautions de Votre Majesté pour diminuer le pouvoir et éclaircir les rangs de ces hérétiques latins ; ces hommes qui viennent ici nous dépouiller, et piller peut-être l’Église et le temple, sous le vain prétexte que le ciel leur permettra, à eux souillés de tant d’hérésies, de reconquérir la terre sainte, que de vrais chrétiens orthodoxes, les prédécesseurs sacrés de Votre Majesté, n’ont pas pu défendre contre les infidèles. J’espère bien que Votre Majesté ne permettra pas aux Latins de former un seul établissement, sans qu’on y érige une croix dont les quatre branches soient d’égale longueur, au lieu de cette damnable erreur qui prolonge, dans les églises d’Occident, la partie inférieure de ce très saint emblème. — Révérend patriarche, répondit l’empereur, ne croyez pas que nous pensions légèrement de vos importans scrupules ; mais la question maintenant n’est pas de savoir de quelle manière nous pourrons convertir ces hérétiques latins à la vraie foi, mais comment nous pourrons éviter d’être envahis par leur nombre qui est semblable aux myriades de sauterelles qui parurent avant eux et qui nous annonçaient leur approche. — Votre Majesté, dit le patriarche, agira avec sa prudence ordinaire ; pour ma part, j’ai seulement exposé mes doutes, afin de sauver mon âme. — Nous ne faisons point de tort à vos sentiments en les interprétant, très révérend patriarche, répliqua l’empereur ; et quant à vous (s’adressant aux autres conseillers), vous suivrez ces instructions séparées délivrées pour diriger l’exécution des ordres que je vous ai donnés d’une manière générale. Elles sont écrites avec l’encre sacrée, et notre signature sacrée est convenablement nuancée de vert et de pourpre : qu’on les suive donc à la lettre. Nous-même nous prendrons le commandement des bandes d’immortels qui restent dans la ville, et nous y joindrons les cohortes de nos fidèles Varangiens. À la tête de ces troupes, nous attendrons l’arrivée de ces étrangers sous les murs de la ville ; et tout en évitant le combat aussi long-temps que notre politique pourra le différer, nous nous tiendrons prêt, en cas que les choses tournent mal, à embrasser les chances qu’il plaira à la Divinité de nous envoyer. »

À ces mots, le conseil se sépara, et les différents chefs commencèrent à se mettre en mouvement pour l’exécution de leurs instructions civiles et militaires, secrètes ou publiques, favorables ou hostiles aux croisés. Le caractère particulier du peuple grec se montra à découvert dans cette occasion : leurs discours bruyants et fanfarons étaient en harmonie avec les idées que l’empereur désirait inculquer aux croisés sur l’étendue de son pouvoir et de ses ressources ; et l’on ne doit pas chercher à dissimuler que l’astucieux égoïsme de plusieurs de ceux qui se trouvaient au service d’Alexis, ait cherché quelque voie indirecte pour mettre à exécution les instructions de l’empereur de la manière la plus convenable à leurs desseins particuliers.

Sur ces entrefaites, la nouvelle qu’une armée immense formée de peuples de l’Occident arrivait sur les limites de l’empire grec avec le projet de passer en Palestine, s’était répandue dans Constantinople. Mille rapports divers grossissaient encore un événement si étonnant. Les uns disaient que le but des croisés était la conquête de l’Arabie, la destruction du tombeau du prophète, et la conversion de sa bannière verte en une housse de cheval pour le frère du roi de France ; d’autres supposaient que la ruine et le sac de Constantinople était l’objet réel de la guerre. Une troisième classe pensait que c’était pour forcer le patriarche à se soumettre au pape, et pour mettre fin au schisme grec en lui imposant la forme latine de la croix.

Les Varangiens se donnaient le plaisir de faire une variante à ces étranges nouvelles, assaisonnée de quelques particularités appropriées aux préjugés des auditeurs. Cette version s’était formée d’abord de ce que notre ami Hereward, qui était un de leurs officiers subalternes appelés sergents ou constables, avait laissé transpirer des choses qu’il avait entendues la nuit précédente. Considérant que le fait serait bientôt de notoriété publique, il avait révélé à ses camarades qu’une armée normande s’approchait sous les ordres du duc Robert, fils du fameux Guillaume le Conquérant, et avec des intentions hostiles, dirigées contre eux en particulier, à ce que pensait Hereward. Les Varangiens, comme tous les autres, adoptèrent l’explication qui s’appliquait à leur position. Ces Normands, qui haïssaient les Saxons et qui avaient tout fait pour les déshonorer et les opprimer, les poursuivaient maintenant jusque dans la capitale étrangère où ils avaient trouvé un refuge, dans le dessein de faire la guerre au prince généreux qui protégeait leurs tristes restes. Ainsi pensaient les Varangiens ; dans cette croyance, plus d’un terrible serment fut prononcé en norse et en anglo-saxon, « que leurs haches d’armes affilées vengeraient le carnage d’Hastings ; » et plus d’un toast fut porté avec le vin et avec l’ale à celui « qui ressentirait le plus profondément et vengerait le plus efficacement les mauvais traitements que les Anglo-Saxons avaient reçus de la main de leurs oppresseurs. »

Hereward commença bientôt à se repentir d’avoir laissé échapper cette nouvelle, tant il était poursuivi par les questions multipliées que lui faisaient ses camarades au sujet de son authenticité ; car il se croyait obligé de cacher les aventures de la nuit précédente, et le lieu où il avait été informé de ce fait.

Vers midi, au moment où il se sentait on ne peut plus fatigué de faire les mêmes réponses aux mêmes questions, et d’en éluder d’autres semblables qu’on lui renouvelait à chaque instant, le son des trompettes annonça la présence de l’Acolouthos Achille Tatius qui, se disait-on tout bas, arrivait à l’instant de l’intérieur sacré, avec la nouvelle de l’approche immédiate de la guerre.

L’Acolouthos leur apprit que les Varangiens et les cohortes romaines appelées les immortels, devaient former un camp sous les murs de la ville afin d’être prêts à la défendre au premier signal. Cette nouvelle mit toutes les casernes en mouvement, chacun faisant les préparatifs nécessaires pour la campagne. Le contentement et la joie dominaient dans tout ce tumulte et ces cris ; et le fracas était si général, qu’Hereward, à qui son grade permettait de confier à un page ou écuyer le soin de préparer son équipement, saisit cette occasion de quitter la caserne pour chercher quelque lieu éloigné, où, séparé de ses camarades, il pût réfléchir sur la singulière conjoncture dans laquelle il avait été placé, et sur son entrevue avec la famille impériale.

Traversant les rues étroites, en ce moment désertes à cause de la chaleur, il atteignit enfin une de ces vastes terrasses qui, formant comme les larges degrés d’une rampe, descendaient sur le rivage du Bosphore, offrant une des plus magnifiques promenades de l’univers ; nous pensons que ces terrasses existent encore de nos jours, et que les Turcs viennent s’y délasser comme le faisaient autrefois les chrétiens. Les gradins étaient couverts d’arbres parmi lesquels les cyprès se distinguaient plus généralement. Il y avait là des réunions d’habitants : les uns allant et venant avec un visage affairé et soucieux, les autres s’arrêtant en groupes, comme s’ils eussent discuté l’étrange et importante nouvelle du jour ; d’autres enfin, avec l’indolente insouciance d’un climat brûlant, prenant à l’ombre leurs rafraîchissements, et passant le temps comme si leur objet eût été de profiter de la journée qui leur était offerte, et d’abandonner à eux-mêmes les soucis du lendemain.

Tandis que le Varangien, craignant de rencontrer dans ce concours de monde quelques personnes de connaissance qui eussent contrarié son désir d’être seul, descendait d’une terrasse à l’autre, chacun le considérait avec un œil curieux et interrogateur, comme un homme qui, par sa profession et ses relations avec la cour, devait nécessairement en savoir plus long que les autres au sujet de cette singulière invasion par de nombreux ennemis venus de divers pays. Nul cependant n’eut le courage de s’adresser au soldat des gardes, quoique tous le regardassent avec un intérêt extraordinaire. Il passa des allées les mieux éclairées dans les allées les plus sombres, des terrasses les plus fréquentées dans les terrasses les plus solitaires, sans être dérangé par personne ; il sentait cependant qu’il ne devait pas se considérer comme seul.

Le désir qu’il avait de se trouver dans la solitude le rendit un peu attentif à ce qui se passait autour de lui, et il s’aperçut qu’il était suivi par un esclave noir, personnage que l’on rencontrait trop fréquemment dans les rues de Constantinople, pour qu’il excitât un intérêt particulier. L’attention d’Hereward se portant à la fin sur cet individu, il souhaita d’échapper à ses observations ; et il employa le soin qu’il avait pris d’abord pour éviter la compagnie en général, à se débarrasser de ce témoin qui, quoique à distance, semblait épier ses démarches. Néanmoins, quoique, en gagnant un autre point, il eût, pendant quelques minutes, perdu le nègre de vue, il ne tarda pas à l’apercevoir de nouveau à une distance trop grande pour un compagnon de promenade, mais assez rapprochée pour remplir le rôle d’un espion. Irrité de cette obstination, le Varangien changea subitement de direction, et choisissant un lieu où l’on n’apercevait personne que l’objet de son ressentiment, il marcha tout-à-coup droit à l’esclave et lui demanda pourquoi et par l’ordre de qui il avait l’audace de suivre ses pas. Le nègre répondit dans un aussi mauvais jargon que celui dans lequel on lui adressait la parole, quoique d’une espèce différente, « qu’il avait l’ordre de remarquer où irait le Varangien. — L’ordre de qui ? demanda Hereward. — De mon maître et du vôtre, » répondit hardiment le nègre.

— Que dis-tu, misérable infidèle ! » s’écria le soldat courroucé ; « depuis quand sommes-nous camarades de servitude, et quel est celui que tu oses appeler mon maître ? — Un homme qui est maître du monde, puisqu’il commande à ses passions. — J’aurai peine à commander aux miennes, si tu réponds à mes pressantes questions par des subtilités philosophiques. Encore un coup, que me veux-tu, et pourquoi as-tu la hardiesse d’épier mes démarches ? — Je t’ai déjà dit que je suis les ordres de mon maître. — Mais je veux savoir quel est ton maître. — Il te le dira lui-même ; il ne confie point à un pauvre esclave comme moi le but des commissions qu’il me donne. — Il t’a laissé une langue cependant, que quelques uns de tes compatriotes seraient, je pense, ravis de posséder. Ne me force point à te l’arracher en me refusant les éclaircissements que j’ai droit d’exiger. »

La figure du nègre semblait annoncer qu’il cherchait quelque nouvelle tournure évasive, lorsque Hereward y coupa court en levant sa hache d’armes. « Ne me mets pas dans la nécessité, dit-il, de me déshonorer en te frappant avec cette arme, destinée à un usage plus noble. — Cela m’est impossible, valeureux guerrier, » dit le nègre, mettant de côté le ton impudent et goguenard qu’il avait pris jusqu’alors, et laissant percer quelque crainte personnelle. « Si vous faites mourir le pauvre esclave sous les coups, vous ne saurez pas davantage ce que son maître lui a défendu de dire. Une courte marche peut préserver votre honneur de cette tache, vous épargner à vous la peine de battre ce qui ne peut résister, et à moi le désagrément d’endurer ce que je ne puis ni rendre ni éviter. — Guide-moi donc, reprit le Varangien ; sois certain que tu ne te joueras pas de moi par tes belles paroles, et qu’il faut que je connaisse la personne qui a l’impudence de contrôler mes actions. »

Le nègre marcha devant en lançant un coup d’œil particulier à sa physionomie, que l’on pouvait attribuer ou à de la malice, ou simplement à un mouvement de bonne humeur. Le Varangien le suivit, en concevant quelques soupçons, car il avait eu peu de rapports avec la race infortunée des Africains, et n’avait pas entièrement surmonté le sentiment de surprise avec lequel il les avait d’abord considérés, lorsqu’il était arrivé du Nord. L’esclave se retourna si souvent pour le regarder, et d’un air si pénétrant et si scrutateur, que Hereward sentit renaître irrésistiblement en lui les préjugés qui attribuaient aux démons la couleur noire et les traits contrefaits de son conducteur. Le lieu vers lequel on le dirigeait fortifiait une idée qu’il n’était pas étonnant de voir s’offrir à l’esprit de l’ignorant et belliqueux insulaire.

Le nègre le conduisit, des magnifiques promenades en forme de terrasses que nous avons décrites, par un sentier qui descendait sur le rivage de la mer. À leurs yeux s’offrit un emplacement qui, loin d’être orné comme les autres parties de la côte de quais ou de promenades, paraissait au contraire négligé et abandonné, et était couvert de ruines antiques là où elles n’avaient pas été cachées par la riche végétation du climat. Ces fragmens d’édifice, occupant une espèce de renfoncement de la baie, étaient cachés des deux côtés par l’escarpement du rivage, et quoique en réalité ils fissent partie de la ville, cependant on ne pouvait les apercevoir d’aucun point de Constantinople. Enfoncés comme nous les avons déjà dépeints, ces débris ne laissaient échapper aucune vue des églises, des palais, des tours et des fortifications, au milieu desquels ils étaient enfouis. Ce site solitaire et désolé, encombré de ruines et couvert de cyprès et d’autres arbres, placé au milieu d’une cité populeuse, avait en lui quelque chose d’imposant et de sinistre pour l’imagination. Ces ruines étaient d’une date ancienne, et rappelaient le style d’un peuple étranger. Les restes gigantesques d’un portique, les fragmens mutilés de statues colossales, exécutés dans des attitudes et avec un goût si étroits et si barbares, qu’ils formaient un contraste parfait avec la manière des Grecs ; d’ailleurs les hiéroglyphes à moitié effacés que l’on pouvait reconnaître sur une partie des sculptures dévastées, donnaient quelque poids à la croyance populaire sur leur origine ; nous rapporterons en peu de mots ce qu’on en disait.

D’après la tradition, cet édifice avait été un temple consacré à la déesse égyptienne Cybèle, au temps où l’empire romain était encore païen, et lorsque Constantinople portait le nom de Byzance. Tout le monde sait que les superstitions des Égyptiens, vulgairement grossières dans leur sens littéral comme dans leur interprétation mystique, et servant de fondement à une foule de doctrines extravagantes, furent exceptées par les principes de tolérance générale et le système de polythéisme adoptés par les Romains. Plusieurs lois exclurent la religion égyptienne du respect accordé par l’empire à presque toutes les autres religions, quelque absurdes qu’elles fussent. Toutefois ces rites égyptiens avaient des charmes pour les curieux et les superstitieux ; après une longue opposition, ils s’étaient établis dans l’empire.

Pourtant, quoique tolérés, les prêtres égyptiens étaient plutôt considérés comme sorciers que comme pontifes, et tout leur rite avait, dans l’esprit du peuple, plus de rapport avec la magie qu’avec aucun système régulier de dévotion.

Décrié par ces accusations, même chez les païens, le culte des Égyptiens était plus mortellement abhorré des chrétiens que les autres religions du paganisme, si toutefois aucune d’elles avait des droits à être appelée ainsi. Le culte abrutissant d’Apis et de Cybèle était regardé non seulement comme un prétexte pour se livrer à des plaisirs obscènes et à d’infâmes débauches, mais comme ayant une tendance directe à ouvrir et encourager un commerce dangereux avec des esprits malins, que l’on supposait prendre sur ces autels profanes le nom et le rôle de ces divinités impures. Non seulement donc le temple de Cybèle avec son portique gigantesque, ses statues colossales sans élégance et ses hiéroglyphes bizarres, fut abattu et détruit lorsque l’empire fut converti à la foi chrétienne, mais l’emplacement même qu’il occupait fut considéré comme souillé ; et, aucun empereur n’ayant encore élevé en ce lieu une église chrétienne, il demeurait dans l’état d’abandon où nous l’avons dépeint.

Le Varangien Hereward avait parfaitement connaissance de la mauvaise réputation du lieu ; et lorsque le nègre parut se disposer à entrer dans l’intérieur des ruines, le guerrier hésita et s’adressa en ces termes à son guide : « Écoute-moi, l’ami à la noire figure, ces grandes idoles fantasques, celles-ci avec des têtes de chiens, celles-là avec des têtes de vaches, les autres sans aucune tête, ne sont pas en grande vénération dans l’estime du peuple. Ta propre couleur aussi, mon camarade, approche beaucoup trop de celle de Satan lui-même pour faire de toi un compagnon avec lequel on puisse s’exposer au milieu de ces ruines où l’esprit malin fait, dit-on, chaque jour sa ronde. Minuit et midi sont les heures où il fait son apparition. Je n’irai pas plus loin avec toi, à moins que tu ne me donnes une bonne raison de le faire. — En me faisant une objection si puérile, dit le nègre, vous m’ôtez en effet tout désir de vous guider près de mon maître. Je croyais parler à un homme plein d’un courage indomptable, et de ce bon sens sur lequel le courage est le mieux fondé ; mais votre valeur vous enhardit seulement à battre un esclave noir qui n’a ni la force ni le droit de vous résister, et votre courage n’est pas assez grand pour vous donner la force de regarder sans trembler le côté sombre d’une muraille, même lorsque le soleil est au dessus de l’horizon. — Tu es insolent, « dit Hereward levant sa hache d’armes.

« Et toi, tu es fou, reprit le nègre, de vouloir prouver ta bravoure et ton bon sens par une action qui doit faire douter de tous les deux. J’ai déjà dit qu’il y a peu de courage à battre un malheureux comme moi, et assurément aucun homme désirant trouver son chemin, ne commencerait par chasser son guide. — Je te suis, » dit Hereward, piqué au vif par cette insinuation de lâcheté ; « mais si tu me conduis dans un piège, tes discours hardis ne sauveront pas tes os, quand même un millier d’individus de ta couleur, venus de la terre ou de l’enfer, se présenteraient pour te défendre. — Tu me reproches durement la couleur de mon teint, répliqua le nègre ; comment sais-tu si c’est une chose que l’on puisse considérer comme une réalité ? Tes yeux t’apprennent tous les jours que la couleur des cieux passe pendant la nuit d’une teinte brillante à l’obscurité du noir, cependant tu sais que cela ne tient nullement à aucune couleur habituelle des cieux eux-mêmes. Un changement semblable à celui qui a lieu dans la teinte des cieux se manifeste dans les flots de la mer profonde. Comment peux-tu dire si la différence de ma couleur avec la tienne n’est pas due à quelque déception de la même nature, n’étant point réelle en elle-même, mais produisant une réalité apparente ? — Tu peux t’être peint sans aucun doute, » répondit le Varangien après un moment de réflexion, « et la noirceur de ton teint, en conséquence, peut n’être qu’apparente ; mais je pense que ton ami Satan lui-même aurait eu de la peine à imiter ces lèvres épaisses et relevées avec ces dents blanches et ce nez plat, si cet ensemble, qu’ils appellent une physionomie nubienne, n’existait réellement pas ; et pour t’épargner quelque peine, mon noir ami, je te dirai que, quoique je sois un Varangien sans éducation, je ne suis pas tout-à-fait ignorant dans l’art des Grecs, de faire passer auprès des auditeurs des paroles subtiles pour des raisons. — Vraiment ? » dit le nègre d’un air de doute et un peu surpris ; « et est-ce que l’esclave Diogène (car c’est ainsi que mon maître m’a baptisé) pourrait se permettre de vous demander les moyens par lesquels vous avez acquis une connaissance si étrange ? — Ce sera bientôt dit, répliqua Hereward. Mon compatriote Witikind, qui était constable dans notre corps, se retira du service, et passa le reste d’une longue vie dans cette ville de Constantinople. N’ayant plus les occupations de la vie militaire, ni les fatigues réelles, ni les embarras et la pompe des exercices et des parades, le pauvre vieillard, ne sachant à quoi passer son temps, suivit les leçons des philosophes. — Et qu’y apprit-il ? car un barbare blanchi sous le casque ne devait pas faire, je pense, un étudiant de grande espérance. — Autant cependant, je pense, qu’un vil esclave, ce qui me paraît être ta condition. Mais j’ai appris de lui que les maîtres de cette science futile font métier de substituer dans l’argumentation des mots à la place des idées, et que, comme ils ne s’entendent jamais sur le sens précis des mots, leurs disputes ne peuvent jamais arriver à une conclusion satisfaisante et définitive, puisqu’ils ne s’accordent pas sur le langage qu’ils emploient. Leurs théories, comme ils les appellent, sont bâties sur le sable, et le vent et la marée doivent les renverser. — Parle ainsi à mon maître, » répondit le noir d’un ton sérieux.

« C’est ce que je ferai, et il verra que si je suis un soldat ignorant, n’ayant que peu d’idées, lesquelles ne roulent que sur ma religion et mes devoirs militaires, malgré cela, on ne me débusquera pas de mes opinions par une batterie de sophismes ; jamais on ne me portera à y renoncer par les artifices et les terreurs mis en œuvre par les amis du paganisme, soit en ce monde, soit dans l’autre. — Vous pouvez lui dire vous-même ce que vous pensez, » dit Diogène. Il se rangea de côté comme pour faire place au Varangien, et lui fit signe d’avancer.

Hereward suivit en conséquence un sentier à moitié effacé et presque imperceptible, à travers de longues herbes sauvages, et, tournant autour d’un autel à moitié démoli, qui offrait les restes d’Apis, divinité bovine, il se trouva tout-à-coup en face du philosophe Agelastès qui, assis au milieu des ruines, reposait ses membres sur l’herbe.


CHAPITRE VIII.

LE SOPHISTE.


À travers le vain tissu de difficultés qui embarrasse la science du sophiste, le simple bon sens et les pensées droites se frayent un passage : ainsi disparaissent sur le sommet des montagnes les nuages inconstants, lorsque la lumière pure de l’aurore vient annoncer l’éclat du jour.
Docteur Watts.


Le vieillard se leva vivement de terre, à l’approche d’Hereward. « Mon intrépide Varangien, dit-il, toi qui estimes les hommes et les choses, non d’après la fausse appréciation qu’on en fait dans ce monde, mais par leur importance réelle et leur valeur positive, sois le bienvenu dans un lieu où l’on considère comme le plus bel attribut de la philosophie, de dépouiller l’homme de ses ornements empruntés et de le réduire à la juste valeur de ses qualités propres, physiques et morales, considérées isolément. — Vous êtes courtisan, seigneur, dit le Saxon ; admis à vous présenter chez Son Altesse impériale, vous devez reconnaître qu’il y a vingt fois plus de cérémonies pour régler les devoirs des divers rangs de la société, qu’un homme comme moi n’en peut retenir ; et, en vérité, on pourrait bien m’exempter de me présenter devant une compagnie trop supérieure à moi, et dans un lieu où je ne saurai pas comment me comporter. — Cela est vrai, dit le philosophe ; seulement, un homme comme vous, noble Hereward, mérite plus de considération aux yeux d’un vrai philosophe, qu’un millier de ces véritables insectes, que le sourire d’une cour appelle à la vie, et qu’une disgrâce anéantit. — Vous êtes vous-même, seigneur philosophe, un habitué de la cour, dit Hereward. — Et un habitué très fort sur le cérémonial, dit Agelastès. Il n’y a point, je suis sûr, un sujet dans l’empire qui connaisse mieux les dix mille vétilles qu’on exige des individus de différents rangs, et pratiquées à l’égard des différentes autorités. Il est encore à naître l’homme qui m’aura vu choisir une posture plus commode que celle de me tenir debout en présence de la famille royale. Mais, quoique je me serve de ces fausses balances dans la société, et me conforme à ces erreurs, mon jugement réel est d’un caractère plus grave et plus digne de l’homme, qu’on dit être formé à l’image de son créateur. — Il n’est guère besoin, dit le Varangien, d’exercer votre jugement sur moi sous aucun rapport ; et je ne désire pas que personne puisse penser de moi autre chose que ce que je suis, c’est-à-dire, un pauvre exilé, qui essaye de mettre sa confiance dans le ciel, et de s’acquitter de ses devoirs envers le monde dans lequel il vit, et le prince au service duquel il est engagé. Et maintenant, respectable seigneur, permettez-moi de vous demander si cette entrevue a lieu d’après votre désir, et dans quel but. Un esclave africain, que j’ai trouvé sur la promenade publique et qui se nomme Diogène, me dit que vous désirez me parler : il a un peu l’humeur goguenarde de Satan, et il pourrait bien avoir menti. S’il en est ainsi, je l’exempterai, pour l’amour de vous, de la volée de coups que je lui dois pour son insolence, et je vous ferai mes excuses d’être venu vous interrompre dans votre retraite, que je ne suis nullement disposée partager. — Diogène ne vous en a point imposé, répondit Agelastès ; il a ses moments de gaîté comme vous le remarquez avec justesse, et il y joint aussi quelques qualités qui le font marcher de pair avec ceux qui ont un plus beau teint et des traits plus réguliers. — Et dans quel but l’avez-vous chargé d’une pareille commission ? est-il possible que votre sagesse entretienne le désir de converser avec moi ? — Je suis observateur de la nature et de l’humanité ; n’est-il pas naturel que je sois fatigué de ces êtres qui sont pétris d’artifice, et qu’il me tarde de voir quelque chose sorti plus fraîchement des mains de la nature ? — Vous ne voyez point cela en moi ; la rigueur de la discipline militaire, le camp et l’armure façonnent à leur guise les sentiments et les membres d’un homme, comme le cancre de mer se trouve façonné par son écaille. Voyez l’un de nous, et vous nous voyez tous. — Permettez-moi d’en douter, et de supposer que dans Hereward, fils de Waltheoff, je vois un homme extraordinaire, quoiqu’il puisse ignorer lui-même, en raison de sa modestie, la rareté de ses bonnes qualités. — Le fils de Waltheoff, » répéta le Varangien frappé d’étonnement… « Est-ce que vous savez le nom de mon père ? — Ne soyez point surpris, reprit le philosophe, de ce que je possède un renseignement aussi simple. Il ne m’en a coûté que peu de peine pour l’acquérir. Cependant, je verrais avec plaisir que l’embarras que je me suis donné à ce sujet pût vous convaincre de mon désir sincère de pouvoir vous donner le nom d’ami. — Il est en effet aussi flatteur qu’extraordinaire pour moi qu’un homme de votre savoir et de votre rang se soit donné la peine de prendre des informations auprès des cohortes varangiennes, pour connaître la famille de l’un de leurs constables. J’ai peine à croire que mon commandant Acolouthos lui-même pût penser qu’un tel renseignement vaille la peine d’être pris ou conservé. — De plus grands hommes que lui ne s’en inquiéteraient pas davantage… Vous connaissez un homme dans un poste élevé, qui regarde les noms de ses plus fidèles soldats comme moins importans que ceux de ses chiens de chasse et de ses faucons, et s’épargnerait volontiers la peine de les appeler autrement qu’en sifflant. — Je ne puis entendre cela, dit le Varangien. — Je ne voudrais pas vous offenser, continua le philosophe, je ne voudrais même pas ébranler la bonne opinion que vous avez de la personne à laquelle je fais allusion ; cependant je vois avec peine que cette opinion puisse être entretenue par un homme qui possède d’aussi éminentes qualités que vous. — Trêve à ces discours, noble seigneur, qui sont en vérité trop frivoles pour une personne de votre caractère et de votre apparence ; je suis comme les rochers de mon pays : les vents furieux ne peuvent m’ébranler, une pluie douce ne peut me ramollir ; la flatterie et les paroles menaçantes sont peine perdue avec moi. — Et c’est justement pour cette inflexibilité d’âme, pour ce mépris indomptable de tout ce qui t’entoure, sans entrer dans le cercle de tes devoirs, que je te demande comme un mendiant d’être ton ami, ce que tu me refuses brusquement. — Pardonnez-moi si j’en doute. Quelques anecdotes que vous puissiez avoir recueillies sur mon compte, anecdotes où il règne probablement un peu d’exagération, puisque les Grecs ne se sont pas si exclusivement approprié le privilège de se vanter eux-mêmes que les Varangiens n’en aient un peu l’usage… quelles que soient, dis-je, ces histoires, on ne peut vous avoir rien appris qui vous autorise à tenir de pareils discours, à moins que vous ne vouliez plaisanter. — Vous êtes dans l’erreur, mon fils ; croyez que je ne suis pas homme à me mêler aux vains propos que peuvent tenir sur vous vos camarades en vidant un pot de bière. Tel que je suis, je puis frapper cette statue mutilée d’Anubis (ici il toucha un fragment gigantesque de statue qui était à ses côtés)… et ordonner à l’esprit qui a long-temps inspiré l’oracle de descendre, et de remplir de nouveau cette masse vacillante. Nous autres initiés, nous jouissons de grands privilèges… Nous frappons du pied sur ces voûtes en ruines, et l’écho répond à notre demande. Ne pense pas, quoique je te demande en grâce ton amitié, que j’aie besoin de toi pour obtenir des renseignements, soit sur ta personne, soit sur les autres. — Tes discours m’étonnent, mais j’ai appris que plusieurs âmes ont été détournées du sentier du ciel par des paroles semblables. Mon grand-père Kenelm avait coutume de dire que les belles paroles de la philosophie des païens nuisaient plus à la foi chrétienne que les menaces des tyrans païens. — Je le connaissais : qu’importe que ce fût en corps ou en esprit ? Il fut converti de la foi de Woden au christianisme par un noble moine, et mourut prêtre à l’autel de Saint-Augustin. — C’est vrai : tout cela est très certain… je n’en suis que plus tenu à me rappeler ses paroles, maintenant qu’il est dans un autre monde. Lorsque je comprenais encore à peine ce qu’il voulait dire, il me recommanda de me méfier de la doctrine qui nous jette dans l’erreur, et qu’enseignent de faux prophètes en l’accréditant par de faux miracles. — Ceci n’est que de la superstition. Ton grand père était un bon et excellent homme, mais il avait l’esprit étroit comme les autres prêtres, et, trompé par leur exemple, il ne voulait ouvrir qu’un petit guichet dans la grande porte de la vérité, et n’y admettre le monde que par cette ouverture étroite. Vois-tu, Hereward, ton grand-père et d’autres ecclésiastiques auraient voulu rapetisser notre intelligence à la considération seule des parties du monde immatériel, essentielles pour notre direction morale ici-bas, et notre salut à venir ; mais il n’en est pas moins vrai que l’homme a la liberté, pourvu qu’il ait de la sagesse et du courage, d’entrer en relation avec des êtres plus puissants que lui, qui peuvent défier les bornes de l’espace dans lesquelles il est circonscrit, et surmonter par leur puissance métaphysique des difficultés que les timides et les ignorants peuvent regarder comme extravagant et impossible de chercher à vaincre. — Vous parlez d’une folie que l’enfance écoute bouche béante, et l’âge mûr en souriant de pitié. — Au contraire, dit le sage, je parle du désir ardent que chaque homme ressent au fond de son cœur d’entrer en communication avec des êtres plus puissants que lui, et qui ne sont pas naturellement accessibles à nos organes. Crois-moi, Hereward, nous ne porterions pas en nous-mêmes un besoin si vif et si universel, s’il n’eût existé un moyen de le satisfaire, et si ce moyen n’eût pu se découvrir à force de sagesse et d’études. J’en appellerai à ton propre cœur, et je te prouverai par un seul mot, que ce que je te dis est la vérité. Tes pensées sont, en ce moment même, fixées sur un être mort ou absent depuis long-temps ; au seul nom de Bertha, tu sens remuer dans ton cœur mille émotions que, dans ton ignorance, tu avais crues renfermées à jamais, comme les dépouilles des morts dans un tombeau. Tu tressailles et changes de couleur… Je me réjouis de voir que la fermeté et le courage indomptable que les hommes t’attribuent ont laissé les avenues du cœur aussi ouvertes que jamais aux affections douces et généreuses, en les prémunissant contre la crainte, l’incertitude et toute la vile tribu des basses sensations. J’ai dit que je t’estimais, et je n’hésite pas à te le prouver. Je vais rapprendre, si tu désires le connaître, le destin de cette Bertha, dont tu as conservé le souvenir au fond du cœur, en dépit de toi-même, au milieu des fatigues du jour et du repos de la nuit, dans les combats et pendant la trêve, lorsque tu te livrais avec tes compagnons à de nobles exercices, ou que tu cherchais à connaître les beautés de la littérature grecque ; et si tu veux faire de nouveaux progrès dans cette connaissance, je puis t’en faciliter les moyens. »

Pendant qu’Agelastès parlait ainsi, le Varangien recouvra à peu près son sang-froid, et répondit, quoique sa voix fût légèrement tremblante :

« Qui tu es, je ne sais… ce que tu me veux, je ne puis le dire… par quels moyens tu es parvenu à savoir des choses qui m’intéressent tant, moi, et qui intéressent si peu les autres, je ne le conçois pas ; mais ce que je sais, c’est qu’avec intention ou par hasard, tu as prononcé un nom qui remue toutes les fibres de mon cœur : cependant je suis chrétien et Varangien, et jamais je ne manquerai volontairement de fidélité, ni à mon Dieu ni à mon prince adoptif. Ce qui doit être fait par des idoles ou de fausses déités doit être une trahison contre la divinité véritable. Il n’est pas moins certain que tu as décoché quelques flèches contre l’empereur lui-même, quoique la fidélité te le défende rigoureusement. Désormais donc, je refuse toute communication avec toi, tant pour le bien que pour le mal. Je suis soldat aux gages de l’empereur ; et, quoique je n’affecte pas ce bel étalage de respect et d’obéissance qui sont exigés avec tant de subtiles distinctions, et sous tant de formes différentes, cependant je suis son défenseur, et ma hache d’armes est son garde du corps. — Personne n’en doute, répliqua le philosophe ; mais n’es-tu pas tenu à une soumission plus grande envers l’Acolouthos Achille Tatius ? — Non : il est mon général d’après les lois militaires ; il s’est toujours montré bon et bienveillant à mon égard, et, sauf les privilèges que lui donne son rang, il s’est toujours conduit plutôt en ami qu’en commandant : néanmoins il est serviteur de l’empereur, tout aussi bien que moi, et je ne regarde pas comme très importante une différence qu’un mot d’un homme peut établir et détruire à son gré. — C’est parler noblement ; et vous avez à coup sûr le droit de passer devant un individu que vous surpassez en courage et en talent militaire. — Excusez-moi si je refuse le compliment que vous m’adressez comme ne me convenant sous aucun rapport. L’empereur choisit ses officiers suivant qu’il leur reconnaît les moyens de le servir comme il désire être servi. Il est probable que je n’y réussirais pas moi. Je vous ai déjà dit que je dois à mon empereur mon obéissance, mon respect, mes services, et il ne me semble pas nécessaire d’entrer dans d’autres explications. — Homme singulier ! n’y a-t-il donc rien qui puisse t’émouvoir que les choses qui te sont étrangères ? Le nom de ton empereur et de ton commandant n’ont aucun pouvoir sur toi, et celui même de la femme que tu as aimée… »

Le Varangien l’interrompit.

« Je sens, dit-il, d’après les mots que tu viens de prononcer, que tu as trouvé moyen de faire vibrer les cordes de mon cœur, mais non d’ébranler mes principes. Je ne veux pas m’entretenir avec toi sur un sujet qui ne peut t’intéresser. Les nécromanciens, dit-on, exécutent leurs sortilèges au moyen des épithètes que nous donnons au Très-Haut : il ne faut donc pas s’étonner qu’ils emploient les noms des plus pures créatures de la Divinité pour atteindre leur but coupable. Je ne veux pas de pareilles associations aussi honteuses pour les morts peut-être que pour les vivants. Quelle qu’ait été ton intention, vieillard… car ne pense pas que tes étranges paroles aient passé sans être remarquées… sois assuré que j’ai dans le cœur de quoi défier également la séduction des hommes et des démons. »

À ces mots, le soldat, se détournant, quitta les ruines du temple après avoir fait une légère inclination de tête au philosophe.

Agelastès, après le départ du soldat, resta seul, apparemment absorbé dans les méditations, jusqu’à ce qu’il fût soudainement troublé par l’arrivée d’Achille Tatius. Le chef des Varangiens ne prit la parole qu’après avoir cherché à lire sur les traits du philosophe quel avait été le résultat de l’entrevue. Il dit alors : « Tu approuves toujours, sage Agelastès, le projet dont nous avons naguère causé ensemble ? — Oui, » répondit Agelastès d’un ton grave et ferme.

— Mais, répliqua Achille Tatius, tu n’as point gagné à notre parti ce soldat dont le sang-froid et le courage nous serviraient mieux, à l’heure du danger, que les bras de mille lâches esclaves ? — Je n’ai pas réussi. — Et tu ne rougis pas de l’avouer, toi le plus sage de ceux qui prétendent encore à la sagesse grecque ? toi le plus habile de ceux qui assurent encore que la puissance qu’ils doivent à des mots, à des signes, à des noms, à des amulettes et à des charmes, sort de la sphère où vivent les hommes, tu as échoué dans l’art de persuader, comme un enfant qui dans une dispute se laisse battre par son précepteur ? Honte, honte à toi, qui ne peux soutenir par des arguments la réputation dont tu voudrais te parer ! — Silence ! je n’ai encore rien obtenu, il est vrai, sur cet homme obstiné et inflexible ; mais, Achille Tatius, je n’ai rien perdu. Nous en sommes tous deux où nous en étions hier, avec cet avantage, que je suis parvenu à l’intéresser à un objet dont il ne pourra bannir la pensée de son esprit ; il sera forcé de recourir à moi pour en apprendre davantage à ce sujet… Mais laissons pour un instant ce singulier personnage de côté ; sois seulement convaincu que, si la flatterie, l’argent et l’ambition ne peuvent pas réussir à le gagner, il nous reste encore à employer un appât qui le forcera à se dévouer aussi complètement à nous qu’aucun de ceux qui sont liés par notre contrat mystique et inviolable. Dis-moi donc comment vont maintenant les affaires de l’empire. Est-ce que cette marée de soldats latins, qui a si étrangement surgi au milieu des flots, bat encore les rivages du Bosphore ? Est-ce qu’Alexis conserve encore l’espoir de diminuer leur nombre et de diviser leurs forces dont il se flatterait en vain de braver l’attaque ? — Nous avons obtenu quelques nouveaux renseignements il y a peu d’heures. Bohémond est venu en ville avec six ou huit chevau-légers, et sous une espèce de déguisement. Si l’on considère combien il s’est trouvé souvent l’ennemi de l’empereur, cette démarche était périlleuse. Mais quand est-ce que ces Francs ont reculé devant le péril ? L’empereur s’est aperçu tout d’abord que le comte venait s’informer de ce qu’il pourrait obtenir en se présentant comme le premier objet de la libéralité grecque, et en offrant ses services comme médiateur entre Godefroy de Bouillon et les autres princes de la croisade. — C’est une espèce de politique par laquelle il voudrait se concilier les bonnes grâces de l’empereur. »

Achille Tatius continua : « Le comte Bohémond fut découvert à la cour impériale comme par accident, et accueilli avec des preuves d’estime et des marques de faveur qu’on n’avait jamais données à aucun homme de race française. On ne parla ni des vieilles inimitiés ni des anciennes guerres ; on ne vit pas en Bohémond l’ancien usurpateur d’Antioche, le guerrier qui empiétait sur l’empire ; mais des actions de grâces furent de toutes part rendues au ciel, qui avait envoyé un fidèle allié au secours de l’empereur dans un danger si imminent — Et que dit Bohémond ? — Peu de chose, ou rien plutôt, avant qu’une somme d’or considérable lui eût été abandonnée, comme je l’ai appris par l’esclave du palais Naries. On convint ensuite de lui céder d’immenses provinces et de lui accorder d’autres avantages, à condition qu’il agirait en cette occasion comme l’ami dévoué de l’empire et du souverain. Telle fut la munificence à l’égard du barbare avide, qu’on le fit entrer comme par hasard dans une chambre du palais où l’on avait eu soin d’étaler en grande quantité des étoffes de soie, des joyaux d’or et d’argent, et d’autres objets de grande valeur. Le Franc rapace ne put retenir ses cris d’admiration, et on lui assura que tous les trésors contenus dans la chambre lui appartiendraient, pourvu qu’il consentît à voir dans ce présent une preuve de l’affection et de la sincérité de son allié impérial… En conséquence, toutes ces richesses furent envoyées à la tente du chef normand. Par de telles façons d’agir, l’empereur se rendra maître de Bohémond, corps et âme ; car les Francs eux-mêmes disent qu’il est étrange de voir cet homme d’un courage intrépide et d’une haute ambition tellement affecté néanmoins de cupidité, vice qu’ils appellent bas et contre nature.

« Bohémond est donc à l’empereur à la vie et à la mort… jusqu’à ce que le souvenir de la munificence impériale soit effacé par une plus grande générosité. Alexis, fier d’avoir su se concilier un chef de tant d’importance, ne doutera point que ses conseils ne décident la plupart des autres croisés, et même Godefroy de Bouillon, à prêter à l’empereur des Grecs un serment de fidélité et de soumission auquel le dernier noble d’entre eux, sans le but sacré de la guerre qu’ils ont entreprise, ne se soumettrait pas, fût-ce pour devenir possesseur d’une province. Restons-en donc là : quelque jour nous apprendrons ce que nous aurons à faire. Si nous étions plus tôt découverts, notre ruine serait certaine. — Ne nous reverrons-nous donc pas ce soir ? — Non, à moins que nous ne soyons invités à cette sotte comédie, à ces lectures que vous savez ; et alors nous nous verrons comme des joujoux dans la main d’une femme ridicule, enfant gâtée d’un père faible. »

Tatius prit alors congé du philosophe ; et, comme s’ils eussent craint d’être vus dans la compagnie l’un de l’autre, ils quittèrent le lieu solitaire de leur rendez-vous par des chemins différents. Le Varangien Hereward reçut bientôt avis de son supérieur lui-même, qu’il n’aurait pas à l’accompagner le soir, comme d’abord il en avait reçu l’ordre.

Achille se tut alors un moment, puis ajouta : « Tu as sur les lèvres quelque chose que tu voudrais me dire, et que néanmoins tu hésites à exprimer. — Voici seulement ce que c’est, répondit le soldat : J’ai eu une entrevue avec l’homme qu’on appelle Agelastès ; et il me semble si différent de ce qu’il me paraissait la dernière fois que nous causions de lui, que je ne puis m’empêcher de vous redire ce que j’ai vu. Ce n’est pas un plaisant insignifiant, dont le seul but est de faire rire à ses dépens ou à ceux des autres ; c’est un homme à profondes pensées et à grands projets, qui, pour telle ou telle autre raison, cherche à se concilier des amis et à se faire un parti. Votre propre sagesse vous apprendra à vous garder de lui. — Tu es un honnête garçon, mon pauvre Hereward, » dit Achille Tatius avec une affectation de bonté méprisante. « Les gens tels qu’Agelastès lancent souvent leurs plus piquantes plaisanteries sous les formes les plus graves et les plus sévères : ils prétendront à une puissance illimitée sur les éléments et sur les esprits élémentaires, ils auront soin de se procurer des noms et des anecdotes connues de celui qu’ils veulent plaisanter ; et la personne qui les écoute ne fait, suivant l’expression du divin Homère, que s’exposer à un torrent de rires inextinguibles. Je l’ai souvent vu choisir la plus sotte et la plus ignorante des personnes de la compagnie, et lui soutenir, pour amuser les autres, qu’il peut faire paraître les absents, rapprocher les gens éloignés, et donner aux morts eux-mêmes la faculté de briser les entraves de la tombe. Prends garde, Hereward, que ces artifices ne fassent tort à la réputation d’un de mes braves Varangiens. — Cela n’est pas à craindre. On ne me trouvera pas souvent dans la société de cet homme. S’il plaisante sur un sujet dont il m’a lâché quelques mots, il n’est que trop vraisemblable que je lui apprendrai d’une rude manière à parler sérieusement. Et s’il prétend réellement à la puissance mystique, nous, comme le croyait mon grand-père Kenelm, en l’écoutant, nous ferions insulte aux morts dont le nom sortirait de la bouche d’un devin ou d’un enchanteur impie. Je n’approcherai donc plus de cet Agelastès, qu’il soit sorcier ou imposteur. — Vous ne m’entendez pas ; le sens de mes paroles vous échappe : Agelastès est un homme qui peut vous apprendre bien des choses, s’il lui plaît de causer avec vous… mais tenez-vous toujours hors de la portée de ces prétendus arts secrets qu’il n’emploiera que pour vous tourner en ridicule. » Après ces dernières paroles que l’Acolouthos aurait peut-être difficilement expliquées lui-même, l’officier et le soldat se quittèrent.


CHAPITRE IX.

L’HOMMAGE.


En travers de la gorge écumante du torrent blanchissant, l’artiste habile élève soudain une barrière. À l’aide de niveaux, subdivisant leur force, il dérobe les eaux à leur lit rocailleux, pour diminuer celle qu’il veut dompter ; puis il ouvre au reste une route facile à suivre, et pénible à quitter, conduisant vers le but auquel il voulait arriver.
L’Ingénieur.


Il aurait été facile à Alexis, en avouant tout haut ses soupçons, ou en ne réfléchissant pas profondément à la manière dont il devait prendre cette invasion tumultueuse des nations européennes dans son empire, de réveiller soudain le souvenir des griefs nombreux qu’elles avaient contre l’empereur des Grecs. Une semblable catastrophe n’aurait pas été moins certaine, s’il avait tout d’abord renoncé à toute idée de résistance, et mis toutes ses espérances dans sa résignation à livrer aux Occidentaux tout ce qu’ils jugeraient convenable de prendre. L’empereur se tint dans un juste milieu ; et indubitablement, vu la faiblesse de l’empire grec, c’était le seul parti qui pût à la fois le mettre hors de tout danger, et lui donner un grand degré d’importance aux yeux des Francs et à ceux de ses propres sujets. Mais les moyens qu’il employa furent de différentes espèces, et, plutôt par politique que par inclination, entachés souvent de fausseté et de bassesse. Les mesures de l’empereur ressemblaient aux ruses du serpent qui se cache sous les herbes, afin de piquer insidieusement ceux qu’il craint d’approcher, comme le ferait un lion hardi et généreux. Cependant nous n’avons pas dessein d’écrire l’histoire des croisades, et ce que nous avons déjà dit des précautions prises par l’empereur dès la première apparition de Godefroy de Bouillon peut suffire à l’éclaircissement de notre récit.

Quatre semaines environ s’étaient écoulées, marquées par des querelles et des réconciliations entre les croisés et les Grecs. Suivant la politique d’Alexis, les croisés étaient reçus parfois et individuellement avec un extrême honneur, et leurs chefs étaient accablés d’égards et de faveurs ; de temps à autre, ceux de leurs détachements qui cherchaient à gagner la capitale par des chemins de traverse et des routes détournées, étaient arrêtés et taillés en pièces par des troupes armées à la légère qui passaient aisément aux yeux de leurs adversaires ignorants pour des Turcs, des Scythes, et qui en étaient quelquefois réellement, mais au service de l’empereur grec. Souvent aussi il arrivait que, tandis que les plus puissants chefs de la croisade étaient régalés par l’empereur et ses ministres des plus somptueux festins, tandis qu’on apaisait leur soif avec des vins rafraîchis dans la glace, leurs soldats étaient retenus à certaine distance : on leur fournissait des farines corrompues, des provisions gâtées et de mauvaise eau. Aussi contractèrent-ils des maladies, et un grand nombre d’entre eux moururent sans avoir même mis le pied en terre sainte, lorsque, pour la conquérir, ils avaient quitté la paix, le repos et leur pays natal. Ces agressions ne pouvaient manquer d’exciter des plaintes. La plupart des chefs croisés, accusant leurs alliés de mauvaise foi, attribuèrent les pertes que souffraient leurs armées aux maux que leur infligeaient à dessein les Grecs, et, en plus d’une occasion, les deux nations se trouvèrent disposées de telle sorte, qu’une guerre générale semblait inévitable.

Toutefois, Alexis, quoique obligé de recourir à toutes sortes de ruses, gardait sa position et faisait toujours sa paix avec les plus puissants chefs, sous un prétexte ou sous un autre. Les pertes réelles que le glaive faisait éprouver aux croisés, il s’en excusait en disant qu’ils avaient attaqué les premiers ; si le guide les égarait, c’était l’effet du hasard ou de leur témérité ; les maladies que leur causait la mauvaise qualité des provisions, il les attribuait à l’avidité des Francs pour les fruits verts et le vin nouveau : bref, il n’y avait pas de désastre, de quelque genre qu’il pût être, qui arrivât aux malheureux pèlerins, sans que l’empereur fût prêt à prouver que telle était la conséquence naturelle de leur caractère violent, de leur conduite téméraire, ou de leur précipitation hostile.

Les chefs, qui connaissaient leurs forces, n’auraient probablement pas souffert avec tant de résignation les insultes d’une puissance si inférieure à la leur, s’ils ne se fussent fait des idées extravagantes des richesses de l’empire d’Orient, qu’Alexis semblait disposé à partager avec eux avec un excès de bonté aussi nouveau pour les généraux, que les riches productions de l’Orient étaient tentantes pour leurs soldats.

Les nobles français auraient peut-être été les plus difficiles à contenir lors de ces altercations ; mais un accident, que l’empereur aurait pu appeler une faveur de la Providence, réduisit le fier comte de Vermandois au rôle de suppliant, lorsqu’il s’attendait à n’avoir que des ordres à donner. Une tempête furieuse assaillit sa flotte, comme il quittait les rivages de l’Italie, et ses vaisseaux furent jetés sur les côtes de la Grèce. Il en perdit même plusieurs ; et ceux de ses soldats qui parvinrent à gagner la terre étaient dans un tel état de détresse qu’ils furent obligés de se rendre aux lieutenants d’Alexis. Le comte de Vermandois, si hautain lorsqu’il s’embarquait pour la croisade, fut envoyé à la cour de Constantinople, non comme prince, mais comme prisonnier. Toutefois l’empereur le mit aussitôt en liberté, ainsi que ses soldats, et les combla tous de présents.

Aussi, reconnaissant des attentions qu’Alexis ne cessait de lui prodiguer, le comte Hugues se trouvait, par gratitude et par intérêt, de l’opinion de ceux qui, par d’autres motifs, désiraient le maintien de la paix entre les croisés et les Grecs. Un principe plus honorable détermina le célèbre Godefroy, Raymond de Toulouse, et plusieurs autres chez qui la dévotion était quelque chose de plus qu’un simple élan de fanatisme. Ces princes considérèrent le scandale qui rejaillirait sur toute leur expédition, si le premier de leurs exploits était une guerre contre l’empire grec, qu’on pouvait appeler à juste titre la barrière de la chrétienté. S’il était faible et riche, si en même temps il invitait à la rapine et était incapable de s’en garantir, il était d’autant plus de leur intérêt et de leur devoir, comme soldats chrétiens, de protéger un état chrétien, dont l’existence était de si grande importance pour la cause commune, lors même qu’il ne pourrait se défendre lui-même. Ces hommes loyaux désiraient donc recevoir les protestations d’amitié de l’empereur avec des preuves assez sincères de dévouement, et lui rendre sa bienveillance assez largement pour le convaincre que leurs intentions à son égard étaient sous tous les rapports justes et honorables, et qu’il avait intérêt à s’abstenir de tout traitement injurieux qui pourrait les disposer ou les contraindre à changer de conduite envers lui.

Ce fut dans cet esprit d’accommodement à l’égard d’Alexis, qui, par une infinité de raisons différentes, avait jusqu’alors animé la plupart des croisés, que les chefs consentirent à une mesure qu’ils auraient probablement rejetée en d’autres circonstances, comme ridiculement exigée par les Grecs et comme déshonorante pour eux-mêmes. C’était cette fameuse résolution d’Alexis qu’avant de traverser le Bosphore pour aller chercher cette Palestine qu’ils avaient fait vœu de reconquérir, chaque chef des croisés reconnaîtrait individuellement l’empereur, originairement maître de ces contrées, pour son seigneur et suzerain.

L’empereur Alexis, transporté de joie, vit les croisés arriver d’eux-mêmes à un but où il avait espéré les amener par intérêt plutôt que par raisonnement, quoiqu’on eût pu dire bien des choses pour démontrer que les provinces reconquises sur les Turcs ou les Sarrasins, une fois arrachées aux infidèles, devaient être réunies à l’empire grec dont elles avaient été séparées sans autre prétexte que la violence.

Malgré le peu d’espoir qu’il avait de gouverner cette armée de chefs rudes et fiers tout-à-fait indépendants les uns des autres, Alexis ne manqua pas de s’emparer avec empressement et adresse de la déclaration de Godefroy et de ses compagnons. Cette déclaration portait que l’empereur avait droit à l’allégeance de tous ceux qui combattraient en Palestine, et qu’il était seigneur et suzerain naturel de toutes les conquêtes qui seraient faites dans le cours de l’expédition. Il résolut de rendre cette cérémonie tellement publique, et de frapper les esprits par tant de pompe et de magnificence impériale, qu’elle ne pût ni manquer d’exciter l’attention ni être facilement oubliée.

Une grande terrasse, qui s’étend le long des côtes de la Propontide, fut choisie pour le théâtre de cette magnifique cérémonie. On y éleva un trône superbe, destiné à la seule personne de l’empereur. Dans cette occasion, en ne laissant placer aucun autre siège dans l’enceinte, les Grecs s’efforcèrent de maintenir un point d’étiquette particulièrement cher à leur vanité, à savoir, qu’aucun des assistants ne fût assis à l’exception de l’empereur. Autour du trône d’Alexis Comnène étaient rangés, debout, les différents dignitaires de cette cour splendide, suivant les différentes fonctions, depuis le protosébastos et le césar, jusqu’au patriarche revêtu de ses ornements pontificaux, et Agelastès, portant un simple costume, n’avait pu se dispenser d’assister à cette cérémonie. Derrière, et autour de la cour brillante de l’empereur, s’étendaient, sur plusieurs lignes sombres, les exilés anglo-saxons. En ce jour mémorable, et à leur propre demande, ils ne portaient pas de cuirasses d’argent, mode d’une cour frivole, mais ils étaient couverts de mailles et d’acier. Ils désiraient, avaient-ils dit, se faire connaître comme guerriers à des guerriers. Cette permission leur fut d’autant plus aisément accordée, qu’on ne pouvait savoir si une bagatelle ne viendrait pas rompre la bonne intelligence entre des gens si irritables que ceux qui étaient alors assemblés.

Derrière les Varangiens, et en beaucoup plus grand nombre, étaient rangées les bandes grecques ou romaines, connues sous le titre d’immortels, titre que les Romains avaient originairement emprunté aux usages de l’empire de Perse. La taille majestueuse, les hauts cimiers et le splendide uniforme de ces gardes auraient donne aux princes croisés une plus haute idée de leur courage, si l’on n’avait remarqué dans leurs rangs une grande propension à causer et à remuer, qui formait un contraste frappant avec l’immobilité parfaite et le silence de mort qu’observaient les Varangiens bien disciplinés et se tenant à la parade comme des statues de fer. Le lecteur peut se représenter le trône dans toute la pompe orientale, entouré des troupes étrangères et romaines de l’empire, derrière lequel s’agitaient des masses de cavalerie qui changeaient sans cesse de place, de manière à donner une idée de leur multitude, sans qu’on pût évaluer exactement leur nombre. Au milieu de la poussière qu’ils soulevaient par ces évolutions on apercevait des bannières et des étendards parmi lesquels on pouvait distinguer par intervalle le célèbre labarum, gage de victoire pour les troupes impériales, mais dont l’efficacité sacrée s’était trouvée un peu en défaut dans les derniers temps. Les grossiers soldats de l’Occident qui examinaient l’armée grecque prétendaient que les étendards déployés sur le front de leurs lignes auraient au moins suffi à dix fois autant de soldats.

Au loin, sur la droite, rangé le long de la mer, un corps très considérable de cavalerie européenne indiquait la présence des croisés. Le désir était si grand d’imiter l’exemple des principaux princes, ducs et comtes, en prêtant l’hommage convenu, que le nombre des chevaliers et des nobles indépendants qui devaient accomplir cette cérémonie parut immense lorsqu’ils furent assemblés à cet effet ; car tout croisé qui possédait une tour ou qui commandait à six lances, aurait cru qu’on lui faisait insulte si on ne l’eût pas appelé à reconnaître l’empereur grec, et à tenir de ce prince les terres qu’il pouvait conquérir, tout aussi bien que Godefroy de Bouillon ou Hugues le Grand, comte de Vermandois ; et pourtant, étrange inconséquence ! bien que ces chevaliers s’empressassent de rendre cet hommage, parce qu’il était offert par d’illustres personnages, ils semblaient désirer de faire sentir qu’ils s’en regardaient comme humiliés, et qu’en fait toute cette solennité ne leur paraissait qu’une futile parade.

L’ordre du cortège avait été ainsi réglé : les croisés, ou, comme les Grecs les appelaient, les comtes, attendu que ce titre était le plus commun parmi eux, devaient avancer de la gauche de leurs corps, défiler devant l’empereur un à un, et prêter tous en passant, en aussi peu de mots que possible, l’hommage convenu. Godefroy de Bouillon, son frère Baudouin, Bohémond d’Antioche, et plusieurs autres croisés de distinction, furent les premiers à accomplir le cérémonial ; ils mirent pied à terre, et, après avoir prononcé eux-mêmes la formule de serment, restèrent près du trône de l’empereur, pour empêcher, par le respect qu’inspirait leur présence, qu’aucun de leurs nombreux compagnons ne se rendît coupable d’insolence durant la solennité. D’autres croisés, de rang inférieur, conservèrent aussi leurs places près de l’empereur, après avoir prêté le serment, soit par pure curiosité, soit pour montrer qu’ils étaient aussi libres que les grands qui s’arrogeaient ce privilège.

Ainsi deux grands corps de troupes, grecques et européennes, étaient stationnés à quelque distance l’un de l’autre sur les rives du Bosphore, différant de langage, d’armes et de costume. Les petites troupes de cavalerie qui de temps à autre se détachaient de ces corps ressemblaient aux sillonnements des éclairs qui passent de l’un à l’autre de deux nuages chargés de tonnerre, et se communiquent ainsi les éléments de foudre dont ils sont surchargés. Après une courte halte sur les rives du Bosphore, les Francs qui avaient rendu hommage se dirigèrent sans ordre vers un quai, où d’innombrables galères et des bâtiments plus petits, disposés tout exprès, voiles au vent et rames dans l’eau, attendaient les guerriers pèlerins pour les transporter de l’autre côté du détroit, et les déposer dans cette Asie qu’ils brûlaient si ardemment de visiter, et d’où un si petit nombre d’entre eux devaient probablement revenir. L’extérieur splendide des vaisseaux qui allaient les recevoir, la promptitude qu’on mettait à leur servir des rafraîchissements, le peu d’étendue du détroit qu’ils avaient à traverser, le commencement prochain du service actif qu’ils avaient fait vœu et qu’ils brûlaient de remplir, tout inspirait la gaîté à ces guerriers ; les chansons et les instruments de musique se mêlaient au bruit des rames qui commençaient à frapper l’eau.

Tandis que telles étaient les dispositions des croisés, l’empereur grec faisait tous ses efforts pour imprimer à la multitude armée la plus haute idée de sa propre grandeur et de l’importance du motif qui les avait tous réunis. Les principaux chefs s’y prêtèrent aisément ; les uns, parce que leur cupidité avait été satisfaite ; les autres, parce que leur ambition avait été enflammée, et peu, très peu, parce que rester en paix avec Alexis était le moyen le plus probable d’amener leur expédition à bonne fin. En conséquence les grands seigneurs se soumirent à un acte d’humilité qui peut-être n’était guère de leur goût, et s’abstinrent soigneusement de tout ce qui aurait pu, dans cette fête solennelle, offenser personne ; mais il y en eut beaucoup dont les dispositions furent moins pacifiques.

Dans le grand nombre de comtes, de seigneurs et de chevaliers, sous les différentes bannières desquels les croisés avaient été conduits jusqu’aux murs de Constantinople, beaucoup étaient trop insignifiants pour qu’on jugeât nécessaire d’acheter leur bonne volonté pour cet acte de soumission ; et ceux-ci, quoique jugeant dangereux de s’y refuser, mêlèrent aux termes de leur prestation d’hommage des bravades, des sarcasmes et de telles contraventions aux lois de la bienséance, qu’il était patent que cette démarche ne leur inspirait que ressentiment et mépris. C’était, suivant eux, se déclarer vassaux d’un prince hérétique, limité dans l’exercice de son pouvoir si vanté, leur ennemi quand il osait l’être, et l’ami de ceux-là seulement qui lui semblaient à craindre.

Les nobles, qui étaient Francs d’origine, se faisaient principalement remarquer par leur dédain présomptueux pour toutes les autres nations qui avaient pris part à la croisade, aussi bien que pour leur valeur intrépide et pour le mépris qu’ils laissaient voir à l’égard de la puissance et de l’autorité de l’empire grec. On disait en proverbe parmi eux, que « si le ciel tombait, les croisés francs seraient seuls en état de le soutenir avec leurs lances. » La même fierté et la même arrogance se manifestaient de temps à autre par des querelles avec leurs hôtes involontaires ; et les Grecs, malgré tous leurs artifices, se trouvaient souvent avoir le dessous ; de sorte que Alexis était déterminé à se débarrasser à tout prix de ces alliés hautains et intraitables, en leur faisant traverser le Bosphore avec autant de diligence que possible. Afin d’y mieux réussir, il profita de la présence du comte de Vermandois, de celle de Godefroy de Bouillon et d’autres chefs qui jouissaient d’une grande influence, pour maintenir l’ordre parmi les simples chevaliers francs, qui étaient si nombreux et si indociles.

Luttant contre un sentiment d’orgueil offensé, mais comprimé par une prudente appréhension, l’empereur s’efforça de recevoir avec un air de satisfaction l’hommage qu’on lui rendait avec une espèce de moquerie. Il se passa peu de temps avant qu’un incident vînt caractériser d’une façon extraordinaire deux nations si singulièrement réunies, malgré la différence des opinions et des sentiments. Plusieurs troupes de Français avaient défilé, comme en parade, devant le trône de l’empereur, et prêté avec quelque apparence de gravité l’hommage ordinaire. Ils s’étaient tous agenouillés devant Alexis, avaient mis leurs mains dans les siennes, et accompli dans cette posture la cérémonie de soumission féodale ; mais quand vint le tour de Bohémond d’Antioche, dont nous avons déjà parlé, l’empereur, voulant donner une marque d’honneur spéciale à ce prince rusé, jadis son ennemi, et maintenant son allié, s’avança de deux ou trois pas vers la mer, du côté où les vaisseaux semblaient attendre les croisés.

La distance que parcourut l’empereur était fort petite, et l’on regarda cette action comme un signe de déférence à l’égard de Bohémond ; mais ce fut le prétexte d’un affront sanglant pour Alexis, affront que ses gardes et ses sujets ressentirent vivement comme une insulte faite avec intention. Une dizaine de cavaliers, formant la suite du comte français qui devait rendre hommage après Bohémond, partirent au grand galop du flanc droit des escadrons francs avec leur seigneur en tête, et arrivant en face du trône, qui était encore vide, s’y arrêtèrent soudain. Le chef du petit détachement était un homme à taille herculéenne, à figure sévère et hautaine, quoique extrêmement belle, ayant de longs cheveux noirs et épais ; il portait sur sa tête une barrette, tandis que ses mains, ses membres et ses pieds étaient recouverts de peau de chamois ; il portait ordinairement en dessus l’armure pesante et complète de son pays. Il l’avait quittée pour sa convenance personnelle, quoique en agissant ainsi il violât complètement le cérémonial observé dans une occasion si importante. Il n’attendit pas une seconde le retour de l’empereur, et ne s’inquiéta point de l’inconvenance qu’il y avait à obliger Alexis de revenir à pas précipités vers son trône ; mais sautant en bas de son gigantesque coursier, il en lâcha les rênes, qui furent aussitôt saisies par un des pages qui le suivaient. Sans hésiter un moment, le Franc s’assit sur le trône vacant de l’empereur, étendit son corps robuste à demi armé sur les coussins dorés destinés à Alexis, et se mit à caresser nonchalamment un grand chien-loup qui l’avait suivi, et qui, aussi peu intimidé que son maître, se coucha sur les tapis de soie et les damas brochés d’or qui tapissaient l’estrade du trône impérial. Le chien s’y alongea avec hardiesse et d’un air d’insolence, comme pour témoigner qu’il ne respectait personne, excepté le farouche chevalier qui s’appelait son maître.

Comme l’empereur revenait de la courte excursion qu’il avait faite en faveur de Bohémond, il vit avec étonnement son siège occupé par l’insolent Français. Les bandes varangiennes à demi sauvages n’auraient pas hésité un instant à punir cette insulte, en renversant du trône l’audacieux qui n’avait pas craint de s’y asseoir, si elles n’eussent été retenues par Achille Tatius et par d’autres officiers qui, ne pouvant deviner ce que l’empereur ferait, n’osaient prendre eux-mêmes une résolution.

Cependant le chevalier peu cérémonieux éleva la voix, et, malgré son accent provincial, ses paroles purent être comprises de tous ceux qui connaissaient la langue française, tandis que ceux mêmes qui ne l’entendaient pas purent en deviner le sens au ton et aux gestes dont il les accompagnait. « Quel est le manant, dit-il, qui est resté paisiblement assis comme un bloc de bois ou un fragment de rocher, lorsque tant de nobles chevaliers, la fleur de la chevalerie et le modèle de la valeur, se tiennent découverts et debout au milieu des Varangiens trois fois vaincus ? »

Une voix profonde et sonore, qui paraissait sortir du sein de la terre, tant ses accents ressemblaient à ceux d’un autre monde, répliqua : « Si les Normands désirent combattre les Varangiens, ils peuvent les rencontrer dans la lice homme contre homme, sans faire la pauvre fanfaronnade d’insulter l’empereur de la Grèce, qui, comme on sait, ne se bat qu’au moyen des haches d’armes de ses gardes. »

La surprise fut si grande lorsqu’on entendit cette réponse, qu’elle se communiqua jusqu’au chevalier qui l’avait provoquée par son insulte envers l’empereur ; et, au milieu des efforts d’Achille Tatius pour retenir ses soldats dans les bornes de la subordination, de hauts murmures semblaient annoncer qu’ils n’y resteraient pas long-temps. Bohémond revint à travers la foule avec une rapidité qui ne convenait pas aussi bien à la dignité d’Alexis, et, prenant le croisé par le bras, il l’obligea, en recourant toutefois à la force et à la persuasion, à quitter le trône où il s’était placé si hardiment.

« Comment, noble comte de Paris ! s’écria Bohémond, y a-t-il quelqu’un dans cette grande assemblée qui puisse souffrir patiemment que votre nom, illustré par tant de valeur, soit aujourd’hui cité dans une sotte querelle avec des mercenaires dont le plus grand mérite est de porter une hache à gages dans les rangs des gardes de l’empereur ? Fi ! fi donc !… ne permettez pas, pour l’honneur de la chevalerie normande, qu’il en soit ainsi. — Je ne sais pas, » répliqua le croisé en se levant avec répugnance… « Je ne suis pas très exigeant sur le degré de noblesse de mon adversaire lorsqu’il se comporte en homme courageux et déterminé. Je vous dis que je suis accommodant, comte Bohémond ; et Turc, Tartare ou Anglo-Saxon, qui n’échappa aux chaînes des Normands que pour se faire esclave des Grecs, est également bien venu à aiguiser sa lance contre mon armure, s’il désire s’acquitter de cet emploi honorable. «

L’empereur avait entendu tout ceci avec une indignation mêlée de crainte ; car il s’imaginait que ses plans de politique allaient être soudain renversés par un complot prémédité pour lui faire un affront personnel, et sans doute pour attaquer sa personne. Il allait crier aux armes ! lorsque, jetant les yeux sur le flanc droit des croisés, il vit que tout y était resté tranquille depuis que le baron français en était parti. Il résolut donc aussitôt de ne pas faire attention à cette insulte, et de la regarder comme une des grosses plaisanteries des Francs, puisque aucun mouvement n’indiquait qu’il y eût un véritable projet d’attaque.

Arrêtant, avec la rapidité de la pensée, la conduite qu’il avait à tenir, il rentra sous son dais, et se tint debout devant le trône, dont cependant il aima mieux ne pas reprendre tout de suite possession, dans la crainte de donner à l’insolent étranger un prétexte de venir le lui disputer.

« Quel est ce hardi vavasseur[17], dit-il au comte Baudouin, que j’aurais dû, à ce qu’il semble, d’après son air de dignité, recevoir assis sur mon trône, et qui juge bon de revendiquer ainsi les prérogatives de son rang ? — Il passe pour un des plus braves de notre armée, répondit Baudouin, quoique les braves y soient aussi nombreux que les grains de sable au bord de la mer. Il vous dira lui-même son nom et son rang. »

Alexis regarda le vavasseur. Il ne vit rien dans ses traits imposants et réguliers, animés par le vif enthousiasme qui brillait dans ses yeux, rien qui annonçât une insulte préméditée ; il fut même tenté de croire que ce qui venait d’arriver si contrairement à l’étiquette et au cérémonial de la cour grecque n’était ni un affront fait avec intention, ni un prétexte pour occasionner une querelle. Ce fut donc avec une espèce d’aisance qu’il adressa ainsi la parole à l’étranger : « Nous ne savons quel honorable nom vous donner ; mais nous avons appris du comte Baudouin que nous avions l’honneur d’avoir en notre présence un des plus braves chevaliers que le ressentiment des outrages faits à la terre sainte amène ici pour passer ensuite en Palestine, afin de l’arracher à l’esclavage. — Si c’est mon nom que vous me demandez, répliqua le chevalier européen, le premier venu de tous ces pèlerins peut aisément vous satisfaire, et de meilleure grâce que je ne le pourrais moi-même. Nous avons coutume de dire dans notre pays qu’en prononçant un nom hors de propos, on a empêché bien des querelles de se vider, parce que des hommes qui auraient combattu avec la crainte de Dieu devant les yeux, sont forcés, quand leurs noms sont proclamés, de reconnaître entre eux une parenté spirituelle qui les unit, comme parrains, filleuls et compères, ou quelque autre lien d’amitié également sacré ; tandis que, s’ils s’étaient battus d’abord, et qu’ils eussent dit leurs noms ensuite, ils auraient pu avoir quelque assurance réciproque de leur valeur, et regarder la parenté qui les unit comme un bonheur pour l’un et pour l’autre. — Encore, dit l’empereur, faudrait-il que je susse, ce me semble, si vous qui paraissez réclamer un droit de préséance au milieu de cette multitude extraordinaire de chevaliers, vous devez être désigné par le titre de roi ou de prince ? — Comment dites-vous cela ? » demanda le Franc, tandis que son front se couvrait d’un nuage ; « pensez-vous que je vous aie insulté en avançant ainsi vers vos escadrons ? »

Alexis se hâta de répondre qu’il n’avait pas la pensée d’imputer au comte l’intention d’un affront ou d’une offense ; observant que, dans la position critique de l’empire, ce n’était pas le moment pour celui qui tenait le gouvernail des affaires de s’engager sans nécessité dans de futiles querelles.

Le chevalier français l’écouta, et répondit sèchement : « Si tels sont vos sentiments, je m’étonne que vous ayez jamais résidé assez long-temps dans un pays où la langue française est en usage, pour avoir appris à parler comme vous le faites. J’aurais cru que quelques uns des nobles sentiments de cette nation, puisque vous n’êtes ni moine ni femme, se seraient gravés dans votre cœur, aussi bien que les mots de la langue dans votre mémoire. — Paix, sire comte ! » dit Bohémond, qui demeurait près de l’empereur pour détourner une querelle si imminente. « Vous êtes tenu de répondre à l’empereur avec civilité ; et ceux qui sont impatients de se battre ne manqueront pas d’infidèles pour satisfaire leur impatience. Il vous a seulement demandé votre nom et votre lignage, et vous avez moins de raisons de les cacher que personne au monde. — J’ignore quel intérêt y peut prendre ce prince ou cet empereur, comme vous l’appelez ; mais tout le compte que je puis rendre de moi-même, le voici : Au milieu d’une des vastes forêts qui occupent le centre de la France, mon pays natal, il est une chapelle tellement enfoncée dans la terre, qu’il semble qu’elle soit décrépite de vieillesse. L’image de la sainte Vierge, qui décore l’autel, est appelée par tout le monde Notre-Dame des Lances rompues, et les environs sont regardés dans tout le royaume comme très célèbres pour les aventures militaires. Quatre grandes routes, correspondant chacune à un des points cardinaux, se croisent devant la principale porte de la chapelle ; et de temps à autre, lorsqu’un bon chevalier passe en cet endroit, il s’arrête dans la chapelle pour y faire ses dévotions, après avoir trois fois sonné du cor, de manière à ébranler et à faire retentir les frênes et les chênes de la forêt. Il s’agenouille ensuite pour dire sa prière, et il arrive rarement qu’après avoir entendu la messe de Notre-Dame des Lances rompues, il ne trouve point quelque aventureux chevalier prêt à satisfaire son désir de combattre. J’ai tenu ce poste pendant un mois et plus contre tous venants, et chacun m’a remercié de la noble manière dont je me suis conduit à son égard, à l’exception d’un seul qui eut le malheur de se casser le cou en tombant de cheval, et d’un autre qui fut si bien atteint, que la lance lui sortait du dos de la longueur d’une aune, toute dégouttante de sang. Sauf ces accidents qu’on ne peut pas toujours éviter, mes adversaires me quittaient toujours en reconnaissant la politesse dont j’avais usé à leur égard. — Je conçois, sire chevalier, dit l’empereur, qu’un guerrier de votre taille, animé du courage qui vous enflamme, doive trouver peu d’égaux, même parmi vos aventureux compatriotes, et moins encore parmi des hommes qui savent que risquer sa vie dans des querelles déraisonnables, c’est se jouer comme un enfant du don de la Providence. — Libre à vous de penser ainsi, » répliqua le Franc d’un ton un peu méprisant ; « néanmoins je vous assure que, si vous croyez que nos combats se passaient avec le moindre mélange de mauvaise humeur et de colère, et que nous avions le cœur plus joyeux le soir en chassant le cerf ou le sanglier, qu’en nous acquittant le matin de nos devoirs de chevalerie devant le portail de la vieille chapelle, vous nous faites une criante injustice. — Avec les Turcs vous ne jouirez pas de cet aimable échange de courtoisie, répliqua l’empereur ; c’est pourquoi je vous conseillerai de ne pas aller trop en avant, et de ne pas trop rester en arrière, mais de vous tenir près de l’étendard, qui est le but des efforts des plus vaillants infidèles, et où les meilleurs chevaliers sont appelés à les repousser. — Par Notre-Dame des Lances rompues, je ne voudrais pas que les Turcs fussent plus courtois qu’ils ne sont chrétiens, et je suis charmé que les noms d’infidèle et de chien de païen soient ceux qui conviennent aux meilleurs d’entre eux, traîtres qu’ils sont à la fois à leur Dieu et aux lois de la chevalerie. J’ai bonne espérance de les rencontrer au premier rang de notre armée, à côté de notre étendard et partout ailleurs, et d’avoir le champ libre pour faire mon devoir contre ces ennemis de Notre-Dame et des bienheureux saints, qui, par leurs mauvaises coutumes, sont encore plus particulièrement les miens… Cependant vous avez le temps de vous asseoir et de recevoir mon hommage, et je vous serai obligé d’expédier cette sotte cérémonie en aussi peu de temps qu’il vous sera possible. »

L’empereur se hâta de remonter sur son trône, et reçut dans ses mains les mains nerveuses du croisé, qui prononça la formule, et se dirigea ensuite vers les vaisseaux, accompagné de Baudouin. Celui-ci paraissait fort charmé de le voir en chemin de se rendre à bord, et il revint ensuite se placer à côté de l’empereur.

« Quel est, demanda l’empereur, le nom de cet homme singulier et arrogant ? — C’est Robert, comte de Paris, répondit Baudouin : il passe pour un des pairs les plus braves qui entourent le trône de France. »

Après un moment de réflexion, Alexis Comnène donna ordre de suspendre la cérémonie de la journée, craignant peut-être que l’humeur fantasque et sans gêne des étrangers n’occasionnât quelque nouvelle dispute. Les croisés furent donc, sans en être très fâchés, reconduits dans les palais où ils avaient été déjà accueillis avec hospitalité, et continuèrent, sans se faire prier, le festin qu’ils avaient interrompu, lorsqu’on les avait appelés à la prestation d’hommage. Les trompettes des différents chefs sonnèrent le rappel du peu de soldats qui composaient leur suite ; cependant les chevaliers et les commandants, satisfaits de la manière dont ils étaient traités, et pressentant vaguement que le passage du Bosphore serait le commencement de leurs souffrances réelles, se réjouissaient de demeurer encore sur le rivage.

Ce n’était probablement pas l’intention d’Alexis ; mais le héros, comme on pourrait l’appeler, de cette journée tumultueuse, Robert, comte de Paris, qui était déjà en route pour aller s’embarquer sur le détroit, changea de résolution dès qu’il entendit le rappel retentir de toutes parts ; et, ni Bohémond, ni Godefroy, ni aucun de ceux qui voulurent lui expliquer ce signal, ne purent changer la détermination qu’il venait de prendre, celle de retourner à Constantinople. Il sourit dédaigneusement aux menaces qu’on lui faisait du mécontentement de l’empereur, et parut se promettre un plaisir tout particulier à braver Alexis à sa propre table, ou du moins penser que rien ne lui était plus indifférent que d’offenser ou non l’empereur.

Il fut loin même d’avoir pour Godefroy de Bouillon la déférence et le respect qu’il lui montrait ordinairement ; et ce prince sage, après avoir épuisé tous les arguments propres à le faire renoncer à sa résolution de revenir dans la ville impériale, au point de risquer de s’attirer une querelle personnelle, l’abandonna enfin à sa propre discrétion. Il le montra en passant au comte de Toulouse et lui en parla comme d’un chevalier errant des plus fantasques, incapable de se laisser influencer par autre chose que par les caprices de sa folle imagination. « Il n’amène pas cinq cents hommes à la croisade, dit Godefroy, et j’ose jurer qu’en ce moment même où notre expédition commence réellement, il ne sait pas où sont ces cinq cents hommes, ni comment on a pourvu à leurs besoins. Il y a une éternelle trompette qui sonne la charge à son oreille, et dans aucun lieu il ne peut entendre un signal plus pacifique et plus raisonnable. Voyez comme il marche là-bas : véritable emblème d’un franc écolier, désertant son école un jour de fête, animé moitié par la curiosité, moitié par l’envie de jouer quelque tour ! — Et cependant, reprit Raymond, comte de Toulouse, cet homme est doué d’une résolution suffisante pour soutenir toute l’armée des croisés dans sa téméraire entreprise. Néanmoins le comte Robert est un casseur de têtes si passionné, qu’il risquerait plutôt le succès de notre expédition que de manquer une occasion de rencontrer un digne antagoniste en champ clos, ou, comme il le dit, une chance de rendre hommage à Notre-Dame des Lances rompues… Quelle est donc la personne qu’il vient de rencontrer, et qui a l’air de suivre la même route, ou plutôt d’errer avec lui, en retournant vers Constantinople ? — Un chevalier armé de pied en cap, magnifiquement équipé, mais d’une taille un peu moins chevaleresque, répondit Godefroy. C’est, je suppose, la célèbre dame qui gagna, dans la lice, le cœur de Robert par une bravoure égale à la sienne ; et la pélerine en robe longue qui les suit peut être leur fille ou leur nièce. — Le singulier spectacle, digne chevalier, que notre temps nous présente ! Nous n’avons rien vu de pareil depuis Gaita, femme de Robert Guiscard, qui sut se distinguer par des prouesses, et rivaliser avec son mari, aussi bien au premier rang de la mêlée que dans la salle de bal ou de banquet. — Telle est la coutume de ce couple, très noble chevalier, ajouta un autre croisé qui les avait rejoints ; et que le ciel prenne en pitié le pauvre homme qui n’a point le pouvoir de maintenir la paix domestique en usant de sa force ! — Eh bien ! répliqua Raymond, si c’est une réflexion un peu mortifiante de songer que la dame de nos pensées aura perdu la fraîcheur de la jeunesse, c’est une consolation de se dire qu’elle sera trop vieille pour nous battre quand nous reviendrons avec le peu de jeunesse ou d’âge mûr qu’une longue croisade nous aura laissé. Mais allons ; suivons la route de Constantinople derrière ce très vaillant chevalier. »


CHAPITRE X.

LE VIEILLARD.


C’était un temps bizarre… antipode du nôtre ; il y avait des dames qui se voyaient plus souvent dans l’acier brillant du bouclier d’un ennemi que dans un miroir, et qui aimaient mieux se battre sur un champ de bataille que badiner avec un amant et résister à ses douces attaques… Mais quoique la nature fût ainsi outragée, elle savait prendre sa revanche.
Les Temps féodaux.


Brenhilda, comtesse de Paris, était une de ces courageuses dames qui pendant la première croisade se hasardaient volontairement aux premiers rangs des combattants, entraînées par une folie devenue aussi générale que pouvait l’être un usage contre nature ; types vivants des Marphise et des Bradamante que les romanciers se plaisaient à dépeindre, en les armant quelquefois d’une cuirasse impénétrable ou d’une lance magique, afin de diminuer l’invraisemblance des nombreuses victoires qu’ils accordaient au sexe le plus faible sur la portion masculine du genre humain.

Mais le charme de Brenhilda était d’une nature pus simple, et consistait principalement dans sa grande beauté.

Dès la première jeunesse, elle dédaignait les occupations de son sexe ; et ceux qui se hasardaient à rechercher la main de la jeune dame d’Aspremont, nom d’un fief militaire dont elle avait hérité, n’eurent pour réponse qu’ils devaient d’abord la mériter en se conduisant avec honneur dans la lice. Le père de Brenhilda était mort ; sa mère était d’un caractère facile et se laissait aisément mener par la jeune dame.

Les nombreux amants de Brenhilda se soumirent volontiers à des conditions qui étaient trop d’accord avec les mœurs du temps pour être rejetées. Un tournoi eut lieu au château d’Aspremont, et la moitié des valeureux antagonistes mordirent la poussière sous les coups de leurs rivaux plus favorisés du sort, et quittèrent la lice honteux et désappointés. Les amants victorieux s’attendaient à recevoir l’ordre de jouter les uns contre les autres ; mais ils furent bien surpris lorsqu’on les informa des volontés ultérieures de la jeune dame. Elle aspirait à porter elle-même une armure, à manier une lance, à monter un coursier, et pria les chevaliers de permettre à une dame qui leur inspirait de si honorables sentiments de se mêler à leurs jeux chevaleresques. Les chevaliers admirent courtoisement leur jeune maîtresse dans la lice, et sourirent à l’idée de la voir résister à tant de braves champions de leur sexe. Mais les vassaux et les vieux serviteurs du seigneur d’Aspremont sourirent aussi en se regardant, et s’attendirent à un résultat bien différent de celui que les adorateurs de la jeune amazone se promettaient. Les chevaliers qui allèrent à la rencontre de la jeune Brenhilda furent l’un après l’autre couchés sur la poussière ; et l’on ne peut nier que lutter ainsi contre une des plus jolies femmes de l’époque ait été une situation fort embarrassante. Chaque combattant craignait de charger avec toute l’impétuosité dont il était capable, et de donner pleine carrière à son cheval, et enfin ne voulait pas faire tout ce qui aurait été nécessaire pour obtenir la victoire, de peur de causer quelque mal irréparable à la belle adversaire qu’il combattait. Mais la dame d’Aspremont n’était pas une femme qu’on pouvait vaincre sans recourir à toute sa force, à tous ses talents. Les amants battus quittèrent la lice d’autant plus mortifiés de leur déconfiture que Robert de Paris arriva dans la soirée ; apprenant ce dont il s’agissait, il envoya son nom aux barrières, comme celui d’un chevalier qui se passerait bien prix du tournoi si la fortune voulait qu’il le remportât, et déclara que les terres et les dames n’étaient pas ce qu’il venait chercher. Brenhilda, piquée et mortifiée, prit une nouvelle lance, monta son meilleur coursier, et s’avança dans la lice, déterminée à punir ce nouvel assaillant du peu de cas qu’il semblait faire de ses charmes. Mais, soit que son dépit la privât de son adresse ordinaire, soit que, comme beaucoup d’autres femmes, elle se sentît prévenue pour un homme qui ne se montrait nullement jaloux de conquérir son cœur, soit enfin, comme on l’a dit souvent en pareille occasion, que son heure fatale fût arrivée, le comte Robert lutta contre elle avec son habileté et son bonheur habituels. Brenhilda d’Aspremont fut désarçonnée, son casque tomba, elle-même roula sur l’arène ; sa belle figure, de rose qu’elle était, devint, sous les yeux du vainqueur, d’une pâleur mortelle, et produisit son effet naturel en rehaussant dans l’esprit de Robert le prix de la victoire. Il allait, néanmoins, conformément à sa résolution, quitter le château après avoir mortifié la vanité de la dame ; mais la mère de Brenhilda intervint à propos ; et quand elle se fut assurée qu’aucun mal sérieux n’avait été fait à la jeune héritière, elle remercia le chevalier inconnu d’avoir donné à sa fille une leçon qu’elle espérait ne pas lui voir oublier de sitôt. Engagé par elle à faire ce qu’il désirait secrètement, le comte Robert prêta l’oreille aux sentiments qui l’engageaient tout bas à ne point s’éloigner aussi vite.

Il était du sang de Charlemagne, et ce qui était encore de plus grande importance aux yeux de la jeune dame, un des chevaliers normands les plus renommés de cette époque belliqueuse. Après une résidence de dix jours au château d’Aspremont, les jeunes fiancés partirent (telle fut la volonté de Robert), avec une suite convenable, pour se rendre à Notre-Dame des Lances rompues, où il lui plaisait d’être marié. Deux chevaliers qui, suivant la coutume du lieu, y attendaient des adversaires, furent un peu désappointés en voyant venir une cavalcade qui ne semblait pas propre à satisfaire leurs désirs. Mais ils furent bien surpris quand ils reçurent un cartel des futurs époux : offrant de leur servir d’adversaires, et se félicitant de commencer leur vie matrimoniale d’une manière si conforme à celle qu’ils avaient jusqu’alors menée. Ils furent victorieux suivant leur usage, et les seules personnes qui eurent à se repentir de la complaisance du comte et de sa fiancée furent les deux étrangers, dont l’un eut un bras cassé dans la rencontre, et l’autre la clavicule disloquée.

La vie de chevalier errant que menait le comte Robert ne fut pas interrompue par son mariage : au contraire, quand il était appelé à soutenir sa réputation, sa femme se faisait remarquer par des exploits non moins nombreux, et brûlait d’une soif de renommée égale à celle de son mari.

Tous deux prirent en même temps la croix, car c’était alors la folie dominante en Europe.

La comtesse Brenhilda avait alors plus de vingt-six ans, et était aussi belle que peut l’être une amazone. Comme femme, sa taille était des plus grandes, et sa noble figure, malgré ses fatigues guerrières, n’était que légèrement hâlée par le soleil, et cette teinte brune elle-même faisait ressortir la blancheur éblouissante des parties de son visage qui n’étaient pas ordinairement découvertes.

En donnant des ordres pour que sa suite revînt à Constantinople, Alexis parla en particulier à l’Acolouthos Achille Tatius. Le satrape, pour toute réponse, inclina la tête avec soumission et se sépara avec quelques hommes du corps principal qui formait le cortège de l’empereur. La principale route qui conduisait à la ville était, comme on peut le croire, remplie de troupes et d’une immense multitude de spectateurs, qui tous souffraient plus ou moins de la poussière et de la chaleur.

Le comte Robert de Paris avait embarqué ses chevaux et toute sa suite, à l’exception d’un vieil écuyer son valet, et d’une suivante de sa femme. Il se trouva plus gêné dans la foule qu’il ne l’aurait voulu, d’autant plus que son épouse en souffrait autant que lui ; il commença donc à regarder à travers les arbres épars qui bordaient les côtes presque jusqu’à l’endroit où montait la marée, pour voir s’il ne découvrirait pas un sentier qui les conduisît moins directement, mais d’une manière plus agréable, à la ville, et qui en même temps, ce qui était le principal motif de leur expédition dans l’Orient, pût leur offrir des spectacles étranges ou des aventures chevaleresques. Un chemin large et battu se présenta bientôt et sembla leur promettre toutes les jouissances qu’un ombrage peut procurer dans un climat chaud. Le terrain au milieu duquel il serpentait était agréablement varié par des temples, des églises, des kiosques ; et çà et là une fontaine distribuait son onde argentine, comme un individu bienfaisant qui, se refusant tout à lui-même, est libéral envers les autres qui sont dans le besoin. Le son lointain de la musique guerrière égayait encore leur chemin, et, en retenant le peuple sur la grande route, empêchait que les étrangers ne fussent incommodés par des compagnons de voyage.

Satisfaits d’échapper ainsi à la chaleur du jour, et admirant les divers genres d’architecture, les détails du paysage, nouveaux à leurs yeux, et les tableaux de mœurs que leur offraient de temps à autre les gens du pays qu’ils rencontraient, ils cheminaient tranquillement et à leur aise. Un homme attira particulièrement l’attention de la comtesse Brenhilda. C’était un vieillard d’une grande taille, et qui paraissait si profondément occupé du rouleau de parchemin qu’il tenait à la main, qu’il ne faisait aucune attention aux objets dont il était entouré. De profondes pensées semblaient régner sur son front, et dans son œil brillait ce regard perçant qui semble fait pour découvrir et séparer dans les discussions humaines le côté grave du côté frivole, afin de s’occuper exclusivement de ce qui seul mérite l’attention du sage. Levant lentement les yeux de dessus le parchemin sur lequel il les tenait fixés, le regard d’Agelastès… car c’était lui-même… rencontra ceux du comte Robert et de son épouse ; et leur adressant la parole avec la formule amicale de mes enfans, il leur demanda s’ils avaient perdu leur route, et s’il y avait quelque chose en quoi il pût leur faire plaisir.

« Nous sommes des étrangers, mon père, répondirent-ils, venus d’un pays lointain et faisant partie de l’armée qui a passé ici en pèlerinage ; le motif qui nous a amenés est, nous aimons à le croire, commun à toute l’armée. Nous désirons nous acquitter de nos dévotions là où la grande rançon a été payée pour nous, et affranchir par nos bonnes épées la Palestine esclave de l’usurpation et de la tyrannie des infidèles. Quand nous vous parlons ainsi, nous vous disons le plus haut motif de notre entreprise : cependant Robert de Paris et son épouse ne mettraient pas volontiers le pied dans une contrée qui ne devrait pas retentir du bruit de leur renommée ; ils n’ont pas été habitués à marcher en silence sur la face de la terre, et ils achèteraient une vie éternelle de renommée, fut-ce au prix de leur existence mortelle. — Vous brûlez donc d’acquérir de la gloire au péril même de vos jours, dit Agelastès, sans songer que peut-être vous rencontrerez la mort en gravissant l’échelle par laquelle vous espérez l’atteindre ? — Assurément, répondit le comte ; et il n’y a personne qui porte le baudrier d’un chevalier sans éprouver un tel désir. — Et, si je ne me trompe, votre épouse partage ces nobles résolutions ? — Vous pouvez faire peu de cas de mon courage de femme, si telle est votre volonté, mon père, répliqua la comtesse ; mais je parle en présence d’un témoin qui peut attester que je ne mens pas lorsque je dis qu’un homme de moitié moins âgé que vous n’aurait pas exprimé ce doute impunément. — Oh ! que le ciel me protège des éclairs que vos yeux lancent par colère ou par mépris, répliqua Agelastès ; je porte sur moi une égide qui me garantit de ce que j’aurais pu craindre sans cela ; l’âge, avec ses infirmités, a aussi ses avantages. Peut-être d’ailleurs désirez-vous trouver un homme comme moi, et en ce cas je m’estimerais heureux de vous rendre les services qu’il est de mon devoir d’offrir à tous les dignes chevaliers. — Je vous ai déjà dit qu’après l’accomplissement de mon vœu, » répondit le comte Robert en levant les yeux au ciel et en se signant, « il n’y a rien au monde que j’aie plus à cœur que de rendre mon nom célèbre par les prouesses qui conviennent à un vaillant chevalier. Quand on meurt sans renommée, on meurt pour toujours. Si mon aïeul, Charles, n’avait jamais quitté les misérables rives de la Saale, il ne serait pas aujourd’hui beaucoup plus connu que le vigneron qui taillait sa vigne sur le même territoire ; mais il se comporta en brave, et son nom est immortel dans la mémoire des chevaliers . — Jeune homme, dit le vieux Grec, quoiqu’il n’arrive que rarement à ce pays d’être visité par des gens tels que vous (que je suis prêt à servir et à apprécier), il n’en est pas moins vrai que je suis fort à même de vous être utile dans l’affaire que vous avez tant à cœur. Mes relations avec la nature ont été si intimes et si longues que, pendant leur durée, elle a disparu à mes yeux pour être remplacée par un monde avec lequel elle n’a presque rien de commun. Les trésors curieux que j’ai ainsi découverts sont inaccessibles aux recherches des autres hommes, et ne peuvent être dévoilés aux yeux de ceux dont les exploits doivent être resserrés dans les circonstances ordinaires de la vie. Aucun romancier de votre romantique pays n’a tiré de son imagination des aventures si extraordinaires et si propres à exciter l’étonnement de ceux qui les écoutent en cercle, que celles que je sais ; et ce ne sont pas de frivoles inventions : elles sont fondées sur la réalité seule ; en outre j’ai la puissance de fournir les moyens de terminer chacune de ces aventures. — Si telle est votre véritable profession, dit le comte français, vous avez trouvé un des hommes que vous cherchez ; et mon épouse et moi nous n’avancerons point d’un pas sur cette route avant que vous nous ayez indiqué quelqu’une de ces aventures que le devoir des chevaliers errants est de chercher en aussi grand nombre que possible. «

À ces mots il s’assit à côté du vieillard ; et son épouse, avec un respect qui avait en soi quelque chose de plaisant, suivit son exemple.

« Voilà une bonne trouvaille, Brenhilda, continua le comte Robert ; notre ange gardien a soigneusement veillé sur nous. Nous étions venus ici parmi un tas de sots pédants, babillant dans une langue absurde, et attachant plus d’importance au moindre regard d’un empereur poltron qu’au meilleur coup que peut frapper un brave chevalier. J’étais tenté de croire que nous avions mal fait de prendre la croix… Dieu me pardonne cette pensée impie ! Voilà cependant qu’au moment où nous désespérions de trouver un chemin qui nous conduisît à la renommée, nous avons rencontré un de ces excellents hommes que les chevaliers d’autrefois trouvaient assis auprès des fontaines, des croix et des autels, toujours disposés à envoyer le chevalier errant là où il y avait de la gloire à gagner. Ne le trouble pas, ma Brenhilda ; laisse-le se rappeler ses histoires des anciens temps, et tu vas voir qu’il nous enrichira du trésor de ses connaissances. — Si j’ai attendu, » dit Agelastès après quelques instants de silence, « au delà du terme que la plupart des hommes ont à passer en ce monde, j’en serai plus que récompensé en consacrant ce qui me reste d’existence au service d’un couple aussi dévoué à la chevalerie. La première histoire qui me vient à l’esprit se passe dans notre Grèce, si fertile en aventures, et je vais vous la conter en peu de mots.

« Bien loin d’ici, dans notre fameux archipel grec, au milieu de tempêtes et d’ouragans, de rochers, qui, contrairement à leur nature, semblent se précipiter les uns sur les autres, et de flots qui ne restent jamais en repos, se trouve l’île opulente de Zulichium, occupée seulement, malgré sa richesse, par un très petit nombre d’habitants qui ne demeurent que sur les bords de la mer. L’intérieur de l’île est une immense montagne, ou plutôt une pile de montagnes, au milieu desquelles ceux qui osent approcher assez près peuvent, assure-t-on, découvrir les tours couvertes de mousse et les pinacles antiques d’un château superbe, mais en ruines ; c’est l’habitation de la souveraine de l’Île qui est retenue là par un enchantement depuis un grand nombre d’années.

« Un hardi chevalier qui allait en pèlerinage à Jérusalem fit vœu de délivrer cette malheureuse victime de la douleur et de la magie, se trouvant fort offensé, non sans raison, que les puissances des ténèbres osassent exercer leur pouvoir si près de la terre sainte, qu’on pourrait appeler la vraie source de lumière. Deux des plus vieux habitants de l’île se chargèrent de le conduire aussi près qu’ils oseraient de la porte principale, et ils n’en approchèrent qu’à une portée de flèche. Là le brave Franc, abandonné à lui-même, continua sa route avec un cœur ferme, et le ciel seul pour ami. Le bâtiment dont il approchait annonçait, par sa hauteur gigantesque et par la splendeur de sa construction, la puissance et la richesse du potentat qui l’avait construit. Les portes d’airain s’ouvrirent d’elles-mêmes comme d’espoir et de plaisir ; et des voix aériennes retentirent autour des clochers et des tours, félicitant peut-être le génie du lieu de l’approche d’un libérateur.

« Le chevalier entra, non pas sans surprise, mais du moins libre de toute crainte ; et les splendeurs gothiques qu’il vit partout étaient de nature à lui donner une haute idée des charmes de la dame dont la prison avait été si richement décorée. Des gardes portant le costume et les armes de l’Orient étaient sur les remparts et les créneaux, paraissant prêts à tendre leurs arcs ; mais ces guerriers étaient immobiles et silencieux, et ne prêtaient pas plus d’attention au chevalier qui arrivait armé de toutes pièces, que si un moine ou un ermite se fût approché de leur poste. Ils étaient vivants, et néanmoins, quant aux facultés et aux sens, ils pouvaient être considérés comme morts. Si l’ancienne tradition est vraie, le soleil avait brillé, la pluie était tombée sur eux pendant plus de quatre cents changements de saison sans qu’ils sentissent ou la chaleur vivifiante de l’un ou le froid de l’autre. Semblables aux Israélites dans le désert, leurs chaussures ne s’étaient pas usées, leurs vêtements n’étaient pas devenus vieux. Comme le temps les avait laissés ainsi et sans aucun changement, il devait les retrouver. » Le philosophe commença alors à leur raconter ce qu’il avait appris de la cause de leur enchantement.

« Le sage à qui ce charme puissant est attribué est un des mages qui suivaient les préceptes de Zoroastre. Il était venu à la cour de cette jeune princesse, qui le reçut avec toutes les attentions que peut inspirer la vanité satisfaite, de sorte qu’elle perdit bientôt la crainte respectueuse qu’elle ressentait d’abord pour ce grave personnage, en s’apercevant de l’ascendant que sa beauté lui donnait sur lui. Ce n’était pas une chose étonnante… C’est un fait qui arrive tous les jours… Car une femme belle entraîne sans peine l’homme sage dans ce qu’on appelle très convenablement le paradis des fous. Le sage voulut tenter des prouesses de jeune homme, que sa vieillesse rendait ridicules ; il pouvait commander aux éléments, mais les choses ordinaires de la vie étaient hors de sa puissance. Lors donc qu’il exerçait son pouvoir magique, les montagnes s’abaissaient et les mers se retiraient ; mais quand le philosophe voulait, en galant chevalier, danser avec la princesse de Zulichium, les jeunes gens et les jeunes filles détournaient la tête pour qu’on ne vît pas combien ils avaient envie de rire.

« Malheureusement si les vieillards, et même les plus sages, s’oublient quelquefois, les jeunes gens s’unissent tout naturellement pour épier, ridiculiser et railler leurs faibles. La princesse jetait souvent des regards sur les personnes de sa suite, pour leur faire comprendre la nature de l’amusement qu’elle trouvait dans les attentions de son formidable amant. À la longue, elle devint moins prudente, et le vieillard surprit un coup d’œil qui lui apprit combien l’objet de ses affections l’avait toujours regardé avec dédain et pitié. Il n’est pas ici-bas de passion plus barbare que l’amour changé en haine ; et tout en regrettant amèrement ce qu’il avait fait, le sage conçut néanmoins un vif ressentiment de la conduite folle et légère de la princesse qui l’avait trompé.

« Si cependant il était enflammé de courroux, il possédait l’art de le cacher. Pas un mot, pas un regard n’exprimait son cruel désappointement. Une ombre de mélancolie, ou plutôt de chagrin, répandue sur son front, annonçait seule la tempête prochaine. La princesse commença de s’alarmer ; elle était d’un naturel extrêmement bon, et si elle avait contribué pour sa part à rendre le vieillard ridicule, c’était moins par suite d’une préméditation maligne que par un pur effet du hasard. Elle vit la peine qu’il éprouvait, et crut l’apaiser en allant à lui lorsqu’on fut sur le point de se retirer, et en lui souhaitant avec intérêt le bonsoir.

« Vous dites bien, ma fille, reprit le sage, bonsoir… Mais de tous ceux qui m’entendent, qui dira bonjour ? »

« Ces mots furent peu remarqués ; seulement deux ou trois personnes, qui connaissaient le sage de réputation, s’enfuirent de l’île la nuit même, et ce fut par leur récit qu’on apprit les circonstances qui accompagnèrent les effets de ce charme extraordinaire sur ceux qui restèrent dans le château. Un sommeil, véritable sommeil de mort, s’empara d’eux pour ne plus les quitter. La plupart des habitants abandonnèrent l’Île ; ceux qui demeurèrent n’eurent garde d’approcher du château, et attendirent que quelque aventurier hardi vînt occasionner cet heureux réveil que les paroles du magicien avaient semblé annoncer.

« Jamais on n’eut plus de motifs d’espérer que ce réveil aurait lieu que lorsque le pas hardi d’Artavan de Hautlieu retentit dans les cours du palais enchanté. À gauche, s’élevaient le palais et le donjon ; mais la droite, plus attrayante, semblait inviter à entrer dans l’appartement des femmes. Près d’une porte latérale, et à demi couchés sur un sopha, deux gardes du harem, leurs sabres nus à la main, et les traits horriblement contournés, soit par le sommeil, soit par la mort, semblaient menacer les jours de quiconque oserait approcher. Cette menace n’effraya point Artavan de Hautlieu. Il se dirigea vers la porte, et les battants, comme ceux de la grande porte du château, s’ouvrirent d’eux-mêmes. Il pénétra dans un corps-de-garde rempli de soldats du même genre, et le plus strict examen ne put lui faire découvrir si c’était le sommeil ou la mort qui glaçait tous les yeux, dont l’expression semblait pourtant lui défendre d’avancer. Ne s’inquiétant pas de la présence de ces lugubres sentinelles, Artavan entra dans un appartement intérieur où des esclaves de la plus exquise beauté étaient déjà revêtues de leur costume de nuit. Il y avait dans ce spectacle de quoi arrêter un aussi jeune pèlerin qu’Artavan de Hautlieu ; mais il avait à cœur de rendre la liberté à la belle princesse, et il ne se laissa détourner de ce dessein par aucune considération inférieure. Il passa donc, et se dirigea vers une petite porte d’ivoire qui, après un moment d’attente, comme par une pudeur de jeune fille, s’ouvrit de même que les autres, et donna accès dans la chambre à coucher de la princesse elle-même. Une douce lumière, semblable à celle du soir, pénétrait dans une chambre où toute chose semblait préparée pour augmenter les délices du sommeil. Le monceau de coussins qui formaient un lit magnifique semblait plutôt touché que pressé par le corps d’une nymphe de quinze ans, la célèbre princesse de Zulichium. »

« Sans vous interrompre, bon père, dit la comtesse Brenhilda, il me semble que nous pouvons fort bien nous représenter une femme endormie, sans que vous entriez dans beaucoup de détails, et qu’un tel sujet ne convient guère ni à votre âge ni au nôtre. — Pardonnez-moi, noble dame, répliqua Agelastès ; la partie la plus goûtée de mon histoire a toujours été ce passage, et si aujourd’hui je la supprime par obéissance à vos ordres, n’oubliez pas, je vous prie, que je vous sacrifie le plus bel endroit de ma narration. — Brenhilda, dit le comte, je suis étonné que vous songiez à interrompre un récit qui jusqu’à présent a été fort animé ; quelques mots en plus ou en moins peuvent être beaucoup plus nécessaires à l’intelligence de l’histoire que dangereux par les sentiments qu’ils pourraient nous inspirer. — Comme il vous plaira, » répondit la comtesse en se rasseyant avec nonchalance ; « mais il me semble que le digne père prolonge sa narration au point de la rendre plus futile qu’intéressante. — Brenhilda, reprit le comte, c’est la première fois que je remarque en vous une faiblesse de femme. — Je puis dire aussi, comte Robert, répliqua Brenhilda, que c’est la première fois que vous me laissez voir l’inconstance de votre sexe. — Dieu et déesse ! s’écria le philosophe, a-t-on jamais vu querelle plus absurdement motivée ! La comtesse est jalouse d’une femme que son mari ne verra probablement jamais, et il est trop vraisemblable que la princesse de Zulichium n’existera pas plus désormais pour le monde que si la tombe s’était refermée sur elle. — Continuez, dit le comte Robert de Paris. Si le noble Artavan de Hautlieu n’a pas accompli l’affranchissement de la princesse de Zulichium, je fais vœu à Notre-Dame des Lances rompues… — Souvenez-vous, interrompit son épouse, que vous avez déjà fait vœu d’affranchir le saint sépulcre du Christ, et il me semble que c’est un engagement devant lequel doivent céder tous ceux d’une nature plus légère. — Bien, madame… bien, » dit Robert, assez peu satisfait de cette interruption. « Je ne m’engagerai, vous pouvez en être sûre, dans aucune entreprise qui puisse me détourner de la conquête du saint sépulcre, que nous sommes tous d’abord tenus d’accomplir. — Hélas ! reprit Agelastès, la distance de Zulichium à la route la plus droite du saint sépulcre est si courte, que… — Digne père, interrompit encore la comtesse, nous allons d’abord, s’il vous plaît, écouter la fin de votre histoire, et ensuite nous verrons ce que nous aurons à faire. Nous autres dames normandes, descendantes des anciens Germains, nous avons, aussi bien que nos seigneurs, voix délibérative au conseil qui précède la bataille, et notre assistance dans le combat n’a jamais été regardée comme inutile. »

Le ton qu’elle prit en prononçant ces mots fit indirectement comprendre au philosophe qu’il ne devait point s’attendre à exercer, aussi aisément qu’il l’avait supposé, de l’influence sur le chevalier normand, tant que la noble dame serait auprès de son époux. Il mit donc son ton oratoire sur une clef un peu plus basse, et évita ces chaudes descriptions qui avaient blessé la comtesse Brenhilda.

« Sir Artavan de Hautlieu, dit l’histoire, cherchait de quelle manière il accosterait la belle endormie, lorsque tout-à-coup il eut l’esprit frappé d’un moyen qui lui sembla extrêmement propre à rompre le charme qui la retenait. C’est à vous de juger, belle dame, s’il eut tort de croire qu’il n’avait rien de mieux à faire qu’à déposer un baiser sur les lèvres de la dormeuse. » Les joues de Brenhilda se colorèrent un peu plus vivement, mais elle ne jugea pas cette observation digne de réponse.

« Jamais une action aussi innocente, continua le philosophe, n’eut d’effet plus horrible : la délicieuse lumière d’un soir d’été se changea tout-à-coup en une lueur livide imprégnée de soufre, et qui semblait répandre un air suffocant dans l’appartement. Les riches tentures, le splendide ameublement de la chambre, les murailles même, se transformèrent en pierres énormes entassées pêle-mêle, comme l’intérieur de l’antre d’une bête féroce, et cet antre n’était pas inhabité. Les belles et innocentes lèvres dont Artavan de Hautlieu avait approché les siennes, prirent la forme hideuse et bizarre, l’aspect horrible d’un dragon enflammé. L’animal agita un moment ses ailes, et l’on dit que, si le sir d’Artavan avait eu le courage de répéter trois fois son premier salut, il serait alors demeuré maître de toutes les richesses et de la princesse arrachée à l’enchantement. Mais l’occasion était perdue, et le dragon, ou l’être qui en avait la forme, s’envola par une fenêtre, au moyen de ses grandes ailes, en poussant de hauts cris de désappointement. »

Là finit l’histoire d’Agelastès. « On suppose, ajouta-t-il, que la princesse subit encore son destin dans l’île de Zulichium, et plusieurs chevaliers ont entrepris l’aventure ; mais je ne sais pas si ç’a été par la crainte de donner un baiser à la princesse endormie, ou par la crainte du dragon en quoi elle se transforme ; mais le charme subsiste toujours. Je connais le chemin, et si vous dites un mot, vous pouvez être demain en route pour le château enchanté. »

La comtesse entendit cette proposition avec la plus vive inquiétude, car elle savait qu’en s’y opposant elle pouvait déterminer irrévocablement son mari à s’engager dans cette aventure. Elle demeura donc l’air timide et craintif, chose étrange dans une personne dont la conduite était généralement intrépide, et laissa prudemment au comte Robert, sans chercher à l’influencer, le soin de prendre la résolution qu’il jugerait convenable.

« Brenhilda, » dit le comte en lui prenant la main, » la réputation et l’honneur sont aussi chers à ton mari qu’ils le furent jamais à chevalier qui ceignit l’épée. Tu as peut-être fait pour moi, je puis le dire, ce que j’aurais vainement demandé à d’autres dames de ta condition, et par conséquent, tu dois t’attendre à pouvoir émettre un avis dans de tels points de délibération… Pourquoi es-tu à cette heure sur les côtes d’une contrée étrangère et malsaine, et non sur les rives de la Seine ?… Pourquoi portes-tu des vêtements si peu ordinaires à ton sexe ?… Pourquoi cherches-tu la mort, et la regardes-tu comme rien en comparaison de la honte ?… Pourquoi ? si ce n’est pour que le comte de Paris ait une épouse digne de lui ? Crois-tu que cette affection soit vaine ? Non, par les saints ! ton chevalier y répond comme il le doit, et te sacrifie toute pensée que ton affection pourrait ne pas approuver entièrement ! »

La pauvre Brenhilda, agitée par une foule d’émotions différentes, chercha vainement à conserver le maintien héroïque que son caractère d’amazone exigeait d’elle. Elle tâcha de prendre l’air fier et noble qui lui était particulier ; mais ne pouvant y réussir, elle se jeta sur la poitrine du comte, lui passa ses bras autour du cou, et pleura comme une jeune villageoise dont l’amant est contraint de partir pour la guerre. Son mari, un peu honteux, mais profondément ému par cet élan d’affection dans une femme dont le caractère ne semblait pas susceptible de semblables émotions, fut en même temps fier et charmé d’avoir éveillé une tendresse si vive et si douce dans une âme si grande et si inflexible.

« Ne fais pas cela, ma Brenhilda, dit-il ; je ne voudrais te voir ainsi ni pour toi ni pour moi. Ne laisse pas supposer à ce sage vieillard que ton cœur est fait de ce métal malléable qui forme celui des autres femmes ; et fais-lui tes excuses, aussi bien que ta dignité le comporte, de m’avoir empêché d’entreprendre l’aventure de Zulichium qu’il me conseillait. »

Il ne fut pas facile à Brenhilda de reprendre son calme ordinaire, après avoir donné un si notable exemple de la manière dont la nature revendique ses droits, quelle que soit la rigueur avec laquelle on la tyrannise. Avec un regard d’affection ineffable, elle se détacha de son mari, qui lui tenait encore la main, et se tournant vers le vieillard avec un visage où les pleurs à demi essuyés avaient été remplacés par un sourire plein de grâce et de modestie, elle adressa la parole à Agelastès comme à un homme qu’elle respectait, et envers qui elle avait quelque offense à réparer. « Mon père, lui dit-elle respectueusement, ne m’en voulez pas si j’ai empêché un des plus braves chevaliers qui montèrent jamais un coursier de tenter la délivrance de votre princesse enchantée ; mais la vérité est que dans notre pays, où la chevalerie et l’honneur se réunissent pour ne permettre qu’une seule amante, qu’une seule épouse, nous ne voyons pas tout-à-fait volontiers nos maris s’exposer aux dangers… surtout quand il s’agit d’aller au secours de dames solitaires… et… et que des baisers sont la rançon qu’elles leur payent. J’ai autant de confiance en la fidélité de mon Robert qu’une dame peut en avoir en celle d’un chevalier chéri ; mais néanmoins… — Aimable dame, » interrompit Agelastès, qui, malgré le caractère insensible qu’il s’était fait, ne put s’empêcher d’être ému par l’affection simple et sincère de ce jeune et beau couple, « vous n’avez rien fait de mal. L’état de la princesse n’est pas pire qu’il était, et il n’est pas douteux que le chevalier qui la doit délivrer ne paraisse à l’époque marquée par le destin. »

La comtesse sourit tristement et secoua la tête. « Vous ne savez pas, reprit-elle, combien est puissante l’assistance dont j’ai malheureusement privé cette pauvre princesse, par une jalousie qui n’est pas moins injuste qu’indigne, comme je le sens à présent ; et tel est mon regret, que je pourrais trouver dans mon cœur la force de lever l’opposition que j’avais mise à ce que Robert entreprît cette aventure. » Elle regarda son mari avec quelque inquiétude, comme si elle eût fait une proposition qu’elle n’eût pas été contente de voir accepter, et ne recouvra son courage que lorsque le comte eut dit d’un ton décidé : « Brenhilda, je ne veux point aller à Zulichium. — Alors, pourquoi Brenhilda ne tenterait-elle pas elle-même l’aventure, répliqua la comtesse, puisqu’elle ne peut craindre ni les charmes de la princesse, ni les terreurs du dragon ? — Madame, répondit Agelastès, la princesse doit être éveillée par un baiser d’amour et non d’amitié. — Raison suffisante, » répliqua la comtesse en souriant, « pour qu’une dame ne se soucie pas que son seigneur et maître entreprenne une aventure qu’on ne peut accomplir qu’à de telles conditions. »

« Noble ménestrel, ou héraut, ou quelque nom qu’on vous donne en ce pays, dit le comte Robert, acceptez une légère récompense pour une heure agréablement passée, mais malheureusement passée en vain. Je devrais m’excuser de la modicité de mon offrande, mais les chevaliers français, comme vous pouvez l’avoir déjà remarqué, sont mieux munis de renommée que de richesses. — Un pareil motif, noble seigneur, répliqua Agelastès, ne me ferait pas refuser cette marque de munificence ; un besan de votre digne main ou de celle de votre magnanime épouse serait à mes yeux centuplé en valeur par l’éminence des personnes dont il viendrait. Je le suspendrais à mon cou par un collier de perles, et quand je me trouverais devant des chevaliers et des dames, je proclamerais que cette addition aux nombreuses marques de distinction que je possédais déjà m’a été accordée par le célèbre comte Robert de Paris et son épouse sans égale. » Le chevalier et la comtesse se regardèrent, et Brenhilda, ôtant de son doigt un anneau d’or, pria le vieillard de l’accepter, comme preuve de son estime et de celle de son mari. « Ce sera à une condition, dit le philosophe, et j’espère qu’elle ne vous sera pas tout-à-fait désagréable. J’ai, sur une des plus jolies routes qui mènent à la ville, un petit kiosque ou ermitage où je reçois parfois mes amis, et j’ose dire qu’ils sont tous au nombre des personnes les plus respectables de cet empire. Deux ou trois d’entre eux honoreront probablement ma demeure aujourd’hui, et partageront les rafraîchissements que j’ai pu y préparer. Si je pouvais y joindre la compagnie des nobles comte et comtesse de Paris, je regarderais ma pauvre habitation comme à jamais honorée. — Qu’en dis-tu, ma noble amie ? demanda le comte. La compagnie d’un ménestrel convient à la plus haute naissance, honore le plus haut rang et ajoute aux plus fameux exploits ; cette invitation nous fait trop d’honneur pour être refusée. — Il se fait tard, répondit la comtesse ; mais nous ne sommes pas venus ici pour avoir peur d’un soleil couchant ou d’un ciel obscur. D’ailleurs, c’est mon devoir comme mon plaisir d’accéder autant que possible à toutes les volontés du bon père, afin qu’il m’excuse de ce que je vous ai empêché de suivre son conseil. — Le chemin est si court, dit Agelastès, que nous ferions mieux de continuer à marcher à pied, si madame pouvait se passer de l’assistance d’un cheval. — Point de cheval pour moi ! s’écria la dame Brenhilda. Ma suivante Agathe porte tout ce qui peut m’être nécessaire ; et quant au reste, jamais chevalier ne voyagea si peu embarrassé de bagage que mon époux. »

Agelastès leur montra donc le chemin à travers le bois obscur, rafraîchi par la brise agréable du soir, et ses hôtes le suivirent.


CHAPITRE XI.

LE KIOSQUE.


En dehors, des ruines, des débris, des décombres ; en dedans, c’était un petit paradis, où le goût avait établi sa demeure. La sculpture, le premier né des arts humains, avait répandu partout ses ouvrages, et forçait les hommes de regarder et d’adorer.
Anonyme.


Le comte de Paris et son épouse suivaient le vieillard. L’âge avancé d’Agelastès, la perfection avec laquelle il parlait la langue française, et surtout la manière heureuse dont il s’en servait pour traiter les sujets romanesques qui composaient alors ce que l’on appelait histoire et belles-lettres, lui attirèrent de nombreux applaudissements de la part de ses nobles auditeurs ; c’était un genre d’éloges que le sage Grec n’avait pas souvent considéré comme lui étant dû ; et le comte ainsi que son épouse n’en avaient pas souvent exprimé de pareils.

Ils suivirent quelque temps un sentier, qui tantôt semblait se cacher dans les bois, descendait jusqu’à la côte de la Propontide, et tantôt abandonnait le couvert des arbres pour suivre les bords nus du détroit ; à chaque détour il paraissait guidé par le désir de faire un choix et des contrastes de beautés. C’était une variété de scènes, de mœurs qui, par leur nouveauté, doublaient, pour les deux pèlerins, les charmes du paysage. Sur les rives de la mer, on voyait des nymphes danser, et des bergers jouer de la flûte ou battre du tambourin en cadence, comme on les représente dans quelques groupes d’ancienne sculpture. Les personnages même avaient une singulière ressemblance avec l’antique. Voyait-on des vieillards, leurs longues robes, leurs attitudes, leurs têtes magnifiques faisaient naître l’idée des prophètes et des saints, tandis que les traits des jeunes gens rappelaient les physionomies expressives des héros de l’antiquité et des aimables femmes qui inspiraient leurs exploits.

Mais on ne retrouvait point partout la race des Grecs sans mélange et dans toute sa pureté : on rencontrait souvent des groupes de personnes dont les visages trahissaient une origine différente.

Dans un enfoncement du rivage, que traversait le sentier, les rocs s’écartant du bord de la mer venaient, pour ainsi dire, enclore une grande plaine de sable. Les voyageurs aperçurent en cet endroit une troupe de Scythes païens qui présentaient tous les traits difformes des démons que ces peuples adoraient, dit-on. C’étaient des nez plats avec de larges narines qui semblaient permettre à l’œil de voir jusque dans leur cerveau, des faces plus larges que longues avec des yeux singuliers et sans intelligence fort éloignés l’un de l’autre ; enfin, des tailles de nains, avec des jambes et des bras d’une force étonnante, disproportionnés à leurs corps. Lorsque les voyageurs passèrent, ces sauvages formaient une espèce de tournoi, suivant l’expression qu’employa le comte. Ils s’exerçaient à se lancer les uns aux autres de longs bâtons ou roseaux, qu’ils brandissaient long-temps, et qu’ils jetaient ensuite avec tant de force, qu’il leur arrivait souvent, dans cet amusement grossier, de renverser leurs adversaires sur le sable et de leur faire des blessures graves. Quelques uns des combattants qui, pour le moment, n’étaient pas de la partie, dévoraient des yeux la beauté de la comtesse, et la regardaient de telle sorte qu’elle dit au comte son mari : « Je n’ai jamais connu la crainte, mon cher époux, et je ne devrais pas convenir que j’en éprouve maintenant ; mais si le dégoût est un ingrédient de la peur, ces brutes difformes sont bien faites pour l’inspirer. — Holà, ho ! sire chevalier ! » s’écria un des infidèles, « votre femme ou votre maîtresse a commis une infraction aux privilèges des Scythes impériaux, et le châtiment qu’elle a encouru ne sera point léger. Vous pouvez poursuivre votre chemin aussi vite que bon vous semblera hors de ce lieu qui est pour l’instant notre hippodrome, ou notre atmeidan, appelez-le comme il vous plaira, suivant que vous aimerez mieux la langue des Romains ou celle des Sarrasins ; mais quant à votre femme, si le sacrement vous a unis, recevez-en ma parole, elle ne s’éloignera point si vite ni si aisément. — Infâme païen, dit le chevalier chrétien, oses-tu tenir ce langage à un pair de France ? »

Agelastès intervint ici, et prenant le langage pompeux d’un courtisan grec, il rappela aux Scythes, qui paraissaient être des soldats à la solde de l’empire, que toute violence contre les pèlerins d’Europe était, par ordre de l’empereur, rigoureusement défendue sous peine de mort.

« J’en sais plus long que vous, » répliqua le sauvage d’un air de triomphe en secouant deux ou trois javelines munies de larges pointes d’acier et de plumes d’aigle couvertes de sang. « Demandez aux plumes de mes javelines, continua-t-il, de quel cœur vient le sang dont elles sont teintes. Elles vous répondront que, si Alexis Comnène est ami des pèlerins d’Europe, c’est uniquement lorsqu’ils sont devant lui ; et nous sommes, nous, des soldats trop dociles pour servir l’empereur autrement qu’il ne désire être servi. — Silence, Toxartis ! s’écria le philosophe, tu calomnies ton empereur. — Silence, toi-même ! répliqua Toxartis, ou sinon je ferai ce qu’il ne convient pas à un soldat de faire, et je débarrasserai le monde d’un vieux radoteur. »

À ces mots, il avança la main pour relever le voile de la comtesse. Avec la promptitude que l’usage fréquent des armes avait donné à cette femme guerrière, elle s’arracha au bras du barbare, et lui appliqua un tel coup de son sabre bien affilé, que Toxartis tomba mort sur la place. Le comte s’élança sur le coursier du chef qui venait de tomber, et poussant son cri de guerre : « Fils de Charlemagne, à la rescousse ! » il se précipita au milieu des cavaliers païens avec une hache d’armes qu’il trouva attachée au pommeau de la selle ; et la maniant avec une dextérité effroyable, il eut bientôt tué, blessé, ou mis en fuite les objets de sa colère ; aucun d’eux ne resta un instant pour soutenir la bravade qu’ils avaient faite.

« Les méprisables manants ! » dit la comtesse à Agelastès ; « je suis peinée qu’une seule goutte d’un sang si lâche souille les mains d’un noble chevalier. Ils appellent leur exercice un tournoi, bien que dans toutes leurs évolutions ils ne portent de coups que par derrière, et qu’aucun d’eux n’ait le courage de lancer son roseau quand il aperçoit celui d’un autre dirigé contre lui. — Telle est leur coutume quand ils s’exercent devant Sa Majesté impériale, répliqua Agelastès ; et ce n’est peut-être pas tant par lâcheté que par habitude. J’ai vu ce Toxartis tourner littéralement le dos au but, tendre son arc en s’enfuyant au galop, et lorsqu’il s’en était éloigné le plus possible, le percer en plein milieu avec une large flèche. — Une armée de pareils soldats, » dit le comte Robert qui avait alors rejoint ses amis, « ne serait pas très formidable, ce me semble. Il n’y avait pas une once de vrai courage dans tous ces assaillants. — Néanmoins, dit Agelastès, avançons vers mon kiosque, de peur que les fuyards ne trouvent des amis qui leur inspirent des pensées de vengeance. — Des amis ! répéta le comte Robert, il me semble que ces insolents païens ne devraient en trouver dans aucun pays qui se dit chrétien ; et si je survis à la conquête du saint sépulcre, mon premier soin sera de m’enquérir de quel droit l’empereur garde à son service une bande de païens et de coupe-gorges impertinents, qui osent insulter sur une grande route, où rien ne devrait troubler la paix de Dieu et du roi, des nobles dames et des pèlerins inoffensifs. Cette question sera sur ma liste avec quelques autres que, mon vœu une fois accompli, je ne manquerai pas de lui faire ; oui, et j’en exigerai une réponse prompte et catégorique. »

« En attendant, vous n’obtiendrez pas de réponse de moi, » se dit Agelastès à lui-même. « Vos questions, seigneur chevalier, sont trop péremptoires, et faites à de trop rigides conditions pour qu’on y réponde quand on peut les éluder. »

Aussi changea-t-il de conversation avec autant d’aisance que d’adresse, et ils ne tardèrent pas à entrer dans un endroit dont les beautés naturelles excitèrent l’admiration des deux étrangers. Un large ruisseau sortant du bois descendait vers la mer avec un grand fracas ; et comme s’il dédaignait une route plus tranquille qu’il aurait pu obtenir par un petit détour vers la droite, il prenait le plus court chemin vers l’Océan, roulant sur la surface d’un rocher aride et escarpé suspendu au rivage, et jetant de là son faible tribut, avec autant de bruit que si c’eût été celui d’un grand fleuve, dans les eaux de l’Hellespont.

Le rocher, comme nous l’avons dit, n’était couvert que par les eaux écumantes de la cataracte ; mais les bords de chaque côté étaient garnis de platanes, de noyers, de cyprès, et d’autres grandes espèces d’arbres particulières à l’Orient. La chute d’eau, chose toujours agréable dans un climat chaud, et généralement produite par des moyens artificiels, était ici naturelle et avait été choisie, à peu près comme le temple de la Sibylle à Tivoli, pour le séjour d’une déesse à qui le polythéisme avait attribué la souveraineté de tous les alentours. Le pavillon était petit et circulaire, comme la plupart des temples de second ordre des divinités champêtres, et entouré par le mur d’une cour extérieure. Après avoir cessé d’être un lieu sacré, il avait été converti en une voluptueuse habitation d’été par Agelastès ou par quelque autre philosophe épicurien. Comme le bâtiment, d’une construction légère, aérienne et fantastique, ne se laissait qu’à peine apercevoir à travers les branches et le feuillage sur le penchant du rocher, on ne voyait pas d’abord, à travers le brouillard de la cascade, comment on pouvait y arriver. Un sentier, en grande partie caché par la végétation, y montait en pente douce, et prolongé par l’architecte, au moyen de quelques marches en marbre, larges et commodes, faisant partie de l’ancien escalier, conduisait le voyageur sur une petite, mais charmante pelouse, en face de la tourelle ou du temple que nous avons décrit, et dont la partie de derrière dominait la cataracte.


CHAPITRE XII.

L’ESCLAVE NOIR.


Les partis sont en présence : le Grec astucieux et loquace, pesant chaque mot, et comptant chaque syllabe, étudiant, raisonnant, biaisant ; et le Franc plus simple, venant avec son grand sabre, et cherchant à voir de quel côté penche la balance, pour la jeter dans un plateau et la faire ainsi baisser.
La Palestine.


À un signal que fit Agelastès, la porte de cette romantique retraite fut ouverte par Diogène, l’esclave noir avec lequel nos lecteurs ont déjà fait connaissance ; et le rusé vieillard s’aperçut facilement que le comte et son épouse témoignaient quelque surprise en voyant la couleur et les traits du nègre, car c’était peut-être le premier Africain qu’ils eussent jamais vu de si près. Le philosophe ne perdit pas cette occasion de faire impression sur leur esprit, en déployant la supériorité de ses connaissances.

« Cette pauvre créature, observa-t-il, est de la race de Cham, qui oublia le respect qu’il devait à Noé son père. À cause de cette faute, Cham fut banni dans les sables d’Afrique, et sa race fut destinée à servir en esclave la postérité de ses frères plus respectueux. »

Le chevalier et son épouse regardèrent avec surprise l’être qu’ils avaient sous leurs yeux, et ne songèrent pas, on peut le croire, à douter de l’explication qui venait de leur être donnée, et qui s’accordait si bien avec leurs préjugés. En ce moment la haute opinion qu’ils avaient de leur hôte s’augmenta encore de l’étendue supposée de ses connaissances.

« C’est un plaisir pour un ami de l’humanité, continua Agelastès, lorsque, dans la vieillesse ou dans les maladies, nous sommes forcés de recourir aux services des autres (ce qui, en toute autre circonstance, est à peine légitime), de choisir des serviteurs parmi une race d’êtres, scieurs de bois et porteurs d’eau… destinés à l’esclavage dès leur naissance… En conséquence nous ne leur faisons pas injustice en les employant comme esclaves, au contraire nous remplissons envers eux les intentions du grand Être qui nous a tous faits. — Est-elle nombreuse, demanda la comtesse, cette race dont la destinée est si singulièrement malheureuse ? J’avais cru jusqu’ici les histoires d’hommes noirs aussi peu fondées que celles de fées et d’esprits que racontent les ménestrels. — Ne croyez pas cela, répondit le philosophe, leur race est aussi nombreuse que les grains de sable de la mer, et ils ne sont pas tout-à-fait malheureux en s’acquittant des devoirs que le destin leur a imposés. Ceux qui sont d’une nature mauvaise souffrent même en cette vie le châtiment dû à leurs crimes. Ils deviennent les esclaves de gens cruels et de tyrans, ils sont battus, mal nourris et mutilés. Ceux dont le moral est meilleur trouvent de meilleurs maîtres, qui partagent avec leurs esclaves, comme avec leurs enfants, la nourriture, les vêtements, et tous les biens dont ils jouissent eux-mêmes. À quelques uns le ciel accorde la faveur des rois et des conquérants ; à un plus petit nombre, mais ce sont les véritables favoris de l’espèce, il assigne une place dans les demeures de la philosophie, où, en profitant des lumières que leurs maîtres peuvent leur donner, ils parviennent à pénétrer d’avance dans cet autre monde, où réside le vrai bonheur. — Je crois vous comprendre, répliqua la comtesse, et je devrais plutôt porter envie à notre ami noir qu’avoir pitié de lui, puisqu’il lui a été accordé de trouver un tel maître, de qui sans doute il a pu acquérir les connaissances désirables dont vous parlez. — Il apprend du moins, » répondit Agelastès avec modestie, « tout ce que je puis enseigner, et surtout à être content de son sort… Diogène, mon cher enfant, » dit-il en s’adressant à l’esclave, « tu vois que j’ai compagnie. Que renferme le buffet du pauvre ermite qu’il puisse offrir à ses honorables hôtes ? »

Ils n’avaient encore pénétré que dans une espèce d’antichambre ou salle d’entrée, dont l’ameublement n’offrait pas plus de recherche ni de luxe que n’aurait voulu en mettre un simple particulier pour faire de cet ancien édifice une demeure sans faste. Les chaises et les sophas étaient couverts de nattes tressées en Orient, de la forme la plus simple et la plus primitive. Mais, en touchant un ressort, le philosophe ouvrit un appartement intérieur qui avait de grandes prétentions à la splendeur et à la magnificence.

Les meubles et les tentures de cet appartement étaient de soie couleur de paille, fabriquée en Perse, et chargée de broderies qui produisaient un effet aussi riche que simple. Le plafond était sculpté en arabesques, et, aux quatre coins de la pièce, se trouvaient des niches qui contenaient des statues produites dans un temps où l’art était plus florissant qu’à l’époque de notre histoire. Dans l’une, un berger semblait se cacher, comme honteux de se montrer à demi vêtu, tandis qu’il semblait prêt à faire entendre les sons de la flûte champêtre qu’il tenait à la main ; trois jeunes filles, ressemblant aux Grâces par les proportions de leurs membres et les vêtements fort légers qu’elles portaient, semblaient n’attendre que les premiers sons de la musique pour sortir de leur niche et commencer une danse joyeuse. Le sujet était gracieux, mais un peu futile, pour décorer la demeure d’un sage tel qu’Agelastès prétendait l’être.

Il parut sentir que cette réflexion pouvait venir à l’esprit de ses hôtes : « Ces statues, dit-il, exécutées à l’époque de la plus grande perfection de l’art grec, étaient jadis considérées comme formant un chœur de nymphes assemblées pour adorer la déesse du lieu, et n’attendant que la musique pour commencer les cérémonies religieuses. Et, en vérité, les hommes les plus sages peuvent trouver de l’intérêt à voir jusqu’à quel point le génie admirable de ces artistes a su donner la vie au marbre inflexible. Admettez seulement l’absence du souffle divin et de la respiration, et un païen ignorant pourrait supposer que le miracle de Prométhée est sur le point de se réaliser. Mais nous, » dit-il, en levant les yeux au ciel, « nous avons appris à former un jugement plus sain entre ce que l’homme peut faire et les productions de la divinité. »

Quelques sujets d’histoire naturelle étaient peints sur les murailles, et le philosophe attira l’attention de ses hôtes sur l’éléphant, animal presque doué de raison, dont il leur conta différentes anecdotes qu’ils écoutèrent avec beaucoup d’intérêt.

On entendit alors les sons lointains d’une musique qui semblait partir du bois ; de temps à autre cette musique dominait le bruit sourd de la cascade qui tombait juste en face des fenêtres, en remplissant l’appartement de sa voix rauque.

« Apparemment, dit Agelastès, les amis que j’attends approchent, et apportent avec eux les moyens d’enchanter un autre sens. Ils n’ont pas tort, car la sagesse nous apprend que c’est honorer la divinité que jouir des dons qu’elle nous a faits. »

Ces mots attirèrent l’attention des deux hôtes Francs du philosophe sur les préparatifs qui avaient été faits dans ce joli salon. Ils annonçaient un festin à la manière des anciens Romains ; des lits, rangés près d’une table déjà servie, indiquaient que les convives masculins assisteraient au banquet, dans la posture ordinaire des anciens ; tandis que des sièges, placés entre ces lits, annonçaient qu’on attendait aussi des femmes qui se conformeraient aux usages grecs, en mangeant assises. Si les plats qu’on voyait sur la table n’étaient pas nombreux, du moins ils le cédaient à peine en qualité aux mets splendides qui avaient autrefois décoré le banquet de Trimalcion, aux friandises plus délicates de la cuisine grecque, ou aux ragoûts succulents et épicés des nations orientales, quels que fussent ceux auxquels on donnât la préférence ; et ce fut avec un certain air de vanité qu’Agelastès pria ses hôtes de vouloir bien partager le repas du pauvre ermite.

« Nous ne nous soucions guère de friandises, dit le comte, et le genre de vie que nous menons actuellement comme pèlerins liés par un vœu ne nous permet pas d’être fort difficiles sur l’article des vivres. La nourriture des simples soldats nous suffit, à la comtesse et à moi ; car notre volonté serait d’être à toute heure prêts au combat ; et, moins nous mettons de temps à nous y préparer, plus nous sommes contents. Asseyons-nous donc, Brenhilda, puisque ce brave homme le veut ainsi, et ne perdons pas trop de temps à nous rafraîchir, de peur de nous repentir de ne l’avoir point employé autrement. — Pardon, mais attendez un instant, dit Agelastès, jusqu’à l’arrivée de mes autres amis, dont vous pouvez entendre la musique se rapprocher, et qui ne tarderont pas long-temps, je puis vous en répondre, à venir partager votre repas. — Quant à cela, répondit le comte, rien ne presse ; et puisque vous y voyez un acte de politesse, Brenhilda et moi nous pouvons aisément attendre, à moins que vous ne nous permettiez, ce qui nous serait plus agréable, je l’avoue, de prendre tout de suite une bouchée de pain et un verre d’eau, et, ainsi restaurés, de faire place à des hôtes qui sont plus délicats et plus intimes avec vous. — Les saints vous gardent d’un pareil projet ! dit Agelastès ; des hôtes plus respectables que vous n’ont jamais pressé ces coussins, et je ne me trouverais pas plus honoré, quand même la famille très sacrée de l’empereur Alexis serait en ce moment à ma porte. »

Il avait à peine prononcé ces mots que des fanfares de trompettes, dix fois plus bruyantes que les sons de la musique qu’ils avaient déjà entendue, retentirent en face du temple, traversant le murmure de la cascade comme une lame de damas traverse une armure, et parvenant aux oreilles des auditeurs, comme le sabre fend la chair de celui qui porte la cuirasse.

« Vous semblez surpris ou alarmé, père, dit le comte, redoutez-vous un danger ? ne vous fiez-vous pas à notre protection ? — Assurément, répliqua Agelastès, elle ferait naître ma confiance dans tous les périls ; mais ces sons inspirent le respect et non la crainte. Ils me disent que des membres de la famille impériale vont devenir mes hôtes. Cependant ne craignez rien, mes nobles amis… ceux dont le regard est la vie sont prêts à répandre avec profusion leurs faveurs sur des étrangers aussi dignes d’honneur que ceux qu’ils trouveront ici. Néanmoins mon front doit toucher le seuil de ma porte pour les recevoir d’une manière convenable. » En parlant ainsi il se rendit en toute hâte à la porte extérieure du bâtiment.

« Chaque pays a ses coutumes, » dit le comte en suivant son hôte, et en prenant sous son bras le bras de son épouse ; « mais, Brenhilda, elles sont si différentes, qu’il n’est pas étonnant que chaque peuple trouve bizarres les usages des autres. Ici, cependant, par déférence pour mon hôte, je baisserai mon cimier de la manière qui semble être exigée. » À ces mots il suivit Agelastès dans l’antichambre, où une nouvelle scène les attendait.


CHAPITRE XIII.

LA COMTESSE BRENHILDA.


Agelastès atteignit le seuil de sa porte avant le comte de Paris et son épouse. Il eut donc le temps de se prosterner devant un énorme animal alors inconnu aux régions occidentales, mais bien connu aujourd’hui sous le nom d’éléphant. Sur son dos était un pavillon ou palanquin, dans lequel étaient renfermées les augustes personnes de l’impératrice Irène et de sa fille Anne Comnène. Nicéphore Brienne accompagnait les princesses à la tête d’un beau détachement de cavalerie légère, dont les armures brillantes auraient causé plus de plaisir aux croisés si elles avaient moins eu l’air d’une richesse inutile et d’une magnificence efféminée. Mais l’effet qu’elles produisaient au premier coup d’œil était aussi beau qu’on peut se l’imaginer. Les officiers seuls de cette garde suivirent Nicéphore jusque sur la plate-forme ; ils se prosternèrent tandis que les princesses de la maison impériale descendaient de leur palanquin, et se relevèrent sous un nuage de panaches flottants et de lances étincelantes, lorsqu’elles furent à l’abri des regards sur la plate-forme en face du bâtiment. Là, la taille majestueuse de l’impératrice, quoique déjà avancée en âge, et les formes gracieuses de la belle historienne, se montrèrent avec avantage. Sur le devant d’une profonde forêt de javelines et de plumes se tenait le musicien qui sonnait de la trompette sacrée, personnage remarquable par sa haute stature et par la richesse de son costume. Il s’était posté sur un rocher au dessus de l’escalier de pierre, et, faisant retentir de temps à autre son instrument, il avertissait les escadrons placés au dessous d’arrêter leur marche, et de faire attention aux mouvements de l’impératrice et de l’épouse du césar.

Les charmes de la comtesse Brenhilda, et la bizarrerie de son costume à demi masculin, attirèrent l’attention des dames de la famille d’Alexis, mais la noble Normande avait quelque chose de trop extraordinaire pour commander leur admiration. Agelastès sentit qu’il lui fallait présenter ses hôtes les uns aux autres s’il voulait que la bonne intelligence régnât entre eux, et il dit : « Puis-je parler et vivre ? Les étrangers armés que vous trouvez en ce moment chez moi sont de dignes compagnons de ces myriades de guerriers que leur compassion pour les souffrances des habitants de la Palestine a amenés des extrémités occidentales de l’Europe pour jouir de la protection d’Alexis Comnène, pour l’aider en même temps, puisqu’il lui plaît d’accepter leur aide, à chasser les païens des limites du saint empire, et à occuper à leur place ces régions, comme vassaux de sa majesté impériale. — Nous sommes charmés, digne Agelastès, répondit l’impératrice, de vous voir traiter avec bonté ceux qui sont si disposés à respecter l’empereur. Et nous sommes portés à nous entretenir nous-mêmes avec eux, afin que notre fille, qu’Apollona douée du rare talent d’écrire ce qu’elle voit, puisse faire la connaissance d’une de ces guerrières de l’occident, dont la renommée a dit tant de choses, et que nous connaissons si peu. — Madame, dit le comte de Paris, je ne puis que vous exprimer simplement ce que je trouve à reprendre dans l’explication que ce vieillard vient de vous donner des motifs qui nous ont amenés en ce pays. Il est certain que nous ne devons pas soumission à Alexis, et que nous n’avions pas dessein de devenir ses sujets, lorsque nous avons fait le vœu qui nous a amenés en Asie. Nous y sommes venus parce que nous savions que la terre sainte avait été arrachée à l’empereur grec par les païens, les Sarrasins, les Turcs et d’autres infidèles, sur qui nous sommes prêts à la reconquérir. Les plus sages et les plus prudents d’entre nous ont jugé nécessaire de reconnaître l’autorité de l’empereur, parce que le meilleur moyen d’accomplir notre vœu était de nous déclarer ses feudataires, afin d’éviter toute querelle entre les états chrétiens. Nous, quoique ne dépendant d’aucun roi sur la terre, nous ne prétendons pas être plus grands que ces dignes chevaliers ; et en conséquence nous avons consenti à rendre le même hommage. »

L’impératrice rougit plusieurs fois d’indignation pendant ce discours qui, dans plus d’un passage, était en opposition avec les maximes hautaines de la cour impériale, et dont le ton général tendait évidemment à déprécier la puissance de l’empereur. Mais Irène avait reçu de son impérial époux l’avis secret qu’elle eût à se garder de faire naître, et même de saisir les occasions de querelle avec les croisés ; car ceux-ci, tout en acceptant le nom de sujets, étaient néanmoins trop pointilleux et trop prompts à se fâcher pour qu’on pût sans péril discuter avec eux sur les différences délicates d’opinion. Elle fit donc une gracieuse révérence, comme si elle avait à peine compris ce que le comte de Paris lui avait si brusquement expliqué.

En ce moment, l’attitude des principaux personnages de part et d’autre excitait, au delà de tout ce qu’on peut imaginer, leur attention mutuelle, et il semblait exister parmi eux un désir égal de faire plus ample connaissance, et en même temps une hésitation manifeste d’énoncer une telle envie.

Agelastès… pour commencer par le maître de la maison, s’était relevé de terre, mais sans oser tout-à-fait redresser sa taille. Il restait donc devant les princesses impériales le corps et la tête encore inclinés, une main placée entre ses yeux et leurs visages, comme un homme qui voudrait garantir sa vue de la lumière trop vive du soleil, et attendait en silence les ordres de ces illustres personnes ; il semblait regarder comme un manque de respect de faire le moindre mouvement, sinon pour témoigner en général que sa maison et ses esclaves étaient absolument à leur service. La comtesse de Paris, d’un autre côté, et son intrépide époux, étaient les objets d’une curiosité particulière pour Irène et pour sa docte fille Anne Comnène ; et ces deux princesses pensaient qu’elles n’avaient jamais vu deux plus beaux échantillons de la force et de la beauté humaine ; mais, par un instinct naturel, elles préféraient le fier maintien du mari aux grâces de la femme, qui, pour les yeux de son sexe, avait trop de sévérité dans les traits.

Le comte Robert et son épouse avaient aussi leur objet d’attention dans le groupe qui venait d’arriver, et, à vrai dire, ce n’était rien autre chose que le monstrueux animal, qu’ils voyaient alors pour la première fois, employé comme bête de somme au service de la belle Irène et de sa fille. La dignité et la splendeur de la plus âgée des princesses, la gràce et la vivacité de la plus jeune, disparaissaient également aux yeux de Brenhilda, avide qu’elle était de faire des questions sur l’histoire de l’éléphant et sur l’usage qu’il faisait de sa trompe, de ses défenses et de ses larges oreilles.

Une autre personne saisissait plus à la dérobée l’occasion de regarder Brenhilda avec un grand degré d’intérêt, c’était le césar Nicéphore. Ce prince tenait les yeux aussi constamment fixés sur la comtesse française, qu’il le pouvait faire sans attirer l’attention et peut-être sans exciter les soupçons de sa femme et de sa belle-mère. Il chercha donc à rompre le silence qui aurait rendu cette entrevue fort embarrassante. « Il est possible, belle comtesse, dit-il, comme c’est la première fois que vous voyez la reine du monde, que vous n’ayez encore jamais vu l’animal singulier et curieux qui s’appelle éléphant. — Pardonnez-moi, dit la comtesse, ce savant vieillard a eu la complaisance de me montrer une figure de cette étonnante créature, et de me donner quelques détails à son sujet. » Tous ceux qui entendirent cette réponse supposèrent que Brenhilda décochait un trait de satire contre le philosophe lui-même, à qui l’on donnait ordinairement à la cour impériale le surnom d’éléphant.

« Personne ne pouvait décrire cet animal plus exactement qu’Agelastès, » dit la princesse avec un sourire d’intelligence qui gagna tous les assistans.

« Il connaît sa docilité, sa sensibilité et sa fidélité, » dit le philosophe d’un air soumis.

« Eh oui, bon Agelastès, dit la princesse ; nous ne devons pas critiquer l’animal qui s’agenouille pour nous prendre sur son dos… Venez, belle étrangère, » continua-t-elle en se tournant vers le noble couple, « et vous, son vaillant époux !… venez ; et, de retour dans votre pays natal, vous pourrez dire que vous avez vu la famille impériale prendre son repas, et reconnaître que, sous ce rapport, ils sont de la même argile que les autres mortels, éprouvant leurs plus humbles besoins et les satisfaisant de la même manière. — C’est ce que je n’hésite pas à croire, gentille dame, répondit le comte Robert ; mais je serais encore plus curieux de voir manger cet étrange animal. — Vous verrez l’éléphant plus à l’aise pendant son repos, dans l’intérieur de l’appartement, » répliqua la princesse, regardant Agelastès.

« Madame, dit Brenhilda, c’est avec peine que je refuse une invitation faite avec autant de grâce ; mais le soleil a baissé considérablement sans que nous nous en aperçussions, et il faut que nous retournions à la ville. — N’ayez aucune crainte, reprit la belle historienne ; vous aurez notre escorte impériale pour vous protéger pendant votre retour. — Crainte !… escorte !… protéger !… ce sont là des mots que je ne connais point. Sachez, madame, que mon époux, le noble comte de Paris, est l’escorte qui me suffit ; et quand même il ne serait pas avec moi, Brenhilda d’Aspremont ne craint rien et peut se défendre elle-même. — Ma noble fille, dit alors Agelastès, s’il m’est permis de parler, vous vous méprenez sur les gracieuses intentions de la princesse, qui s’exprime comme si elle parlait à une dame de son pays. Ce qu’elle désire, c’est d’apprendre de vous quelques unes des coutumes et des usages remarquables des Francs, dont vous nous offrez un si charmant exemple. En retour de ces renseignements, l’illustre princesse serait charmée de vous introduire au milieu de ces vastes collections, où des animaux de tous les coins du monde habitable ont été réunis par les ordres de notre empereur Alexis pour satisfaire la science de ces sages à qui toute la création est connue. Vous verrez depuis le daim, qui est d’une taille si petite qu’elle est surpassée par celle d’un rat ordinaire, jusqu’à cet énorme et singulier habitant de l’Afrique, qui peut brouter sur le sommet des arbres qui ont quarante pieds de haut, tandis que la longueur de ses jambes de derrière n’atteint pas à la moitié de cette étonnante hauteur. — En voilà assez, » dit la comtesse avec quelque vivacité. Mais Agelastès avait trouvé un point de discussion qui lui convenait.

« Il y a aussi, continua-t-il, cet énorme lézard, qui, ressemblant pour la forme aux habitants inoffensifs des marécages des autres pays, se trouve être en Égypte un monstre de trente pieds de long, revêtu d’écaillés impénétrables, et poussant des gémissements sur sa proie lorsqu’il la saisit, dans l’espoir d’attirer d’autres victimes dans son dangereux voisinage en imitant les lamentations humaines. — N’en dites pas davantage, mon père !… s’écria la comtesse. Mon Robert, nous irons dans le lieu où l’on voit de semblables objets, n’est-il pas vrai ? — Il y a encore, reprit Agelastès, qui vit qu’il atteindrait son but en s’adressant à la curiosité des étrangers, « l’énorme animal qui porte sur son dos un vêtement invulnérable, et qui a sur le mufle une corne et quelquefois deux ; dont les plis de la peau sont de la plus forte épaisseur, et que jamais chevalier n’a pu blesser. — Nous irons… Robert, n’est-il pas vrai ? répéta Brenhilda. — Oui, répliqua le comte, et nous apprendrons à ces Orientaux à juger de l’épée d’un chevalier par un seul coup de mon fidèle tranchefer. — Et qui sait, ajouta Brenhilda, puisque cette contrée est un pays d’enchantement, si quelque victime qui languit sous une forme étrangère ne pourrait pas voir l’enchantement qui l’y retient soudainement rompu, par un coup de cette bonne lame ? — N’en dites pas davantage, mon père ! s’écria le comte. Nous accompagnerons cette princesse, puisque tel est son titre, quand même toute sa garde se mettrait en devoir de s’opposer à notre passage, au lieu de nous servir d’escorte. Apprenez ceci, vous qui m’écoutez ; telle est la nature d’un Franc : plus vous lui parlez de dangers et de difficultés, plus vous augmentez son désir de les affronter ; car de même que les autres hommes recherchent le plaisir et le bien-être dans les sentiers qu’ils parcourent, de même les Francs recherchent les périls ! »

En prononçant ces mots, le comte frappa de la main sur son tranchefer, comme pour donner une idée de la manière dont il se proposait, dans l’occasion, de se frayer un passage. Le cercle impérial tressaillit au bruit de l’acier, et devant le regard de feu du chevaleresque comte Robert. L’impératrice, cédant à la terreur, se retira dans l’appartement intérieur du pavillon.

Avec une grâce qu’elle daignait rarement employer avec tout autre qu’avec ceux qui se trouvaient étroitement alliés à la famille impériale, Anne Comnène prit le bras du noble comte. « Je vois, dit-elle, que notre mère impériale a honoré la maison du savant Agelastès, en montrant le chemin : en conséquence, c’est à moi qu’il est réservé de vous faire connaître la politesse grecque. » En parlant ainsi, elle le conduisit dans l’appartement intérieur.

« Ne craignez point pour votre épouse, » dit-elle en s’apercevant que le Franc regardait autour de lui ; « notre époux, de même que nous, se fait un plaisir de montrer des égards aux étrangers, et conduire la comtesse à notre table. Il n’est point dans l’habitude de la famille impériale de manger dans la compagnie d’étrangers, mais nous remercions le ciel de nous avoir enseigné cette politesse qui ne voit point de dérogation à s’affranchir de la règle ordinaire pour honorer des personnes de votre mérite. Je sais que la volonté de ma mère sera que vous preniez place sans cérémonie ; et je suis sûre aussi, quoique la faveur soit un peu particulière, qu’elle aura l’approbation de l’empereur mon père. — Qu’il en soit comme Votre Seigneurie l’entendra, répondit le comte Robert. Il y a peu d’hommes à qui je voulusse céder la place à table, s’ils n’avaient point passé devant moi sur le champ de bataille. Mais à une dame, surtout aussi belle, je cède volontiers ma place, et mets un genou en terre devant elle toutes les fois que j’ai la bonne fortune de la rencontrer. »

La princesse Anne, au lieu de se sentir embarrassée en s’acquittant de la tâche extraordinaire, et comme elle eût pu le penser, même dégradante, d’introduire un chef barbare au banquet, se trouva au contraire flattée d’avoir plié à sa volonté un cœur tel que celui du comte Robert ; elle semblait éprouver un certain degré de satisfaction orgueilleuse, tandis qu’elle se trouvait sous sa protection momentanée.

L’impératrice Irène avait déjà pris place au haut de la table. Elle parut un peu étonnée lorsque sa fille et son gendre, prenant leurs sièges à sa droite et à sa gauche, invitèrent le comte et la comtesse de Paris, le premier à occuper un lit, et la seconde un siège à leurs côtés. Mais elle avait reçu de son époux les ordres les plus positifs de montrer en tout point de la déférence aux étrangers, et en conséquence elle ne jugea pas convenable d’objecter aucun scrupule cérémonieux.

La comtesse prit le siège qui lui était indiqué près du césar ; et le comte, au lieu de se coucher à demi à la manière des Grecs, s’assit aussi à la mode des Européens auprès de la princesse.

« Je ne me tiendrai point étendu, » dit-il en riant, « à moins d’un coup assez pesamment appuyé pour me forcer à le faire, et encore faudrait-il que je ne fusse point en état de me relever et de le rendre. »

Le service de la table commença alors ; et, à dire le vrai, il parut être une partie importante des occupations de la journée. Les officiers de la bouche qui se tenaient présents pour remplir leurs diverses fonctions de maîtres-d’hôtel, d’écuyers tranchants, de desservants, de dégustateurs de la famille impériale, se pressaient dans la salle du banquet, et semblaient lutter de zèle à accabler Agelastès de demandes d’épices, d’assaisonnements, de sauces et de vins de diverses espèces ; la diversité et la multiplicité de leurs exigences avaient l’air d’être calculées tout exprès pour faire perdre patience au philosophe. Mais Agelastès, qui avait prévu la plupart de leurs demandes, quelque extraordinaires qu’elles fussent, les satisfit complètement, ou à très peu de chose près, en mettant à contribution l’activité de son esclave Diogène sur lequel il trouva moyen de jeter tout le blâme de l’absence des articles qu’il lui fut impossible de procurer.

« Je prends à témoin Homère, Virgile le poète accompli, et Horace, cet heureux épicurien, que, quelque simple et indigne que soit ce banquet, les dispositions écrites que j’avais remises à cet esclave malheureux lui donnaient pour instruction de procurer tous les ingrédients nécessaires pour communiquer à chaque plat sa saveur particulière… Vieille carcasse de mauvais augure que tu es, pourquoi as-tu placé les cornichons si loin de la tête de sanglier ? Et pourquoi ces superbes congres ne sont-ils pas entourés d’une quantité convenable de fenouil ? Le divorce qui existe entre les huîtres et le vin de Chio, dans une si auguste compagnie, en mériterait un autre entre ton âme et ton corps, ou, pour le moins, un séjour pour le reste de tes jours dans le pistrinum[18]. » Tandis que le philosophe se répandait ainsi en menaces et en malédictions contre son esclave, les étrangers étaient à même de comparer ce petit torrent d’éloquence domestique que les mœurs du temps ne considéraient point comme de mauvais ton, avec les témoignages d’adulation encore plus vifs et plus prolongés qu’il donnait à ses hôtes. Ils se mélangeaient comme l’huile avec le vinaigre, et les fruits confits dans cet acide, dont Diogène composait une sauce. Ainsi le comte et la comtesse eurent occasion de juger du bien-être et de la félicité réservées à ces esclaves, que le tout puissant Jupiter, dans la plénitude de sa compassion pour leur état, et en récompense de leurs bonnes mœurs, avait destinés au service d’un philosophe. La part qu’ils prirent eux-mêmes au banquet se termina avec un degré de rapidité qui surprit non seulement leur hôte, mais même les convives de la famille impériale.

Le comte se servit négligemment d’un plat qui se trouvait près de lui, et but une coupe de vin sans s’informer si ce vin était celui que les Grecs se faisaient un cas de conscience de prendre particulièrement avec cette espèce de mets ; il déclara avoir mangé suffisamment. Les prières obligeantes de sa voisine Anne Comnène ne purent le décider à toucher aux autres plats qu’on lui représentait comme rares ou délicats. Brenhilda mangea encore plus modérément du mets qui paraissait le plus simplement préparé et qui se trouvait le plus près d’elle sur la table, et but une coupe d’eau limpide qu’elle rougit légèrement de vin sur les instances pressantes du césar. Ils s’abstinrent ensuite de prendre part à la suite du banquet ; et, s’appuyant en arrière sur leurs sièges, ils s’occupèrent à observer la manière dont le reste des hôtes faisait honneur au festin.

Un synode moderne de gourmands aurait à peine égalé la famille impériale assise à un banquet philosophique. Nos gastronomes possèdent peu cette critique approfondie de toutes les branches théoriques de la science de manger ; ils n’ont point cette activité et cette patience infatigable dans la pratique de leur art. Les dames, à la vérité, ne mangeaient pas beaucoup de chaque plat, mais elles goûtaient de tous ceux qui leur étaient présentés, et leur nom était Légion. Néanmoins, après un court espace de temps, la rage de la faim et de la soif fut apaisée, comme dit Homère, ou plus probablement la princesse Comnène se trouva fatiguée de ne pas attirer l’attention du convive assis auprès d’elle, et qui, si l’on ajoute sa haute réputation militaire à un très bel extérieur, était un personnage par qui peu de dames eussent voulu se voir négliger. « Il n’y a point de nouvelle façon d’agir, qui ne ressemble à une ancienne, » dit notre père Chaucer ; et les paroles d’Anne Comnène au comte Robert ressemblaient assez à celles qu’emploierait une de nos dames à la mode pour lier conversation avec l’incroyable placé à ses côtés, et distrait par quelque rêverie. « Nous vous avons joué de la flûte, dit la princesse, et vous n’avez pas dansé ! Nous vous avons chanté le joyeux chorus d’Évoé, et vous ne voulez adorer ni Comus ni Bacchus ! Devons-nous donc vous croire un partisan des Muses au service desquelles, aussi bien qu’à celui de Phébus, nous avons nous-même la prétention d’être enrôlée ? — Belle dame, répliqua le Franc, ne vous offensez pas si je vous dis une fois pour toutes, en termes clairs, que je suis chrétien et que je crache au visage d’Apollon, de Bacchus et de Comus, et que je défie toutes les divinités païennes, quelles qu’elles soient. — Oh ! cruelle interprétation de mes paroles inconsidérées ! s’écria la princesse ; je ne faisais que mentionner les dieux de la poésie, de l’éloquence et de la musique, honorés par nos divins philosophes, et dont les noms sont encore employés pour désigner les arts et les sciences auxquels ils présidaient… et le comte condamne mes expressions comme une infraction au second commandement ! Sainte Vierge, préservez-moi ! nous avons besoin de prendre garde à ce que nous disons, si nos paroles sont interprétées si sévèrement. »

Le comte sourit en entendant ces mots. « Je n’avais nulle pensée injurieuse, madame, dit-il, et je ne voudrais interpréter vos paroles que comme innocentes et dignes d’éloges. Je suppose donc que vos expressions ne contenaient rien de mal ni de blâmable. Vous êtes, d’après ce que j’ai compris, une de ces personnes qui, comme notre digne hôte, rapportent dans leurs compositions l’histoire et les prouesses des temps belliqueux dans lesquels elles vivent, et donneront connaissance à la postérité des hauts faits d’armes qui se sont passés de nos jours. Je respecte la tâche à laquelle vous vous êtes consacrée, et ne vois point comment une dame pourrait mieux mériter l’admiration des siècles à venir, à moins que, comme ma femme Brenhilda, elle ne fût elle-même l’héroïne des hauts faits qu’elle rapporterait. Et à propos de la comtesse, il me semble qu’elle regarde maintenant son voisin, à table, comme si elle était sur le point de se lever et de le quitter. Ses désirs la portent vers Constantinople, et, avec la permission de Votre Seigneurie, je ne puis l’y laisser aller seule. — C’est ce que vous ne ferez ni l’un ni l’autre, dit Anne Comnène, puisque nous nous rendons tous à l’instant dans la capitale, dans le dessein de voir ces merveilles de la nature, dont de nombreux modèles ont été rassemblés par la magnificence de l’empereur notre père… Si mon époux parait avoir offensé la comtesse, ne pensez point que ce soit avec intention ; vous vous apercevrez facilement, quand vous le connaîtrez davantage, que c’est une de ces personnes simples qui s’acquittent si malheureusement d’une politesse, que celui à qui elle est adressée la prend souvent dans un tout autre sens. »

La comtesse de Paris, toutefois, refusa de nouveau de se rasseoir à la table, de sorte qu’Agelastès et ses hôtes impériaux se virent dans la nécessité, ou de permettre aux étrangers de les quitter, ce que la famille d’Alexis voulait éviter, ou de les retenir par force, moyen qui ne semblait ni sûr ni agréable ; ou enfin, de mettre l’étiquette de côté et de partir avec eux. Pour ménager la dignité impériale, les convives grecs feignirent de prendre l’initiative, quoique le départ eût lieu sur la motion des hôtes étrangers. Il en résulta beaucoup de désordre, de tumulte, de disputes et de cris parmi les troupes et les officiers, qui étaient ainsi dérangés de leur repas au moins deux heures plus tôt qu’on l’avait jamais vu, au souvenir des plus anciens d’entre eux. D’un consentement mutuel la famille impériale fit aussi de nouvelles dispositions.

Nicéphore Brienne monta sur le siège porté par l’éléphant, et s’y plaça près de son auguste belle-mère. Agelastès, sur un palefroi, assez doux pour lui permettre de prolonger à volonté ses harangues philosophiques, s’avançait aux côtés de la comtesse Brenhilda, et semblait vouloir lui consacrer son éloquence. La belle historienne, quoiqu’elle voyageât d’ordinaire dans une litière, préféra en cette occasion un cheval vif, qui la mettait en état de suivre le comte Robert de Paris, dont elle paraissait vouloir occuper l’imagination, sinon la sensibilité. La conversation de l’impératrice avec son gendre n’a pas besoin d’être rapportée dans ses détails. C’était un tissu de critiques sur les manières et la conduite des Francs, et un désir bien prononcé qu’ils fussent bientôt transportés hors des états de la Grèce pour n’y jamais retourner. Tel était du moins le ton de l’impératrice, et le césar ne jugea pas à propos d’émettre une opinion plus tolérante au sujet des étrangers. D’un autre côté, Agelastès prit un long détour avant de se hasarder à aborder le sujet qu’il désirait mettre sur le tapis. Il parla de la ménagerie de l’empereur comme d’une magnifique collection d’histoire naturelle ; il loua diverses personnes de la cour, pour avoir encouragé Alexis Comnène dans cet amusement sage et philosophique ; mais enfin le philosophe abandonna l’éloge de tous les autres pour appuyer longuement sur celui de Nicéphore Brienne, à qui le cabinet ou la collection de Constantinople était, dit-il, redevable des principaux trésors qu’il contenait.

« Je suis bien aise qu’il en soit ainsi, » répondit la fière comtesse, sans baisser la voix ni laisser voir aucun changement dans ses manières ; « je suis bien aise qu’il sache faire autre chose que de parler à l’oreille de jeunes femmes étrangères. Croyez-moi, s’il donne autant de licence à sa langue avec les femmes de mon pays que ces temps de pèlerinage peuvent amener ici, l’une ou l’autre pourra bien le jeter dans la cataracte que l’on voit là-bas. — Pardonnez-moi, belle dame, reprit Agelastès, aucune femme ne pourrait méditer une action si atroce contre un aussi bel homme que le césar Nicéphore Brienne. — Ne vous imaginez pas cela, mon père, » répliqua la comtesse offensée ; « car, par ma sainte patronne, Notre-dame des Lances rompues, si ce n’eût été pour ces deux dames, qui paraissaient vouloir montrer quelque respect à mon mari et à moi, ce même Nicéphore fût devenu un seigneur des Os rompus, tout aussi bien qu’aucun césar qui ait porté ce titre depuis le grand Jules. »

Le philosophe, à cette confidence explicite, commença à ressentir quelque crainte pour lui-même ; il se hâta, en détournant la conversation (ce qu’il lit avec beaucoup de dextérité), d’entamer l’histoire d’Héro et de Léandre, pour faire oublier à cette amazone vindicative l’affront qu’elle avait reçu.

Pendant ce temps, le comte Robert de Paris était accaparé, comme on peut le dire, par la belle Anne Comnène. Elle parlait sur tous les sujets, bien sur les uns sans aucun doute, et mal sur les autres ; mais il n’en était aucun qu’elle ne se crût pas entièrement propre à traiter ; tandis que le bon comte désirait en lui-même de tout son cœur que sa partenaire fût endormie tranquillement auprès de la princesse enchantée de Zulichium. Elle joua à tort et à travers le rôle de panégyriste des Normands, jusqu’à ce qu’enfin le comte, fatigué de l’entendre babiller sur des choses qu’elle ne connaissait point, l’interrompit en ces mots :

« Madame, quoique moi et ceux que je commande nous soyons ainsi nommés quelquefois, cependant nous ne sommes pas les Normands qui dans l’armée des croisés forment un corps indépendant nombreux sous les ordres de leur duc Robert, homme vaillant, quoique extravagant, étourdi et faible. Je ne dis rien contre la réputation de ces Normands. Ils ont acquis, du temps de nos pères, un royaume beaucoup plus étendu que le leur, et que l’on appelle Angleterre. Je vois que vous entretenez à votre solde quelques uns des naturels de ce pays sous le nom de Varangiens. Quoique vaincus, comme je l’ai dit, par les Normands, c’est néanmoins une race d’hommes braves ; et nous ne nous croirions pas déshonorés de nous rencontrer sur le champ de bataille avec eux. Quant à nous, nous sommes les Francs valeureux qui habitons les rives orientales du Rhin et de la Saale, convertis au christianisme par le célèbre Clovis, et qui sommes en état, par notre nombre et notre courage, de reconquérir la terre sainte, quand même le reste de l’Europe demeurerait neutre dans la lutte. »

Il y a peu de choses plus pénibles pour la vanité d’une personne comme la princesse que de se voir convaincue d’une erreur considérable, au moment où elle veut se donner pour être parfaitement informée.

« Un esclave imposteur, qui ne savait pas ce qu’il disait, je suppose, répliqua la princesse, m’a faussement fait accroire que les Varangiens étaient les ennemis naturels des Normands… Je le vois marcher là-bas, à côté de l’Acolouthos Achille Tatius… Faites-le venir ici, officiers… je veux dire cet homme de haute taille, qui est là-bas avec une hache d’armes sur son épaule. »

Hereward, reconnaissable par la place qu’il occupait à la tête de l’escadron, fut mandé pour se rendre auprès de la princesse. Il fit le salut militaire, et sa physionomie devint sombre au moment où ses yeux rencontrèrent le regard fier du Français, qui se tenait aux côtés d’Anne Comnène.

« Ne t’ai-je pas compris, soldat, dit la princesse, ou ne m’as-tu pas dit il y a à peu près un mois, que les Normands et les Francs étaient le même peuple, et les ennemis de la race dont tu descends ? — Les Normands sont les mortels ennemis, princesse, répondit Hereward, par qui nous avons été chassés de notre terre natale. Les Francs sont sujets du même suzerain que les Normands, et par conséquent, ils n’aiment point les Varangiens ni n’en sont aimés. — Brave homme, dit le comte français, vous faites tort aux Francs et vous donnez aux Varangiens, quoique cela soit fort naturel de votre part, un degré d’importance qu’ils ne méritent pas, lorsque vous supposez que des hommes qui ont cessé de former une nation indépendante depuis plus d’une génération, puissent être un objet d’intérêt ou de ressentiment pour des guerriers tels que nous. — L’orgueil de votre cœur, répondit le Varangien, et la supériorité que vous vous attribuez sur ceux qui ont été moins heureux à la guerre que vous, ne sont certes pas pour moi chose nouvelle ; c’est Dieu qui renverse et qui édifie, et il n’est pas au monde un espoir que les Varangiens embrassent avec plus de plaisir que celui de voir cent des leurs se mesurer à armes égales, soit avec les tyranniques Normands, soit avec les compatriotes de ceux-ci, les présomptueux Français, et laisser Dieu juge de ceux qui sont le plus dignes de la victoire. — Vous profitez avec insolence, dit le comte de Paris, de l’opportunité que le hasard vous fournit de braver un noble. — Mon chagrin et ma honte sont que l’opportunité ne soit pas complète, et qu’il y ait une chaîne autour de moi, qui m’empêche de dire : Tue-moi, ou je te mettrai à mort avant que nous sortions de ce lieu ! — Comment, rustre sans cervelle, quel droit as-tu à l’honneur de mourir de ma main ? Tu es fou, ou tu as si souvent vidé la coupe d’ale que tu ne sais ce que tu penses ou ce que tu dis. — Tu mens ! s’écria le Varangien, quoiqu’un tel reproche soit le plus sanglant affront qu’on puisse faire à ta race. »

Le Français porta la main à son épée avec la rapidité de l’éclair, mais il la retira aussitôt, et dit avec dignité : Tu ne peux m’offenser ! — Mais toi, reprit l’exilé, tu m’as offensé sur un point qui ne peut attendre de réparation que de ta bravoure. — Où et quand t’ai-je offensé ? demanda le comte, quoiqu’il soit inutile de te poser une question à laquelle tu ne peux pas répondre raisonnablement. — Tu as aujourd’hui, répondit le Varangien, fait un affront mortel à un grand prince que ton maître appelle son allié, et par qui tu as été reçu avec toutes les marques de l’hospitalité. Tu l’as déshonoré comme un paysan, dans un divertissement, en déshonorerait un autre, et cet opprobre, tu le lui as imprimé en face même des chefs et des princes de son empire, et des nobles de toutes les cours de l’Europe. — C’était à ton maître à s’offenser de ma conduite, dit le Français, s’il l’a réellement considérée comme un affront. — Cela n’eût pas été d’accord avec les mœurs de son pays ; et d’ailleurs, nous, fidèles Varangiens, nous nous estimons liés par notre serment, tant que notre service dure, à défendre pied à pied l’honneur de notre empereur comme son territoire. Je te dis donc, sire chevalier, sire comte, ou quel que soit ton titre, qu’il y a querelle à mort entre toi et la garde varangienne, à toujours et jusqu’à ce que tu l’aies vidée en combat franc et loyal, corps à corps, avec l’un des gardes du corps impériaux, lorsque le service et l’occasion le permettront… et Dieu montre le droit ! »

Comme cette conversation avait lieu en langue française, elle ne fut point comprise de la plupart de ceux qui se trouvaient en ce moment à portée de l’entendre ; et la princesse, qui attendait avec quelque étonnement que le croisé et le Varangien eussent fini leur conférence, dit avec intérêt au comte, lorsqu’elle fut terminée : « Je pense que vous regardez la situation de ce pauvre homme comme trop éloignée de la vôtre pour songer à vous mesurer avec lui en ce qu’on appelle un combat chevaleresque. — Sur une telle question, répliqua le chevalier, je n’ai qu’une réponse à faire à toute dame qui ne se couvre pas d’un bouclier, comme ma Brenhilda, et qui ne porte point une épée au côté et un cœur de chevalier dans sa poitrine. — Et supposez pour un moment, reprit la princesse Anne Comnène, que je possédasse de tels titres à votre confiance, quelle réponse me feriez-vous ? — Je n’ai pas de raison pour vous la cacher. Le Varangien est un homme brave et vigoureux ; il est contraire à mon vœu de décliner son cartel, et peut-être dérogerai-je à mon rang en l’acceptant ; pourtant le monde est grand, et il y est encore à naître celui qui a vu Robert de Paris éviter la face d’un mortel. Le pauvre homme qui nourrit une si étrange ambition verra son désir satisfait par le moyen de quelque brave officier des gardes de l’empereur — Et alors ? — Hé bien ! alors, comme l’a dit ce brave soldat, Dieu montre le droit ! — Ce qui signifie que si mon père a un officier assez brave pour favoriser un dessein si pieux et si raisonnable, il faut que l’empereur perde un allié sur la foi duquel il se reposait, ou un dévoué et fidèle soldat de sa garde, et qui s’est distingué en plusieurs occasions. — Je suis heureux d’apprendre que cet homme a une telle réputation. En effet, son ambition devait avoir quelque fondement. Plus je songe à cela, et plus je crois qu’il est généreux, et non dérogatoire, d’accorder à ce pauvre exilé, qui pense si noblement, ces privilèges dont quelques uns, nés dans un rang élevé, sont trop lâches pour profiter. Cependant, ne désespérez pas, noble princesse ; le cartel n’est pas encore accepté, et s’il l’était, l’issue est entre les mains de Dieu. Quant à moi, dont le métier est la guerre, la pensée que j’ai une affaire sérieuse à vider avec cet homme déterminé me détournera d’autres querelles moins honorables, dans lesquelles le manque d’occupation pourrait m’entraîner. »

La princesse ne fit point d’autre observation ; mais elle résolut de faire des remontrances en particulier à Achille Tatius, pour l’engager à prévenir un combat qui pourrait être fatal à l’un ou à l’autre de ces deux braves guerriers. La ville, qui se trouvait devant eux dans l’obscurité, étincelait cependant des nombreuses clartés qui éclairaient les maisons des habitants. La cavalcade impériale se dirigea vers la Porte-d’Or, où le fidèle centurion mit son poste sous les armes pour la recevoir.

« Il faut maintenant nous séparer, belle dame, » dit le comte, au moment où la société, ayant mis pied à terre, se trouvait réunie à l’entrée particulière du palais de Blaquernal ; « nous allons retrouver, comme nous le pourrons, les logements que nous avons occupés la nuit dernière. — Non pas, avec votre permission, dit l’impératrice. Il vous faut consentir à souper et à reposer dans des appartements plus convenables à votre rang ; votre quartier-maître sera une personne de la famille impériale, qui a été votre compagne de voyage. »

Le comte entendit cette invitation avec une forte tentation d’accepter l’hospitalité qui lui était offerte : quoique, font dévoué aux charmes de sa Brenhilda, l’idée seule de préférer la beauté d’une autre à la sienne ne lui fût jamais venue à la tête ; toutefois il s’était naturellement senti flatté des attentions d’une femme charmante de très haut rang ; et les éloges dont la princesse l’avait comblé n’étaient pas tout-à fait tombés à terre. Il n’était plus dans les dispositions où le matin l’avait trouvé, d’outrager les sentiments de l’empereur et d’insulter à sa dignité. Séduit par les adroites flatteries que le philosophe avait apprises dans les écoles, et dont la belle princesse avait été douée par la nature, il accepta la proposition de l’impératrice, d’autant plus volontiers peut-être que l’obscurité ne lui permit pas d’apercevoir qu’il y avait une teinte de mécontentement sur le front de Brenhilda. Quelle que fût la cause de ce mécontentement, elle ne jugea point à propos de l’exprimer ; le couple venait d’entrer dans ce labyrinthe de passages à travers lesquels Hereward avait déjà erré, lorsqu’un chambellan et une des femmes des princesses, richement vêtus, s’agenouillèrent devant les époux, et s’offrirent à les conduire dans un lieu convenable afin de rajuster leur toilette avant d’entrer dans le cercle impérial… Brenhilda jeta un coup d’œil sur ses armes teintes du sang d’un Scythe insolent, et, tout amazone qu’elle était, se sentit honteuse d’être vêtue avec négligence et d’une manière peu convenable. L’armure du chevalier était aussi tachée de sang et en désordre.

« Dites à Agathe, la jeune fille qui me sert d’écuyer, de venir aider à ma toilette, dit la comtesse ; elle seule a l’habitude de me désarmer et de m’habiller. — Dieu soit loué ! pensa la dame d’atours, je ne serai point appelée à faire une toilette où des marteaux et des pinces de forgeron sont probablement les instruments les plus nécessaires ! — Dites à Marcien, mon armurier, dit le comte, de se rendre près de moi avec l’armure complète, bleu et argent, que j’ai gagnée au comte de Toulouse. — Ne pourrais-je avoir l’honneur de vous ajuster votre armure ? » demanda un courtisan vêtu avec faste, et portant quelques marques des fonctions d’écuyer-armurier ; « c’est moi qui attache l’armure de l’empereur lui-même… que son nom soit sacré ! — Et combien de rivets as-tu serrés dans cette occasion avec cette main qui semble n’avoir jamais été lavée qu’avec du lait de roses… et avec ce joujou d’enfant, » dit le comte en saisissant une des mains de l’écuyer, et indiquant un marteau à manche d’ivoire et à tête d’argent, que cet officier portait suspendu à un tablier de cabron plus blanc que le lait. L’armurier recula en arrière un peu confus. « La main de ce Franc, » dit-il à un autre officier de la maison impériale, « est comme la vis d’un étau !»

Tandis que cette petite scène se passait en particulier, l’impératrice Irène, sa fille et son gendre avaient laissé leurs hôtes, sous prétexte de faire les changements nécessaires à leur toilette. Aussitôt après, Agelastès fut mandé près de l’empereur, et les étrangers furent conduits dans deux appartements adjacents, meublés avec luxe, et placés pour le moment à leur disposition et à celle de leur suite. Nous les y laisserons un moment, revêtant, avec l’aide de leurs propres gens, le costume qu’ils considéraient comme le plus approprié à une grande occasion ; les personnes attachées au service de la cour grecque renonçaient de grand cœur à une tâche qui leur semblait presque aussi formidable que d’assister à la reposée d’un tigre royal ou de sa compagne.

Agelastès trouva l’empereur arrangeant avec attention son costume de cour le plus splendide ; car, comme à la cour de Pékin, le changement des habits était une importante partie de l’étiquette à Constantinople.

« Tu t’es très bien comporté, sage Agelastès, » dit Alexis au philosophe, tandis que celui-ci approchait en se prosternant et faisant des génuflexions sans fin ; « tu t’es très bien comporté, et nous sommes content de toi. Il ne fallait rien moins que toi et ton adresse pour séparer des leurs ce taureau indompté et cette fière génisse, qui, si nous parvenons à avoir sur eux quelque empire, ne nous donneront pas peu d’influence parmi ceux qui les regardent comme les plus braves de l’armée. — Mon humble intelligence, répondit Agelastès, n’eût pu conduire un plan si prudent et si plein de sagacité, s’il n’eût été conçu et tracé par l’inimitable sagesse de Votre très sacrée Altesse impériale. — Nous savons que nous avons formé nous-même la résolution de retenir ces personnes, soit de leur plein gré comme alliés, ou de vive force comme otages. Leurs amis avant de s’apercevoir de leur absence, auront commencé les hostilités contre les Turcs, et ils se trouveront dans l’impossibilité de prendre les armes contre notre empire sacré, quand même Lucifer leur suggérerait une telle entreprise. Ainsi, Agelastès, nous obtiendrons des otages au moins aussi importants et aussi précieux que ce comte de Vermandois, dont le redoutable Godefroy de Bouillon nous a arraché la liberté par la menace d’une guerre immédiate. — Pardonnez si j’ajoute une autre raison à celles qui appuient si heureusement votre auguste projet. Il est possible qu’en observant les plus grands ménagements et la plus grande courtoisie envers ces étrangers, nous puissions les gagner tout-à-fait à nos intérêts. — Je vous conçois, je vous conçois ; et ce soir même je me montrerai à ce comte et à son épouse dans le salon de réception, revêtu du plus riche costume que puisse fournir notre garde-robe. Les lions de Salomon rugiront, l’arbre d’or de Comnène déploiera ses merveilles, et les faibles yeux de ces Francs seront éblouis par la splendeur de l’empire. Cette pompe ne peut que faire impression sur leurs esprits, et les disposer à devenir les alliés et les serviteurs d’une nation si supérieure à leur puissance en talents et en richesses. Tu as quelque chose à dire, Agelastès. Les années et de longues études t’ont éclairé ; quoique nous ayons exprimé notre opinion, tu peux nous faire part de la tienne, et vivre. »

Trois fois Agelastès toucha de son front le bas de la robe de l’empereur, et semblait éprouver une vive anxiété en cherchant des expressions qui pussent rendre la différence de sa manière de voir avec celle de son souverain, et cependant lui épargner l’inconvenance de le contredire en termes exprès.

« Ces paroles sacrées par lesquelles Votre Altesse sacrée a exprimé ses opinions très justes et très exactes sont incontestables et à l’abri de toute contradiction, quand même il y aurait quelqu’un assez vain pour les attaquer. Néanmoins qu’il me soit permis de dire que l’on déploie en vain les plus sages arguments devant ceux qui n’entendent pas la raison, absolument de la même manière que l’on montrerait en vain la plus belle miniature à un aveugle, ou, comme le dit l’Écriture, que l’on essayerait de séduire une laie par l’offre d’une pierre précieuse. La faute en pareil cas gît, non dans l’exactitude de votre raisonnement sacré, mais dans la stupidité et la brutalité des barbares auxquels vous l’appliquez. — Parle plus clairement, répondit l’empereur. Combien de fois faut-il que nous te disions que, dans le cas où nous avons réellement besoin de conseils, nous savons qu’il faut sacrifier le cérémonial ? — Alors, en termes clairs, ces barbares européens ne ressemblent point aux autres peuples qui se trouvent sous la voûte de l’univers, soit dans les choses qu’ils considèrent d’un œil d’envie, soit dans celles qu’ils pourraient regarder comme décourageantes. Les trésors de ce noble empire, autant qu’ils exciteraient leur convoitise, ne feraient que leur inspirer de faire la guerre à une nation qui posséderait de si grandes richesses, et qui, dans leurs idées présomptueuses, serait moins en état de les défendre qu’eux-mêmes de se les approprier. Tel est, par exemple, le caractère de Bohémond d’Antioche… et de bien des croisés moins capables et moins habiles que lui… car je pense que je n’ai pas besoin de dire à Votre Divinité impériale qu’il fait de son intérêt privé le guide de toute sa conduite dans cette guerre extraordinaire. En conséquence, vous pourrez toujours calculer la direction qu’il suivra lorsque vous saurez de quel point le vent de l’avarice et de l’égoïsme souffle par rapport à lui. Mais il y a parmi les Francs des âmes d’une nature différente, et avec qui l’on doit employer des moyens tout différents, si l’on veut diriger leurs actions et les principes qui les gouvernent. S’il m’était permis de le faire, je prierais Votre Majesté de considérer la manière dont un habile jongleur de votre cour s’y prend pour en imposer aux yeux des spectateurs, cachant avec soin les moyens par lesquels il parvient à son but. Ces gens (je veux parler des croisés qui ont le plus d’élévation dans l’esprit, et qui agissent en conformité des doctrines qu’ils appellent les lois de la chevalerie), ces gens méprisent la soif de l’or, et l’or lui-même, si ce n’est pour orner la poignée de leur épée, ou pour subvenir à quelques dépenses nécessaires, et le regardent comme un métal vil et inutile. Ils méprisent et repoussent avec dédain l’homme qui agit par la soif du gain, et le comparent, dans la bassesse de ses vues, au plus misérable serf qui ait jamais suivi la charrue ou manié la bêche. D’un autre côté, s’ils viennent à se trouver dans un besoin pressant d’or, ils sont assez peu scrupuleux pour en prendre dans le premier endroit où ils en trouvent. Ainsi, on ne peut ni les gagner en leur donnant des sommes d’or, ni les rendre souples par la disette, en leur refusant ce que le hasard peut leur rendre nécessaire. Dans le premier cas, ils n’attachent aucun prix au don d’une petite quantité de misérable poussière jaune ; dans l’autre, ils sont accoutumés à s’emparer de ce dont ils ont besoin. — Misérable poussière jaune ! interrompit Alexis… appellent-ils ce noble métal, également respecté du Romain et du barbare, du riche et du pauvre, des grands et des petits, des ecclésiastiques et des laïques, pour lequel toute l’humanité combat, complote, forme des plans, intrigue et se damne corps et âme… du nom injurieux de misérable poussière jaune ! Ils sont fous, Agelastès, complètement fous. Les périls et les dangers, les peines et les châtiments sont les seuls arguments auxquels les hommes qui sont au dessus du mobile qui fait agir tous les autres, puissent céder. — Ils ne sont pas plus accessibles à la crainte qu’à l’intérêt. Ils sont, à la vérité, élevés dès leur enfance à mépriser ces conditions qui poussent des âmes ordinaires ou à marcher en avant par avarice, ou à reculer par crainte. Et cela est tellement vrai, que ce qui attire les autres hommes doit, pour les intéresser, être assaisonné du piquant d’un extrême danger. Je racontais, par exemple, à notre héros lui-même une légende d’une princesse de Zulichium, qui reposait sur une couche enchantée, belle comme un ange, attendant le chevalier favorisé du ciel qui devait, en interrompant son sommeil enchanté, devenir maître de sa personne, de son royaume et de ses trésors sans nombre ; et (Votre Majesté impériale me croira-t-elle ?) j’eus de la peine à amener le guerrier à me prêter l’oreille et à prendre aucun intérêt à ma légende, jusqu’à ce que je l’eusse assuré qu’il aurait à combattre un dragon ailé en comparaison duquel le plus grand des dragons mentionnés dans les romans des Francs n’aurait l’air que d’une guêpe ! — Et cela remua-t-il un peu notre héros ? — À tel point, que si je n’avais malheureusement éveillé la jalousie de sa Penthésilée par la vivacité de ma description, il eût oublié la croisade et tout ce qui y avait rapport, pour aller à la recherche de Zulichium et de sa souveraine assoupie. — Ainsi donc, dit l’empereur, nous avons dans notre empire (et tu nous fais sentir cet avantage !) d’innombrables faiseurs de contes qui ne sont pas doués le moins du monde de ce noble mépris de l’or qui est propre aux Francs, mais qui, pour une couple de besans, mentiront avec le diable, et le battront par dessus le marché, si de cette manière nous pouvons, comme disent les marins, gagner l’avantage du vent sur les Francs. — La prudence, reprit Agelastès, est au plus haut point nécessaire. Faire tout simplement un mensonge n’est pas chose très difficile ; ce n’est que s’écarter de la vérité, ce qui revient à peu près à manquer un but en tirant de l’arc, dans lequel cas tout l’horizon, un seul point excepté, est également propre à remplir les vues de l’archer ; mais pour faire marcher le Franc comme on le désire, il faut avoir une parfaite connaissance de son caractère et de son humeur, il faut beaucoup de prudence et de présence d’esprit, et la plus grande flexibilité à passer d’un sujet à un autre. Si je n’eusse moi-même été un peu alerte, j’aurais pu subir le châtiment d’avoir fait fausse route pour le service de Votre Majesté, en étant jeté dans ma propre cascade par la virago que j’avais offensée. — Une vraie Thalestris ! je ferai attention aux offenses que je pourrais lui faire. — Si je pouvais parler et vivre, le césar Nicéphore Brienne ferait mieux d’adopter la même précaution. — Nicéphore doit arranger cela avec notre fille. Je lui ai toujours dit qu’elle donne à son mari par trop de cette histoire, dont une page ou deux seraient un rafraîchissement suffisant. Mais d’après nous-même nous sommes forcé d’avouer, Agelastès, que ne rien entendre autre chose tous les soirs de la vie lasserait la patience d’un saint !… Oublie, bon Agelastès, que tu m’aies entendu dire rien de semblable… Et garde-toi particulièrement de te le rappeler lorsque tu seras en présence de notre épouse et de notre fille impériales ! — Les libertés prises par le césar ne dépassaient pas, il faut le dire, les bornes d’une innocente galanterie, reprit Agelastès ; mais la comtesse est dangereuse. Elle a tué aujourd’hui le Scythe Toxartis, sans avoir l’air de lui donner autre chose qu’une chiquenaude sur la tête. — Ha ! ha ! dit l’empereur ; je connaissais ce Toxartis, et je ne serais pas surpris qu’il eût mérité sa mort. C’était un maraudeur hardi et sans scrupule. Prends cependant note de la manière dont la chose est arrivée, les noms des témoins, etc., afin que, s’il est nécessaire, nous puissions représenter ce fait à l’assemblée des croisés comme un acte d’agression de la part du comte et de la comtesse de Paris. — Je suis sûr que Votre Majesté impériale ne renoncera pas facilement à l’heureuse opportunité d’attirer sous ses étendards des personnes d’une si haute réputation dans la chevalerie. Il ne vous en coûterait guère de leur faire la concession d’une île grecque qui vaudrait cent fois leur misérable comté de Paris ; et si on la leur donnait sous condition qu’ils en chasseraient les infidèles ou les rebelles qui peuvent en avoir obtenu la possession temporaire, l’offre ne leur en serait que plus agréable. Je n’ai pas besoin de dire que toutes les connaissances, la sagesse et l’habileté du pauvre Agelastès sont à la disposition de Votre Majesté impériale. »

L’empereur réfléchit un instant, et dit ensuite, comme après une mûre délibération : « Digne Agelastès, j’ai assez de confiance pour m’en rapporter à toi dans cette difficile et un peu dangereuse affaire ; mais je persisterai dans mon dessein de leur montrer les lions de Salomon et l’arbre d’or de notre maison impériale. — À cela il ne peut y avoir d’objection, répondit le philosophe ; souvenez-vous seulement de ne faire paraître que peu de gardes, car ces Francs sont comme un cheval fougueux. Lorsqu’il est tranquille, on peut le conduire avec un fil de soie ; mais lorsqu’une fois il a pris de l’ombrage, ou conçu des soupçons, comme cela pourrait arriver s’ils apercevaient des hommes armés, une bride d’acier ne le contiendrait pas. — Je serai circonspect sur ce point comme sur les autres… Sonne la cloche d’argent, afin que les officiers de notre garde-robe se rendent près de moi. — Un seul mot, tandis que Votre Altesse est seule. Votre Majesté impériale me confiera-t-elle la direction de sa ménagerie ou collection d’animaux extraordinaires ? — Vous m’émerveillez, » dit l’empereur, en prenant un cachet sur lequel était gravé un lion avec la légende : Vicit leo ex tribu Judœ. « Ceci, ajouta-t-il, mettra les loges de nos animaux à ta disposition. Et maintenant sois franc une fois avec ton maître… car la déception est ton naturel, même avec moi… Par quel charme subjugueras-tu ces sauvages indomptés ? — Par le pouvoir du mensonge, » répliqua Agelastès en s’inclinant profondément.

« Je te regarde comme un de ses adeptes, dit l’empereur ; et auquel de leurs faibles t’adresseras-tu ? — À leur amour de la gloire, » répondit le philosophe ; et il sortit à reculons des appartements impériaux, au moment où les officiers de la garde-robe entraient pour achever de revêtir l’empereur de ses habits de cérémonie.


CHAPITRE XIV.

LA RÉCEPTION.


Je veux m’entretenir avec des hommes d’un esprit dur comme le fer ; avec des enfants inattentifs. Aucun de ceux qui m’étudient d’un œil réfléchi ne sont pour moi : l’ambitieux Buckingham devient circonspect.
Shakspeare. Richard III.


En se séparant l’un de l’autre, l’empereur et le philosophe tirent tous deux des réflexions pénibles sur l’entrevue qu’ils venaient d’avoir ensemble ; réflexions qu’ils émirent par des phrases entrecoupées et des mots sans suite, quoique, pour mieux faire connaître le degré d’estime qu’ils avaient l’un pour l’autre, nous leur donnerons une forme plus régulière et plus intelligible.

« Ainsi, » disait Alexis entre ses dents, mais assez bas pour cacher le sens de ses paroles aux officiers de la garde-robe, qui entraient pour faire leur service… « Ainsi, ce ver de livres… ce reliquat de la vieille philosophie païenne, qui croit à peine, Dieu me pardonne, à la vérité du christianisme, a si bien joué son rôle qu’il force l’empereur à dissimuler devant lui ! Commençant par être le bouffon de la cour, il s’est introduit en rampant dans tous mes secrets, il a tenu les fils de toutes mes intrigues, il a conspiré avec mon propre gendre contre moi, débauché mes gardes… et, à dire le vrai, si bien conduit sa trame artificieuse, que ma vie n’est en sûreté qu’aussi long-temps qu’il verra en moi le niais impérial que j’ai affecté d’être pour le tromper. Je suis encore heureux d’échapper, même à ce prix, aux attentats que lui suggérerait la crainte de ma colère, je suis heureux enfin de ne point précipiter ses mesures violentes. Mais si l’orage qu’a soudainement suscité la croisade vient à se dissiper, l’ingrat césar, le lâche fanfaron d’Achille Tatius, et ce serpent réchauffé dans mon sein, ce vil Agelastès, apprendront si Alexis Comnène est né pour être leur dupe. Grec contre Grec, c’en est assez pour produire une lutte de subtilité aussi vive que celle de la force dans les combats. » En parlant ainsi, il se livra aux officiers de sa garde-robe, qui se mirent en devoir de le parer d’une manière conforme à la solennité de la circonstance.

« Je ne me fie pas à lui, » dit Agelastès, dont nous rendrons de même les gestes et les exclamations en un discours suivi. « Je ne me fie pas à lui. Il outre un peu son rôle. Il s’est conduit en d’autres occasions avec l’esprit rusé de la famille des Comnène ; et cependant il compte maintenant faire de l’effet par ses jongleries sur un peuple aussi fin que les francs et les Normands ; et il semble s’en rapporter à moi pour connaître l’esprit des gens avec lesquels il a eu des relations en paix et en guerre pendant plusieurs années. Ce ne peut être que pour m’inspirer de la confiance ; car il y avait en lui des regards peu prononcés, des phrases inachevées qui semblaient dire : Agelastès, l’empereur te connaît et se méfie de toi. Cependant le complot réussit et n’est pas dévoilé, autant qu’on en peut juger ; et si j’entreprenais de reculer maintenant, je serais perdu pour toujours. Encore un peu de temps pour mettre à fin l’intrigue avec ce Franc, et à l’aide de ce briseur de lances, Alexis échangera peut-être son trône contre un cloître ou un logement encore plus étroit. Alors, Agelastès, ton nom mérite d’être effacé de la liste des philosophes, si tu ne peux chasser du trône ce césar plein de suffisance et esclave de ses plaisirs, et régner à sa place comme un second Marc-Antonin, tandis qu’un gouvernement plein de sagesse, depuis long-temps inconnu à un monde gouverné par des tyrans et des voluptueux, effacera bientôt le souvenir des moyens qui t’auront amené au pouvoir. À l’œuvre donc… de l’activité et de la prudence. Le temps l’exige, et la récompense en vaut la peine. »

Tandis que ces pensées roulaient dans son esprit, il passait, avec l’aide de Diogène, des vêtements propres composant le costume simple sous lequel il se montrait toujours à la cour, costume qui n’annonçait guère un candidat au trône, et qui faisait un contraste parfait avec les riches ornements dont se couvrait alors Alexis.

Dans leurs cabinets de toilette respectifs, le comte et la comtesse de Paris se revêtaient du plus riche costume qu’ils eussent apporté pour leur servir en de semblables occasions durant la croisade. Même en France Robert se montrait rarement avec la toque pacifique et le manteau traînant, dont le panache élevé et les plis flottants formaient la parure des chevaliers en temps de paix. Il était maintenant revêtu d’une magnifique armure complète, à l’exception de sa tête, qui n’était protégée que par sa longue chevelure bouclée. Le reste de sa personne était enveloppé d’un tissu de mailles d’acier bronzé, dont le fond d’azur était richement damasquiné d’argent. Il portait l’éperon… son épée pendait à son côté, et son bouclier triangulaire était suspendu autour de son cou. On voyait sur ce bouclier un grand nombre de fleurs de lis semées sur le champ, origines de celles qui, réduites à trois, furent la terreur de l’Europe jusqu’au temps où elles éprouvèrent de nos jours de si nombreux revers. La stature colossale du comte Robert le rendait très propre à porter un costume qui avait une tendance à faire paraître courtes et replètes les personnes d’une taille ordinaire lorsqu’elles étaient armées de pied en cap. Ses traits calmes et rassis, exprimant un noble mépris de tout ce qui aurait pu étonner ou ébranler une âme vulgaire, couronnaient parfaitement cet ensemble vigoureux et bien proportionné. La parure de la comtesse était plus pacifique ; mais ses vêtements étaient courts et étroits comme ceux d’une personne qui pouvait être appelée à un violent exercice. Le dessus consistait en plusieurs tuniques sur le corps ; une jupe richement brodée, prenant de la ceinture et descendant jusqu’aux chevilles, complétait un costume qu’une dame eût pu porter dans des temps beaucoup plus modernes. Les boucles de sa chevelure étaient couvertes d’un casque léger ; seulement quelques unes s’échappant de dessous l’acier, se jouaient autour de sa figure et adoucissaient ses beaux traits, qui auraient pu autrement sembler trop sévères s’ils se fussent trouvés entièrement encadrés dans une bordure de ce métal. Sur cette élégante parure était jeté un manteau de velours d’un vert foncé, partant du cou, où une espèce de chaperon l’assujettissait au casque superbe ; ce manteau était couvert de broderies sur les bords et les coutures, et assez long pour balayer la terre. Dans une ceinture d’orfèvrerie délicatement travaillée, la comtesse de Paris portait un poignard de prix, et c’était la seule arme offensive que, malgré ses habitudes guerrières, elle eût prise en cette occasion.

La toilette (comme on dirait de nos jours) de la comtesse ne fut pas à beaucoup près aussitôt terminée que celle du comte Robert. Celui-ci passait son temps, comme les maris de toutes les époques, en doléances moitié sérieuses, moitié plaisantes, sur la lenteur naturelle des dames et le temps qu’elles perdent à s’habiller et à se déshabiller. Mais lorsque la comtesse Brenhilda, sortant de son cabinet de toilette, parut dans tout l’éclat de ses charmes, son mari, qui était encore son amant, la pressa dans ses bras et fit acte de privilège par un baiser qu’il prit, comme de droit, à une créature si belle. Le grondant de sa folie, et néanmoins rendant presque le baiser qu’elle avait reçu, Brenhilda commença alors à s’inquiéter comment ils pourraient trouver leur chemin pour se rendre en présence de l’empereur.

Cet embarras ne dura pas long-temps, car un léger coup frappé à la porte annonça Agelastès, auquel avait été confié le soin d’introduire les nobles étrangers, comme étant le plus au fait des manières des Francs. Un son éloigné, semblable au rugissement d’un lion, et ressemblant aussi assez au bruit d’un gong[19], annonça le commencement du cérémonial. Les esclaves noirs, qui, comme on l’a observé, étaient en petit nombre, se tenaient rangés dans leur costume d’apparat blanc et or, portant d’une main un cimeterre nu, et dans l’autre une torche de cire blanche, dont la clarté servait à guider le comte et la comtesse à travers les passages qui conduisaient à l’intérieur du palais et à la salle de réception la plus reculée.

La porte de ce sanctum sanctorum était plus basse que de coutume, stratagème assez simple conçu par quelque ingénieux officier de la maison de l’empereur pour forcer le gigantesque Franc à s’incliner en arrivant en présence de l’empereur. Robert, lorsque la porte s’ouvrit toute grande, aperçut l’empereur assis sur son trône au milieu d’une lumière éblouissante réfractée et réfléchie dans dix mille directions par les pierreries dont ses vêtements étaient couverts ; il s’arrêta court et demanda pour quelle raison on l’introduisait par une porte aussi basse. Agelastès désigna un esclave pour se débarrasser d’une question à laquelle il n’aurait pu répondre. Le muet, pour s’excuser de son silence, ouvrit la boucha et indiqua la perte de sa langue.

« Sainte Vierge ! s’écria la comtesse, que peuvent avoir fait ces infortunés Africains pour mériter un sort si cruel ? — L’heure de la rétribution est peut-être venue, » répondit le comte d’un air de mauvaise humeur ; tandis qu’Agelastès, avec autant de précipitation que le temps et le lieu le permettaient, entra en faisant ses courbettes et ses génuflexions, ne doutant pas que le Franc ne le suivît, et que pour entrer il ne fût obligé de se courber devant l’empereur. Le comte, cependant, fort mécontent du tour qu’il pensa qu’on avait voulu lui jouer, se retourna et entra dans la salle de réception le dos tourné vers le souverain ; il ne se tourna en face d’Alexis que lorsqu’il eut atteint le milieu de l’appartement, où il fut rejoint par la comtesse, qui s’était présentée d’une manière plus convenable. L’empereur s’était préparé à reconnaître l’hommage du comte de la manière la plus gracieuse, et il se trouva alors dans une situation encore plus désagréable que lorsque l’inflexible Franc avait usurpé sa place sur le trône impérial dans le cours de la journée.

Les officiers et les nobles qui étaient présents, quoiqu’on n’eût choisi que l’élite de l’empire, étaient plus nombreux que de coutume, la réunion ayant lieu non pour un conseil, mais pour la représentation. Ils prirent tous l’air de déplaisir et de confusion qui s’adaptait le mieux à la perplexité d’Alexis, tandis que les traits astucieux du Normand-Italien, Bohémond d’Antioche, qui était aussi présent, exprimaient un singulier mélange de joie et d’ironie. Il est dans la destinée malheureuse des plus timides, en semblable occasion, d’être obligés honteusement de feindre d’avoir la vue basse, et de ne pas voir ce dont ils ne peuvent se venger.

Alexis donna le signal pour que la grande cérémonie de réception commençât. Aussitôt les lions de Salomon, nouvellement fourbis, levèrent la tête, dressèrent leurs crinières et agitèrent leurs queues. L’imagination du comte Robert, déjà excitée par les circonstances qui avaient accompagné sa réception, s’exalta au plus au haut degré ; il crut que les rugissements de ces automates annonçaient une attaque immédiate. Les lions dont il voyait la forme étaient-ils réellement des monarques de la forêt ? étaient-ce des mortels qui avaient subi une transformation ? l’œuvre d’un habile jongleur ou d’un savant naturaliste ? C’est ce que le comte ne savait ni ne s’embarrassait de savoir. Tout ce qu’il pensa ce fut que le danger était digne de lui, et sa bravoure ne lui permit pas un moment d hésitation. Il s’avança vers le lion le plus proche, qui semblait se disposer à s’élancer, et dit d’un ton de voix aussi formidable que le rugissement du lion : « Eh bien, chien ! » En même temps il frappa la machine de son poing fermé et garni de son gantelet d’acier, avec une telle force, que la tête vola en éclats, et que les marches et les tapis du trône furent couverts de roues, de ressorts et des autres pièces mécaniques qui avaient été employées pour produire de l’effroi.

En découvrant la nature réelle de ce qui avait excité sa colère, le comte Robert ne put s’empêcher de se sentir un peu honteux de s’être abandonné à son emportement dans une telle occasion. Il fut encore plus confus lorsque Bohémond, descendant de la place qu’il occupait près de l’empereur, lui adressa ces mots en langue franque : « Vous avez fait un utile exploit, en vérité, comte Robert, en délivrant la cour de Byzance d’un objet qui avait été long-temps employé à épouvanter les enfants maussades et les barbares qu’on ne pouvait mettre à la raison ! »

L’enthousiasme n’a pas de plus grand ennemi que le ridicule. « Pourquoi donc, » demanda le comte Robert en rougissant beaucoup, « ont-ils déployé devant moi ces terreurs fantastiques ? Je ne suis ni un enfant ni un barbare. — Parlez donc à l’empereur comme un homme raisonnable, reprit Bohémond ; dites-lui quelque chose pour vous excuser de votre conduite, et montrez que votre courage ne vous a pas abandonné comme votre raison ; et écoutez ceci tandis que j’ai un instant pour vous parler… imitez exactement mon exemple à souper, vous et votre femme ! » Ces paroles furent prononcées d’un ton significatif et accompagnées d’un coup œil très expressif.

L’opinion de Bohémond, à cause de ses longues relations avec l’empereur des Grecs en paix et en guerre, avait une grande influence sur les croisés, et le comte Robert se rendit à cet avis. Il se tourna vers l’empereur par un mouvement qui ressemblait davantage à une inclination que tout ce qu’on avait pu remarquer dans ses manières jusqu’à ce moment. « Je vous demande pardon dit il, d’avoir brisé cette machine dorée ; mais en vérité les merveilles de la magie et les prodiges des jongleurs adroits sont si nombreux dans ce pays, qu’on ne distingue pas clairement ce qui est vrai de ce qui est faux, et ce qui est réel de ce qui est illusoire. »

L’empereur, malgré la présence d’esprit dont il était doué à un degré remarquable, et le courage dont ses compatriotes ne l’accusaient pas de manquer, recrut cette excuse d’assez mauvaise grâce. La condescendance chagrine avec laquelle il accepta l’apologie du comte pourrait assez bien se comparer avec l’air d’une de nos dames à laquelle un maladroit convive vient de casser une porcelaine de prix. Il murmura quelques mots sur ce que ces machines avaient été conservées long-temps dans la famille impériale, ayant été construites sur le modèle de celles qui gardaient le trône du sage roi d’Israël ; là-dessus le comte avoua franchement qu’il doutait fort que le plus sage prince du monde eût jamais voulu effrayer ses sujets ou ses hôtes par les rugissements d’un lion de bois. « Si, dit-il, je me suis trop pressé de le prendre pour une créature vivante, j’en ai été puni en endommageant un excellent gantelet pour mettre son crâne en pièces. »

L’empereur, après avoir encore échangé quelques mots sur le même sujet, proposa de passer dans la salle du banquet. Précédés du grand écuyer tranchant de la table impériale, et accompagnés de tous ceux qui étaient présents, excepté l’empereur et les membres de la famille, les hôtes Francs furent conduits à travers un labyrinthe d’appartements. Chacun de ces appartements était rempli de merveilles de la nature et de l’art propres à donner une haute opinion de la richesse et de la grandeur qui avaient réuni tant de choses étonnantes. La marche étant nécessairement lente et interrompue, donna à l’empereur le temps de changer d’habits, car l’étiquette de la cour ne permettait pas qu’il parût deux fois dans le même costume devant les mêmes spectateurs. Il prit cette occasion pour mander Agelastès en sa présence, et, afin que leur conférence fût secrète, il employa pour sa toilette un des muets destinés au service de l’intérieur.

Alexis Comnène était très ému, quoique ce fût une des particularités de sa situation d’être toujours dans la nécessité de déguiser les émotions de son âme, et d’affecter en présence de ses sujets une élévation au dessus des passions humaines, qu’il était loin de ressentir. Ce fut donc avec gravité et même d’un ton de reproche qu’il demanda « comment il se faisait que l’astucieux Bohémond, moitié Italien et moitié Asiatique, se trouvât présent à cette entrevue ? Certes, s’il y a un homme dans l’armée des croisés capable d’introduire ce jeune fou et sa femme dans les coulisses du spectacle par lequel nous espérions leur en imposer, le prince d’Antioche, comme il se fait appeler, est cet homme. — C’est ce vieux Michel Cantacuzène, dit Agelastès (si je puis répondre et vivre), qui s’est imaginé que la présence du croisé était particulièrement désirée ; mais il retourne au camp ce soir même. — Oui, reprit Alexis, pour informer Godefroy et l’armée que l’un des plus estimés d’entre eux reste avec sa femme, comme otage, dans notre ville impériale, et nous faire menacer peut-être d’une guerre immédiate, à moins qu’on ne les délivre ! — Si la volonté de Votre Altesse impériale est d’être de cet avis, vous pouvez laisser le comte Robert et sa femme retourner au camp avec l’Italien-Normand. — Eh quoi ! perdre ainsi tout le fruit d’une entreprise dont les préparatifs nous ont déjà tant coûté de dépenses réelles ; et qui, si notre cœur était fait de la même étoffe que celui des mortels ordinaires, nous eût encore coûté bien plus en vexations et en inquiétude ! Non, non ; faites avertir les croisés qui sont encore de ce côté du détroit qu’ils sont dispensés de prêter hommage, et qu’ils aient à se rendre demain à la pointe du jour sur les rivages du Bosphore. Que notre amiral, s’il fait quelque cas de sa tête, les ait tous passés jusqu’au dernier de l’autre côté avant midi. Qu’il y ait des largesses et un banquet splendide sur l’autre rive… tout ce qui pourrait augmenter leur désir d’y passer. Alors, Agelastès, nous nous en remettrons à nous-même pour faire face à ce nouveau danger, soit en gagnant par des présens la vénalité de Bohémond, soit en défiant les croisés. Leurs forces sont disséminées, et leur général, et les chefs eux-mêmes sont tous maintenant… ou entrés grande partie… sur le rivage oriental du Bosphore. Et maintenant au banquet ! notre changement de costume est suffisant pour satisfaire aux règles qu’il a plu à nos ancêtres d’instituer, pour nous montrer à nos sujets, comme les prêtres exposent leurs images sur leurs autels ! — Sous l’assurance de la vie, cette mesure n’a point été prescrite inconsidérément ; mais afin que l’empereur, gouverné toujours par les mêmes lois de père en fils, fût toujours regardé comme quelque chose au dessus des lois ordinaires de l’humanité… comme la divine image d’un saint, plutôt que comme un être mortel. — Nous le savons, bon Agelastès, » répondit l’empereur en souriant, « et nous n’ignorons pas non plus que plusieurs de nos sujets, semblables aux adorateurs de Bel dans l’Écriture sainte, nous traitent comme une image jusqu’au point de s’approprier en notre place les revenus de nos provinces, perçus en notre nom et pour notre usage. Nous ne touchons que légèrement à cette corde maintenant, le temps n’étant pas convenable pour en parler. »

Alexis quitta donc le conseil secret, après que l’ordre pour le passage des croisés eut été écrit et signé en bonne et due forme, et avec l’encre sacrée de la chancellerie impériale.

Cependant, la compagnie était arrivée dans une salle ornée, comme les autres appartements, avec autant de richesse que de goût. Peut-être, sous ce dernier rapport, eût-on pu critiquer quelque chose : car les plats, précieux d’ailleurs par leur matière et par leur contenu, étaient supportés par des espèces de pieds de manière à se trouver à la hauteur des femmes qui étaient assises, et à la portée des hommes qui prenaient leur repas couchés sur des lits.

Autour de la table se tenaient une foule d’esclaves noirs richement vêtus, tandis que le grand écuyer tranchant, Michel Cantacuzène, plaçait les étrangers avec sa baguette d’or, et leur transmettait par signes l’ordre de se tenir debout jusqu’à ce qu’un certain signal fût donné.

Le haut bout de la table, servi et entouré de cette manière, était fermé par un rideau de mousseline brodée d’argent, qui tombait du haut du cintre sous lequel la partie supérieure de la table semblait passer. Le grand écuyer observait le rideau d’un œil attentif ; et lorsqu’il le vit s’agiter légèrement, il éleva sa baguette et tout le monde attendit ce qui allait arriver.

Comme s’il se fût mu de lui-même, le rideau mystérieux s’éleva et découvrit un trône de sept marches plus élevé que la table, décoré avec la plus grande magnificence, et devant lequel était placée une petite table d’ivoire incrustée d’argent. Sur le trône était assis Alexis Comnène, dans un costume entièrement différent de celui qu’il avait porté durant le jour, et qui surpassait tellement en magnificence ses premiers vêtements, qu’il ne paraissait pas extraordinaire que ses sujets se prosternassent devant un personnage si splendide. Sa femme, sa fille et son gendre le césar se tenaient derrière lui, la face penchée vers la terre ; et ce fut de l’air de l’humilité la plus profonde que, descendant de l’estrade sur l’ordre de l’empereur, ils se mêlèrent aux convives de la table inférieure, et attendirent pour se placer, malgré leur rang élevé, le signal du grand écuyer tranchant. De sorte qu’on ne pouvait dire qu’ils prissent part au repas de l’empereur, ni qu’ils fussent placés à la table impériale, quoiqu’ils soupassent en sa présence et fussent invités souvent par lui à faire honneur au banquet. Aucun plat présenté à la table commune n’était offert devant le trône ; mais les vins et les mets qui paraissaient devant l’empereur comme par magie, et semblaient destinés à son usage particulier, étaient à chaque instant envoyés, d’après des instructions spéciales, à l’un ou à l’autre des convives qu’Alexis prenait plaisir à honorer ; et parmi ceux-là les Francs étaient spécialement distingués.

La conduite de Bohémond fut en cette occasion particulièrement remarquable.

Le comte Robert, qui avait toujours l’œil attaché sur ce prince, à cause de l’avis qu’il en avait reçu et des regards expressifs qui semblaient en être le commentaire, observa que ce prudent prince évitait de toucher à aucune liqueur ni à aucun mets, pas même à ceux qu’on lui apportait de la table particulière de l’empereur. Un morceau de pain pris dans la corbeille au hasard et un verre d’eau pure furent les seuls rafraîchissements dont il voulut goûter. L’excuse qu’il présenta fut le respect dû à la sainte fête de l’Avent, qui se trouvait tomber ce même soir, et que l’église grecque-latine s’accordait à regarder comme sacrée.

« Je n’aurais pas attendu cela de vous, sire Bohémond, dit l’empereur ; je n’aurais pas cru que vous eussiez refusé les marques d’hospitalité que je vous offre en personne à ma propre table, le jour même où vous m’avez honoré en acceptant ma suzeraineté pour la principauté d’Antioche. — Antioche n’est pas encore conquis, répondit Bohémond, et la conscience, puissant souverain, doit toujours avoir ses exceptions dans tous les engagements temporels que nous passons. — Allons, noble comte, » dit l’empereur, qui, évidemment, regardait la conduite extraordinaire de Bohémond comme provenant plutôt de la méfiance que de la dévotion, « nous invitons, quoique cela ne soit pas dans notre habitude, nos enfants, nos nobles hôtes et nos principaux officiers ici présents à une libation générale. Remplissez les coupes, appelées les neuf muses ; faites-y couler à plein bord le vin consacré aux lèvres impériales. »

Sur l’ordre de l’empereur, les coupes furent remplies. Elles étaient d’or pur, et sur chacune était gravée l’image de la muse à laquelle elle était consacrée.

« Vous, du moins, loyal comte Robert, reprit l’empereur, vous et votre aimable dame n’aurez aucun scrupule de faire raison à votre hôte impérial ? — Si ce scrupule prend sa naissance dans quelques soupçons sur les mets qui nous sont servis ici, je dédaigne en nourrir de semblables, répondit le comte Robert ; si c’est un péché que je commets en goûtant du vin ce soir, ce n’est qu’un péché véniel, et je n’augmenterai pas beaucoup mon fardeau, en le portant avec le reste de mes fautes jusqu’à la première confession. — Ne vous laisserez-vous donc pas influencer, prince Bohémond, par la conduite de votre ami ? demanda l’empereur. — Il me semble, répliqua le Normand-Italien, que mon ami eût mieux fait en se laissant influencer par la mienne ; mais qu’il en soit comme sa prudence le lui conseillera. Le bouquet d’un vin si délicieux me suffit. »

En parlant ainsi, il vida le vin dans un autre vase, et sembla alternativement admirer la ciselure de la coupe et le parfum du vin qu’elle avait récemment contenu.

« Vous avez raison, sire Bohémond, dit l’empereur ; le travail de cette coupe est d’une grande beauté ; elle a été travaillée par un des anciens graveurs grecs. La coupe tant vantée de Nestor, dont Homère nous a fait la description, était beaucoup plus grande peut-être, mais n’égalait celle-ci ni par la valeur du métal ni par la beauté exquise du travail. Que chacun donc de mes hôtes étrangers accepte la coupe dans laquelle il a bu où il aurait dû boire, comme un souvenir de moi, et puisse l’expédition contre les infidèles être aussi heureuse que leur confiance et leur courage le méritent ! — Si j’accepte votre don, puissant empereur, répondit Bohémond, c’est seulement pour réparer la discourtoisie dont j’ai l’air de me rendre coupable en refusant par dévotion de faire raison à Votre Majesté, et pour vous montrer que nous nous séparons aux termes de l’amitié la plus intime. »

En parlant ainsi, il salua profondément l’empereur, qui lui répondit par un sourire où il entrait une forte expression de sarcasme.

« Et moi, dit le comte de Paris, je prends sur ma conscience de faire raison à Votre Majesté impériale, ne voulant pas encourir le blâme d’aider à dégarnir votre table de ces belles coupes ; nous les vidons à votre santé, et nous ne pouvons en profiter d’aucune autre manière. — Mais le prince Bohémond le peut, répliqua l’empereur, et elles seront portées à son logement, ennoblies par l’usage que vous en avez fait. Et nous en avons encore pour vous et pour votre aimable comtesse un autre assortiment du même genre que les Grâces, s’il n’égale plus le nombre des nymphes du Parnasse… La cloche du soir sonne, et nous avertit de songer à l’heure du repos, afin d’être prêts à soutenir les travaux de la journée qui va suivre. »

L’assemblée se sépara. Bohémond quitta le palais le même soir, n’oubliant pas les muses, dont il n’était pas cependant un zélé sectateur. Comme le rusé Grec l’avait prévu, il résulta de cette soirée, entre Bohémond et le comte, non pas tout-à-fait une querelle, mais une espèce de différence d’opinion ; Bohémond sentit que le fier comte de Paris devait trouver sa conduite sordide, tandis que le comte Robert était beaucoup moins disposé qu’auparavant à s’en remettre au conseil du prince d’Antioche.


CHAPITRE XV.

LA PRISON D’ÉTAT.


Le comte de Paris et sa femme furent logés cette nuit dans le palais impérial de Blaquernal. Leurs appartements étaient contigus ; mais la porte de communication fut fermée, et des barres de fer y furent posées. Cette précaution les surprit. Cependant l’observance de la fête de l’Église leur ayant été objectée, cette excuse leur parut assez admissible, et ils cessèrent de penser à une mesure aussi extraordinaire. Ni le comte ni sa femme ne concevaient, comme on peut le croire, la moindre crainte pour leur sûreté personnelle. Marcien et Agathe ayant rempli auprès de leurs maîtres leur service habituel, les quittèrent pour aller chercher le repos dans les appartements qui étaient assignés aux officiers inférieurs du palais.

Le jour précédent s’était écoulé tout entier au milieu des embarras et de l’agitation des affaires des cérémonies ; tout avait dû porter les esprits à une sorte d’exaltation. Peut-être aussi le vin consacré aux lèvres impériales, et dont le comte Robert avait bu une seule mais copieuse rasade, avait-il plus de puissance que le jus savoureux et délicat du raisin de Gascogne, auquel le comte était habitué. Lorsqu’il s’éveilla, il pensa qu’il avait dormi longtemps, que le jour aurait dû éclairer sa chambre, et il se trouvait dans l’obscurité la plus profonde ! Quelque peu surpris, il jeta vivement les yeux autour de lui, mais il ne put rien distinguer, si ce n’est deux points d’une lumière rougeâtre qui brillaient au milieu de l’obscurité comme les yeux d’un animal sauvage qui regarde sa proie. Le comte sortit du lit pour se couvrir de son armure, précaution nécessaire si ce qu’il apercevait était réellement quelque animal dangereux échappé de sa chaîne ; mais à l’instant où il fit ce mouvement, un bruit terrible s’éleva, tel que le comte n’en avait jamais entendu, et comparable aux mugissements de mille monstres à la fois ; à ce bruit vint se joindre le cliquetis d’une chaîne de fer, comme si un animal monstrueux, voulant s’élancer vers le lit, eût été retenu fortement à l’attache. Les rugissements devinrent alors si effrayants, que le comte pensa qu’ils devaient retentir dans tout le palais. Il apercevait alors plus distinctement les deux prunelles étincelantes, et il était évident que l’animal était plus près ; mais il était impossible au comte, dans l’obscurité totale où il était plongé, de juger à quelle distance il pouvait être du danger qui le menaçait. Robert entendait la respiration du monstre, et croyait même sentir la chaleur de cette haleine ; son oreille effrayée distinguait, tout au plus à deux verges de ses membres sans défense, l’horrible grincement de dents qui s’aiguisaient les unes contre les autres, tandis que des griffes brisaient et arrachaient avec une sorte de rage des fragmens du bois de chêne qui formait le plancher. Le comte de Paris était un des hommes les plus braves de son temps, de ce temps où la bravoure était une vertu générale chez les moindres gentilshommes, et le chevalier était un descendant de Charlemagne. Il était homme cependant, et comme tel, il ne put envisager un danger aussi imprévu et aussi extraordinaire, sans une vive émotion. Ce n’était pas une alarme soudaine et irraisonnée, c’était le sentiment calme d’un extrême danger modifié par la résolution d’user de toutes ses ressources pour sauver sa vie, s’il était possible. Il se retira dans son lit, qui n’était plus un lieu de repos, étant ainsi plus éloigné de quelques pieds des deux prunelles étincelantes, qui demeuraient si invariablement fixées sur lui, que, en dépit de son courage, la nature peignait dans son imagination l’horrible tableau de ses membres déchirés, broyés et réduits en bouillie de chair et de sang dans la gueule de ce monstrueux animal. Un seul espoir de salut s’offrait à sa pensée… ce pouvait être un essai, une expérience tentée par le philosophe Agelastès ou par l’empereur son maître, dans le dessein d’éprouver le courage dont les Francs faisaient si grand bruit, et de punir l’insulte irréfléchie que le comte avait faite imprudemment à l’empereur le jour précédent.

« On a bien raison de dire, » pensait-il dans son agonie, « qu’il ne faut pas toucher la barbe du lion dans sa tanière ! Peut-être en ce moment même quelque vil esclave délibère pour décider si j’ai assez goûté de souffrance préliminaire de la mort, et s’il est temps de lâcher la chaîne qui empêche cet animal sauvage de mettre son œuvre à fin. Mais vienne la mort quand il lui plaira ! il ne sera jamais dit qu’on aura entendu le comte Robert la recevoir en implorant la compassion, ou avec des cris de douleur et de terreur. »@ Il tourna la face vers la muraille, et attendit paisiblement, en faisant un violent effort mental, la mort qu’il s’imaginait approcher rapidement.

Ses premiers sentiments s’étaient nécessairement portés sur lui-même. Le danger était trop imminent, et d’une nature trop horrible, pour lui en permettre aucun qui embrassât une vue plus étendue de son malheur ; toutes réflexions portant sur des objets plus éloignés se trouvèrent étouffées par la pensée dominante d’une mort immédiate. Mais lorsque ses idées s’éclaircirent, la situation de la comtesse s’offrit tout-à-coup à son esprit… quels maux pouvait-elle endurer en ce moment ? Et, tandis qu’il était soumis à une épreuve aussi extraordinaire, à quoi la constitution plus faible et le courage d’une femme étaient-ils réservés ? était-elle encore à quelques pas de lui, comme lorsqu’il s’était couché la veille ; ou les barbares qui avaient préparé une scène si cruelle avaient-ils profité de sa confiance imprudente et de celle de sa femme pour tramer contre elle quelque trahison du même genre, ou encore plus perfide ? Dormait-elle ou était-elle éveillée ? pouvait-elle dormir à portée de cet horrible hurlement, qui ébranlait les murs autour d’eux ? Il se décida à prononcer son nom, pour l’avertir, s’il était possible, de se tenir sur ses gardes, et de se contenter de répondre sans s’aventurer imprudemment dans l’appartement qui contenait un hôte si horriblement dangereux.

Il prononça donc le nom de sa femme, mais d’une voix tremblante, comme s’il eût craint que le féroce animal ne l’entendît.

« Brenhilda ! Brenhilda !… le danger nous menace… éveille-toi, et réponds-moi, mais ne te lève pas. » Point de réponse… « Quel homme suis-je donc devenu, » se dit-il à lui-même, « que j’appelle Brenhilda d’Aspremont comme un enfant appelle sa nourrice endormie, et cela parce qu’il y a un chat sauvage dans la même chambre que moi ? Honte à toi, comte de Paris ! que ton écusson soit lacéré, et que tes éperons soient brisés à tes talons… Hola ! hé ! » cria-t-il tout haut, mais encore d’une voix mal assurée, « Brenhilda, nous sommes attaqués, l’ennemi est près de nous ! réponds-moi, mais ne bouge pas. »

Un long rugissement poussé par le monstre fut la seule réponse. Ce cri semblait dire : « Tu n’as plus d’espérance ! » et il pénétra dans le cœur du chevalier comme l’expression même du désespoir.

« Peut-être, cependant, apporté-je trop de ménagement à faire connaître ma détresse. Holà ! hé ! mon amour ! Brenhilda ! »

Une voix triste et sépulcrale comme celle d’un habitant du tombeau lui répondit comme d’un point éloigné. « Quel est l’infortuné qui croit que les vivants peuvent l’entendre de la demeure des morts ? — Je suis un chrétien, un noble indépendant du royaume de France, répondit le comte. Hier le chef de cinq cents hommes les plus braves de France… c’est-à-dire les plus braves qui respirent sur la terre, et maintenant je suis ici sans un rayon de lumière pour m’aider à éviter un chat-tigre qui est là prêt à s’élancer sur moi et à me dévorer. — Tu es un exemple des changements de la fortune, répliqua la voix, et tu ne seras pas long-temps le dernier. Moi, qui suis maintenant à la troisième année de mes souffrances, j’étais ce puissant Ursel qui disputa à Alexis Comnène le trône de la Grèce ; trahi par mes partisans, je fus privé de la vue, le plus grand des bienfaits accordés par la nature ! J’habite ces caveaux, non loin des animaux féroces qu’on y amène quelquefois, et j’entends leurs rugissements de joie lorsque d’infortunées victimes sont livrées à leur furie. — N’as-tu donc pas entendu, reprit le comte Robert, que l’on a conduit en ces lieux, pour y recevoir l’hospitalité, un guerrier et son épouse, aux sons d’une musique nuptiale ! Ô Brenhilda ! as-tu été si jeune… si belle… conduite perfidement à la mort par ces moyens horribles ! — Ne pense pas, répondit la voix d’Ursel, que les Grecs repaissent leurs bêtes féroces de mets si délicats. Pour leurs ennemis, ce qui comprend non-seulement tous ceux qui sont réellement tels, mais encore tous ceux qu’ils craignent ou qu’ils haïssent, ils ont des donjons dont les portes ne se rouvrent jamais, des fers rouges pour brûler les yeux, des lions et des tigres lorsqu’il leur plaît d’en finir promptement avec leurs captifs… mais ces supplices ne sont réservés qu’aux hommes. Tandis que pour les femmes… si elles sont jeunes et belles, les princes ont des places dans leur lit et dans leurs harems ; on ne les emploie point non plus, comme les captives de l’armée d’Agamemnon, à puiser de l’eau à une source argienne, mais elles sont admirées et adorées de ceux que le sort a rendus maîtres de leur destinée. — Tel ne sera jamais le destin de Brenhilda ! s’écria le comte de Paris ; mais son mari vit encore pour la secourir, et quand même il mourrait, elle connaît bien le moyen de le suivre sans laisser une tache dans l’écusson de l’un ou de l’autre. »

Le captif ne répondit pas immédiatement, et il s’ensuivit un moment de silence, qui fut interrompu par Ursel. « Étranger, dit-il, quel est ce bruit que j’entends ? — Tu te trompes, je n’entends rien, répondit le comte Robert. — Mais moi j’entends ; la privation cruelle de la vue rend mes autres sens plus déliés. — Ne t’inquiète pas de cette circonstance, mon compagnon de captivité, mais attends le résultat en silence. »

Soudain une lumière obscure, rouge et enfumée, brilla dans l’appartement : le chevalier avait songé à un briquet qu’il portait d’ordinaire sur lui, et avec aussi peu de bruit que possible, il avait allumé la torche qui se trouvait à côté de son lit ; il l’approcha aussitôt des rideaux, qui, étant de mousseline, furent en un instant en flammes. Le chevalier sauta au même instant en bas de sa couche. Le tigre, car c’en était un, épouvanté par les flammes, fit un bond en arrière aussi loin que sa chaîne le lui permit, insensible à toute autre chose qu’à l’objet de sa terreur. Le comte Robert saisit un lourd escabeau de bois, la seule arme offensive qu’il trouva sous la main, et ajustant ces yeux, qui alors réfléchissaient l’éclat des flammes, et qui un moment auparavant lui avaient semblé si terribles, il lança ce fragment de chêne massif avec une vigueur qui ressemblait moins à la force humaine qu’à la violence avec laquelle un engin décharge un quartier de roc. Il avait si bien pris son temps et visé si juste, que l’arme atteignit son but avec une force incroyable. Le crâne du tigre (ce serait peut-être exagérer que de le dépeindre comme de la plus grande taille) en fut fracturé ; et à l’aide de son poignard, qu’on lui avait heureusement laissé, le comte français expédia le monstre, et eut la satisfaction de lui voir rendre la vie dans un dernier grincement de dents, et rouler dans l’agonie de la mort ses yeux effroyables.

Regardant autour de lui, il découvrit à la lueur du feu qu’il avait allumé que l’appartement où il se trouvait alors était différent de celui dans lequel il s’était mis au lit le soir précédent ; la différence qui existait entre ces deux appartements était parfaitement caractérisée par le contraste que formaient les rideaux de fine mousseline, qui brûlaient encore, avec les murailles de cachot qui entouraient le comte et la grossière escabelle dont il avait fait un si bon usage.

Le chevalier n’avait pas le loisir de tirer des conclusions ; il éteignit en hâte le feu, qui n’avait dans le fait rien à endommager, et se mit, à l’aide du flambeau, à parcourir l’appartement pour en chercher l’entrée. Il n’est guère nécessaire de dire qu’il n’aperçut point la porte de communication avec la chambre de Brenhilda : ce qui le convainquit qu’on les avait séparés la veille sous prétexte de scrupules religieux, afin d’accomplir un infâme projet de trahison sur l’un d’eux ou sur tous les deux à la fois. La partie de ses aventures de la nuit que nous avons déjà vue, et le succès si heureux qu’il avait obtenu dans un si grand danger, lui firent concevoir l’espoir, espoir auquel il ne se livrait qu’en tremblant, que Brenhilda, par sa dignité et sa valeur, serait en état de se défendre contre toute attaque de fraude ou de violence, jusqu’à ce qu’il pût trouver moyen de pénétrer jusqu’à elle et de la délivrer. « J’aurais dû avoir plus d’égard, hier au soir, à l’avertissement de Bohémond, se disait-il, qui me donna à entendre aussi clairement que s’il me l’eût dit en propres termes, que cette coupe de vin était une potion préparée avec quelque drogue ! Mais alors honte à lui comme à un chien avare ! comment pouvais-je penser qu’il soupçonnât rien de semblable, lorsque, loin de s’expliquer comme un homme de cœur, par insensibilité ou par un vil égoïsme, il m’a laissé courir le risque d’être empoisonné par l’astucieux despote ? »

Ici il entendit la voix partant du même point qu’auparavant. Holà ! hé ! holà ! étranger ! vivez-vous encore ou avez-vous été massacré ? Que signifie cette odeur étouffante de fumée ? Pour l’amour de Dieu, répondez à celui dont les yeux, fermés, hélas ! pour jamais, ne peuvent rien lui apprendre ! — Je suis délivré, répondit le comte, et le monstre destiné à me dévorer a rendu le dernier soupir. Je voudrais, mon ami Ursel, puisque tel est ton nom, que tu jouisses encore de l’avantage de la vue et que tu eusses été témoin du combat de tout à l’heure ; cela en eût valu la peine, quand même tu serais redevenu aveugle une minute après, et c’eût été d’un grand secours pour quiconque aura la tâche d’écrire mon histoire. »

Tandis qu’il exprimait ainsi la vanité qui le dominait fortement, il ne perdit pas de temps pour chercher quelque moyen de s’échapper de sa prison, car c’était le seul moyen de retrouver la comtesse. À la fin, il découvrit une porte dans le mur, mais elle était fermée par une forte serrure et des verroux. « J’ai trouvé le passage, cria-t-il, et il est dans la direction de ta voix mais comment ferai-je pour ouvrir la porte ? — Je t’apprendrai ce secret ; je désirerais pouvoir aussi aisément défaire chaque verrou qui nous sépare du grand air ; mais, pour ce qui regarde ta réclusion dans ton cachot, lève la porte de toutes tes forces ; tu élèveras les verroux jusqu’à un endroit où, en poussant la porte devant toi, ils trouveront une rainure taillée dans la muraille, et permettront à la porte de s’ouvrir. Plût à Dieu que je pusse te voir, non seulement parce qu’étant un homme courageux, tu dois faire plaisir à voir ; mais aussi parce que j’apprendrai par là que je n’ai point été plongé dans les ténèbres pour toujours. »

Tandis qu’il parlait ainsi, le comte fit un paquet de son armure, dont toutes les pièces étaient là, excepté son tranchefer, et se mit alors à faire tous ses efforts, d’après les instructions de l’aveugle, pour ouvrir la porte de sa prison. Il s’aperçut bientôt qu’il ne lui servait de rien de pousser en ligne directe ; mais lorsqu’il employa sa force de géant à élever la porte aussi haut qu’elle put aller, il eut la satisfaction de sentir que les verroux cédaient, quoique avec peine. Un espace avait été creusé de manière à leur permettre de sortir de la gâche ; et sans le secours d’aucune clef, mais par un puissant effort, un étroit passage se trouva ouvert. Le chevalier entra, portant son armure à la main.

« Je t’entends, dit Ursel, ô étranger ! et je m’aperçois que tu es venu dans le lieu de ma captivité. Pendant trois ans j’ai été occupé à creuser ces rainures correspondant aux gâches qui retenaient ces verroux, et j’ai caché la connaissance de ce secret aux gardiens de ma prison. Il me faudrait peut-être encore en creuser vingt pareilles avant d’approcher de la lumière. Quelle apparence y a-t-il que j’aie une force d’âme suffisante pour continuer cette tâche ? Cependant, croyez-moi, noble étranger, je me réjouis d’avoir aidé ainsi à votre délivrance ; car si le ciel ne bénit pas à un plus haut degré nos désirs de liberté, nous pouvons encore nous être une consolation mutuelle tant que la tyrannie nous permettra de vivre. »

Le comte Robert regarda autour de lui, et frémit en pensant qu’une créature humaine pût parler de consolation à éprouver dans un lieu qui avait tout l’air d’un tombeau vivant. Le cachot d’Ursel n’avait pas plus de douze pieds carrés ; il était voûté dans le haut et entouré de fortes murailles de pierre que le ciseau avait étroitement emmortaisées l’une dans l’autre. Un lit, un escabeau grossier semblable à celui que Robert venait de lancer à la tête du tigre, et une table également massive en composaient tout l’ameublement. Sur une longue pierre, au dessus du lit, étaient tracés ces mots succincts, mais terribles : « Zédéchias Ursel, emprisonné dans ce lieu aux Ides de mars ; A. D. ——. Mort et enterré au même endroit… » Un espace était laissé pour remplir la date. La personne du captif se distinguait à peine au milieu du désordre de ses vêtements. Ses cheveux longs et mal peignés descendaient en boucles mêlées, et se confondaient avec une barbe d’une longueur démesurée.

« Regarde-moi, dit le captif, et réjouis-toi de ce que tu peux encore voir le misérable état auquel le cœur de fer de la tyrannie peut réduire un homme, son semblable, dans cette vie et dans l’autre. — Est-ce vous, » demanda le comte Robert, dont le sang était glacé dans les veines, « qui avez eu le courage de passer votre temps à scier les blocs de pierre qui assujettissent ces verroux ? — Hélas ! répondit Ursel, que pouvait faire un homme aveugle ? Il fallait m’occuper, si je voulais conserver ma raison. Cet immense travail m’a coûté trois ans de peine, et vous ne pouvez vous étonner que j’y aie consacré tout mon temps lorsque je n’avais aucun autre moyen de l’employer. Mon cachot peut-être, et même très probablement, ne permet point de distinguer le jour de la nuit ; mais l’horloge d’une cathédrale éloignée m’annonçait comment les heures s’enfuyaient l’une après l’autre, et chacune me trouvait occupé à frotter une pierre contre une autre. Mais lorsque la porte céda à mes efforts, je m’aperçus que je n’avais fait que m’ouvrir un accès dans une prison plus forte que celle qui me renfermait. Je m’en réjouis néanmoins, puisque cette circonstance nous a réunis ; elle t’a donné une entrée dans mon cachot, et à moi un compagnon dans ma misère. — Pense à quelque chose de mieux que cela, reprit le comte Robert ; pense à la liberté… pense à la vengeance ! Je ne puis croire qu’une trahison si infâme se termine par le succès, autrement je serais forcé de dire que le ciel est moins juste que les prêtres ne nous disent. Comment t’arrive ta nourriture dans ce cachot ? — Un geôlier, qui, je pense, n’entend pas la langue grecque… du moins il ne me répond jamais et ne m’adresse jamais la parole… un geôlier m’apporte un pain et une cruche d’eau qui suffisent à soutenir ma misérable vie pendant deux jours. Je dois donc vous prier de vous retirer pendant un certain espace de temps dans la prison voisine, afin que cet homme ne puisse connaître que nous pouvons communiquer ensemble. — Je ne vois pas par où le barbare, si c’en est un, peut entrer dans mon cachot sans passer par le tien ; mais peu importe, je me retirerai dans la dernière chambre ou dans la première, quelle que soit celle de ces deux qualifications qui lui convienne, et rappelle-toi bien que ce gardien aura une prise de collet avec quelqu’un avant de terminer ses fonctions aujourd’hui. En attendant, imagine-toi être muet comme tu es aveugle, et sois sûr que l’offre de ma liberté même ne me porterait pas à abandonner la cause d’un compagnon d’infortune. — Hélas ! j’écoute tes promesses comme je fais celles de la brise du matin, qui me dit que le soleil est sur le point de se lever, quoique je sache que moi je ne le verrai jamais. Tu es un de ces chevaliers intrépides, et ne désespérant de rien, que depuis tant d’années l’Europe envoie tenter des impossibilités : je ne puis donc attendre de ta part que des projets de délivrance aussi peu solidement bâtis que les bulles de savon qu’un fol enfant s’amuserait à enlever. — Aie meilleure opinion de nous, vieillard, » dit le comte Robert en se retirant ; « ou du moins laisse-moi mourir sans me glacer le sang, et dans la croyance qu’il m’est possible d’être réuni à ma bien-aimée Brenhilda. »

En parlant ainsi il se retira dans son propre cachot, et replaça la porte de manière que le travail d’Ursel, qu’une solitude de trois ans pouvait seule en effet avoir achevé, échappât à l’œil du gardien lorsqu’il viendrait faire sa visite.

« Je joue de malheur, » dit-il, lorsqu’il se trouva de nouveau dans sa propre prison (car il pensait naturellement que celle dans laquelle le tigre avait été enchaîné lui était destinée), « je joue de malheur de n’avoir pas trouvé un compagnon de captivité jeune et vigoureux, au lieu d’un homme décrépit par les suites de son emprisonnement, aveugle, abattu, incapable d’aucun effort. Mais la volonté de Dieu soit faite ! je ne laisserai pas derrière moi le pauvre malheureux que j’ai trouvé dans une telle situation, quoiqu’il soit hors d’état de m’aider à accomplir ma délivrance, et qu’il doive plus probablement la retarder. En attendant, avant d’éteindre la torche, voyons si, en examinant de près, nous pourrons découvrir quelque autre porte que celle qui conduit dans le cachot de l’aveugle. S’il en est autrement, je dois soupçonner que j’ai été descendu à travers le plafond. Cette coupe de vin… cette muse, comme ils l’appelaient, avait plus le goût d’une médecine que d’une liqueur propre à faire raison à un gai convive. »

Il commença donc un examen attentif des murailles, qu’il se décida à terminer en éteignant la torche, afin de pouvoir saisir, dans l’obscurité et par surprise, la personne qui entrerait dans son cachot. Pour le même motif, il traîna dans le coin le plus obscur le cadavre du tigre, et le cacha avec le reste des couvertures du lit, se jurant en même temps de prendre un demi-tigre pour cimier, s’il avait le bonheur, ce dont son courage intrépide ne lui permettait pas de douter, de se tirer du présent danger ; « mais, ajouta-t-il, si ces vassaux nécromanciens de l’enfer conjurent le diable contre moi, que ferai-je alors ? Et la probabilité est si grande qu’il me semble que je m’abstiendrai volontiers d’éteindre le flambeau. Cependant c’est un enfantillage pour un chevalier armé dans la chapelle de Notre-Dame des Lances rompues de faire quelque différence d’une chambre éclairée à une chambre plongée dans les ténèbres. Qu’il vienne autant de démons que le cachot pourra en contenir, et nous verrons si je ne les reçois pas comme il convient à un chevalier chrétien. D’ailleurs très certainement Notre-Dame, à laquelle j’ai toujours été sincèrement dévoué, considérera comme un sacrifice agréable à Sa Sainteté que je me sois arraché des bras de ma Brenhilda en l’honneur de l’avent, que j’aie ainsi causé notre malheureuse séparation. Esprits infernaux ! je vous défie en corps et en esprit, et je réserve les restes de ce flambeau pour quelque occasion plus convenable. » À ces mots, il éteignit la torche contre la muraille, et s’assit tranquillement dans un coin pour observer ce qui se passerait.

Les réflexions se succédaient rapidement dans son esprit ; sa confiance dans la fidélité de sa femme, dans sa force et son activité extraordinaire étaient sa plus grande consolation ; et le danger qu’elle pouvait courir n’avait pas le pouvoir de lui apparaître sous une forme si terrible qu’il ne trouvât du soulagement dans ces réflexions : « Elle est pure comme la rosée des cieux, et le ciel n’abandonnera pas ce qui est de son domaine. »


CHAPITRE XVI.

L’ORANG OUTANG.


Étrange imitation de l’homme qui te voit avec dégoût et te méprise ; objet tout à la fois de honte et de dérision pour nous ! Où doit être poussée la bizarrerie de nos idées avant que nous puissions prendre plaisir à voir notre propre image, notre orgueil et nos passions se réfléchir dans un corps aussi grotesque que le tien !
Anonyme.


Le comte Robert de Paris s’étant blotti derrière les ruines du lit, de manière à ne pouvoir être aisément aperçu, à moins qu’une forte lumière ne vînt éclairer tout-à-coup le cachot, attendit avec anxiété comment et de quelle manière le geôlier, chargé de porter la nourriture aux prisonniers, lui apparaîtrait. Il n’attendit pas long-temps l’objet de ses observations. Une lumière se montra à demi, et comme partant d’une trappe à la voûte du cachot, et une voix prononça ces mots en anglo-saxon. — « Saute, vaurien ; allons, dépêchons-nous ; saute, mon bon Sylvain, montre-nous l’activité de Ta Seigneurie. » Un ricanement étrange d’une voix rauque répondit à cet ordre d’une manière tout-à-fait inintelligible pour le comte Robert, mais d’un ton qui pouvait faire présumer que celui à qui l’ordre était donné n’était guère disposé à s’y soumettre.

« Eh ! quoi, monsieur, vous faites des difficultés ? Si vous êtes si paresseux, il faudra donner une échelle à Votre Seigneurie, et peut-être un coup de pied dans le derrière pour hâter son voyage. » Au même instant, quelque chose qui avait la forme humaine et d’une taille démesurée, sauta par la trappe, quoique la hauteur pût être de plus de quatorze pieds. Cet être était d’une stature gigantesque ayant plus de sept pieds de haut : dans sa main gauche il tenait une torche, et dans sa droite un peloton de soie fine, qui, se dévidant à mesure qu’il descendait, ne s’était point rompu quoiqu’il fût aisé de penser qu’il ne pouvait servir d’aucun support à une créature d’une semblable taille. Il tomba légèrement et sans aucun accident sur ses pieds ; et comme si le sol eût été élastique, il fit un autre saut en l’air de manière à toucher presque la voûte. Dans cette cabriole, la torche qu’il portait s’éteignit ; mais cet étrange geôlier la fit tournoyer autour de sa tête avec une rapidité extraordinaire, de sorte qu’elle se ralluma. Il parut du moins que c’était son dessein, car il essaya de s’assurer qu’il y avait réellement réussi, en approchant, comme avec précaution, sa main gauche de la flamme de la torche. Cette expérience pratique eut un résultat auquel cette créature ne s’attendait sans doute pas, car elle poussa un cri de douleur, secouant la main brûlée, et semblant murmurer une plainte. « Fais attention à toi, Sylvain ! » dit la même voix en anglo-saxon, et d’un ton grondeur ; « ho ! là-bas ! occupe-toi de ton devoir, Sylvain ! porte de la nourriture à l’aveugle, et ne reste pas là à prendre tes ébats, si tu veux que je t’envoie une autre fois seul pour t’acquitter d’une telle mission ! »

La créature… car il serait ridicule de lui donner le nom d’homme… tourna les yeux en haut du côté d’où partait la voix, et répondit par une grimace horrible et en agitant son poing ; cet être se mit néanmoins aussitôt à défaire un paquet, et à fouiller dans les poches d’une espèce de jaquette et de pantalon qu’il portait, cherchant un trousseau de clefs, qu’il tira enfin ; alors il prit un pain dans le paquet ; puis chauffant la pierre de la muraille, il y fixa la torche avec un morceau de cire, et examina alors avec soin pour trouver la porte du cachot du vieillard, et bientôt l’ayant trouvée il l’ouvrit avec une des clefs du trousseau. Dans le passage, Sylvain parut chercher une pompe, où il remplit une cruche. Il revint avec les restes de l’ancien pain et de la cruche d’eau, mangea un morceau, comme par jeu, et faisant presque aussitôt une épouvantable grimace, rejeta les fragments du pain. Le comte de Paris observait avec anxiété tous les mouvements de cet animal inconnu. Sa première pensée fut qu’un être, dont les membres surpassaient tellement en grandeur ceux de l’homme, dont les grimaces étaient si épouvantables, et dont l’agilité paraissait merveilleuse, ne pouvait être que le diable lui-même ou quelque démon inférieur, et ses fonctions dans ces sombres demeures ne semblaient nullement difficiles à deviner. Néanmoins la voix d’homme qu’il avait entendue était moins celle d’un nécromancien évoquant un démon, que celle d’une personne qui donne des ordres à un animal sauvage sur lequel elle a obtenu un grand empire.

« Honte à moi, dit le comte, si je souffrais qu’un misérable singe… (car c’est le nom, je crois, de cette bête qui ressemble au diable, quoiqu’elle soit deux fois aussi grande que les animaux de la même espèce que j’aie jamais vus) m’empêchât de recouvrer la lumière du jour et ma liberté ; observons seulement avec attention, et il y a à parier que ce gentilhomme velu nous servira de guide vers les régions supérieures. »

Sur ces entrefaites, cette créature bizarre, qui fouillait dans tous les recoins, découvrit enfin le corps du tigre… le toucha, le remua, en faisant mille contorsions, et sembla se lamenter et s’étonner de sa mort. Tout-à-coup Sylvain parut frappé de l’idée que le tigre devait avoir été tué par quelqu’un, et le comte Robert eut le chagrin de le voir saisir de nouveau la clef et s’élancer vers la porte de la prison d’Ursel avec une telle rapidité, que, si son intention avait été de l’étrangler, il eût mis son dessein à exécution avant que le comte de Paris eût pu l’en empêcher. Probablement Sylvain se convainquit par des raisons qui lui parurent satisfaisantes, que la mort du tigre n’avait pu être causée par le malheureux Ursel, mais qu’elle était due à quelqu’un caché dans la première prison.

Grommelant lentement entre ses dents et ayant l’air de se parler à lui-même, tout en regardant avec soin dans chaque coin, cet être colossal, si rapproché et cependant si éloigné de la forme humaine, marchait à pas de loup le long des murailles, déplaçant tout ce qu’il croyait capable de soustraire un homme à ses regards. Il avançait ses grands bras et ses grandes jambes, et ses yeux perçants, attentifs à découvrir l’objet de ses recherches, examinaient soigneusement, à l’aide de la torche, tous les recoins du cachot.

En considérant le voisinage de la ménagerie d’Alexis, le lecteur, au point où nous en sommes arrivés, ne peut guère douter que l’être en question, dont la figure avait paru si problématique au comte de Paris, ne fût un individu de cette espèce gigantesque de singe… si ce n’est pas même quelque animal plus rapproché de notre nature… auquel les naturalistes ont donné le nom d’orang-outang. Cet animal diffère des autres variétés de la famille des singes en ce qu’il est comparativement plus docile et plus serviable ; quoique possédant la faculté d’imitation commune à toute la race, cependant il en fait usage moins pour contrefaire simplement les actions de l’homme, que par un désir de perfectionnement et d’instruction tout-à-fait inconnu aux autres branches de la même famille. L’aptitude à s’instruire dont il est doué est étonnante, et probablement, s’il était placé dans des circonstances favorables, on pourrait l’appliquer à un très grand nombre d’usages domestiques ; mais l’ardeur des recherches scientifiques n’a jamais procuré de tels avantages à cet animal. Le dernier dont nous ayons entendu parler, fut rencontré dans l’île de Sumatra… il était d’une grosseur et d’une force considérables, et avait plus de sept pieds. Il mourut, défendant en désespéré son innocente vie contre un détaché d’Européens, qui, nous ne pouvons nous empêcher d’en faire la réflexion, eussent pu mieux employer la supériorité que leur donnaient leurs connaissances sur le pauvre habitant de la forêt. Ce fut probablement cet être rarement aperçu, mais que l’on n’oublie jamais lorsqu’on l’a vu une fois, qui donna naissance aux fables du dieu Pan, accompagné de ses sylvains et de ses satyres ; et même si ce n’était le don de la parole, que nous ne pouvons supposer qu’aucun individu de la famille ait possédé, nous serions porté à croire que le satyre aperçu dans le désert par saint Antoine appartenait à cette race.

Nous pouvons, en conséquence, en croire les annales qui attestent que la collection d’histoire naturelle appartenant à Alexis Comnène contenait un animal de cette espèce, qui avait été rendu domestique et apprivoisé à un point étonnant, et qui montrait un degré d’intelligence que l’on ne rencontrera peut-être jamais chez aucun autre de ces animaux. Après ces explications nous reprenons le fil de notre histoire.

L’animal s’avançait à pas longs et silencieux : son ombre réfléchie sur la muraille, lorsqu’il tenait la torche de manière à la rendre visible aux yeux du Franc, formait une représentation de son grand corps et de ses membres démesurés qui ressemblait au portrait du diable. Le comte Robert demeurait dans sa cachette, peu pressé de commencer un combat dont il était impossible de prévoir le résultat. L’homme des bois approchait toujours, et chaque pas qu’il faisait en avant causait au comte un battement de cœur qu’on eût presque entendu, à l’idée de se trouver en face d’un danger d’une nature si étrange et si nouvelle. À la fin, cet être singulier s’approcha du lit, ses yeux hideux se fixèrent sur ceux du comte, et aussi étonné que Robert, il recula de quinze pas en arrière d’un seul bond, en poussant instinctivement un cri de terreur ; ensuite il revint sur la pointe des pieds, étendant en avant autant qu’il le pouvait sa torche entre lui et l’objet de ses craintes, comme pour le voir bien en s’approchant le moins possible. Le comte Robert saisit un fragment du bois de lit, assez fort pour former une espèce de massue, avec laquelle il menaça le naturel des forêts.

Suivant toute apparence l’éducation de cette pauvre créature, comme beaucoup d’autres éducations, n’avait point été faite sans l’emploi des coups, dont il avait le souvenir aussi présent que celui des leçons qu’ils avaient servi à lui inculquer. Le comte Robert de Paris était homme à découvrir au premier coup d’œil qu’il avait sur son ennemi un ascendant qu’il n’avait pas soupçonné. Il redressa sa taille martiale, et d’un pas aussi fier que s’il triomphait dans la lice, s’avança en menaçant son ennemi de sa massue, comme s’il eût brandi contre son antagoniste le redoutable tranchefer. D’un autre côté, l’homme des bois lâcha pied, et convertit la circonspection de son mouvement en avant en une retraite non moins prudente. Néanmoins il n’avait point renoncé à toute résistance : il poussait des cris inarticulés d’un ton irrité, opposait sa torche à l’ennemi, et paraissait sur le point d’en frapper le croisé. Le comte Robert résolut de prendre son adversaire en défaut, tandis qu’il était influencé par la crainte, et privé de la supériorité naturelle, en force et en agilité, que sa conformation singulière semblait impliquer. Maniant donc fort habilement son arme, le comte menaça son sauvage antagoniste d’un coup sur le côté droit de la tête, puis détournant soudainement le coup, le frappa sur la tempe gauche ; en une minute il le tint sous son genou et tira son poignard.

L’orang-outang, ignorant la nature de cette nouvelle arme, essaya en même temps de se relever de terre, de renverser son antagoniste, et de lui arracher le poignard de la main. Il eut probablement réussi dans le premier de ces projets ; déjà il s’était redressé sur les genoux, et paraissait devoir reprendre le dessus, lorsqu’il s’aperçut que le chevalier, en retirant vivement le poignard, lui avait fortement coupé la main ; alors voyant diriger cette arme tranchante contre sa gorge, le singe comprit probablement que sa vie était entre les mains de son ennemi. Il se laissa renverser en arrière sans faire plus de résistance, en laissant échapper un cri lamentable, qui avait quelque chose de la voix humaine. Il se couvrit les yeux de la main qui n’était pas blessée, comme s’il eût voulu éviter de voir venir la mort.

Le comte Robert, malgré sa frénésie belliqueuse, était naturellement un homme doux et modéré, et bon surtout envers les animaux. Une pensée le frappa tout-à-coup : « Pourquoi arracher à ce monstre infortuné une existence après laquelle il n’y a rien pour lui ? Et après tout, n’est-ce pas quelque prince ou quelque chevalier transformé en cette figure grotesque, pour aider à surveiller ces cachots et les étonnantes aventures qui s’y accomplissent ? ne me rendrais-je pas alors coupable d’un crime, en le tuant, lorsqu’il s’est remis à discrétion, ce qu’il a fait aussi complètement que sa métamorphose le lui permettait ; et si c’est réellement une créature animale, ne peut-il pas avoir quelque sentiment de reconnaissance ? J’ai entendu les ménestrels chanter le lai d’Androclès et du Lion. Je me tiendrai sur mes gardes avec lui. »

En parlant ainsi, il se leva de dessus l’homme des bois, et lui permit seulement de se relever. L’animal sembla apprécier sa clémence, car il laissa échapper une espèce de murmure d’un ton de voix bas et suppliant, qui semblait à la fois demander grâce et remercier de la faveur qu’on lui avait déjà accordée. Il pleura aussi en voyant le sang couler de sa blessure ; et avec un visage inquiet, qui ressemblait davantage à une figure humaine, depuis qu’il y avait une expression de souffrance, il attendit, en tremblant, les ordres d’un être plus puissant que lui.

La poche que le chevalier portait sous son armure, et qui ne pouvait contenir que peu d’objets, renfermait cependant un baume vulnéraire, dont le comte avait souvent besoin, un peu de charpie, et un petit paquet de bandages. Le chevalier s’en empara, et fit signe à l’animal de lui présenter sa main blessée. L’homme des bois obéit avec hésitation et répugnance, et le comte Robert y appliqua le baume et l’appareil, disant à son malade, en même temps, d’un ton de voix sévère, « que peut-être il était mal d’employer à cet usage un baume composé pour l’utilité des plus nobles chevaliers ; mais que, si le Sylvain laissait paraître la moindre envie de payer d’ingratitude un semblable bienfait, lui, Robert, l’en punirait aussitôt en plongeant jusqu’au manche dans ses entrailles maudites le poignard avec la pointe duquel il avait déjà fait connaissance. »

Le Sylvain regardait fixement le comte Robert, comme s’il eût compris le langage qu’il lui tenait, et, poussant un de ses murmures accoutumés, il se courba jusqu’à terre, baisa les pieds du chevalier, et, embrassant ses genoux, sembla lui jurer une reconnaissance et une fidélité éternelles. En conséquence, lorsque le comte se retira près du lit et revêtit son armure pour attendre que l’on rouvrît la trappe, l’animal s’assit à ses côtés, portant les yeux dans la même direction, et sembla aussi en attendre tranquillement l’ouverture.

Après une attente d’environ une heure, un léger bruit se fit entendre dans la chambre au dessus, et l’homme sauvage tira le Franc par son manteau, comme pour appeler son attention sur ce qui allait se passer. La même voix qui s’était déjà fait entendre, après avoir sifflé une ou deux fois, appela : « Sylvain, Sylvain ! à quoi donc t’amuses-tu ? Viens à l’instant, ou, par la croix, tu me payeras ta nonchalance ! »

Le pauvre monstre, comme Trinculo aurait pu l’appeler, sembla parfaitement comprendre le sens de cette menace, et le témoigna en se serrant contre le comte Robert, faisant entendre en même temps un accent plaintif, comme pour implorer la protection du chevalier. Oubliant la grande invraisemblance qu’il y avait, même dans sa propre opinion, que la pauvre créature pût le comprendre, le comte Robert dit : « Eh quoi, l’ami ! as-tu déjà appris la prière des courtisans de ce pays, par laquelle ils demandent la permission de parler et de vivre. Ne crains rien, pauvre créature… je suis ton protecteur. — Sylvain ! ho ! » cria de nouveau la voix ; « quel compagnon as-tu trouvé en route ?… quelqu’un des démons ou des esprits des hommes tués dans ces cachots, qui, dit-on, s’y promènent fréquemment ? ou tiens-tu conversation avec ce vieux rebelle d’aveugle grec ?… Ou enfin, ce qu’on dit de toi est-il vrai, que tu parles intelligiblement quand tu le veux, et que tu pousses des sons inarticulés seulement dans la crainte que l’on ne t’envoie travailler ? Arrive, chien de paresseux ; tu auras une échelle pour monter, quoique tu n’en aies pas plus besoin qu’une chouette pour monter sur le clocher de la cathédrale de Sainte-Sophie. Grimpe donc, ajouta l’homme en descendant une échelle par la trappe, et ne me donne pas la peine de descendre te chercher, ou, autrement, par saint Swithin, il t’en arrivera malheur ! Monte donc comme un brave garçon, et pour cette fois je te dispenserai du fouet. »

L’animal, apparemment, fut touché de cette rhétorique ; car, d’un air triste que le comte Robert put voir au moyen de la torche presque éteinte, il sembla lui dire adieu, et s’approcha lentement de l’échelle avec toute la bonne volonté qu’un condamné apporte à exécuter la même manœuvre. Mais du moment où le comte prit un air de mécontentement et agita son redoutable poignard, l’animal intelligent parut tout-à-coup avoir pris sa résolution, et joignant fortement les mains comme quelqu’un qui a pris son parti, il s’éloigna du pied de l’échelle, et alla se placer derrière le comte Robert, Toutefois, en faisant cela, il avait l’air d’un transfuge qui se sent peu à son aise, lorsqu’il est appelé à combattre son ancien commandant.

Au bout d’un court intervalle, la patience du gardien fut épuisée, et désespérant de voir venir le Sylvain de lui-même, il résolut d’aller le chercher. Il descendit l’échelle, avec un trousseau de clefs dans une main, tandis que l’autre l’aidait à descendre ; il portait une espèce de lanterne sourde, dont le fond était façonné de manière à la porter sur la tête comme un chapeau. Il avait à peine posé le pied sur le sol, qu’il se trouva entouré des bras nerveux du comte de Paris. La première idée du geôlier fut qu’il était saisi par le Sylvain récalcitrant…

« Eh bien, coquin ! dit-il, laisse-moi aller, ou tu périras de ma main. — Tu périras toi-même, » répondit le comte, qui comprenait quel avantage lui donnaient la surprise de son adversaire, et sa propre habileté à lutter.

« Trahison ! trahison ! » s’écria le gardien, reconnaissant à la voix du chevalier qu’un étranger s’était mis de la partie. « Au secours, hé ! là haut, au secours, Hereward… Varangien !… Anglo-Saxon, ou quelque maudit nom que tu portes ! »

Tandis qu’il parlait ainsi, la main de fer du comte Robert le saisit à la gorge et lui coupa la parole. Ils tombèrent lourdement sur le sol du cachot, le geôlier dessous, et Robert de Paris, dont la nécessité excusait l’action, plongea son poignard dans la gorge du misérable. Au même moment, le bruit d’une armure se fit entendre, et descendant rapidement l’échelle, notre vieille connaissance Hereward se trouva au milieu du cachot. La lumière qui avait roulé de dessus la tête du geôlier le montrait baigné de sang et rendant le dernier soupir sous la main de l’étranger qui le serrait toujours. Hereward n’hésita point à voler à son secours, et saisissant le comte de Paris avec le même avantage que celui-ci avait eu sur son adversaire un moment auparavant, il le retint fortement sous lui la face contre terre. Le comte Robert était un des hommes les plus vigoureux de ce siècle guerrier ; mais il en était de même du Varangien ; et si ce dernier avait obtenu un avantage décidé en plaçant son antagoniste sous lui, on n’aurait certainement pas pu deviner comment aurait tourné le combat.

« Rends-toi ! comme vous le dites dans votre jargon, rescousse ou non rescousse, s’écria le Varangien, ou meurs sous la pointe de mon poignard ! — Un comte français ne se rend jamais, » répondit Robert qui commença à deviner à quelle sorte de personne il avait affaire, « surtout à un esclave vagabond comme toi ! » À ces mots, il fit un effort pour se relever, tellement subit, violent et puissant, qu’il se serait débarrassé de l’étreinte du Varangien, si Hereward, employant toute sa force extraordinaire, n’eût lutté pour conserver ses avantages, et levé son poignard, afin de terminer définitivement le combat ; mais un ricanement bruyant, qui n’avait rien d’humain, se fit entendre en ce moment. Le bras étendu du Varangien fut saisi avec vigueur, tandis qu’un bras rude, s’enlaçant autour de son cou, le renversa sur le dos et donna au comte français la facilité de se remettre sur pied.

« Mort à toi, misérable ! » dit le Varangien, sachant à peine qui il menaçait ; mais l’homme des bois gardait, à ce qu’il paraît, de terribles souvenirs des prouesses de l’humanité. Il s’enfuit rapidement au haut de l’échelle, et laissa Hereward et son libérateur vider leur querelle comme bon leur semblerait.

Les circonstances semblaient promettre un combat désespéré : tous deux étaient de haute stature, forts et courageux, tous deux portaient une armure défensive, et le poignard terrible était leur seule arme offensive, lis s’arrêtèrent, se regardant l’un l’autre, et examinèrent attentivement leurs moyens respectifs de défense avant de hasarder un coup qui, s’il manquait son but, devait être certainement rendu d’une manière fatale à celui qui l’aurait porté. Pendant cette pause effrayante, un éclat de lumière brilla du haut de la trappe, et en même temps le visage sauvage et alarmé de l’homme des bois parut, regardant en bas à la clarté d’une torche récemment allumée, qu’il descendait dans le cachot, aussi bas qu’il le pouvait.

« Combats bravement, camarade, dit le comte Robert de Paris, car nous ne nous battons plus en particulier, ce respectable personnage ayant jugé à propos de se constituer juge du combat. »

Quoique dans une situation fort peu sûre, le Varangien regarda en l’air, et fut si frappé de l’expression bizarre et effrayée des traits de cette étrange créature, et de la lutte entre la curiosité et la terreur qui se peignait dans ses regards, qu’il ne put s’empêcher d’éclater de rire.

« Sylvain est de ceux, dit-il, qui aimeraient mieux tenir la chandelle aux acteurs dans une danse si formidable que d’y prendre part eux-mêmes. — Y a-t-il donc une nécessité absolue à ce que toi et moi nous la dansions ? demanda le comte. — Aucune que notre bon plaisir, répondit Hereward ; car je soupçonne qu’il n’existe entre nous nulle cause légitime de querelle qui exige que nous la vidions en un tel lieu et devant un tel témoin. Tu es, si je ne me trompe, le Franc audacieux qui fut hier soir emprisonné en ce lieu avec un tigre, enchaîné à peu de distance de son lit ? — Oui, répondit le comte. — Et où est le tigre ? — Il est étendu là-bas, pour ne pas causer à l’avenir plus de terreur que le daim, dont il a pu faire sa proie de son vivant. » Il montra du doigt le corps du tigre, qu’Hereward examina à la clarté de la lanterne sourde dont nous avons déjà parlé.

« Et ainsi, ceci est l’œuvre de tes mains ? » dit l’Anglo-Saxon étonné.

— Très certainement… » répondit le comte avec indifférence.

« Et tu as tué le camarade qui montait avec moi cette étrange garde ? demanda encore le Varangien. — Mortellement blessé pour le moins. — Si votre patience me le permet, je vous serai obligé d’un moment de trêve, tandis que j’examinerai sa blessure, dit Hereward. — Assurément, répondit le comte ; puisse se dessécher le bras qui frappe en traître un antagoniste sans défense ! »

Sans exiger plus de garanties, le Varangien quitta la posture qu’il avait prise pour se tenir en garde, et se mit, à l’aide de la lanterne sourde, à examiner la blessure du premier homme qui s’était présenté au combat, et qui semblait, par son costume romain, être un soldat des cohortes appelées les immortels. Il le trouva dans l’agonie de la mort, mais encore en état de parler.

« Ainsi, Varangien, te voilà venu enfin… et c’est à ta lenteur ou à ta trahison que je dois imputer mon sort… ne me réponds pas, c’est inutile !… l’étranger m’a frappé au dessus de l’os du cou… Si nous étions demeurés long-temps ensemble, ou que nous nous fussions rencontrés souvent, je t’en aurais fait autant, pour effacer la mémoire de certains faits qui se sont passés à la Porte d’Or… Je connais trop bien l’usage du poignard, pour ne pas savoir à quoi m’en tenir sur un coup frappé sur l’os du cou par une main si vigoureuse… Je la sens venir. L’immortel, comme on l’appelle, devient maintenant, si les prêtres disent vrai, un immortel tout de bon, et l’arc de Sebastes de Mitylène est brisé avant que son carquois soit à moitié vidé. »

Le voleur grec tomba à la renverse dans les bras d’Hereward, et termina sa vie par un gémissement qui fut le dernier son qu’il fit entendre. Le Varangien étendit le corps sur le sol du cachot

« Voilà un cas embarrassant, dit-il ; je ne suis certainement pas tenu de mettre à mort un homme brave, quoique mon ennemi de nation, parce qu’il a tué un mécréant qui méditait de m’assassiner moi-même. Ce n’est point non plus dans un pareil lieu ni à la clarté d’une semblable lumière que nous pouvons nous battre comme il convient aux champions de deux nations. Laissons dormir cette querelle pour le présent… Qu’en penseriez-vous, noble comte, si nous ajournions le combat, jusqu’au moment où nous aurons effectué votre délivrance des cachots de Blaquernal, et vous aurons rendu à vos amis et à ceux qui suivent votre bannière ? Si un pauvre Varangien pouvait vous être utile dans cette affaire, refuseriez-vous, lorsqu’elle serait terminée, de vous mesurer avec lui en combat régulier, soit avec les armes de votre nation, soit avec les siennes ? — Si, répondit le comte Robert, comme ami ou comme ennemi, tu veux étendre tes services jusqu’à ma femme, qui est aussi emprisonnée quelque part dans ce palais inhospitalier, sois assuré que, quel que soit ton rang, quel que soit ton pays, quelle que soit ta condition, Robert de Paris, à ton choix, ou te tendra la main droite en signe d’amitié, ou la lèvera pour se mesurer avec toi loyalement et en homme de cœur dans un combat, non de haine, mais d’honneur et d’estime : j’en fais le serment par l’âme de Charlemagne, mon aïeul, et par l’autel de ma patronne, Notre-Dame des Lances rompues. — Cela suffit. Je suis aussi tenu de secourir la comtesse votre femme, quoique je ne sois qu’un pauvre exilé, que si je me trouvais à la tête des rangs de la chevalerie ; car si quelque chose peut nous rendre la cause du mérite et de la bravoure encore plus sacrée, c’est de voir cette cause unie à celle d’une femme sans défense et dans l’infortune. — Je devrais me taire maintenant, sans accabler ta générosité de nouvelles demandes : néanmoins tu es un homme à qui, si la fortune ne t’a pas fait sortir des rangs de la noblesse, la Providence a rendu plus de justice en te donnant un cœur plus noble que l’on n’en voit parfois chez ceux qui sont attachés au corps brillant de la chevalerie. Dans ces cachots languit, car je ne peux dire qu’il vit, un vieillard aveugle, qui depuis trois ans ne connaît que sa prison ; il n’a d’autre nourriture que du pain et de l’eau, de communication qu’avec un gardien brutal ; et si la mort peut jamais apparaître comme un libérateur, ce doit être pour ce vieillard privé de la lumière. Qu’en dis-tu ? Ne pourrait-il profiter, dans l’état de misère inexprimable où il est réduit, de la seule occasion de recouvrer sa liberté, qui lui doive être jamais offerte ? — Par saint Dunstan, répondit le Varangien, tu tiens véritablement le vœu que tu as fait de redresser les injustices ! Ta propre situation est à peu près désespérée, et tu veux la rendre tout-à-fait telle en y unissant la destinée de tous les malheureux que le sort te fait rencontrer en chemin ! — Plus nous chercherons à soulager de misères humaines, dit le comte de Paris, plus nous emporterons avec nous les bénédictions de nos saints miséricordicux, et de Notre-Dame des Lances rompues, qui voit avec tant de douleur toute espèce d’infortunes ou de souffrances humaines, excepté celles qui arrivent dans l’intérieur de la lice. Mais allons, vaillant Anglo-Saxon, donne-moi une prompte réponse ; il y a dans ta figure quelque chose de franc et de sensé, et c’est avec la plus grande confiance que je désire nous voir partir tous deux à la recherche de ma bien-aimée comtesse ; et lorsque sa délivrance sera effectuée, elle nous sera d’un grand secours pour achever celle des autres. — Soit, nous allons nous mettre à la recherche de la comtesse Brenhilda, et si, lorsque nous l’aurons délivrée, nous nous trouvons assez forts pour rendre la liberté au vieil aveugle, ma lâcheté ou mon manque de compassion ne seront jamais un obstacle à cette entreprise. »


CHAPITRE XVII.

LES CONSPIRATEURS.


Il est étrange que dans les mines sombres et sulfureuses où l’ambition entasse les aliments de la foudre endormie, l’Amour en approche sa petite torche, et fasse éclater l’explosion terrible, au moment où l’on y songe le moins.
Anonyme.


Le même jour, vers midi, Agelastès eut une conférence avec Achille Tatius, nu milieu des ruines du temple égyptien où nous avons déjà dit qu’Hereward avait eu une entrevue avec le philosophe. Ils s’abordèrent dans une situation d’esprit fort différente ; Tatius était sombre, triste et abattu, tandis que le philosophe conservait l’indifférence calme qui lui avait valu et qui lui méritait en quelque sorte le titre d’éléphant. — Tu recules, Achille Tatius, dit le philosophe, après avoir franchement fait tête à tous les dangers dont l’obstacle te séparait de la grandeur ; tu es comme le fol enfant qui avait dirigé le cours de l’eau sur la roue du moulin, et qui, après y avoir réussi, au lieu d’en tirer le parti convenable, se laissa effrayer en la voyant en mouvement. — Tu me juges mal, Agelastès, répondit l’Acolouthos, très mal ; je suis seulement comme le marin, qui, bien déterminé à faire un voyage de long cours, ne peut cependant s’empêcher de jeter un œil attristé sur le rivage avant de le quitter peut-être pour toujours. — Il peut avoir été bon de songer à cela ; mais pardonnez-moi, brave Tatius, si je vous dis que le calcul eût dû être terminé à l’avance, et que le petit-fils d’Alguric le Hun aurait dû supputer les chances et les conséquences avant d’étendre la main vers le diadème de son maître. — Silence ! pour l’amour du ciel, » dit Tatius, regardant autour de lui : « ceci, tu le sais, est un secret entre nous deux ; car si Nicéphore, le césar, l’apprenait, où en serions-nous, nous et notre conspiration ? — Nos corps seraient au gibet probablement, répondit Agelastès, et nos âmes, ayant fait divorce avec eux, seraient sur la voie des secrets que tu as si bien gardés jusqu’à aujourd’hui. — Fort bien ; mais la possibilité d’un sort semblable ne devrait-elle pas nous rendre prudents ? — Oui, des hommes prudents si vous voulez, mais non des enfants timides. — Les murailles peuvent entendre, » dit le Suivant, baissant la voix. « J’ai lu que Denys-le-Tyran avait une oreille[20] qui lui transmettait les secrets qu’on laissait échapper dans sa prison d’état à Syracuse. — Et cette oreille est encore stationnaire à Syracuse. Dites-moi, mon très crédule ami, craignez-vous qu’elle n’ait été transportée ici en une nuit, comme les Latins pensent que le fut la chapelle de Notre-Dame de Lorette ? — Non, mais dans une affaire si importante on ne peut user de trop de précaution. — Très bien, le plus prudent des candidats à l’empire, et le plus froid des chefs militaires. Apprenez que le césar, pensant, je m’imagine, qu’il n’y a aucune chance que l’empire tombe à aucun autre qu’à lui, s’est mis dans la tête de considérer sa succession au trône d’Alexis comme une chose naturelle ; en conséquence, comme les choses naturelles sont celles pour lesquelles on se tracasse peu, il a laissé tout le soin de servir ses intérêts dans cette importante occasion à toi et à moi ; tandis que cet imbécile voluptueux est devenu lui-même fou… de quoi croiriez-vous ? de quelque chose entre l’homme et la femme… femme dans ses traits, dans ses membres et dans une partie de ses vêtements, mais, saint George me soit en aide ! très masculine dans le reste de son costume, dans ses goûts et dans ses occupations. — Tu veux parler, sans doute, de l’épouse guerrière de ce Franc à la main de fer, qui a mis, hier au soir, en pièces, d’un seul coup de poing, le lion d’or de Salomon ? Par saint George, le moins qui puisse revenir d’un semblable amour, ce sont des os brisés ! — Ceci n’est pas tout-à-fait aussi improbable que de voir arriver de Syracuse, en un instant, l’oreille de Denys ; mais il est présomptueux en raison de l’influence que sa bonne mine supposée lui a obtenue parmi les dames grecques. — Il est trop présomptueux, je suppose, pour faire la part convenable de sa situation comme césar, et la perspective qu’il a d’être empereur. — En attendant, je lui ai promis une entrevue avec sa Bradamante, qui pourrait bien récompenser ses tendres épithètes de zoé hai psuchê[21], en séparant son âme amoureuse de sa personne sans rivale. — Et en attendant aussi, tu obtiens, je pense, les ordres et les pouvoirs que peut donner le césar pour le succès de notre complot. — Très certainement : c’est une opportunité à ne pas perdre, cet accès d’amour ou de folie l’a aveuglé ; et, sans trop attirer l’attention sur les progrès de notre complot, nous pouvons ainsi en sûreté conduire les choses comme nous l’entendrons, sans occasionner de remarques malveillantes ; et quoique je sente qu’en agissant ainsi je ne tiens pas une conduite très appropriée à mon âge et à mon caractère, néanmoins le but étant de convertir un digne[22] Suivant en un chef impérial, je ne rougis point de procurer cette entrevue, dont le césar est fort désireux… Quels progrès, en attendant, avez-vous faits auprès des Varangiens, qui sont, sous le rapport de l’exécution, le véritable bras de notre entreprise ? — Pas autant que je l’eusse désiré ; cependant je me suis assuré d’une cinquantaine de ceux que j’ai trouvés le plus accessibles, et je n’ai aucun doute que, lorsque le césar sera mis de côté, leurs acclamations soient pour Achille Tatius. — Et qu’avez-vous fait du brave qui a assisté à nos lectures d’auteur, de votre Édouard, comme Alexis l’a appelé ? — Je n’ai fait aucune impression sur lui, et j’en suis fâché, car c’est un homme que ses camarades estiment et qu’ils suivraient volontiers. En attendant, je l’ai placé comme sentinelle de renfort auprès de cette tête de fer de comte de Paris, qu’il tuera probablement, attendu leur passion réciproque et invétérée pour batailler ; et si les croisés saisissent ensuite ce prétexte pour nous faire la guerre, nous leur livrerons le Varangien, dont la haine personnelle sera représentée comme ayant occasionné cette catastrophe. Tout ceci étant préparé d’avance, comment, et quand nous débarrasserons-nous de l’empereur ? — Pour cela il nous faut consulter le césar. Bien que la félicité sur laquelle il compte aujourd’hui ne soit pas plus certaine que l’élévation qu’il espère obtenir demain, et que ses idées se portent avec beaucoup plus d’anxiété sur son succès auprès de ladite comtesse que sur son avènement à l’empire, il prétendra néanmoins être traité comme le chef de l’entreprise. Mais, pour dire mon avis, valeureux Tatius, demain sera le dernier jour où Alexis tiendra les rênes de l’empire. — Donnez-moi une réponse certaine, aussitôt que vous le pourrez, afin que je puisse avertir nos associés qui doivent tenir prêts les citoyens insurgés, et ceux des immortels qui sont pour nous dans le voisinage de la cour… et surtout pour que je disperse dans des gardes éloignées les Varangiens auxquels je ne puis me fier. — Comptez sur moi pour vous faire parvenir les instructions et les avis les plus exacts, aussitôt que j’aurai vu Nicéphore Brienne. Permettez-moi de vous faire une seule question… Comment disposera-t-on de la femme du césar ? — On l’enverra quelque part, où je ne serai jamais forcé d’entendre un mot de son histoire. Si ce n’était cette peste de lecture qui revient tous les soirs, je pourrais avoir assez de bonté pour prendre soin de sa destinée moi-même, et lui montrer la différence qui existe entre un véritable empereur et ce Brienne qui a une si haute idée de lui-même. » À ces mots ils se séparèrent, le Suivant avec un air et des manières beaucoup plus confiants que lorsqu’ils s’étaient abordés.

Agelastès regarda son compagnon avec un rire de mépris. « Voilà, dit-il, un imbécile aux yeux duquel la vanité dérobe l’éclat de la torche qui doit le consumer. Un misérable, qui n’a été élevé qu’à demi, n’agit qu’à demi, ne voit qu’à demi, n’ose qu’à demi ; dont les plus pauvres pensées (et celles qui méritent ce nom doivent être pauvres en effet) ne sont pas le produit de sa propre intelligence. Il espère circonvenir le fier, le hautain, l’orgueilleux Nicéphore Brienne ! S’il y parvient, ce ne sera pas par sa propre habileté, et encore moins par sa valeur. Anne Comnène, l’âme de l’esprit et du génie, ne sera pas enchaînée à une bûche sans imagination comme ce demi-barbare. Non… elle aura un époux de pure origine grecque, et abondamment pourvu de ces connaissances que l’on étudiait lorsque Rome était grande et la Grèce illustre. Ce ne sera pas un des moindres charmes du trône impérial que de le voir partagé par une compagne que ses études personnelles ont mise en état d’estimer et d’apprécier celles de l’empereur. » Il fit un pas ou deux, comme s’il se fut senti plus grand, et ensuite, comme arrêté par sa conscience, il ajouta d’une voix faible : « Mais si Anne était destinée à devenir impératrice, il s’ensuivrait naturellement qu’Alexis doit mourir… on ne pourrait compter sur son consentement… et qu’importe ?… la mort d’un homme ordinaire est indifférente lorsqu’elle place sur le trône un philosophe et une historienne. Et à quelle époque les maîtres de l’empire se sont-ils inquiétés de savoir quand et par la main de qui leurs prédécesseurs étaient morts ?… Diogène ! hé, Diogène ! » L’esclave ne vint point sur-le-champ, de sorte qu’Agelastès eut le temps d’ajouter quelques mots… « Bah !… j’ai un long mémoire à régler avec le ciel, disent les prêtres : ce sera un nouvel article à faire entrer dans le compte. La mort de l’empereur peut être amenée de vingt manières sans que j’en aie le blâme. Le sang que nous avons versé peut tacher notre main si l’on y regarde de près ; mais il ne laisse guère de traces sur notre front. » Ici Diogène entra… « La dame franque est-elle ici ? » dit le philosophe. L’esclave fit un signe affirmatif.

« Comment a-t-elle pris sa translation ? — Assez bien, comme venant de Votre Seigneurie. Elle s’irritait d’être retenue loin de son mari et de sa détention dans le palais, et elle avait exercé quelques actes de violence sur les esclaves du harem, dont on prétendait qu’elle en avait tué plusieurs, quoiqu’il eût été plus juste de dire fortement effrayé. Elle me reconnut de suite, et lorsque je lui dis que je venais lui offrir de se retirer pour un jour dans votre maison, jusqu’à ce qu’il fût en votre pouvoir d’effectuer la délivrance de son mari, elle y consentit sur-le-champ, et je l’ai amenée dans le pavillon secret du jardin de Cythère. — Admirablement conduit, mon fidèle Diogène. Tu es comme ces génies qu’on faisait agir au moyen des talismans orientaux ; je n’ai qu’à t’instruire de ma volonté, et elle est accomplie. »

Diogène s’inclina profondément et se retira.

« Cependant rappelle-toi, esclave, » continua Agelastès se parlant à lui-même, « qu’il y a du danger à en savoir trop long… et que si ma réputation venait jamais à être attaquée, un trop grand nombre de mes secrets sont entre les mains de Diogène. »

En ce moment un coup trois fois répété et frappé sur l’une des statues qui avait été construite de manière à résonner comme une cloche, et qui sous ce rapport avait le don de la voix, interrompit son soliloque.

« Voici un de nos associés qui frappe, dit-il ; qui donc peut frapper si tard ? » Il toucha la figure d’Isis avec son bâton, et le césar Nicéphore Brienne entra entièrement vêtu à la grecque, costume gracieux qu’il avait apporté un grand soin à disposer de la manière la plus avantageuse.

« Permettez-moi d’espérer, prince, » dit Agelastès, recevant le césar avec un visage grave et réservé, » que Votre Altesse vient m’informer qu’elle a changé d’avis en y réfléchissant ; et que, quel que soit le sujet de l’entretien que vous désirez avoir avec cette dame, vous le différerez du moins jusqu’à ce que la partie principale de notre conspiration ait été exécutée avec succès. — Non, digne philosophe, non, répondit le césar. Ma résolution une fois prise n’est pas le jouet des circonstances. Crois-moi, lorsque je te dis que je n’ai pas mis à fin tant de travaux, sans être prêt à en entreprendre d’autres. Les faveurs de Vénus sont la récompense des fatigues de Mars, et je ne croirais pas qu’il valût la peine de rendre un culte au dieu des batailles avec les dangers attachés à son service, si je n’avais auparavant obtenu quelque preuve éclatante que j’ai été couronné du myrte, symbole de la faveur de sa belle maîtresse. — Je vous demande pardon de ma hardiesse ; mais Votre Altesse impériale a-t-elle réfléchi que c’est jouer, avec la plus insouciante inconséquence, un empire et même votre vie sacrée, la mienne et celle de tous ceux qui te sont joints à nous dans ce hardi projet ? Et contre quoi les jouez-vous ? contre les faveurs fort incertaines d’une personne qui tient du démon et de la femme, et qui, dans l’une de ces deux natures, doit devenir fatale à notre projet, soit en se montrant disposée à vous écouter, soit en s’offensant de vos propositions. Si vous la trouvez telle que vous la désirez, elle voudra garder son amant à ses côtés, et détourner de lui les dangers d’une conspiration périlleuse ; et si elle demeure, comme on le pense, fidèle à son mari et aux sentiments qu’elle a jurés au pied de l’autel, vous pouvez prévoir quel ressentiment elle aura contre vous, en vous voyant renouveler des tentatives qu’elle a déjà si mal reçues. — Allons donc, vieillard ! tu deviens radoteur, et au milieu des grandes connaissances que tu as acquises, tu as oublié celles qui valaient davantage la peine d’être étudiées, la connaissance de la plus belle moitié de la création. Songe à l’impression que doit faire un amant dont le rang et la personne ne sont certainement pas à dédaigner, sur une femme qui doit craindre les conséquences d’un refus ! Allons, Agelastès, dispense-moi de ton croassement d’aussi mauvais augure que celui du corbeau sur un chêne mort à main gauche ; mais fais-nous de belles déclamations pour dire qu’un cœur timide n’a jamais conquis une belle, et que ceux qui entrelacent les lauriers de Mars du myrte de Vénus sont seuls dignes de l’empire. Allons, mon brave, ouvre-moi l’entrée secrète qui unit ces ruines magiques à des bosquets, à ceux de Cythère et de Naxos. — Il faut en passer par où vous voulez ! » dit le philosophe, avec un profond soupir un peu affecté.

« Ici, Diogène !» dit à voix haute le césar ; « lorsque tu es évoqué, l’esprit malin n’est pas loin. Allons, ouvre l’entrée secrète. Le génie du mal, mon fidèle nègre, n’est pas assez éloigné pour ne pas répondre à la première pierre que tu remueras. »

Le nègre regarda son maître, qui lui donna son consentement par un coup d’œil.. Diogène s’approcha alors vers un endroit de la muraille en ruines qui était caché par quelques arbustes grimpants, qu’il écarta soigneusement. Il mit à découvert une petite poterne fermée irrégulièrement, et bouchée depuis le seuil jusqu’en haut avec de grandes pierres de taille, que l’esclave enleva toutes et posa à côté, comme dans le dessein de les replacer. « Je te laisse, dit Agelastès, la garde de cette porte ; ne laisse entrer personne au péril de ta vie, à moins qu’il n’ait le signal. Il serait dangereux de la laisser ouverte à cette heure du jour. »

L’obséquieux Diogène porta la main à son sabre et à sa tête, comme pour faire entendre la promesse d’être fidèle ou de mourir, par laquelle ses pareils répondaient toujours aux ordres de leurs maîtres. Diogène alluma ensuite une petite lanterne, et tirant une clef, ouvrit une porte intérieure et se disposa à passer devant.

« Halte là, l’ami Diogène, dit le césar, tu n’as pas besoin de ta lanterne pour trouver un honnête homme ; et si c’est là ce que tu cherches, je suis forcé de te dire que tu t’adresses mal en ce lieu. Relève ces arbustes rampants devant l’entrée des jardins, et demeure ici jusqu’à notre retour, comme on te l’a déjà dit, pour t’opposer à la curiosité de quiconque pourrait être attiré par la vue du passage secret. »

L’esclave noir se retira en donnant la lampe au césar, et Agelastès suivit la lumière à travers un long et étroit passage voûté, où l’on avait eu le soin de laisser pénétrer l’air de distance en distance, et qui n’était pas aussi négligé à l’intérieur que son extérieur eût pu le faire supposer.

« Je n’entrerai point avec vous dans les jardins, dit Agelastès, ou dans les bosquets de Cythère ; je suis trop vieux pour être un de ses adorateurs. Toi-même, je pense, impérial césar, tu en connais parfaitement la route, l’ayant parcourue plusieurs fois, et, si je ne me trompe, pour les plus beaux motifs. — Je n’en ai que plus de remercîments à faire à mon excellent Agelastès, qui oublie son âge pour rendre service à ses amis. »


CHAPITRE XVIII.

LE PAVILLON.


Il nous faut maintenant revenir aux cachots de Blaquernal, où un concours de circonstances avait occasionné la réunion momentanée du vigoureux Varangien et du comte Robert de Paris, qui par leurs caractères avaient entre eux une ressemblance plus forte que l’un ou l’autre n’aurait été disposé à l’admettre. Les qualités du Varangien étaient toutes naturelles et simples. C’étaient les vertus d’un homme courageux qui ne connaît point la crainte, et qui toute sa vie a recherché tous les périls avec empressement. Le comte avait cette même bravoure, cette générosité, cet amour des aventures, propres à un rude guerrier, avec les qualités, en partie réelles, en partie de convention, que ceux de son rang et de son pays devaient à la chevalerie. Le premier pouvait être comparé à un diamant qui vient de sortir de la mine, et que l’outil d’un joaillier n’a pas encore touché ; l’autre était la pierre travaillée, qui, taillée à facettes et richement montée, a perdu peut-être un peu de sa substance, mais qui cependant, pour les yeux d’un connaisseur, a plus de brillant et de splendeur que lorsqu’elle était en brut, comme disent les lapidaires. Dans l’un, la valeur est plus artificielle ; dans l’autre, elle est plus naturelle et plus réelle. Le hasard avait donc formé une alliance temporaire entre deux hommes dont les caractères avaient au fond cette ressemblance intime ; ils étaient seulement séparés par une éducation différente, qui avait laissé vivre de part et d’autre des préjugés, et ces préjugés devaient assez vraisemblablement se trouver en opposition les uns avec les autres. Le Varangien noua la conversation avec le comte, sur un ton de familiarité plus voisin de la grossièreté qu’il ne s’en doutait lui-même, et beaucoup de ses paroles, quoique prononcées sans mauvaise intention, pouvaient être mal interprétées par son nouveau frère d’armes. Cependant ce qui devait blesser davantage dans la conduite d’Hereward, c’était un dédain prononcé pour les titres de ceux auxquels il parlait, se conformant en cela aux usages des Saxons, desquels il tirait son origine ; ce mépris, désagréable aux Normands, ne l’était pas moins aux Francs qui possédaient déjà et étaient si jaloux de conserver les privilèges du système féodal, les futilités du blason, et les distinctions militaires que réclamaient les chevaliers comme devant appartenir seulement à leur ordre.

Hereward était disposé, il faut en faire l’aveu, à songer trop peu à ces distinctions, tandis qu’il avait au moins une tendance suffisante à croire à la richesse de l’empire grec qu’il servait. Il croyait à la dignité inhérente de l’empereur Alexis, et il était assez porté à l’accorder aux officiers grecs qui commandaient son propre corps, et particulièrement à Achille Tatius. Hereward savait que cet homme était un lâche et le soupçonnait à demi d’être un traître. Mais l’Acolouthos était toujours le canal par lequel les grâces impériales arrivaient aux Varangiens en général, aussi bien qu’à Hereward ; et il avait toujours la politique de représenter ces faveurs comme une conséquence plus ou moins indirecte de son intercession. Il passait pour épouser vigoureusement la querelle des Varangiens dans toutes leurs disputes avec les autres corps ; il était libéral et avait toujours la main ouverte, donnait à chaque soldat son dû ; et, sauf cette légère circonstance du courage, il aurait été difficile à ces étrangers de souhaiter un chef qui leur plût davantage. En outre, notre ami Hereward était admis dans la société de l’Acolouthos ; il l’accompagnait, comme nous l’avons vu, dans des expéditions secrètes, et en conséquence il n’était pas exempt de ce qu’on peut appeler, d’un terme expressif, quoique vulgaire, l’obéissance servile qu’avaient pour ce nouvel Achille la plus grande partie de ses Mirmidons.

On pourrait dire que leur attachement à leur chef était aussi vif que le permettait un manque absolu d’estime. Le projet formé par Hereward d’effectuer la délivrance du comte de Paris comprenait donc autant de fidélité à l’empire et à son représentant, Achille Tatius, que la chose était possible, tout en reconnaissant que le Franc était injustement traité.

Pour exécuter ce dessein, il conduisit le comte Robert hors des voûtes souterraines de Blaquernal, dont il connaissait tous les détours, car depuis un certain temps il y avait été nombre de fois posté en sentinelle, pour acquérir cette connaissance des lieux, dont Tatius se promettait bien de profiter lorsque la conspiration éclaterait. Quand ils furent en plein air et à quelque distance des sombres tours du palais, il demanda brusquement au comte de Paris s’il connaissait Agelastès le philosophe. Le comte répondit négativement.

« Faites-y bien attention, sire chevalier ; c’est vous nuire à vous-même que de vouloir m’en imposer, dit Hereward. Vous devez le connaître, car je vous ai vu dîner avec lui hier. — Ah, ah ! ce savant vieillard ? Je ne sais sur son compte rien qui vaille la peine d’être communiqué ou caché. C’est un homme rusé, demi-héraut et demi-ménestrel. — Demi-entremetteur, et tout-à-fait coquin. Sous le masque d’une bonne humeur apparente, il exerce le métier de satisfaire tous les vices d’autrui ; avec son spécieux jargon de philosophie, il s’est soustrait aux croyances religieuses et aux principes de la morale ; avec l’apparence de la fidélité la plus dévouée, il arrachera, s’il n’est arrêté à temps, la vie et l’empire à son maître trop confiant, ou s’il n’y parvient pas, il livrera sans scrupule ses complices à la mort et à la misère. — Quoi ! vous connaissez toutes ces choses, et néanmoins vous permettez à cet homme d’agir librement ! — Oh ! soyez tranquille, sire chevalier ; je ne puis encore former aucun complot que ne puisse déjouer Agelastès ; mais le temps viendra, et même le temps approche où l’attention de l’empereur se portera infailliblement sur la conduite de cet homme ; et alors que le philosophe se conduise sagement, ou sinon, par saint Dunstan ! le barbare pourra lui faire un mauvais parti ! Je voudrais seulement sauver de ses griffes un ami insensé qui a prêté l’oreille à ses déceptions. — Mais qu’ai-je à faire avec cet homme ou avec ses complices ? — Beaucoup, quoique vous l’ignoriez encore. Le principal complice de la conspiration n’est autre que le césar, qui devrait être le plus fidèle des hommes ; mais, depuis que Comnène a nommé un Sébasto-crator, officier plus élevé en dignité et plus près du trône que le césar lui-même, Nicéphore Brienne a toujours été mécontent et irrité, quoiqu’il soit difficile de dire depuis combien de temps il participe aux projets de l’astucieux Agelastès. Je sais que ce dernier a libéralement entretenu, pendant plusieurs mois comme ses richesses le mettent à même de le faire, les vices et la prodigalité du césar. Il l’a excité à se montrer dédaigneux avec sa femme, la fille de l’empereur ; il a mis de la mésintelligence entre lui et la famille royale ; et si Brienne ne jouit plus de la réputation d’un homme raisonnable, ni de la renommée d’un bon capitaine, il s’est privé de l’une et de l’autre en suivant les avis de cet adroit sycophante. — Et qu’est-ce que me fait tout cela ? Agelastès peut être à son gré un homme loyal ou un vil esclave qui flatte par une basse complaisance le pouvoir du moment ; son maître, Alexis Comnène, ne m’est pas tellement allié, à moi ni aux miens, que je doive me mêler aux intrigues de sa cour. — Il se peut que vous soyez dans l’erreur ; si ces intrigues compromettent le bonheur et la vertu de… — Mort de cent martyrs ! de pitoyables intrigues et des querelles d’esclaves peuvent-elles autoriser à concevoir le moindre soupçon contre la noble comtesse de Paris ? Les serments de toute ta génération ne réussiraient pas à prouver qu’un seul de ses cheveux a changé sa couleur contre celle de l’argent ! — Bien imaginé vraiment ! noble chevalier ; tu es un excellent mari pour cette atmosphère de Constantinople, qui demande peu de vigilance et une foi robuste. Tu trouveras bien des partisans et des camarades dans notre cour. — Écoute-moi, l’ami, ne parlons plus, et même ne continuons de faire route ensemble que jusqu’au coin le plus solitaire de cette immense cité ; là nous reprendrons la besogne que nous avons commencée il y a si peu de temps. — Quand même tu serais duc, sire comte, tu ne pourrais pas inviter au combat un homme qui y serait plus disposé. Cependant, considère la bagatelle qui nous ferait battre. Si je succombe, mes gémissements ne dureront pas long-temps ; « mais ma mort rendra-t-elle la liberté à ton épouse, si elle est détenue ? lui rendra-t-elle l’honneur, si son honneur est souillé ?… Fera-t-elle autre chose qu’enlever de ce monde la seule personne qui soit disposée à te prêter secours, à ses risques et périls ; qui espère te réunir à ta femme, et le replacer à la tête de tes hommes ? — J’avais tort, j’avais tout-à-fait tort ; mais garde-toi, mon bon ami, d’accoupler le nom de Brenhilda d’Aspremont avec le mot de déshonneur, et au lieu de me tenir ces discours offensants, dis-moi où nous allons. — Au jardin de Cythère d’Agelastès, dont nous ne sommes pas très éloignés ; cependant il y a, pour s’y rendre, une route plus courte que celle que nous suivons maintenant, sinon je ne pourrais m’expliquer comment Agelastès peut se transporter si vite de son riant jardin aux sombres ruines du temple d’Isis et au palais impérial de Blaquernal. — Et pourquoi, et depuis combien de temps penses-tu que ma comtesse soit retenue dans ces jardins ? — Depuis hier. Moi, et plusieurs de mes camarades à ma prière, nous observions attentivement le césar et votre épouse ; le césar laissait paraître une vive admiration pour elle, et la comtesse semblait profondément irritée ; nous jugeâmes qu’Agelastès, l’ami de Nicéphore, serait chargé, comme d’ordinaire, de mener cette affaire à bonne fin, en vous séparant d’abord tous les deux de l’armée des croisés ; votre épouse, afin qu’elle eût le plaisir d’habiter les jardins du respectable philosophe, comme beaucoup de femmes les ont habités avant elle ; tandis que vous, sire chevalier, vous prendriez un logement permanent dans le château de Blaquernal. — Coquin ! pourquoi ne pas m’avoir averti dès hier ? — Quelle vraisemblance y a-t-il que j’eusse pris la liberté de quitter les rangs pour faire une telle communication à un homme qui, loin d’être mon ami, était considéré par moi comme un ennemi personnel ! Il me semble qu’au lieu de tenir un pareil langage, vous devriez être reconnaissant que tant de circonstances se soient réunies pour faire de moi un ami et un aide. »

Le comte Robert sentit la vérité de ce que disait le Varangien, quoique son caractère hautain l’excitât à se venger, suivant son habitude, sur l’individu qui se trouvait sous sa main.

Mais ils étaient alors arrivés à ce que les habitants de Constantinople appelaient le Jardin du Philosophe. Hereward espérait pouvoir y pénétrer, attendu qu’il avait réussi à connaître une partie des signaux particuliers d’Achille et d’Agelastès, car il avait été introduit enfin dans les ruines du temple d’Isis. À la vérité, les conspirateurs ne l’avaient pas admis à partager leur secret tout entier ; mais, confiants dans ses rapports intimes avec l’Acolouthos, ils n’avaient pas hésité à lui communiquer certaines choses, telles que, dans l’esprit d’un homme aussi fin que l’Anglo-Saxon, elles ne pouvaient manquer, avec le temps et peu à peu, de le mettre à même de connaître le reste. Le comte Robert et son compagnon étaient arrêtés devant une porte voûtée, seule issue dans toute la longueur d’une haute muraille, et l’Anglo-Saxon allait heurter, lorsque, comme si cette idée l’avait frappé tout-à-coup :

« Et si ce misérable Diogène vient nous ouvrir ? dit-il. Il nous faut le tuer avant qu’il puisse prendre la fuite et nous trahir. Allons ! c’est une affaire de toute nécessité, et le coquin a mérité la mort par cent crimes horribles. — Tue-le donc toi-même, répliqua le comte Robert ; c’est plutôt un homme de ton espèce, et assurément je ne souillerai pas le nom de Charlemagne du sang d’un esclave noir. — Que Dieu nous protège ! mais il faut vous tenir prêt à me donner un coup de main dans le cas où l’on viendrait à son secours, car je pourrais succomber sous le nombre. — En ce cas, l’action se changerait en une mêlée, en bataille générale ; et, sois-en persuadé, je ne resterai pas inactif, quand je pourrai agir sans manquer à mon honneur. — Je n’en doute pas ; mais ce scrupule me semble étrange ; avant qu’un homme puisse se défendre ou attaquer son ennemi, il faut qu’il s’informe de lui du rang qu’occupaient ses ancêtres ? — Ne craignez rien, ami ; la stricte règle de la chevalerie est, à la vérité, telle que je vous le dis, mais quand la question est : « Se battre ou non ? » il y a une grande latitude pour prononcer l’affirmative. — Je vais alors frapper le coup de l’exorciste, et nous verrons quel démon va nous arriver. »

En parlant ainsi, il frappa d’une manière particulière, et la porte s’ouvrit. Une négresse naine apparut dans l’embrasure… ses cheveux blancs contrastant d’une façon singulière avec son teint noir, et avec le rire particulier à ces esclaves. Elle avait dans la physionomie quelque chose qui, sévèrement interprété, pouvait dénoter de la malice, et un penchant à se réjouir des misères humaines.

« Agelastès est-il… ? » dit le Varangien ; mais il n’avait pas achevé la phrase que la négresse répondit en lui désignant une allée couverte.

L’Anglo-Saxon et le Franc portaient déjà leurs pas dans cette direction, lorsque la vieille murmura plutôt qu’elle ne dit distinctement : « Vous êtes un des initiés, Varangien ; prenez garde aux gens que vous amenez avec vous, quand peut-être vous ne seriez pas le bienvenu, même tout seul. »

Hereward fit signe qu’il la comprenait, et bientôt ils la perdirent de vue. L’allée serpentait agréablement sous les ombrages d’un jardin oriental, où des monceaux de fleurs, des labyrinthes d’arbustes fleuris et de hauts bouquets d’arbres rendaient doux et frais le souffle du vent du midi.

« C’est ici que nous devons user de toute notre circonspection, » dit Hereward à son compagnon en parlant à voix basse, « car ici, très vraisemblablement, s’est réfugiée la biche que nous cherchons. Laissez-moi donc passer devant, car vous êtes trop profondément agité pour un batteur d’estrades. Tenez-vous caché derrière ce chêne ; et que de vains scrupules d’honneur ne vous empêchent pas de vous enfoncer sous ce bois couvert, et sous la terre même si vous entendiez les pas d’un homme. Si les amants sont d’accord, Agelastès fait probablement sa ronde pour empêcher qu’on ne les trouble ! — Mort et furie ! c’est impossible, s’écria le hautain comte…. Notre-Dame des Lances rompues, arrache la vie à celui qui s’est voué à ton service, mais ne le soumets pas à ces poignantes douleurs ! »

Il sentit néanmoins la nécessité de garder un certain empire sur lui-même, et laissa sans plus de remontrances le Varangien poursuivre sa route, en tâchant néanmoins de ne pas le perdre des yeux. En faisant quelques pas du même côté, il put voir Hereward s’approcher d’un pavillon qui se trouvait à peu de distance de l’endroit où ils s’étaient quittés. Là, il le vit appliquer ses yeux d’abord, ensuite ses oreilles à une des croisées cachées par des arbustes odoriférants, qui empêchaient le jour d’y trop pénétrer. Il crut presque voir un vif intérêt se peindre sur la figure du Varangien, et il brûla d’avoir sa part des renseignements qui étaient parvenus à son guide.

Il se glissa donc, sans faire le moindre bruit, à travers le labyrinthe de feuillage qui avait voilé l’approche d’Hereward ; et ses mouvements furent si discrets, qu’il toucha l’Anglo-Saxon pour l’avertir de sa présence, avant que celui-ci eût remarqué qu’il s’approchait.

Hereward ne sachant pas d’abord qui l’avait ainsi approché, se tourna vers le nouvel arrivant avec un visage semblable à un charbon enflammé ; mais reconnaissant bientôt le comte, il haussa les épaules, comme de pitié, pour une impatience que la prudence ne pouvait contenir, et se retirant lui-même, il permit au comte de venir à sa place sur la pointe des pieds regarder à travers les jalousies de la fenêtre ; curiosité dont l’œil le plus pénétrant n’eût pu s’apercevoir dans l’intérieur du pavillon. Le jour douteux qui pénétrait dans cette demeure de plaisir convenait fort bien au genre de pensées qu’on supposait devoir être inspirées par un temple de Cythère. On y voyait des peintures et des groupes de statues du genre de celles qui avaient attiré les regards des deux époux dans le kiosque de la cascade, mais les sujets étaient propres à faire naître des idées plus voluptueuses que dans le premier endroit. Bientôt après, la porte du pavillon s’ouvrit, et la comtesse entra, accompagnée de sa suivante Agathe. La dame, en entrant, se jeta sur le lit de repos, tandis que la suivante, qui était jeune et jolie, se plaçait modestement derrière, et de telle sorte qu’on pouvait à peine la distinguer.

« Que penses-tu, dit la comtesse, d’un ami si soupçonneux qu’Agelastès ? et d’un ennemi si galant que ce césar, comme on l’appelle ? — Que puis-je penser, répondit la soubrette, sinon que ce vieillard nomme amitié ce qui est haine, et que le césar appelle un amour patriotique de son pays, qui ne lui permettra point de mettre ses ennemis en liberté, une affection trop violente pour sa belle captive ? — Quant à cette affection, dit la comtesse, elle ne m’inspirera point d’autres sentiments que si elle était vraiment l’inimitié dont il voudrait lui donner la couleur… Mon fidèle et noble époux ! si tu savais à quelles épreuves ils m’ont soumise, combien tu aurais vite surmonté tous les obstacles pour accourir à mon secours ! — Peux-tu être un homme, dit le comte Robert à son compagnon, et me conseiller de me tenir tranquille et d’écouter de semblables choses ? — Je suis un homme, répliqua l’Anglo-Saxon, et vous, sire comte, vous en êtes un aussi ; mais toute notre arithmétique ne fera point que nous soyons plus de deux ; et il est probable qu’un coup de sifflet du césar ou un cri d’Agelastès, amènerait ici mille bras pour nous rouer, fussions-nous aussi redoutables que Béris d’Hampton… Attendez encore, et tenez-vous tranquille. Je vous le conseille, moins dans l’intérêt de ma propre vie (car, en m’embarquant dans cette maudite affaire avec un homme tel que vous, j’ai montré combien j’en faisais peu de cas), que dans celui de votre propre sûreté et de celle de votre comtesse, qui se montre aussi vertueuse qu’elle est belle. — Il m’en ont d’abord imposé, dit lady Brenhilda à sa suivante. Les mœurs sévères, la science profonde et la droiture inébranlable qu’affectait cet infâme vieillard m’a fait croire au caractère qu’il voulait se donner ; mais le voile est tombé depuis qu’il m’a laissé entrevoir son alliance avec l’indigne césar, et cet homme hideux est maintenant pour moi dans sa laideur naturelle. Néanmoins, si je puis, par adresse ou par ruse, tromper cet architrompeur… puisqu’il m’a ôté à peu près tout autre moyen de secours… je ne me refuserai pas l’aide de la finesse, et il verra peut-être que je puis m’en servir aussi bien que lui. — Entendez-vous ? dit le Varansien au comte de Paris ; que votre impatience ne vienne pas rompre le tissu formé par la prudence de votre épouse. Je mettrai toujours l’esprit d’une femme en balance contre la valeur d’un homme, quoi qu’il s’agisse de faire. Ne lui portons donc pas secours avant que sa sûreté et le succès de notre entreprise nous en imposent le devoir. — Ainsi soit-il, répliqua le comte de Paris ; mais n’espère pas, sire Saxon, que ta prudence me persuade de quitter ce jardin sans tirer une pleine vengeance de cet indigne césar et de ce prétendu philosophe, s’il est vrai qu’il avait feint d’être… » Le comte commençait à élever la voix, lorsque le Saxon, sans cérémonie, lui mit la main sur la bouche. « Tu prends de grandes libertés, » ajouta le comte, en baissant néanmoins le ton.

« Oui, vraiment ! répliqua Hereward ; quand la maison est en feu, je ne m’informe point si l’eau que je jette pour l’éteindre est parfumée ou non. »

Cette réplique ramena le Franc au sentiment de sa situation ; et s’il n’était pas content de l’excuse du Saxon, il garda cependant le silence. Un bruit éloigné se fit alors entendre… La comtesse écouta et changea de couleur. « Agathe, dit-elle, nous sommes comme des champions dans la lice, et voici venir l’adversaire ! retirons-nous dans ce cabinet, pour retarder de quelques instants une attaque si alarmante. » En parlant ainsi, les deux femmes se retirèrent dans une espèce d’antichambre qui communiquait avec l’appartement principal par une porte qui se trouvait derrière le siège qu’avait occupé Brenhilda.

Elle avait à peine disparu, que de l’autre côté, suivant l’usage au théâtre, entrèrent le césar et Agelastès. Ils avaient peut-être entendu les derniers mots de Brenhilda, car le césar dit à voix basse :

Militat omnis amans, habet et sua castra Cupido[23].

« Eh quoi ! notre belle ennemie a-t-elle fait retirer ses troupes ? N’importe, il est évident qu’elle pense à la guerre, quand même l’ennemi n’est pas en vue. Eh bien ! tu n’auras point à me reprocher cette fois, Agelastès, d’aller trop vite en amour et de me priver du plaisir de la poursuite. Par les cieux ! je serai aussi régulier dans mes mouvements que si je portais réellement sur mes épaules tout le fardeau d’années qui fait la différence entre nous deux ; car je soupçonne fortement, vieillard, que c’est le maudit envieux, le Temps, qui a coupé pour toi les ailes de l’amour. — Ne parlez pas ainsi, puissant césar, répliqua le vieillard ; c’est la main de la Prudence, qui, en arrachant des ailes de l’amour quelques mauvaises plumes, lui en laisse encore assez pour voler d’un vol égal et assuré. — Ton vol était cependant moins mesuré, Agelastès, lorsque tu rassemblas les pièces de cette armure… lorsque tu empruntas aux magasins de l’amour cette panoplie dont ta bonté m’a permis de m’armer, ou plutôt de compléter mon équipement. »

Tout en parlant ainsi, il regardait sa propre personne resplendissante de diamants ; il était orné de chaînes d’or, de bracelets, d’anneaux et d’autres ornements qui, avec le costume élégant qu’il portait en arrivant aux jardins de Cythère, faisaient ressortir les avantages de son bel extérieur.

« Je suis charmé, dit Agelastès, que vous ayez pu trouver parmi des brimborions que je ne porte jamais maintenant, et dont j’ai même peu fait usage dans ma jeunesse, quelque chose qui puisse rehausser vos avantages naturels. Rappelez-vous seulement cette petite condition, que ces bagatelles qui ont l’honneur d’orner votre personne en ce grand jour ne peuvent revenir à un possesseur moins illustre, mais qu’elles doivent de toute nécessité rester au grand personnage à qui elles ont une fois servi. — Je ne puis y consentir, mon digne ami, répliqua le césar ; je sais que tu attaches à ces joyaux la valeur que peut y attacher un philosophe, c’est-à-dire qu’ils n’ont de prix à tes yeux que par les souvenirs qu’ils rappellent. Cet anneau avec sa large pierre, par exemple… je te l’ai entendu dire, a jadis appartenu à Socrate : et tu ne dois pas le regarder sans remercier sincèrement le ciel que ta philosophie n’ait jamais été mise à l’épreuve par une Xantippe. Ces agrafes brillèrent autrefois sur l’aimable sein de Phryné, et maintenant elles appartiennent à un homme qui saurait mieux que Diogène le cynique rendre hommage aux beautés qu’elles cachaient ou laissaient voir. Ces boucles aussi… — Je veux épargner ton ingénuité, bon jeune homme, » interrompit Agelastès un peu piqué ; « ou plutôt, noble césar ! gardez votre esprit… vous aurez bientôt ample occasion de le faire briller. — Ne crains rien pour moi ; et maintenant songeons à profiter des avantages que nous possédons, qu’ils soient naturels ou donnés à nous par notre cher et respectable ami. Ah ! » s’écria-t-il, la porte s’ouvrant tout-à-coup, et la comtesse s’avançant presque au devant de lui, « nos désirs sont prévenus. »

Il s’inclina donc avec le plus profond respect devant Brenhilda, qui, après avoir fait quelques changements à sa toilette pour la rendre plus brillante, sortait alors du cabinet où elle s’était retirée.

« Salut à vous, noble dame, dit le césar. Je viens vous visiter avec l’intention de m’excuser de vous retenir, peut-être contre votre gré, dans ces étranges régions dont vous êtes si inopinément devenue l’habitante. — Non pas peut-être, répliqua la dame, mais assurément contre ma volonté, qui est de rejoindre au plus tôt mon époux, le comte de Paris, et les braves soldats qui ont pris la croix sous sa bannière. — Telles furent sans doute vos pensées lorsque vous quittâtes les pays de l’Est, dit Agelastès ; mais, belle comtesse, n’ont-elles éprouvé aucun changement ? Vous avez quitté des rivages où le sang humain coule à la moindre provocation, pour venir dans une région où le premier précepte est d’augmenter la somme de bonheur humain par tous les moyens imaginables. Dans l’Occident celui-là et celle-ci sont le mieux respectés, qui savent le mieux exercer leur force tyrannique en rendant les autres malheureux ; tandis que, dans nos pays plus pacifiques, nous réservons nos couronnes à l’homme spirituel et à l’aimable femme qui savent le mieux faire le bonheur de la personne en qui ils ont placé leurs affections. — Mais, révérend philosophe, répliqua la comtesse, qui travaillez avec tant d’art à me recommander le joug du plaisir, sachez donc que vous contredisez toutes les idées qui m’ont été familières depuis mon enfance. Dans le pays où s’est écoulée ma jeunesse, tant s’en faut que nous admettions vos doctrines, que nous ne nous marions jamais que comme le lion et la lionne, lorsque l’homme a forcé la femme de reconnaître la supériorité de son mérite et de sa valeur. Cela est si fort dans nos mœurs, qu’une jeune fille, même de basse naissance, croirait avoir conclu un mariage indigne d’elle, si elle épousait un homme qui n’eût pas encore de renommée guerrière. — Mais, noble dame, dit le césar, un homme mourant peut encore se flatter de quelque faible espérance. S’il était possible le moins du monde, qu’en se distinguant au milieu des combats, on pût gagner ces affections qui ont été dérobées plutôt qu’accordées volontairement, combien n’y aurait-il pas de guerriers qui seraient jaloux de descendre dans la lice quand le prix de la victoire est si beau ! Quelle est l’entreprise trop difficile pour qu’on ne la tente à une pareille condition ? et où est l’homme dont le cœur ne sentirait pas qu’en dégainant son épée pour une semblable cause, il fait vœu de ne pas la remettre dans le fourreau sans pouvoir dire avec orgueil : Ce que je n’ai pas encore obtenu, je l’ai mérité ! — Vous voyez, madame, reprit Agelastès, qui, pensant que les dernières paroles du césar avaient produit quelque impression, se hâta d’ajouter quelques mots dans le même esprit : « vous voyez que le feu de la chevalerie brûle aussi bien dans le sein des Grecs que dans celui des peuples de l’Occident. — Oui, répondit Brenhilda ; j’ai entendu parler du célèbre siège de Troie, occasionné par la poltronnerie d’un lâche qui enleva la femme d’un homme courageux, refusa de se mesurer en combat singulier avec l’époux qu’il avait outragé, et enfin causa la mort de ses nombreux frères, la destruction de sa ville natale, de toutes les richesses qu’elle contenait, et mourut lui-même de la mort d’un infâme poltron, pleuré seulement par sa maîtresse indigne ; voilà comment les règles de la chevalerie étaient comprises par vos ancêtres. — Madame, vous êtes dans l’erreur, répliqua le césar ; Pâris était un asiatique dissolu, et ce fut le courage des Grecs qui vengea ses outrages. — Vous êtes savant, seigneur, reprit la dame ; mais ne croyez pas que j’ajoute foi à vos paroles avant que j’aie vu un Grec, un chevalier grec, assez brave pour regarder sans crainte le cimier du casque de mon époux. — C’est une chose qui ne serait pas extrêmement difficile. Si l’on ne m’a point flatté, j’ai été moi-même jugé, dans les combats, l’égal d’hommes plus redoutables que celui qui a été si étrangement marié à la belle Brenhilda. — Cela sera bientôt prouvé, reprit la comtesse. Vous auriez peine à nier, je pense, que mon mari, séparé de moi par quelque indigne supercherie, soit à votre disposition, et puisse être amené ici selon votre bon plaisir. Je ne demande pas pour lui d’autre armure que celle qu’il porte d’ordinaire, d’autre arme que sa bonne épée tranchefer ; puis combattez-le dans cette chambre, ou dans toute autre lice aussi étroite, et, s’il prend la fuite, s’il demande quartier, s’il reste mort sous son bouclier, que Brenhilda soit le prix du vainqueur !… Ciel miséricordieux ! » s’écria-t-elle en se laissant tomber sur son siège, « pardonne-moi de supposer même qu’une telle issue soit possible, c’est un crime presque aussi grand que de douter de l’infaillibilité de tes jugements. — Permettez-moi cependant, dit le césar, de saisir ces précieuses paroles avant qu’elles tombent à terre… permettez-moi d’espérer que l’homme à qui Dieu donnera la puissance et la force de vaincre ce fameux comte de Paris lui succédera dans l’affection de Brenhilda ; et, croyez-moi, le soleil ne descend point sur l’horizon avec autant de vitesse que j’en aurai pour courir à la rencontre de votre époux. — Oh ! par le ciel, » dit le comte à Hereward, d’une voix pleine d’anxiété, « c’est trop en attendre de moi ; je n’écouterais point tranquillement un méprisable Grec, qui pâlirait en voyant briller tranchefer, me braver en mon absence, et tenter de séduire la comtesse mon épouse !… Il me semble que Brenhilda laisse prendre plus de liberté que de raison à ce perroquet babillard. Par la croix ! je vais sauter dans l’appartement, les confondre par mon arrivée soudaine ; et arranger ce fanfaron d’une manière dont il gardera le souvenir. — Avec votre permission, » dit le Varangien qui pouvait seul entendre ces paroles violentes, « vous ne serez guidé que par la froide raison tant que je serai avec vous. Quand nous ne serons plus ensemble, alors que le diable de la chevalerie errante vous prenne sur ses épaules et vous emporte où bon lui semblera. — Tu es une brute, » répliqua le comte en le regardant avec un air dédaigneux qui correspondait à l’expression qu’il employait ; « non seulement sans humanité, mais encore privée de tout sentiment naturel d’honneur ou de honte. Le plus méprisable des animaux ne reste pas impassible en voyant attaquer sa compagne : le taureau présente les cornes à son rival… le mâtin recourt à ses dents… et même le cerf timide devient furieux et combat. — Parce que ce sont des bêtes, et que leurs compagnes sont aussi des créatures sans pudeur ni raison, qui ne peuvent comprendre la sainteté d’un choix. Mais d’ailleurs, comte, ne peux-tu donc voir que le but manifeste de cette pauvre femme abandonnée par tout le monde est de te garder ta foi, tout en évitant les pièges dont ces infâmes l’ont entourée ? Par les âmes de mes pères ! mon cœur est tellement touché de sa candeur, de son innocence et de sa fidélité, que moi-même, à défaut d’un meilleur champion, je lèverais ma hache d’armes pour la défendre. — Je te remercie, mon brave ami, je te remercie aussi sincèrement que s’il était possible que tu rendisses ce bon service à Brenhilda, l’alliée de plus d’un noble seigneur, la maîtresse de plus d’un grand vassal ; et, ce qui vaut mieux que des remercîments, je te demande pardon de l’injure que je viens de t’adresser. — Vous n’avez pas besoin de mon pardon : car je ne m’offense jamais d’un mot échappé sans intention sérieuse de m’offenser… Écoutez donc, ils parlent encore. »

« Il serait étrange que cela fût, » disait le césar en marchant à grands pas dans l’appartement ; « mais il me semble, Agelastès, et même je suis presque certain, que j’entends parler dans le voisinage de cet appartement que tu habites seul. — C’est impossible, répliqua Agelastès ; mais je vais aller voir. »

Le Varangien, qui le vit quitter le pavillon, fit comprendre au Franc qu’il fallait qu’ils se couchassent à terre au milieu du petit buisson d’arbres verts où ils étaient. Le philosophe fit sa ronde d’un pas bruyant, mais d’un œil soigneux ; et les deux écouteurs furent obligés d’observer le plus strict silence et de ne faire aucun mouvement, jusqu’à ce qu’il eût terminé son infructueuse recherche, et qu’il fût rentré dans le pavillon.

« Sur ma foi, brave homme, dit le comte, avant de retourner nous mettre aux écoutes, il faut que je te dise à l’oreille que jamais de ma vie je n’eus de tentation plus forte que celle qui me poussait à casser la tête de ce vieil hypocrite, si j’eusse pu le faire sans compromettre mon honneur ; et j’aurais souhaité du fond de mon cœur que toi, qui n’étais pas retenu par cette raison, tu eusses cédé à une impulsion de la même nature. — Une pareille idée m’a passé dans l’esprit ; mais le projet me sembla inexécutable, car je ne pouvais le réaliser sans compromettre notre sûreté à tous deux et particulièrement celle de la comtesse. — Je te remercie encore une fois de ta bienveillance pour elle ; et, par le ciel, si nous devons nous battre enfin, comme c’est assez probable, je ne te refuserai ni un honorable adversaire, ni un juste quartier si les chances du combat tournent contre toi. — Je te remercie ; seulement, pour l’amour du ciel, garde le silence maintenant, et fais ce que tu voudras ensuite. »

Avant que le Varangien et le comte eussent repris leur poste, les personnes qui causaient dans l’intérieur du pavillon, croyant n’être pas écoutées, avaient recommencé leur conversation, parlant bas, mais avec beaucoup de chaleur.

« C’est vainement que vous voudriez me persuader que vous ne savez pas où est mon mari, disait la comtesse, ou que vous n’avez pas l’influence la plus absolue sur sa captivité : quel autre pourrait avoir intérêt à écarter ou à mettre à mort le mari, sinon l’homme qui ose admirer la femme ? — Vous me faites injure, belle dame, répliqua le césar, et vous oubliez que je ne puis être appelé sous aucun rapport le grand ressort de cet empire ; que mon beau-père Alexis, est l’empereur, et que la femme qui se nomme mon épouse est jalouse comme une furie de mes moindres mouvements… Comment la captivité de votre mari et la vôtre dépendraient-elles de moi ? L’affront public que le comte de Paris a fait à l’empereur était de telle nature qu’on pouvait prévoir qu’Alexis s’en vengerait par la ruse ou la force. Cette affaire ne me concernait que comme l’humble esclave de vos charmes ; et c’est par la prudence et l’habileté du sage Agelastès que j’ai pu parvenir à vous arracher du gouffre dans lequel vous auriez certainement péri. Ne pleurez pas, madame, car nous ne connaissons pas encore le destin du comte Robert. Cependant, croyez-moi, il serait sage à vous de choisir un meilleur protecteur, et de le considérer comme n’existant plus. — Un meilleur que lui ? dit Brenhilda. Je ne puis en avoir un meilleur, quand même je choisirais parmi tous les chevaliers du monde ! — Ce bras, » répliqua le césar en se redressant et en prenant une attitude martiale, « déciderait la question, si l’homme dont vous avez une si haute idée existait encore sur la surface de la terre, et en liberté. — Tu es, » dit Brenhilda en le regardant fixement et les traits animés du feu de l’indignation : « tu es… mais il est inutile de te dire quel est ton véritable nom : crois-moi, le monde en retentira un jour, et en appréciera la juste valeur. Écoute ce que je vais te dire : Robert de Paris n’est plus, où il est captif je ne sais où. Il ne peut venir dans la lice où tu sembles brûler de le voir… mais voici devant toi Brenhilda, née d’Aspremont, femme légitime du brave comte de Paris. Elle n’a jamais été vaincue en champ clos par un autre que par le vaillant comte, et puisque tu es si fâché de ne pouvoir combattre son mari, tu n’as assurément rien à objecter si elle veut le remplacer. — Comment, madame ! » s’écria le césar étonné ; « vous proposez-vous d’entrer en lice contre moi ? — Contre toi, et contre tout l’empire grec, si l’on ose soutenir que Robert de Paris est traité avec justice et légalement détenu. — Et les conditions sont-elles les mêmes que si le comte Robert lui-même descendait dans la lice ? Le vaincu doit-il être à la disposition du vainqueur, quoi qu’il arrive ? — Ceci me semble juste, et je ne refuse pas cette chance : seulement, si c’est l’autre champion qui mord la poussière, le noble comte Robert sera mis en liberté, et on le laissera partir avec tous les honneurs convenables. — J’y consens, pourvu que cela soit en ma puissance. »

Un bruit sourd, semblable à celui d’un gong moderne, interrompit en cet endroit la conversation.


CHAPITRE XIX.

LE PARTI À PRENDRE.


Le Varangien et le comte Robert de Paris, au risque d’être découverts, étaient restés assez près du pavillon pour bien comprendre, quoique sans pouvoir entendre très distinctement, la conclusion de l’entretien.

« A-t-il accepté le défi ? dit le comte Robert de Paris. — Oui, et très volontiers en apparence, répliqua Hereward. — Oh ! sans doute, sans doute ; mais il ne connaît pas l’adresse que peut acquérir une femme dans le maniement des armes : pour ma part, Dieu sait combien m’intéresse l’issue de ce combat ; cependant telle est ma confiance que je voudrais y être encore plus intéressé. Je prends à témoin Notre-Dame des Lances rompues que je voudrais que chaque sillon de mon domaine chaque honneur que je puis appeler mien, depuis le comté de Paris jusqu’à la courroie de mon éperon, dépendissent de l’événement de ce combat entre votre césar et Brenhilda d’Aspremont. — C’est une noble confiance, et je n’ose dire qu’elle soit téméraire ; seulement je dois vous rappeler que le césar est un homme aussi vigoureux que bien fait, habile dans le maniement des armes, et surtout moins strictement attaché aux règles de l’honneur que vous le pensez peut-être. Il y a mille moyens de gagner un avantage, qui dans l’opinion du césar ne détruiraient pas l’égalité du combat, quoiqu’il n’en soit pas ainsi aux yeux du noble comte de Paris, ni même à ceux du pauvre Varangien. Mais d’abord permettez-moi de vous conduire en quelque lieu sûr, car votre évasion sera bientôt découverte, si elle ne l’est déjà. Les sons que nous avons entendus indiquent que des complices de la conspiration viennent visiter ce jardin pour tout autre motif que pour des affaires d’amour. Je vais vous emmener par une avenue différente de celle par où nous sommes arrivés. Je crains seulement que vous ne vous décidiez pas aisément à prendre le parti le plus sage ! — Et quel est-il ? — Donnez votre bourse, fût-ce tout votre bien, à quelque pauvre batelier, qui vous transportera de l’autre côté de l’Hellespont ; puis allez en toute hâte porter plainte à Godefroy de Bouillon et aux amis que vous pouvez avoir parmi les croisés ; vous en déterminerez aisément un grand nombre à revenir ici et à menacer la ville d’une attaque immédiate, à moins que l’empereur ne mette en liberté votre épouse, faite prisonnière contre tous les droits de la guerre, et n’empêche par son autorité ce combat absurde et contre nature. — Voudrais-tu donc que j’excitasse les croisés à s’opposer à un combat proposé suivant toutes les règles ? Crois-tu que Godefroy de Bouillon interromprait son pèlerinage dans un aussi indigne dessein, ou que la comtesse de Paris accepterait comme un bon service un moyen de salut qui tacherait son honneur à tout jamais, en manquant à son propre défi ?… jamais ! — Alors, mon jugement est en défaut, car je vois que je ne puis fabriquer d’expédient qui ne soit d’une façon ou d’une autre follement contrecarré par vos idées extravagantes. Voici un homme qu’un infâme stratagème a jeté entre les mains de ses ennemis ; par un stratagème, la liberté, l’honneur et la vie de sa femme se trouvent également en danger, et cependant il croit nécessaire d’agir envers les empoisonneurs nocturnes qui ont machiné ces noirceurs avec autant de bonne foi que s’il avait affaire aux hommes les plus honorables. — Tu dis là une triste vérité, mais ma parole est l’emblème de ma foi ; si je l’engage à un ami sans honneur, c’est une imprudence que je commets ; mais néanmoins je ne puis me croire dégagé sans commettre une action déshonorante, et sans souiller mon écu d’une tache ineffaçable. — Ainsi vous souffrirez que l’honneur de votre femme soit exposé aux chances d’un combat inégal. — Que Dieu et les saints te pardonnent une pareille pensée ! J’assisterais à ce combat avec un cœur aussi ferme, sinon aussi léger, que je l’ai eu jamais pour voir rompre une lance. Si, par suite d’un accident ou par trahison, Brenhilda d’Aspremont est vaincue (et certes à armes égales elle ne peut être vaincue par un tel adversaire) ; si pourtant elle est vaincue, je descends dans la lice, je proclame césar ce qu’il est, un coquin !… je démontre l’ignominie de sa conduite depuis le commencement jusqu’à la fin, j’en appelle à tous les nobles cœurs qui m’entendent, et alors… que Dieu protège la bonne cause ! »

Hereward réfléchit un instant et secoua la tête… « Tout cela, dit-il, serait assez faisable, si le combat devait avoir lieu en présence de vos compatriotes, ou même, par la messe ! si les Varangiens devaient être gardiens de la lice ; mais les trahisons de tout genre sont si familières aux Grecs, que je doute fort qu’ils considérassent la conduite de leur césar autrement que comme un stratagème d’amour très pardonnable et qui mérite qu’on en rie plutôt que d’encourir honte ou châtiment. — Puisse le ciel refuser sa compassion, dans le besoin le plus terrible, à la nation capable de rire d’une pareille plaisanterie : oui, qu’il la lui refuse, quand l’épée sera brisée dans la main de ses guerriers, et que les femmes et les filles crieront merci, entraînées par de barbares et impitoyables ennemis ! »

Hereward regarda son compagnon dont les joues enflammées et les yeux étincelants témoignaient l’enthousiasme. — Je vois, dit-il, que vous êtes résolu. Je sais bien que votre résolution ne peut être appelée qu’un acte d’héroïque folie ; mais encore ? Il y a long-temps que la vie n’est qu’amertume pour l’exilé Varangien. Le matin le voit sortir plein de tristesse du lit où il s’est couché le soir, las de porter une arme mercenaire au service de l’étranger. Il a souvent désiré perdre la vie pour une cause honorable, et celle-ci touche à l’honneur dans ce qu’il y a de plus saint. En outre ceci s’accorde avec mon projet de sauver l’empereur, projet que facilitera grandement la chute de son gendre ingrat. Puis s’adressant au comte il continua : « Eh bien ! sire comte ; comme vous êtes le plus intéressé dans cette affaire, je consens à me conduire d’après vos raisonnements ; seulement j’espère que vous me permettrez de modifier vos résolutions par des avis d’une nature plus simple et moins fantastique. Votre évasion hors des cachots de Blaquernal sera bientôt généralement connue. Par prudence même, je dois être le premier à la faire connaître, puisque autrement le soupçon tombera sur moi… Où songez-vous à vous cacher ? car les recherches seront assurément minutieuses et sévères.

« Quant à cela, il faut que je m’en remette à ton génie inventif, je te remercie d’avance pour chaque mensonge que tu te trouveras obligé d’imaginer et de débiter pour moi ; seulement je te supplie de les rendre aussi peu nombreux que possible, car c’est une monnaie que je ne fabrique jamais moi-même. — Sire chevalier, permettez-moi de vous dire d’abord que, de tous les chevaliers qui jamais ceignirent l’épée, nul n’est plus esclave de la vérité, quand la vérité est observée à son égard, que le pauvre soldat qui vous parle ; mais lorsque, pour gagner la partie, il faut endormir la prudence des gens à force d’adresse, et leur ôter tout sentiment par des narcotiques, ceux qui ne se font point scrupule de me tromper ne peuvent s’attendre que je leur donnerai de bon or en échange de leur fausse monnaie. Pour le présent, il faut que vous restiez caché dans mon pauvre appartement, au quartier des Varangiens, qui est le dernier endroit où ils songeront à venir vous chercher. Prenez mon manteau, et venez avec moi ; maintenant que nous allons sortir de ces jardins, vous pouvez me suivre sans exciter de soupçon, comme un soldat accompagnant son officier ; car, je vous le dis en passant, noble comte, nous autres Varangiens, nous sommes une sorte de gens que les Grecs n’osent regarder ni longtemps ni fixement.

Ils regagnèrent alors la porte par laquelle la négresse les avait introduits, et Hereward, à qui l’on avait confié le moyen de sortir des jardins du philosophe, bien qu’il ne pût y entrer sans le secours de la portière, prit une clef qui ouvrit la serrure intérieurement, de sorte qu’ils se trouvèrent en liberté. Ils traversèrent la ville par des rues détournées, Hereward marchant le premier, et le comte suivant sans faire d’observation, jusqu’à ce qu’ils arrivassent devant le portail de la caserne des Varangiens.

« Dépêchez-vous, dit la sentinelle, le dîner est déjà commencé. » Cette nouvelle sonna joyeusement à l’oreille d’Hereward, qui avait grand’peur que son compagnon ne fût arrêté et examiné. Il se rendit à son propre appartement par un passage dérobé, et introduisit le comte dans une petite chambre où couchait son écuyer ; il s’excusa de le laisser seul pour quelque temps ; et en s’en allant, il ferma la porte à clef de crainte, dit-il, des intrus.

Le démon de la méfiance n’avait guère de pouvoir sur un esprit aussi franchement constitué que celui du comte Robert, et cependant la dernière action d’Hereward ne laissa pas de lui suggérer quelques réflexions pénibles.

« Il faut, pensa-t-il, que cet homme me soit fidèle, car j’ai mis en lui une grande confiance, et peu de mercenaires à sa place en useraient honorablement. Qui l’empêcherait d’aller dire au principal officier du poste que le prisonnier Franc, le comte Robert de Paris, dont la femme a promis de se battre en combat singulier contre le césar, après s’être échappé ce matin des prisons de Blaquernal, s’est laissé reprendre à midi, et qu’il est de nouveau captif dans la caserne de la garde varangienne ? Quels sont mes moyens de défense si ces mercenaires viennent à me découvrir ?… Ce qu’un homme peut faite par la faveur de Notre-Dame des Lances rompues, je n’ai jamais manqué de l’accomplir. J’ai tué un tigre en combat singulier… j’ai assommé un de mes gardiens, et triomphé de la créature furieuse et gigantesque qui venait le secourir. J’ai trouvé moyen d’exciter en ma faveur, du moins en apparence, l’intérêt de ce Varangien ; cependant tout cela ne peut me faire espérer que je pourrais résister long-temps à dix ou douze drôles, tels que ces mangeurs de bœuf, amenés contre moi par un gaillard dont les nerfs et les muscles sont aussi solides que ceux de mon ex-compagnon. Honte à toi, Robert, de telles pensées sont indignes d’un descendant de Charlemagne. Quand as-tu jamais compté si soigneusement tes ennemis ? depuis quand es-tu devenu soupçonneux ? celui qui porte un cœur incapable de tromper doit par honneur être le dernier à suspecter la bonne foi d’autrui ? La physionomie du Varangien est ouverte, son calme dans le danger est remarquable, ses paroles sont plus franches et plus libres que ne le furent jamais celles d’un traître. S’il n’est pas sincère, il ne faut pas en croire la main de la nature, car elle a écrit sur son front vérité, fidélité, courage. »

Tandis que le comte Robert réfléchissait ainsi sur sa condition et combattait les doutes et les soupçons qui naissaient de l’incertitude de sa position, il commença à sentir qu’il n’avait pas mangé depuis long-temps ; et, entre d’autres craintes d’une nature plus héroïque, il en vint à penser qu’on avait dessein de l’affaiblir par la faim avant de venir dans l’appartement lui porter le coup mortel.

Nous verrons mieux jusqu’à quel point ces soupçons étaient mérités par Hereward, ou plutôt combien ils étaient injustes, en suivant le Varangien dans ses courses après qu’il fut sorti de son appartement. Il se hâta de dîner, affectant de manger avec un grand appétit, afin que l’ardeur qu’il mettait à satisfaire ce besoin naturel ôtât tout prétexte de lui adresser des questions désagréables, ou de l’obliger à soutenir une conversation. Immédiatement après il allégua des devoirs à remplir, quitta ses camarades, et se dirigea vers le logement d’Achille Tatius, qui faisait partie du même bâtiment. Un esclave syrien vint ouvrir la porte et salua profondément le favori de l’Acolouthos : Hereward apprit ensuite qu’Achille Tatius n’était point chez lui, mais qu’il avait donné ordre de dire à Hereward que si celui-ci désirait le voir il le trouverait dans les jardins d’Agelastès.

Hereward s’y rendit sur-le-champ, et comme il connaissait parfaitement toutes les rues de Constantinople, il lui fut facile de prendre la route la plus courte : il se trouva donc bientôt seul devant la même porte, par où lui et le comte de Paris étaient déjà entrés une fois dans la matinée. La même négresse parut au même signal, et quand il demanda Achille Tatius, elle répondit avec quelque aigreur : « Puisque vous étiez ici ce matin, je m’étonne que vous ne l’ayez pas rencontré, ou qu’ayant affaire avec lui, vous ne l’ayez pas attendu : je suis certaine que peu de temps après votre arrivée l’Acolouthos vous cherchait. — Peu t’importe, vieille femme, dit le Varangien ; je rends compte de mes actions à mon commandant, mais non à toi. » Après cette réplique, il entra dans le jardin, et évitant l’allée obscure qui conduisait au Bosquet d’amour (c’était ainsi que se nommait le pavillon dans lequel avait eu lieu la conversation du césar et de la comtesse de Paris), il arriva devant un édifice simple, dont la façade humble et modeste semblait annoncer le séjour de la philosophie et du savoir. Là, passant sous les fenêtres, il fit un peu de bruit dans l’espoir d’attirer l’attention d’Achille Tatius ou de son complice Agelastès, suivant que le hasard le voudrait. Ce fut le premier qui l’entendit et qui répondit. La porte s’ouvrit : un haut panache s’inclina pour sortir de l’appartement, et la taille majestueuse d’Achille Tatius apparut dans le jardin. « Eh quoi ! dit-il, notre fidèle sentinelle, qu’as-tu donc à nous dire à l’heure qu’il est ? Tu es notre bon ami, et fort estimé entre tous nos soldats, et nous savons qu’il faut que ton message soit important, puisque tu l’apportes toi-même, et à une heure si extraordinaire. — Veuille le ciel, dit Hereward, que la nouvelle que j’apporte mérite des remercîments ! — Apprends-la-moi donc tout de suite, bonne ou mauvaise ; tu parles à un homme à qui la crainte est inconnue. » Mais ses yeux qui se troublaient en regardant le soldat, ses joues qui changeaient sans cesse de couleur, ses mains qui s’occupaient d’une manière incertaine à rajuster le ceinturon de son sabre… tout trahissait un état d’esprit bien différent de celui que son ton de bravoure semblait indiquer. « Courage, mon fidèle soldat ! dis-moi ta nouvelle ; je suis en état de supporter la pire que tu puisses m’apprendre. — En un mot donc, dit le Varangien, Votre Valeur m’avait chargé ce matin de remplir les fonctions de maître des rondes dans les cachots du palais Blaquernal, où est détenu le vieux traître aveugle Ursel, et où le violent comte Robert de Paris avait été incarcéré la nuit dernière. — Je me le rappelle bien : après ? — Comme je me reposais dans une chambre au dessus des cachots, j’ai entendu en dessous un bruit qui a excité mon attention. Je me suis hâté d’aller voir, et ma surprise fut extrême lorsqu’en approchant du cachot, quoique je ne pusse rien voir distinctement, certains gémissements douloureux me firent penser que l’homme des bois nommé Sylvain, à qui nos soldats sont parvenus à faire assez comprendre le saxon, pour le rendre utile à la garde des prisons, avait reçu quelque grave blessure. Je descendis avec une torche ; je trouvai le lit du prisonnier réduit en cendres ; le tigre qu’on avait enchaîné dans le cachot était assommé ; enfin l’être appelé Sylvain criait de douleur et de crainte ; il n’y avait plus de prisonnier dans la prison. Il m’a été facile de reconnaître que les verroux avaient été tirés par un soldat de Mitylène, qui était de garde avec moi, lorsqu’il avait visité le cachot à l’heure ordinaire, et comme à force de recherches je l’ai enfin trouvé mort d’un coup de poignard dans la gorge, il m’a fallu penser que, tandis que j’examinais les lieux, le comte Robert, dont l’audace rend fort possible une pareille aventure, s’est échappé au moyen de l’échelle qui m’avait aidé à descendre. — Et pourquoi n’as-tu pas aussitôt crié à la trahison, appelé au secours ? — Je n’ai pas osé le faire avant d’avoir reçu les instructions de Votre Valeur. Le cri alarmant de trahison et les divers bruits qu’il ferait probablement naître en ce moment auraient pu occasionner des recherches si sévères qu’on aurait pu découvrir des choses qui eussent compromis l’Acolouthos lui-même. — Tu as raison, » dit Achille Tatius à voix basse : « et pourtant il est nécessaire que nous ne cachions pas plus long-temps la fuite de cet important prisonnier, si nous ne voulons point passer pour être ses complices. Où penses-tu que ce malheureux fugitif puisse avoir trouvé un asile ? — C’est ce que j’espérais apprendre de la sagesse de Votre Valeur, plus grande que la mienne. — Ne penses-tu pas qu’il peut avoir traversé l’Hellespont, afin de rejoindre ses propres compatriotes et ses soldats ? — C’est, en effet, fort à craindre. Si le comte écoutait l’avis de quelqu’un qui connût bien la nature du pays, ce serait bien là le conseil qu’il recevrait. — Alors le danger de son retour à la tête d’un corps de Francs n’est pas aussi immédiat que je le craignais d’abord ; car l’empereur a expressément recommandé que les barques et les galères qui ont transporté hier les croisés sur les rivages de l’Asie repassassent le détroit, et n’en ramenassent pas un seul. D’ailleurs, tous… c’est-à-dire leurs chefs… ont fait vœu, avant de traverser, de ne plus faire un seul pas en arrière, à présent qu’ils se sont réellement mis en route pour la Palestine. — Ainsi, une de ces deux propositions est incontestable : ou le comte Robert est du côté oriental du détroit, sans possibilité de revenir avec ses frères d’armes venger les traitements qu’il a reçus ici, et peut, en conséquence, être impunément bravé… ou bien, il est caché quelque part dans Constantinople, sans ami, sans allié qui prenne son parti, et qui l’encourage à proclamer ses prétendus griefs. Dans l’un ou l’autre de ces cas, il ne serait pas, je pense, prudent de porter au palais la nouvelle de son évasion, puisqu’elle ne servirait qu’à alarmer la cour, et pourrait fournir à l’empereur des motifs de soupçon… Mais ce n’est pas à un ignorant barbare comme moi de prescrire à Votre Valeur la conduite qu’elle doit tenir, et il me semble que le sage Agelastès serait un meilleur conseiller que moi. — Non, non, non, » répliqua l’Acolouthos avec chaleur, mais à voix basse ; « le philosophe et moi, nous sommes très bons amis, des amis liés ensemble d’une façon toute particulière ; mais si les circonstances exigeaient que l’un de nous deux dût jeter au pied du trône de l’empereur la tête de l’autre, je pense que tu ne me conseillerais pas, à moi qui n’ai encore aucun cheveu blanc, d’être le dernier à faire cette offrande. En conséquence, nous ne dirons rien de ce malheur ; mais nous te donnons plein pouvoir et ordre spécial de chercher le comte Robert de Paris, de t’en emparer mort ou vif, de l’enfermer dans le cachot militaire destiné aux gens de notre corps, et quand tu l’auras fait, tu nous en donneras avis. Je peux gagner son amitié par bien des moyens en arrachant sa femme au danger à l’aide des haches des Varangiens. Qu’y a-t-il dans la capitale qu’on leur puisse opposer ? — Rien, lorsqu’elles sont levées pour une juste cause. — Hein !… que dis-tu ? que veux-tu dire ?… Je comprends : tu es scrupuleux, comme il convient à un soldat prudent de l’être ; tu veux avoir l’ordre précis et spécial de ton officier pour chaque service dont tu es chargé, et, comme ton supérieur, mon devoir est de lever tes scrupules. Un mandat te sera remis avec plein pouvoir de poursuivre et d’emprisonner le comte étranger dont nous parlions… Écoute encore, mon excellent ami, » ajouta Achille Tatius avec quelque hésitation, « je crois que tu ferais mieux de t’éloigner, et de commencer ou plutôt de continuer tes recherches. Il n’est pas nécessaire d’informer notre ami Agelastès de ce qui est arrivé, jusqu’à ce que ses avis nous deviennent plus utiles qu’ils ne le seraient à présent. Retourne… retourne aux casernes. Je lui ferai un conte, s’il est curieux de connaître le motif qui t’a amené ici ; car il est probable qu’il le demandera, le soupçonneux vieillard. Retourne donc promptement aux casernes, use de tous les moyens et agis comme si tu avais entre les mains un mandat qui te conférât une puissance illimitée. J’aurai soin de t’en donner un quand je serai de retour au quartier. »

Le Varangien se hâta de retourner chez lui.

« N’est-ce pas une chose étrange, se disait-il, et n’est-ce pas assez pour rendre un homme coquin toute sa vie, que de voir comme le diable encourage un jeune commençant dans l’art de tromper ! Je viens de faire le plus grand mensonge que j’aie fait de toute ma vie… Et quelle en est la conséquence ? C’est que mon commandant me jette à la tête un mandat qui pourra me disculper de tout ce que j’ai fait et me propose de faire. Si le diable était toujours aussi exact à protéger ceux qui se donnent à lui, il me semble qu’on aurait peu raison de se plaindre de lui, et les honnêtes gens ne devraient pas s’étonner que le nombre en soit si grand. Mais un temps vient, dit-on, où le démon prend sa revanche. C’est pourquoi, arrière, Satan ! si j’ai paru être un moment ton serviteur, ce n’est que dans un but honnête et chrétien. »

Comme il s’abandonnait à ces pensées, il retourna la tête, et tressaillit en voyant apparaître derrière lui une créature ayant à peu près les formes de l’homme, mais d’une taille plus élevée : son corps était couvert de poils bruns et roussâtres, à l’exception du visage ; malgré sa laideur, son visage exprimait une profonde mélancolie. Une de ses mains était enveloppée de linge, et un air de peine et de souffrance indiquait qu’il était blessé. Hereward était tellement préoccupé de ses propres réflexions, qu’il crut d’abord une son imagination avait réellement évoqué le diable ; mais après la première surprise, il reconnut sa vieille connaissance Sylvain… « Ah ! mon vieil ami, lui dit-il, je suis charmé que ta fuite t’ait conduit dans un lieu où tu trouveras abondance de fruits pour te nourrir. Mais suis mon conseil, tâche de n’être pas découvert… suis le conseil de ton ami. »

L’homme des bois fit entendre des sons inarticulés en réponse à ces paroles : « Je te comprends, reprit Hereward, tu ne seras pas le rapporteur, dis-tu, et, en vérité, j’ai plus de confiance en toi qu’en la majeure partie de ma propre race bipède, où l’on ne songe éternellement qu’à se jouer et à se tromper l’un l’autre. »

Une minute après avoir perdu de vue l’orang-outang, Hereward entendit une voix de femme qui appelait au secours. Ces accents devaient avoir un intérêt bien vif pour le Varangien, puisque, oubliant le danger de sa propre situation, il rebroussa aussitôt chemin et courut prêter assistance à celle qui l’implorait.


CHAPITRE XX.

LA RENCONTRE.


Elle vient ! elle vient ! dans tous les charmes de la jeunesse, d’un amour sans égal, et d’une foi qu’on ne peut soupçonner !
Anonyme.


Hereward n’avait pas couru long-temps à travers les bosquets, qu’une femme se précipita dans ses bras, effrayée par Sylvain, qui la poursuivait de fort près. La vue d’Hereward avec sa hache levée, arrêta brusquement la course de l’homme des bois, et, poussant de frayeur un de ces cris sauvages qui lui étaient propres, il s’enfuit dans le plus épais de la forêt.

Débarrassé de sa présence, Hereward eut le temps de jeter un coup d’œil sur la femme qu’il avait secourue. Elle portait un costume de différentes couleurs, parmi lesquelles dominait le jaune pâle ; sa tunique, de cette couleur, lui serrait la taille comme une robe moderne. L’étrangère était grande, mais bien faite ; une mante de drap fin l’enveloppait tout entière ; et l’espèce de capuchon qui y était attaché, tombé en arrière par l’effet de la rapidité de sa fuite, laissait voir des cheveux soigneusement tressés qui formaient une parure de tête naturelle. Sous ce costume simple, ressortait un visage que la frayeur avait rendu aussi pâle que la mort, mais qui conservait, malgré cette pâleur, une beauté exquise.

Hereward, à cette apparition, fut comme frappé de la foudre. Le costume n’était ni grec, ni italien, ni franc ; il était saxon ! et se rattachait par mille tendres souvenirs à l’enfance et à la jeunesse d’Hereward. Cette circonstance était des plus extraordinaires. Il y avait bien à Constantinople des femmes saxonnes qui avaient uni leur fortune à celle des Varangiens ; et plusieurs de ces femmes préféraient porter dans cette ville leur costume national, parce que le caractère et la conduite de leurs maris leur assuraient un degré de respect qu’elles n’auraient pas obtenu, soit comme Grecques, soit comme étrangères. Mais presque toutes étaient personnellement connues d’Hereward. Ce n’était cependant pas le moment de se livrer à des rêveries ; il était lui-même en danger, et la situation de la jeune femme pouvait n’être pas sans péril. En tout cas, il était prudent de ne pas rester dans la partie publique du jardin. Il ne perdit donc pas de temps et transporta la Saxonne évanouie dans une retraite qu’il connaissait, fort heureusement. Une allée couverte et dérobée aux regards par une végétation vigoureuse conduisait à travers une espèce de labyrinthe dans une grotte artificielle, ornée de coquillages, de mousse et de spath, au fond de laquelle était couchée la statue gigantesque d’une déesse des eaux, avec les attributs accoutumés… c’est-à-dire le front couvert de nénuphar et de glaïeul, et sa large main appuyée sur une urne vide. L’attitude de cette statue justifiait l’inscription : « Je dors : ne m’éveille pas. »

« Maudit reste du paganisme, » dit Hereward, qui était, en proportion de ses connaissances, un chrétien zélé ; « bloc imbécile de bois ou de pierre, je vais t’éveiller d’importance. » À ces mots, il frappa avec sa hache sur la tête de la divinité endormie, et dérangea tellement le jeu de la fontaine, que l’eau commença à tomber dans l’urne.

« Tu es cependant un bon diable de bloc, reprit le Varangien, d’envoyer un secours si nécessaire à ma pauvre concitoyenne. Tu lui donneras aussi, avec ta permission, une partie de ta couche. » En parlant ainsi, il déposa son précieux fardeau, qui n’avait pas encore recouvré l’usage de ses sens, sur le piédestal où la déesse était couchée. Pendant qu’il l’arrangeait de son mieux, son attention se porta sur la figure de la Saxonne ; de temps à autre il éprouvait une sensation d’espérance presque mêlée de crainte, à tel point qu’on n’aurait pu la comparer qu’à la lumière incertaine d’une torche, lorsqu’on ne saurait dire si elle va se rallumer ou s’éteindre. Avec une espèce d’attention mécanique, il continua de faire tous les efforts possibles pour rendre l’usage de ses sens à la belle créature qui se trouvait devant lui. Ses émotions étaient celles du sage astronome à qui le lever de la lune vient rendre la contemplation du ciel, qui est à la fois, comme chrétien, son espérance de félicité, et comme philosophe, l’objet de toute sa science. Le sang revint animer les joues de la jeune fille, et la vie, le souvenir même parurent se réveiller en elle plus tôt que dans le Varangien stupéfait.

« Sainte Marie, dit-elle, ai je donc vraiment vidé la dernière coupe d’amertume, et est-ce ici que tu rassembles après leur mort celles qui se sont vouées à toi durant leur vie !… Parle, Hereward ! si tu es autre chose qu’un vain fantôme créé par mon imagination !… Parle, et dis-moi si j’ai seulement rêvé de cet ogre monstrueux ? — Remets-toi, ma bien-aimée Bertha, » répondit l’Anglo-Saxon, rappelé à lui par le son de cette voix, « et prépare-toi à endurer, toi ce que tu vis pour témoigner, et ton Hereward pour te raconter… Cet être hideux, il existe… mais ne tressaille pas, ne cherche pas un lieu où te cacher… Ta jolie main, armée d’une houssine, suffirait pour abattre son courage. Et ne suis-je pas ici, Bertha ? voudrais-tu un autre protecteur ? — Non, non, » s’écria-t-elle en saisissant le bras de l’amant qu’elle retrouvait. « Ne te reconnais-je pas à présent ? — Et n’est-ce que d’à-présent que tu me reconnais, Bertha ? — Je le soupçonnais auparavant, » dit-elle en baissant les yeux ; « mais je reconnais avec certitude cette marque des défenses du sanglier. »

Hereward laissa son imagination se remettre du choc qu’elle avait si soudainement reçu avant d’en venir à parler des événements présents qui semblaient devoir enfanter tant de doutes et de craintes. Il la laissa donc rappeler à sa mémoire toutes les circonstances de la chasse d’un sanglier par les tribus réunies de leurs pères. Elle peignit en mots entrecoupés le vol des flèches lancées contre l’animal par les jeunes gens et les vieillards, par les hommes et les femmes, et la blessure qu’elle lui porta elle-même par un trait bien ajusté, mais décoché d’une main trop faible ; elle n’oublia point comment l’animal, irrité par la douleur, s’était précipité sur elle, avait étendu son palefroi mort sur place, et l’aurait bientôt tuée elle-même, si Hereward, voyant qu’il ne pouvait réussir à faire avancer son cheval contre le monstre, n’avait mis pied à terre, et fait de son corps un bouclier pour Bertha. La victoire ne se décida qu’après une lutte terrible ; le sanglier périt, mais Hereward reçut au front un coup de ses défenses, fait dont se souvenait bien celle qu’il venait de sauver. « Hélas ! dit-elle, qu’avons-nous été l’un à l’autre depuis cette époque, et que sommes-nous encore dans cette terre étrangère ? — Réponds pour toi-même, ma Bertha, si tu le peux, dit le Varangien et si tu es encore la même Bertha qui a promis de chérir Hereward, crois-moi, il y aurait péché à penser que les saints ne nous ont réunis que pour nous séparer encore. — Hereward, répondit Bertha, tu n’as point conservé l’oiseau dans ton sein plus soigneusement que moi. Dans ma patrie ou sur le sol étranger, dans l’abondance ou dans la privation, j’ai toujours fidèlement songé à la foi jurée par moi à Hereward, près de la pierre d’Odin. — Ne parle pas de cela ; c’était un rite impie, et il n’en pouvait rien résulter de bon. — Était-il donc si impie ? » dit-elle, tandis qu’une larme mouillait malgré elle son grand œil bleu… Hélas ! c’était un bonheur de songer qu’Hereward m’appartenait par cet engagement solennel ! — Écoute-moi, ma Bertha, » dit Hereward en lui serrant la main : « nous étions alors presque enfants, et quoique notre vœu fût innocent en lui-même, il avait néanmoins cela de coupable qu’il était prononcé devant une muette idole représentant un homme qui de son vivant avait été un sanguinaire et cruel magicien. Mais dès l’instant que l’occasion s’en présentera, nous renouvellerons notre vœu devant un autel véritablement saint ; nous promettrons de faire pénitence pour avoir dans notre ignorance adoré Odin, et pour nous rendre propice le vrai Dieu qui peut nous soutenir au milieu de ces tempêtes d’adversité auxquelles nous pouvons être en butte. »

Les laissant pour le moment à leur entretien d’amour si simple et si pur, nous raconterons en peu de mots tout ce que le lecteur a besoin de savoir de leur histoire séparée, entre la chasse du sanglier et le moment de leur rencontre dans les jardins d’Agelastès.

Dans cet état d’incertitude où se trouvent des proscrits, Waltheolf, père d’Hereward, et Engelred, père de Bertha, avaient coutume de réunir leurs tribus indomptées, tantôt dans les fertiles régions du Devonshire, tantôt dans les forêts sombres et désertes du Hampshire, mais toujours, autant que possible, à portée d’entendre l’appel du fameux Éderic le forestier, si long-temps le chef des Saxons insurgés. Les chefs que nous venons de citer étaient au nombre de ces derniers braves qui maintinrent l’indépendance de la race saxonne en Angleterre, et comme leur capitaine Éderic, ils étaient généralement connus sous le nom de forestiers, parce qu’ils vivaient de leur chasse lorsqu’ils étaient arrêtés ou repoussés dans leurs excursions. Cette vie leur fit faire un pas rétrograde dans la civilisation, et ils devinrent plus semblables à leurs vieux ancêtres d’origine germanique qu’à la génération qui les avait immédiatement précédés, et qui, avant la bataille d’Hastings, avait déjà fait de grands progrès dans les arts.

De vieilles superstitions avaient commencé à revivre parmi eux ; et, entre autres l’habitude des jeunes gens et des jeunes filles d’échanger leur foi dans ces cercles de pierres consacrées à Odin, en qui néanmoins ils n’avaient plus depuis long-temps une croyance aussi sincère que leurs ancêtres païens.

Ces proscrits le prirent aussi une autre coutume particulière aux anciens Germains. Les circonstances où ils se trouvaient amenaient naturellement les jeunes gens des deux sexes à se trouver souvent ensemble, et par des mariages précoces ou des liaisons moins durables, la population se serait accrue bien au delà des moyens qu’avaient les proscrits de pourvoir à leur subsistance, ou même à leur défense. Les lois des forestiers prohibaient donc sévèrement le mariage avant que les parties eussent atteint l’âge de vingt-un ans accomplis. Des alliances futures étaient, il est vrai, souvent convenues entre les jeunes gens, et même leurs parents ne s’y opposaient pas, pourvu que les amants attendissent que leur majorité vint leur permettre de se marier. Ceux qui osaient enfreindre cette règle encouraient l’épithète déshonorante de niddering, ou indigne… épithète si déshonorante que des hommes s’étaient tués plutôt que d’endurer une vie souillée d’un tel opprobre. Mais les infracteurs n’étaient qu’en petit nombre au milieu d’une race habituée à modérer et à réprimer ses passions ; enfin de là résultait que la femme, adorée pendant tant d’années comme quelque chose de sacré, était reçue avec un bonheur profond dans les bras d’un époux qui l’avait long-temps attendue ; cette femme, traitée comme quelque chose de plus noble que la simple idole du moment, sentait le prix qu’on attachait à elle, et s’efforçait par ses actions d’y faire correspondre sa vie.

Ce fut par toute la population de ces tribus, aussi bien que par leurs parents, qu’après l’aventure de la chasse au sanglier, Hereward et Bertha furent considérés comme des amants dont l’alliance était marquée par le ciel, et ils furent encouragés à se rapprocher l’un de l’autre autant que leur mutuelle inclination les y portait. Les jeunes gens de la tribu évitaient de demander la main de Bertha à la danse, et les jeunes filles n’avaient recours à aucun de leurs artifices pour retenir Hereward près d’elles, si Bertha était présente à la fête. Ils se frappèrent dans la main l’un de l’autre à travers la pierre percée qu’on appelait l’autel d’Odin (quoique les siècles postérieurs l’aient attribuée aux Druides), et ils demandèrent que, s’ils venaient à se manquer jamais de foi, leur faute fût punie par les douze glaives qui étaient tenus autour d’eux durant la cérémonie par autant de jeunes gens, et que leurs infortunes fussent telles que les douze jeunes filles qui les entouraient avec leurs cheveux flottants ne pussent les raconter en prose ni en vers.

Le flambeau de l’amour saxon brûla pendant quelques années aussi brillant que lorsqu’il avait été allumé ; mais vint un temps où les amants devaient être éprouvés par le malheur, quoiqu’ils ne l’eussent mérité ni l’un ni l’autre par un manque de foi. Des années s’étaient écoulées, et Hereward comptait avec impatience combien de mois et de semaines devaient encore le séparer de sa maîtresse, et celle-ci commençait peu à peu à écouter avec moins de réserve les tendres paroles d’un homme qui devait bientôt être son époux. Mais Guillaume-le-Roux avait formé le plan d’extirper entièrement les forestiers, qui méprisaient ses lois sur les forêts, et dont la haine implacable et l’indomptable amour de la liberté avaient si souvent troublé la paix du royaume. Il rassembla ses troupes normandes et y joignit un corps de Saxons qui s’étaient soumis à sa loi. Il put ainsi conduire une force fort supérieure contre les bandes de Waltheof et d’Engelred, qui n’eurent d’autre ressource que d’enfermer les femmes de leurs tribus et ceux qui étaient incapables de porter les armes dans un couvent dédié à saint Augustin, dont Kenelm leur parent était prieur ; puis marchant à la rencontre de leurs ennemis, ils prouvèrent qu’ils n’avaient point dégénéré de leur ancienne valeur en combattant jusqu’à l’extrémité. Les deux malheureux chefs restèrent morts sur le champ de bataille, et Hereward ainsi que son frère faillirent partager leur sort ; mais quelques habitants saxons du voisinage qui s’aventurèrent sur la plaine du combat que les vainqueurs avaient laissée entièrement nue, sauf ce qui pouvait servir de proie aux éperviers et aux corbeaux, trouvèrent les corps des deux jeunes gens respirant encore. Comme ils étaient généralement bien connus et aimés de tous, Hereward et son frère furent soignés jusqu’à ce que leurs blessures commençassent à se fermer, et leurs forces à revenir. Hereward apprit alors la triste nouvelle de la mort de son père et d’Engelred. Il s’informa ensuite de sa fiancée et de sa mère. Les pauvres habitans ne purent lui donner que peu de détails. Les chevaliers et les nobles normands avaient emmené comme esclaves quelques unes des femmes qui s’étaient réfugiées dans le couvent, et les autres, avec les moines qui leur avaient donné asile, furent chassées du monastère qui fut pillé et livré aux flammes.

À demi mort en apprenant ces nouvelles, Hereward partit, et, au risque de sa vie (car on traitait comme proscrits les forestiers saxons), il commença à chercher celles qui lui étaient si chères. Il s’informa particulièrement du sort de Bertha et de sa mère auprès de quelques misérables qui erraient encore autour du couvent, comme des abeilles à demi grillées voltigent encore autour de leur ruche enfumée ; mais, au milieu de la frayeur, personne n’avait eu d’yeux pour ses voisins, et tout ce qu’on put lui dire, c’était que la femme et la fille d’Engelred avaient certainement péri. L’imagination de ceux qui parlaient de la sorte appuya cette conclusion de tant de détails déchirants qu’Hereward se décida à ne pas continuer des recherches qui semblaient ne devoir amener que de tragiques résultats.

Le jeune Saxon avait été toute sa vie élevé dans une haine patriotique des Normands, et ses dispositions à leur égard ne devinrent pas plus favorables, comme on doit bien le penser, par suite de cet événement. Il songea d’abord à passer le détroit pour faire la guerre à ces ennemis abhorrés dans leur propre pays ; mais une idée si extravagante sortit bientôt de sa tête. Son destin fut décidé par la rencontre d’un vieux pèlerin qui connaissait ou prétendait avoir connu son père, et qui était né en Angleterre. Cet homme était un Varangien déguisé, choisi tout exprès, plein d’adresse et de dextérité, et bien muni d’argent. Il eut peu de peine à persuader à Hereward, dans la situation-désespérée où il se trouvait, d’entrer dans la garde varangienne, qui, disait le pèlerin, faisait alors la guerre aux Normands ; car c’était flatter les préventions d’Hereward que de représenter ainsi les guerres de l’empereur des Grecs contre Robert Guiscard, son fils Bohémond, et d’autres aventuriers, en Italie, en Grèce et en Sicile. Un voyage en Orient était aussi un pèlerinage, et présentait à l’infortuné Hereward la chance d’obtenir la rémission de ses péchés en visitant la terre sainte. En gagnant Hereward, le recruteur s’assura aussi les services de son frère aîné, qui avait fait vœu de ne pas se séparer de lui.

La haute réputation de courage dont jouissaient les deux frères fit que cet agent rusé les considéra comme une précieuse acquisition, et comme le frère aîné avait été fort communicatif, c’était dans les notes qu’on prenait d’ordinaire sur l’histoire et le caractère des recrues, qu’Agelastès avait puisé sur la famille et la position d’Hereward ces renseignements dont il s’était servi dans leur première entrevue pour faire croire au Varangien qu’il avait des connaissances surnaturelles. Plusieurs de ses compagnons d’armes avaient été gagnés de même, car on devinera sans peine que ces notes étaient confiées à la garde d’Achille Tatius, et que celui-ci, pour atteindre leur but commun, les communiquait à Agelastès, qui obtenait ainsi aux yeux de ces hommes ignorants la réputation d’une science plus qu’humaine ; mais la foi ferme et l’honnêteté d’Hereward le mirent à même d’éviter le piège.

Telles étaient les aventures d’Hereward ; celles de Bertha firent le sujet d’une conversation passionnée entre les deux amants, aussi souvent interrompue par les larmes qu’une journée d’avril l’est par la pluie, et mêlée de toutes les tendres caresses que la chasteté permet à des amants qui se retrouvent soudain après une séparation qui menaçait d’être éternelle. Mais cette histoire peut se réduire à peu de mots. Pendant le sac général du monastère, un vieux chevalier normand s’empara de Bertha. Frappé de sa beauté, il voulut la donner pour suivante à sa fille, qui venait de sortir de l’enfance, qui était la prunelle des yeux de son père, unique enfant d’une épouse chérie, enfant qui n’était venue que bien tard bénir leur couche nuptiale. Il était dans l’ordre naturel des choses que la dame d’Aspremont, qui était beaucoup plus jeune que le chevalier, gouvernât son mari ; il était encore naturel que la jeune Brenhilda gouvernât de son côté son père et sa mère.

On doit faire observer néanmoins que le chevalier d’Aspremont désirait procurer à sa jeune fille des amusements plus féminins que ceux qui avaient souvent mis sa vie en péril. Il ne fallait pas songer à contrarier ses goûts, comme le bon chevalier le savait par expérience ; l’influence et l’exemple d’une compagne un peu plus âgée qu’elle pouvaient ne pas être inutiles ; ce fut dans ce dessein que, dans la confusion du sac, Aspremont prit la jeune Bertha. Effrayée au plus haut degré, elle s’attacha à sa mère, et le chevalier d’Aspremont, qui avait le cœur moins dur qu’on n’en trouvait d’ordinaire sous une cuirasse d’acier, touché de l’affliction de la mère et de la fille, et pensant que la première pourrait aussi se rendre utile à son épouse, étendit sa protection sur toutes deux. Il les fit donc sortir de la foule, et paya les soldats qui osaient lui disputer sa part du butin avec quelques pièces de monnaie, et avec de bons coups du revers de sa lance.

Le digne chevalier retourna peu après dans son château, et comme c’était un homme vertueux, la séduisante beauté de la vierge saxonne et les charmes plus mûrs de la mère ne les empêchèrent pas de voyager en tout honneur et sûreté jusqu’au manoir héréditaire, le château d’Aspremont. Là, tous les maîtres qu’on put se procurer furent réunis et chargés d’apprendre à la jeune Bertha tous les talents propres aux femmes, dans l’espérance que sa maîtresse Brenhilda concevrait le désir de participer à son éducation ; mais quoiqu’on réussît à rendre la jeune captive saxonne très habile en musique, en ouvrages d’aiguille et dans tous les talents qu’on donnait alors aux femmes, néanmoins Brenhilda conserva son goût pour les amusements plus guerriers, goût qui affectait sensiblement son père, mais auquel sa mère, qui dans sa jeunesse avait eu elle-même de semblables caprices, donnait aisément sa sanction.

Cependant les captives furent traitées avec bienveillance, et Brenhilda devint fort attachée à la jeune Anglo-Saxonne, qu’elle aimait moins pour sa supériorité dans les arts d’agrément que pour son activité dans les jeux d’exercice auxquels son premier état d’indépendance l’avait habituée.

La dame d’Aspremont était aussi bonne pour les deux prisonnières ; en une seule occasion elle se permit à leur égard un petit acte de tyrannie. Elle s’était imaginé (et un vieux confesseur qui radotait l’avait confirmée dans cette idée) que les Saxons étaient encore païens ou du moins hérétiques ; elle exigea donc péremptoirement de son mari que la mère et la fille, qui devaient être à son service et à celui de leur enfant, pour être dignes de remplir ces fonctions, fussent de nouveau admises par le baptême dans le sein de l’église chrétienne.

Quoique sentant la fausseté et l’injustice de cette accusation, la mère eut assez de raison pour se soumettre à la nécessité, et reçut dans toutes les formes, à l’autel, le nom de Martha, auquel elle répondit tout le reste de sa vie.

Mais Bertha montra en cette occasion un caractère qui ne s’accordait nullement avec sa docilité et sa douceur ordinaires. Elle refusa hardiment d’être admise une seconde fois dans le giron de l’église, dont sa conscience lui disait qu’elle était déjà membre, et d’échanger contre un autre le nom qui lui avait été autrefois donné sur les fonts baptismaux. Ce fut vainement que le vieux chevalier commanda, que la dame menaça et que sa mère conseilla et supplia. Pressée plus instamment en particulier par sa mère, elle finit par avouer un motif qu’on n’avait pas encore soupçonné. « Je sais, » dit-elle avec un torrent de larmes, « que mon père serait mort avant que je fusse exposée à une pareille insulte, et puis… qui m’assurera que les serments faits à la saxonne Bertha seront tenus si une Agathe française est substituée en sa place ? Ils peuvent me bannir, ajouta-t-elle, ou me tuer s’ils veulent ; mais si le fils de Waltheolf doit jamais revoir la fille d’Engelred, il reverra la même Bertha qu’il a connue dans les forêts d’Hampton. »

Tout raisonnement fut inutile : la vierge saxonne s’obstina ; et pour essayer d’ébranler sa résolution, la dame d’Aspremont parla enfin de la congédier et de la chasser du château. Elle s’y était résignée d’avance, et répondit d’un ton ferme quoique respectueux : « Qu’elle pleurerait amèrement de quitter sa maîtresse, mais que du reste elle aimerait mieux mendier sous son propre nom que de renier la foi de ses pères et de la condamner comme une hérésie en prenant un nom d’origine française. » Au même instant, Brenhilda entrait dans l’appartement où la mère allait prononcer la sentence de bannissement. « Que ma présence ne vous retienne pas, madame, » dit l’intrépide jeune fille ; « je suis aussi intéressée que Bertha elle-même à la sentence que vous allez rendre ; si elle traverse, comme exilée, le pont-levis d’Aspremont, je le traverserai aussi comme telle quand elle aura essuyé des larmes que ma pétulance même n’a jamais fait couler de ses yeux. Elle me servira d’écuyer et de garde du corps, et Lancelot le barde m’accompagnera avec ma lance et mon écu. — Et vous reviendrez de cette folle expédition, mistress, avant que le soleil se couche, lui répondit sa mère. — Si le ciel me favorise dans mon projet ! répondit la jeune héritière, madame, le soleil qui nous verra revenir ne se lèvera point avant que le nom de Bertha et celui de Brenhilda sa maîtresse soient portés aussi loin que l’on entend la trompette de la Renommée… Du courage ! ma chère Bertha, » dit-elle en prenant la main de sa compagne ; « si le ciel t’a arrachée à ton pays et à la foi de ton amant, il t’a donné une sœur et une amie, et ta renommée sera bénie à jamais avec la sienne. »

La dame d’Aspremont resta confondue ; elle savait que sa fille était très capable de faire ce qu’elle venait d’annoncer, et que ni son autorité de mère ni le pouvoir de père lui-même ne pourraient réussir à la détourner de ce dessein. Elle écouta donc passivement, tandis que la matrone saxonne, autrefois Ulrica et maintenant Marthe, adressait la parole à sa fille : « Maintenant, lui dit-elle, si vous faites le moindre cas de l’honneur, de la vertu, de votre propre sûreté et de la reconnaissance, adoucissez votre cœur envers votre maître et votre maîtresse, et suivez le conseil d’une mère qui a plus d’années et d’expérience que vous. Et vous, ma chère jeune dame, ne laissez pas croire à madame votre mère que votre attachement aux exercices dans lesquels vous excellez a détruit dans votre cœur toute affection filiale, tout sentiment de délicatesse propre à votre sexe. — Comme elles semblent s’obstiner toutes deux, madame, » continua la matrone après avoir attendu quelques minutes pour voir si ces remontrances n’auraient pas de pouvoir sur les deux jeunes filles, « sans doute si vous vouliez me le permettre, je pourrais vous proposer une alternative qui en même temps comblerait vos désirs, ne serait point contraire à la volonté de ma fille opiniâtre, et répondrait aux intentions bienveillantes de sa noble maîtresse. » La dame d’Aspremont fit signe à la matrone saxonne de continuedeux jeunes filles, « sans doute si vous vouliez me le permettre, je pourrais vous proposer une alternative qui en même temps comblerait vos désirs, ne serait point contraire à la volonté de ma fille opiniâtre, et répondrait aux intentions bienveillantes de sa noble maîtresse. » La dame d’Aspremont fit signe à la matrone saxonne de continuer ; elle poursuivit en ces termes : « Les Saxons d’aujourd’hui, ma chère dame, ne sont ni païens ni hérétiques ; ils obéissent humblement au pape de Rome, quant à l’époque de la Pâque et à tous les autres points de doctrine contestables ; et notre bon évêque le sait bien, puisqu’il a reproché à certains domestiques de m’appeler une vieille païenne. Cependant nos noms déplaisent aux oreilles des Francs, et ont peut-être un air païen. Si l’on n’exige pas que ma fille se soumette à la cérémonie d’un nouveau baptême, elle quittera son nom de Bertha tant qu’elle demeurera à votre honorable service. C’est une manière de terminer un débat qui, pardonnez-le-moi, ne me semble pas assez important pour troubler la paix du château. Je vous promets qu’en reconnaissance de cette indulgence pour un vain scrupule, ma fille redoublera de zèle et d’activité pour sa jeune maîtresse. »

La dame d’Aspremont s’estima heureuse d’employer le moyen qu’on lui offrait pour se tirer d’embarras, sans compromettre sa dignité. « Si monseigneur l’évêque approuvait un pareil arrangement, dit-elle, elle ne s’y opposerait aucunement. » Le prélat approuva d’autant plus volontiers, qu’il sut que la jeune héritière désirait ardemment voir les choses se terminer ainsi. La paix fut rétablie au château, et Bertha prit le nom d’Agathe comme un nom de service, mais non de baptême.

Cette dispute produisit certainement un effet : ce fut de porter jusqu’à l’enthousiasme l’amour de Bertha pour sa jeune maîtresse. Avec cette attention délicate de domestique attachée et d’humble amie, elle s’efforçait de la servir comme on savait qu’elle aimait à être servie, et se prêtait de bonne grâce à toutes ces fantaisies chevaleresques qui la rendaient singulière même dans son siècle, et qui, dans le nôtre, en eussent fait un don Quichotte femelle. Bertha, il est vrai, ne prit jamais la frénésie de sa maîtresse ; mais, vigoureuse, pleine de bonne volonté, et fortement membrée, elle se mit bientôt en état de remplir les fonctions d’écuyer auprès d’une dame aventurière. Accoutumée dès son enfance à voir porter des coups, du sang couler et des hommes mourir, elle pouvait considérer d’un œil intrépide les périls auxquels s’exposait sa  ; elle poursuivit en ces termes : « Les Saxons d’aujourd’hui, ma chère dame, ne sont ni païens ni hérétiques ; ils obéissent humblement au pape de Rome, quant à l’époque de la Pâque et à tous les autres points de doctrine contestables ; et notre bon évêque le sait bien, puisqu’il a reproché à certains domestiques de m’appeler une vieille païenne. Cependant nos noms déplaisent aux oreilles des Francs, et ont peut-être un air païen. Si l’on n’exige pas que ma fille se soumette à la cérémonie d’un nouveau baptême, elle quittera son nom de Bertha tant qu’elle demeurera à votre honorable service. C’est une manière de terminer un débat qui, pardonnez-le-moi, ne me semble pas assez important pour troubler la paix du château. Je vous promets qu’en reconnaissance de cette indulgence pour un vain scrupule, ma fille redoublera de zèle et d’activité pour sa jeune maîtresse. »

La dame d’Aspremont s’estima heureuse d’employer le moyen qu’on lui offrait pour se tirer d’embarras, sans compromettre sa dignité. « Si monseigneur l’évêque approuvait un pareil arrangement, dit-elle, elle ne s’y opposerait aucunement. » Le prélat approuva d’autant plus volontiers, qu’il sut que la jeune héritière désirait ardemment voir les choses se terminer ainsi. La paix fut rétablie au château, et Bertha prit le nom d’Agathe comme un nom de service, mais non de baptême.

Cette dispute produisit certainement un effet : ce fut de porter jusqu’à l’enthousiasme l’amour de Bertha pour sa jeune maîtresse. Avec cette attention délicate de domestique attachée et d’humble amie, elle s’efforçait de la servir comme on savait qu’elle aimait à être servie, et se prêtait de bonne grâce à toutes ces fantaisies chevaleresques qui la rendaient singulière même dans son siècle, et qui, dans le nôtre, en eussent fait un don Quichotte femelle. Bertha, il est vrai, ne prit jamais la frénésie de sa maîtresse ; mais, vigoureuse, pleine de bonne volonté, et fortement membrée, elle se mit bientôt en état de remplir les fonctions d’écuyer auprès d’une dame aventurière. Accoutumée dès son enfance à voir porter des coups, du sang couler et des hommes mourir, elle pouvait considérer d’un œil intrépide les périls auxquels s’exposait sa maîtresse, et rarement elle l’ennuyait de remontrances, à moins qu’ils ne fussent réellement extraordinaires. Cette indulgence de presque tous les instants donnait à Bertha le droit d’énoncer son avis quelquefois ; et comme elle l’émettait toujours avec la meilleure intention et fort à propos, elle augmentait ainsi son influence sur sa maîtresse, influence qu’elle aurait certainement détruite en suivant un plan d’opposition directe.

Quelques mots suffirent pour apprendre à Hereward la mort du chevalier d’Aspremont, le romanesque mariage de la jeune héritière avec le comte de Paris, leur départ pour la croisade, et le détail des autres événements que le lecteur connaît déjà.

Hereward ne comprit pas exactement quelques uns des derniers incidents de cette histoire, par suite d’une légère altercation qui s’éleva entre Bertha et lui pendant le cours de son récit. Quand elle avoua la simplicité enfantine avec laquelle elle avait obstinément refusé de changer de nom, parce qu’elle avait craint de porter ainsi atteinte au serment d’amour qu’ils avaient prêté elle et son amant, il fut impossible à Hereward de ne pas reconnaître sa tendresse en la pressant sur son sein, et en lui imprimant sur les lèvres des marques de sa reconnaissance. Mais elle s’arracha aussitôt des bras de son amant, les joues plus rouges de pudeur que de colère, et lui parla ainsi d’un ton solennel : « Assez, assez, Hereward ! ceci peut se pardonner après une rencontre inattendue ; mais nous devons désormais nous souvenir que nous sommes les derniers de notre race, et qu’il ne faut pas qu’on puisse dire que les coutumes de leurs ancêtres ont été oubliées par Hereward et Bertha. Songe que, si nous sommes seuls, les ombres de nos pères ne sont pas loin, et nous épient pour voir quel usage nous ferons d’une entrevue que peut-être leur intercession nous a procurée. — Vous me faites injure, Bertha, si vous me supposez capable d’oublier mon devoir et le vôtre dans un moment où nous devons rendre grâce au ciel d’une tout autre manière qu’en manquant à ses préceptes et aux commandements de nos parents. La question est maintenant de savoir comment nous pourrons nous retrouver lorsque nous serons séparés, car je crains qu’il ne faille nous séparer encore. — Oh ! ne parle pas ainsi ! s’écria l’infortunée Bertha. — Notre séparation est indispensable, répliqua Hereward, pour un temps du moins, car je te jure par la garde de mon épée et par le manche de ma hache, que jamais lame ne sera aussi fidèle à sa poignée que je te le serai, moi ! — Mais pourquoi donc me quitter, Hereward ? pourquoi ne pas m’aider à délivrer ma maîtresse ? — Ta maîtresse ? Fi ! comment peux-tu donner ce nom à une femme mortelle ? — Mais elle est ma maîtresse, et je lui suis attachée par mille liens d’affection qui ne pourront être rompus tant que la reconnaissance récompensera la bonté. — Et quel péril court-elle ? de quoi a-t-elle besoin, cette dame accomplie que tu appelles ta maîtresse ? — Son honneur et sa vie sont également en danger ; elle a consenti à se mesurer en combat singulier avec le césar, et il n’hésitera point, le vil mécréant qu’il est, à profiter de tous les avantages possibles dans cette rencontre, qui, je le dis à regret, doit être infailliblement fatale à ma maîtresse. — Eh ! pourquoi dis-tu cela ? cette dame a remporté de nombreuses victoires, s’il en faut croire la renommée, sur des adversaires plus formidables que le césar. — C’est la vérité ; mais tu parles de choses qui se sont passées dans un pays bien différent, où la bonne foi et l’honneur ne sont pas de vains mots, comme, hélas ! ils ne semblent que trop l’être ici. Crois-moi, ce n’est pas une puérile frayeur qui me fait sortir déguisée sous le costume de mon pays natal, qui, dit-on, est respecté à Constantinople. Je vais avertir les chefs de la croisade du péril que court cette noble dame, et faire appel à leur humanité, à leur religion, à leur amour de l’honneur et à leur crainte de la honte, pour qu’ils la secourent en ce pressant besoin ; et maintenant que j’ai eu le bonheur de te rencontrer, tout le reste ira bien… tout ira bien… et je vais retourner auprès de ma maîtresse lui annoncer qui j’ai vu. — Attends encore un moment, trésor qui m’es rendu, s’écria Hereward ; et permets que je considère attentivement cette affaire. La dame française ne fait pas plus de cas des Saxons que de la poussière que tu secoues des plis de ton vêtement ; elle traite… elle regarde… les Saxons comme des païens et des hérétiques. Elle a osé t’imposer des travaux serviles, à toi, née dans la liberté. L’épée de son père s’est plongée jusqu’à la garde dans le sang des Anglo-Saxons… peut-être dans celui de Waltheolf et d’Engelred ! En outre, c’est une folle présomptueuse qui ose usurper les trophées de la réputation militaire qui n’appartiennent qu’à nous. Enfin, il sera difficile de trouver un champion qui combatte à sa place, puisque tous les croisés sont passés en Asie, à ce qu’ils disent, où ils sont venus pour faire la guerre ; et, par ordre de l’empereur, aucun moyen ne leur sera laissé de revenir sur cette rive. — Hélas ! hélas ! combien le monde nous change ! j’ai autrefois connu le fils de Waltheolf ; il était brave, hardi, généreux, toujours prêt à soulager l’infortune ; voilà comme je me le représentais pendant son absence : je l’ai revu, et je le retrouve réfléchi, froid et égoïste ! — Silence, jeune fille, et apprends à me connaître avant de me juger. La comtesse de Paris est telle que je l’ai dit ; cependant qu’elle descende hardiment dans la lice ; et quand la trompette aura trois fois sonné, une autre lui répondra, qui annoncera l’arrivée de son noble époux ; ou s’il ne paraissait pas, en reconnaissance de ses bontés pour toi, je paraîtrai moi-même pour la remplacer. — Le feras-tu ? veux-tu réellement le faire ? s’écria Bertha. C’est parler comme le fils de Waltheolf… comme un rejeton du vieil arbre ! Je vais retourner auprès de ma maîtresse et la consoler ; car assurément, si le jugement de Dieu décida jamais d’un combat judiciaire, son influence se fera sentir en cette occasion. Mais tu as dit que le comte était ici… qu’il était en liberté… elle me questionnera sur ce sujet. — Qu’il lui suffise de savoir que son époux est sous la conduite d’un ami qui s’efforcera de le défendre contre ses propres folies et ses extravagances ; ou, en tout cas, d’un homme qui, s’il ne peut être proprement appelé un ami, n’a certainement pas joué et ne jouera jamais à son égard le rôle d’un ennemi… Et maintenant, adieu, ô toi si long-temps perdue, si long-temps aimée ! » Avant qu’il pût en dire davantage, la vierge saxonne se jeta dans les bras de son amant, et en dépit de la réserve qu’elle avait montrée un instant auparavant, elle lui imprima sur les lèvres les remercîments qu’elle ne pouvait prononcer.

Ils se séparèrent, Bertha revenant auprès de sa maîtresse dans le pavillon qu’elle n’avait quitté ni sans peine ni sans péril, et Hereward se dirigeant vers la porte que gardait la négresse ; celle-ci commença de complimenter le beau Varangien de ses succès auprès des belles, et lui donna à entendre qu’elle avait été en quelque sorte témoin de son entrevue avec la jeune Saxonne. Une pièce d’or, venant d’une gratification récente, lui lia la langue aussi bien que possible ; et le soldat, une fois hors des jardins du philosophe, retourna en toute hâte à la caserne… pensant qu’il était bien temps de porter quelques provisions au comte Robert, qui était resté tout le jour sans manger.

C’est un dicton populaire que la sensation de la faim ne se rattache à aucune émotion douce ni agréable, et qu’au contraire elle est particulièrement remarquable pour faire naître la colère et le découragement. Il n’est donc pas bien étonnant que le comte Robert, qui avait été pendant un espace de temps si long sans prendre de nourriture, reçût Hereward avec plus d’impatience que la chose ne le méritait en elle-même, impatience injurieuse pour l’honnête Varangien qui avait plus d’une fois exposé sa vie dans la journée pour servir la comtesse et le comte lui-même.

« Eh bien ! monsieur, » dit le comte avec cet accent de contrainte affectée par lequel un supérieur modifie son mécontentement envers un inférieur au moyen d’une expression froide, « vous nous traitez en hôte vraiment libéral ! Non pas que cela soit de la moindre importance ; mais il me semble qu’un comte du royaume très chrétien ne dîne pas tous les jours avec un soldat mercenaire, et pouvait s’attendre, sinon au luxe, du moins au nécessaire de l’hospitalité. — Et il me semble à moi, comte très chrétien, répliqua le Varangien, que les hommes de votre haut rang, lorsque par choix ou par hasard ils deviennent les hôtes de gens comme moi, peuvent se trouver satisfaits, et s’en prendre non à l’avarice de ceux qui leur donnent l’hospitalité, mais à la difficulté des circonstances, si le dîner n’est pas servi plus d’une fois en vingt-quatre heures. » À ces mots, il frappa des mains, et son domestique Éric entra. Le comte parut surpris de l’arrivée d’un tiers dans sa retraite. « Je réponds de cet homme, » dit Hereward, et il lui parla ainsi : « Qu’as-tu, Éric, à servir à l’honorable comte ? — Rien que le pâté froid, répondit le domestique, terriblement endommagé par l’attaque que Votre Honneur y a fait à déjeuner. »

Le serviteur militaire, comme il venait de le dire, apporta un énorme pâté, mais qui avait déjà subi le matin une attaque si furieuse, que le comte de Paris, qui, comme tous les nobles normands, était difficile sur l’article des vivres, douta un instant si sa délicatesse ne l’emporterait pas sur sa faim ; mais, en y regardant de près, la vue, l’odeur et un jeûne de vingt heures le réunirent pour le convaincre que le pâté était excellent, et que le plat sur lequel il était servi présentait des côtés encore intacts. Enfin, imposant silence à ses scrupules, il attaqua rudement les restes du pâté, et ne s’arrêta que pour faire honneur à un flacon d’un vin généreux qui était placé devant lui ; un grand coup de ce vin augmenta les bonnes dispositions qu’il commençait à reprendre en faveur d’Hereward, au lieu du mécontentement qu’il lui avait d’abord témoigné.

« Maintenant, par le ciel, dit-il, je devrais être honteux de manquer moi-même à la politesse que je recommande aux autres ! Me voici, comme un rustre flamand, dévorant les provisions de mon digne hôte, sans même le prier de s’asseoir à sa propre table, et de prendre part à sa bonne chère. — Je ne ferai point de cérémonies, » répliqua Hereward ; et, plongeant sa main dans le pâté, il en retira un mélange de viandes et d’ingrédients, qu’il se mit à dévorer avec autant de vitesse que de dextérité. Le comte s’éloigna de la table un peu dégoûté des façons grossières d’Hereward ; néanmoins, celui-ci ayant appelé Eric pour lui aider à démolir le pâté, montra que, de fait, il s’était d’abord imposé, à sa manière, quelque contrainte par respect pour son hôte ; grâce à l’assistance du domestique, le plat fut bientôt entièrement débarrassé. Le comte Robert recueillit enfin assez de courage pour faire une question qui était sur ses lèvres depuis qu’Hereward était de retour.

« Tes informations, mon brave ami, t’ont-elles appris quelque chose de plus relativement à ma malheureuse femme, ma fidèle Brenhilda ? — J’apporte des nouvelles, mais vous seront-elles agréables ? C’est à vous-même d’en juger. Voici ce que j’ai appris : la comtesse s’est engagée, comme vous le savez, à combattre le césar en champ clos, mais à des conditions que vous pourrez trouver étranges ; cependant elle les a acceptées sans manifester aucun scrupule. — Fais-les-moi donc connaître : elles paraîtront sans doute moins étranges à mes yeux qu’aux tiens. »

Mais tandis qu’il affectait de parler avec le plus grand calme, l’œil enflammé et la joue écarlate de l’époux trahissaient le changement qui s’était opéré dans son esprit. « La dame et le césar, reprit Hereward, comme vous l’avez vous-même entendu en partie, doivent se battre en combat singulier ; si la comtesse est victorieuse, elle reste la femme du noble comte de Paris ; si elle est vaincue, elle devient la maîtresse de césar Nicéphore Brienne. — Les saints et les anges fassent qu’il en soit autrement ! S’ils permettaient qu’une telle trahison triomphât, il nous serait pardonnable de douter de leur puissance. — Néanmoins, il me semble que ce ne serait pas une précaution déshonorante, si vous et moi, avec d’autres amis, en supposant que nous puissions en trouver, nous apparaissions dans la lice le matin du combat. La victoire et la défaite dépendent du destin ; mais ce que nous ne pouvons manquer de voir, c’est si la comtesse est ou n’est pas traitée avec cette impartialité due à tout honorable combattant et à laquelle, comme vous l’avez vu vous-même, on peut quelquefois bassement déroger dans cet empire grec. — À cette condition, et en protestant que pas même l’extrême danger de mon épouse ne me fera violer les règles d’un combat, je me rendrai certainement dans la lice, brave Saxon, si tu peux me mettre à même de le faire. Mais attends, » ajouta-t-il après avoir réfléchi un moment, « tu me promettras de ne pas l’informer que le comte est présent au combat, et surtout de ne point me désigner à elle dans la foule des guerriers. Oh ! tu ne sais pas que la vue d’un objet aimé nous dérobe quelquefois notre sang-froid, alors même que nous en avons le plus grand besoin ! — Nous tâcherons d’arranger les choses au gré de votre désir, pourvu que vous ne nous suscitiez plus de difficultés romanesques ; car, sur mon honneur ! une affaire si compliquée en elle-même demande à ne pas être embarrassée davantage par les singuliers caprices de votre bravoure nationale. En attendant, j’ai bien de la besogne pour cette nuit, et pendant que je vais m’en occuper, vous, sire chevalier, vous ferez bien de rester ici déguisé sous ces vêtements, en vous contentant des vivres qu’Éric pourra vous procurer. Ne craignez pas l’importunité de vos voisins. Nous, Varangiens, nous respectons mutuellement nos secrets, de quelque nature qu’ils puissent être. »


CHAPITRE XXI.

LA CONSPIRATION.


Quant à tous ces autres coquins de parents, la destruction va les poursuivre aux talons. Bon oncle, aidez-moi à faire partir des troupes pour Oxford, ou pour tout autre lieu où les traîtres sont réunis : ils ne vivront pas en ce monde, je le jure.
Shakspeare. Richard II.


En prononçant les dernières paroles rapportées dans le chapitre précédent, Hereward laissa le comte dans son appartement, et se rendit au palais de Blaquernal. Nous avons rendu compte de sa première entrée à la cour ; mais depuis lors il y avait été fréquemment appelé, non seulement par ordre de la princesse Anne Comnène qui se plaisait à lui faire des questions sur les coutumes de son pays natal, et à rédiger ensuite les réponses dans un style ampoulé, mais aussi par commandement exprès de l’empereur lui-même qui avait l’humeur de tant d’autres princes, celle de désirer obtenir des renseignements directs de personnes d’un rang fort inférieur. L’anneau que la princesse avait donné au Varangien lui avait servi plus d’une fois de mot d’ordre, et cet anneau était alors si généralement reconnu par les esclaves du palais, qu’Hereward n’eut qu’à le glisser dans la main d’un de leurs chefs pour être introduit dans une petite chambre assez voisine du salon dédié aux Muses, dont nous avons déjà parlé. Dans ce petit appartement, l’empereur, son épouse Irène et leur savante fille Anne Comnène, étaient assis ensemble, couverts de vêtements fort ordinaires ; et au fait l’ameublement du cabinet lui-même ne différait nullement de celui d’un respectable particulier ; seulement des coussins d’édredon étaient suspendus devant chaque porte, pour mettre en défaut la curiosité des gens du palais.

« Notre fidèle Varangien, dit l’impératrice. — Mon guide et mon maître en ce qui touche les usages de ces hommes d’acier, dont il est nécessaire que je me forme une idée exacte, ajouta la princesse Anne Comnène. — Votre Majesté impériale, reprit l’impératrice, ne pensera point, je l’espère, que son épouse et sa fille inspirée par les Muses, soient de trop pour apprendre les nouvelles que vous apporte cet homme brave et loyal. — Ma chère épouse, ma chère fille, répondit l’empereur, je vous ai jusqu’à présent épargné le fardeau d’un pénible secret que j’ai renfermé dans mon propre sein, quoiqu’il m’en ait coûté pour endurer seul une si grande douleur. Ma noble fille, c’est vous qui sentirez surtout le poids de cette calamité, en apprenant qu’il ne vous faut plus songer qu’avec horreur à l’homme dont votre devoir a été jusqu’ici d’avoir une opinion toute différente. — Sainte Marie ! s’écria la princesse. — Remettez-vous, ma fille, répliqua l’empereur ; rappelez-vous que vous êtes enfant de la chambre de pourpre, née non pour pleurer sur les injures faites à votre père, mais pour les venger… et que vous ne devez pas attacher la moitié autant d’importance même à l’homme qui couche à votre côté, qu’à la grandeur impériale et sacrée à laquelle vous participez vous-même. — Que présage un semblable discours ? » demanda Anne Comnène avec une grande agitation.

« On dit, répliqua l’empereur, que le césar oublie toutes mes bontés, même celle qui l’a admis au sein de ma famille, et qui l’a fait mon fils par adoption. Il s’est associé à une bande de traîtres, dont les noms seuls suffiraient pour évoquer le malin esprit, comme pour se saisir plus infailliblement de sa proie.

« Nicéphore en est-il donc capable ? » dit la princesse stupéfaite et consternée, « Nicéphore qui a souvent appelé mes yeux les lumières qui le dirigeaient dans son chemin ? A-t-il pu se conduire ainsi à l’égard de mon père, dont il a écouté les exploits heure par heure, protestant ne pas savoir si c’était la beauté du style ou l’héroïsme des actions qui l’enchantait davantage ! Pensant les mêmes pensées, voyant avec les mêmes yeux, aimant avec le même cœur… ô mon père ! il est impossible qu’il soit si faux. Songez au temple des Muses qui est si près ! — Si j’y songeais, se dit Alexis au fond du cœur, je songerais à la seule excuse qui puisse être alléguée en faveur du traître. Un peu de miel, c’est bien ; mais le gâteau tout entier accable de dégoût. » Puis il reprit tout haut : « Ma fille, consolez-vous ; il nous répugnait à nous-même de croire à cette honteuse vérité ; mais nos gardes ont été débauchés ; leur commandant, cet ingrat Achille Tatius, ainsi qu’Agelastès, non moins traître, se sont laissés séduire au point de consentir à favoriser notre emprisonnement ou notre assassinat. Hélas ! pauvre empire ! c’est au moment où il a le plus besoin de la tendresse d’un père, qu’il en eût été privé par un coup soudain et impitoyable ! »

Ici l’empereur pleura ; mais fut-ce de la perte qu’auraient pu faire ses sujets ou de celle de sa propre vie ?… Il serait difficile de le dire.

« Il me semble, dit Irène, que Votre Altesse impériale est bien lente à prendre des mesures contre le danger. — Avec votre gracieuse permission, ma mère, répliqua la princesse. Je dirais plutôt que l’empereur a été bien prompt à y croire. Il me semble que le témoignage d’un Varangien, en accordant qu’il est le plus brave de tous les soldats, n’est qu’une preuve bien chétive contre l’honneur de votre gendre… contre la bravoure et la fidélité à toute épreuve du capitaine de vos gardes… contre le bon sens, la vertu et la profonde sagesse du plus grand de vos philosophes… — Et contre l’amour-propre d’une fille trop savante, interrompit l’empereur, qui ne veut pas permettre à son père de juger en ce qui le concerne. Je vous le dis, Anne, je les connais tous, et je sais quelle foi je puis mettre en eux. L’honneur de votre Nicéphore… la valeur et la bravoure de l’Acolouthos… la vertu et la sagesse d’Agelastès ! n’ai-je pas eu tout cela dans ma bourse ? et si ma bourse avait continué à être bien remplie, si mon bras était encore aussi vigoureux que naguère, nul d’entre eux ne serait changé. Mais les papillons s’envolent quand le temps devient froid, et il faut que je brave la tempête sans leur secours. Vous parlez de manque de preuves ? j’ai des preuves suffisantes quand je vois le danger ; cet honnête soldat m’a communiqué des renseignements qui s’accordent avec mes propres remarques particulières. Il sera le Varangien des Varangiens ; il sera nommé Acolouthos en place du traître ; et qui sait ce que nous pourrons encore faire pour lui ? — S’il plaît à Votre Majesté, » dit le Varangien qui avait jusque-là gardé le silence, « bien des gens dans cet empire parviennent aux dignités par la chute de leurs anciens patrons, mais c’est un moyen que je ne puis concilier avec ma conscience. D’ailleurs je viens de retrouver une personne qui m’est chère, et dont j’étais séparé depuis longtemps : c’est pourquoi je compte demander avant peu à Votre Majesté qu’elle me permette de quitter ce pays où je laisserai des milliers d’ennemis, et d’aller vivre, comme beaucoup de mes compatriotes, sous la bannière du roi Guillaume d’Écosse… — Toi, me quitter, homme sans pareil ! » s’écria l’empereur avec emphase ; « et où trouverai-je un soldat, un défenseur, un ami si fidèle ? — — Noble prince, répliqua l’Anglo-Saxon, je suis très sensible à votre bonté et à votre magnificence ; mais souffrez que je vous prie de m’appeler par mon propre nom, et de ne me promettre rien autre chose que votre pardon pour avoir été cause d’une telle révolution parmi les serviteurs de Votre Majesté. Non seulement il me sera pénible de voir le destin qui menace Achille Tatius, mon bienfaiteur, le césar qui, je crois, me voulait du bien, et même Agelastès, et d’avoir à me dire que j’y aurai contribué ; mais encore j’ai remarqué qu’il arrivait souvent que ceux à qui Votre Majesté impériale avait prodigué la veille les expressions les plus manifestes de sa faveur étaient le lendemain condamnés à servir de pâture aux corneilles et aux corbeaux ; et, je l’avoue, c’est une fin pour laquelle je ne voudrais pas qu’on pût dire que j’ai apporté mes membres anglais sur les côtes de la Grèce. — T’appeler par ton propre nom, mon Édouard ! » dit l’empereur, et il se dit à voix basse : Par le ciel ! j’ai encore oublié le nom de ce barbare !… « Oui, je t’appellerai certainement par ton nom pour le présent, et jusqu’à ce que j’en puisse trouver un plus digne de la confiance que je mets en toi. En attendant, jette un coup d’œil sur ce parchemin, qui contient, je pense, tous les renseignements que nous avons pu recueillir sur ce complot, et passe-le à ces femmes incrédules qui ne croiront pas qu’un empereur puisse être en danger, avant que les poignards des conspirateurs frappent sur ses côtes. »

Hereward fit ce qu’on lui demandait, et, après avoir examiné le parchemin, dont il indiqua en baissant la tête qu’il approuvait le contenu, il le présenta à Irène. L’impératrice ne mit pas long-temps à le lire, et le passant à sa fille d’un air si courroucé qu’elle eut peine à indiquer le passage qui excitait si violemment sa colère : « Lis, » lui dit-elle avec chaleur, « lis, et juge de la reconnaissance et de l’affection de ton césar. »

La princesse Anne Comnène, se réveillant d’un état de mélancolie profonde, jeta les yeux sur le passage qui lui était indiqué, d’abord avec un air de curiosité languissante qui fut bientôt remplacé par l’intérêt le plus vif. Elle serra le parchemin comme le faucon serre sa proie, son œil s’enflamma d’indignation, et ce fut avec le cri de cet oiseau qu’elle s’écria : « Traître infâme ! traître sanguinaire ! que voulais-tu donc encore ? Non, mon père, » disait-elle en se levant furieuse, « ce ne sera pas la voix d’une princesse trompée qui intercédera pour soustraire le traître Nicéphore à la sentence qu’il a méritée ! Croit-il qu’on puisse divorcer avec une femme née dans la chambre de pourpre… l’assassiner peut-être… avec la simple formule des Romains : Rends-moi les clefs… ne te charge plus des soins du ménage[24] ? Une fille du sang des Comnène doit-elle être exposée à des insultes que le dernier des citoyens se permet à peine envers une esclave qui préside à l’intérieur de sa maison ? »

En parlant ainsi, elle essuyait les larmes qui coulaient de ses yeux, et sa figure, naturellement aussi douce que belle, avait l’expression d’une furie. Hereward la regardait avec un mélange de crainte, de dégoût et de pitié. Elle éclata de nouveau, car la nature, en la douant de grandes qualités, lui avait en même temps donné d’énergiques passions bien supérieures à la froide ambition d’Irène ou à la politique rusée, double et astucieuse de l’empereur.

« Il le paiera cher ! s’écria-t-elle ; il le paiera cher !… le traître, avec son sourire et ses caresses !… Et pour une barbare qui répudie son sexe ! Je m’en doutai lors du festin que nous donna ce vieux fou… Et pourtant si cet indigne césar s’expose à la chance des armes, il est moins prudent que je n’avais lieu de le croire. Pensez-vous qu’il aura la folie de nous faire un affront si public, mon père ? et ne trouverez-vous pas quelques moyens d’assurer notre vengeance ? — Oh ! pensa l’empereur, voici une difficulté de moins ; avide de vengeance, elle aura besoin de frein et de bride plus que d’éperon. Si toutes les femmes jalouses de Constantinople s’abandonnaient à leur fureur avec autant d’impétuosité, nos lois, comme celles de Dracon, ne seraient pas écrites avec de l’encre, mais avec du sang… Écoutez-moi, maintenant, dit-il à haute voix, « ma femme, ma fille, et toi, mon cher Édouard, et vous apprendrez, mais vous trois seulement, la manière dont je suis décidé à conduire le vaisseau de l’État au milieu de ces écueils.

« Voyons d’abord distinctement, continua Alexis, les moyens par lesquels ils se proposent d’agir, et ils nous apprendront comment nous pourrons nous y opposer. Un certain nombre de Varangiens sont malheureusement séduits, sous prétexte d’injustices habilement mises en avant par leur infâme général. Une partie d’entre eux doivent être postés près de notre personne… Quelques uns supposent que le traître Ursel est mort ; mais quand il en serait ainsi, son nom suffit pour réunir ses anciens complices… J’ai le moyen de les satisfaire sur ce point, mais je n’en parlerai pas pour le moment… Un corps considérable des gardes immortelles s’est aussi laissé séduire, et doit être placé de manière à secourir la poignée de traîtres Varangiens qui ont formé le complot pour attaquer ma personne… Or, un changement dans les postes qu’occupent les divers corps, que toi-même, mon fidèle Édouard, ou… ou bien… mais n’importe ton nom, que toi, dis-je, tu aurais plein pouvoir de faire, dérangera les plans des conspirateurs, et placera les soldats fidèles autour d’eux, en position de les tailler en pièces s’il le faut. — Et le combat, sire ? dit le Saxon. — Tu ne serais pas un vrai Varangien si tu ne m’avais adressé cette question, » dit l’empereur d’un air de bonne humeur. « Le combat, c’est le césar qui en a eu l’idée, et j’aurai soin qu’il en subisse toutes les conséquences dangereuses. Il ne peut, sans déshonneur, refuser de se mesurer avec cette femme, quelque étrange que cela puisse être. Et quelle qu’en soit l’issue, la conspiration éclatera, et comme assurément ce sera contre des personnes bien préparées et armées, elle sera étouffée dans le sang des conspirateurs ! — Ma vengeance n’exige pas ce duel, dit la princesse, et votre honneur impérial est intéressé aussi à ce que cette comtesse soit protégée. — Ceci ne me regarde pas, répliqua l’empereur. Elle est venue ici avec son époux sans y être invitée ; il s’est conduit insolemment en ma présence, et il mérite tout ce qui peut résulter pour lui et pour sa femme de leur folle entreprise. À vrai dire, je ne désirais guère que l’effrayer avec ces animaux que son ignorance croyait enchantés, et alarmer un peu son épouse par l’impétuosité d’un amant grec, et ma vengeance se serait bornée là. — Et ç’aurait été une bien misérable vengeance ! dit l’impératrice. Vous, déjà arrivé au milieu de la vie ; vous dont l’épouse peut encore mériter quelque attention, vouloir causer des craintes jalouses à un aussi bel homme que le comte Robert, et donner l’alarme à une amazone telle que sa femme ! — Non pas, dame Irène, avec votre permission, dit l’empereur ; j’ai laissé ce rôle de la comédie à mon gendre le césar. »

Mais le pauvre empereur, en fermant ainsi une écluse, ne fit qu’en ouvrir une autre plus formidable. « C’est encore plus indigne de votre sagesse impériale, mon père ! s’écria la princesse Anne Comnène ; il est honteux qu’avec une sagesse et une barbe comme la vôtre, vous vous mêliez d’indécentes folies qui introduisent le trouble dans l’intérieur des familles, et que cette famille soit celle de votre propre fille ! Qui peut dire que le césar Nicéphore Brienne ait jamais jeté les yeux sur une autre femme que son épouse, avant que l’empereur lui eût appris à le faire, et l’eût ainsi enveloppé dans un tissu d’intrigues et de trahisons, au milieu desquelles il a mis en danger la vie de son beau-père ? — Ma fille ! ma fille ! ma fille !… s’écria l’impératrice, il faut être fille d’une louve, je crois, pour accuser ainsi son père dans un si malheureux moment, quand tout le loisir qu’il a ne lui suffit pas pour défendre sa propre vie ? — Femmes ! faites trêve à vos clameurs insensées, répliqua Alexis, et laissez-moi du moins agir pour sauver ma vie, sans me troubler par vos discours ridicules. Dieu sait si je suis homme à encourager, je ne dirai pas la réalité, mais même la simple apparence du mal. »

Il prononça ces mots en se signant et en poussant un dévot soupir. À cet instant, sa femme Irène s’avança devant lui, et lui dit d’un ton d’ironie amère qui ne pouvait provenir que d’une haine conjugale long-temps comprimée et qui rompait soudain toutes les digues : « Alexis, terminez cette affaire comme bon vous semblera ; vous avez vécu en hypocrite, et vous ne manquerez pas de mourir de même ! » Après ces mots, prononcés avec l’accent d’une noble indignation, emmenant sa fille avec elle, elle sortit de l’appartement.

L’empereur les regarda s’éloigner avec quelque confusion. Cependant il se remit bientôt, et se tournant vers Hereward avec un air de majesté blessée : « Ah ! mon cher Édouard, » lui dit-il (car ce nom s’était gravé dans son esprit à la place de celui d’Hereward), « tu vois comme les grands de ce monde, comme l’empereur lui-même, dans des moments critiques, est exposé à voir mal interpréter ses intentions aussi bien que le plus humble bourgeois de Constantinople ; néanmoins ma confiance en toi est si grande, Édouard, que je voudrais te voir persuadé que ma fille Anne Comnène n’a pas le caractère de sa mère, mais plutôt le mien. Si je respecte encore avec une religieuse fidélité les liens indignes que j’espère bientôt rompre, c’est pour la charger d’autres chaînes d’amour qu’elle portera plus légèrement. Édouard, ma principale confiance est en toi. Le hasard nous présente la plus favorable occasion, si nous savons en profiter, en rassemblant tous les traîtres devant nous en un même lieu. Pense alors, pense ce jour-là, comme les Francs le disent dans leurs tournois, que de beaux yeux te regardent. Il n’est aucun don en mon pouvoir que je ne sois disposé à t’accorder avec le plus vif plaisir et à la vue de tout le monde. — Je n’ai besoin de rien, » répondit le Saxon un peu froidement ; « ma plus haute ambition est de mériter cette épitaphe : « Hereward fut fidèle. » Je vais cependant vous demander une preuve de votre confiance impériale qui peut-être vous semblera trop forte. — Vraiment ! En un mot, que demandes-tu ? — La permission de me rendre au camp du duc Godefroid de Bouillon, et de solliciter sa présence dans la lice pour qu’il soit témoin d’un combat si extraordinaire. — Pour qu’il puisse revenir avec ses fous de croisés et saccager Constantinople, sous prétexte de rendre justice à ses confédérés ! Du moins, Varangien, ce n’est pas déguiser tes intentions. — Non, par le ciel ! » répliqua brusquement Hereward. « Le duc de Bouillon ne viendra qu’avec un nombre suffisant de chevaliers, pour avoir une garde raisonnable dans le cas où l’on voudrait employer la trahison contre la comtesse de Paris. — Eh bien, j’acquiescerai à une pareille demande. Mais toi, Édouard, si tu trahis ma confiance, songe que tu perds tout ce que t’a promis mon amitié, en qu’en outre tu encours la damnation due au traître qui trahit avec un baiser. — Quant à la récompense dont vous parlez, sire, je renonce dès à présent à tous les droits que je puis y avoir. Lorsque le diadème sera replacé solidement sur votre tête, et le sceptre dans votre main, si je suis encore vivant et si mes faibles services vous paraissent le mériter, je vous demanderai les moyens de quitter cette cour, et de retourner dans l’île lointaine où je suis né. En attendant, ne croyez pas que je sois infidèle parce que j’ai les moyens de l’être en effet. Votre Altesse impériale verra qu’Hereward lui est aussi fidèle que votre main droite l’est à votre main gauche. » Après ces mots, il se retira en faisant un profond salut.

L’empereur le regarda partir avec une physionomie où l’incertitude se mêlait à l’admiration.

« Je lui ai accordé, se dit-il, tout ce qu’il m’a demandé, et même les moyens de me perdre tout-à-fait, s’il en a la volonté. Il n’a qu’à dire un mot, un seul mot, et toute la bande de ces imbéciles croisés, maintenus en bonne humeur avec nous aux dépens de tant de ruses, et de plus d’argent encore, reviendra mettre à feu et à sang Constantinople, et semer de sel la place qu’elle occupe aujourd’hui. J’ai fait ce que j’avais résolu de ne faire jamais… J’ai confié mon empire et ma vie à la foi du fils d’une femme. Combien ai-je souvent dit, juré même que je ne me hasarderais pas à un tel péril ? et pourtant, peu à peu, je m’y suis exposé ! Je ne sais… mais il y a dans l’air et dans les discours de cet homme une bonne foi qui chasse mes craintes, et chose presque incroyable, ma confiance en lui a augmenté à mesure que j’ai découvert combien je pouvais peu compter sur lui. Je lui ai présenté, comme un rusé pêcheur, tous les appâts imaginables, et quelques uns auraient pu tenter un roi ; mais il ne s’est laissé prendre à aucun, : il avale, si je puis parler ainsi, l’hameçon nu, et entreprend de me servir sans intérêt personnel… Se peut-il que ce soit une double trahison ?… ou serait-ce ce qu’on appelle du désintéressement ?… Si je croyais qu’il pût me tromper ! il n’est pas encore trop tard, il n’a pas encore traversé le pont, il n’est point encore hors de la portée des gardes du palais, qui n’hésitent pas, qui ne connaissent point la désobéissance… Mais non, je serais alors seul au monde, sans ami, sans confident… J’entends le bruit de la porte extérieure qui s’ouvre ; le sentiment du péril rend, à coup sûr, mes oreilles plus fines que d’habitude… Elle se referme, le sort en est jeté ! Il est en liberté, et Alexis Comnène est réduit à régner ou à mourir, suivant la foi incertaine d’un Varangien mercenaire. » Il frappa des mains ; un esclave parut, il lui demanda du vin. Il but, et son courage se ranima. « Je suis décidé, dit-il, et j’attendrai avec résolution le résultat de ce coup de dé. »

À ces mots, il se retira dans son appartement, et ne reparut pas de la soirée.


CHAPITRE XXII.

LES TROMPETTES.


Et toujours, comme une annonce de mort, résonnait quelque trompette solitaire.
Campbell.


Le Varangien, la tête occupée des affaires importantes dont il était chargé, s’arrêtait de temps à autre en traversant les rues éclairées par la lune, pour saisir au passage les idées qui naissaient dans son esprit, et les considérer avec attention sous toutes leurs faces. Ses pensées étaient de nature tantôt à l’encourager, tantôt à l’alarmer, chacune accompagnée d’une foule de détails qu’elle entraînait après elle, et bientôt bannie à son tour par des réflexions d’un autre genre. C’était une de ces occasions où un esprit ordinaire se sent incapable de porter le fardeau qui lui est soudainement imposé, et où, au contraire, l’âme douée d’une force peu commune, et du plus précieux des dons du ciel, le bon sens fondé sur la présence d’esprit, sent ses facultés s’éveiller et grandir, comme un généreux coursier que monte un cavalier plein de hardiesse et d’expérience.

Comme il s’abandonnait à un des accès de rêverie qui venaient fréquemment interrompre sa marche, Hereward crut entendre le son d’une trompette éloignée. Cette circonstance le surprit : le son d’une trompette à une heure si indue, et dans les rues de Constantinople, annonçait quelque chose d’extraordinaire ; car, comme tous les mouvements des troupes étaient réglés par des ordres spéciaux, on ne pouvait interrompre le silence de la nuit sans un grave motif. Il s’agissait de savoir quel était ce motif.

La conspiration avait-elle éclaté soudainement, et d’une manière si contraire au plan des conspirateurs eux-mêmes ?… Dans ce cas, l’entrevue du pauvre exilé avec son amante, après tant d’années d’absence, n’était qu’un triste présage d’une éternelle séparation. Ou bien les croisés, espèce de gens dont il était difficile de calculer les mouvements d’avance, avaient-ils subitement repris les armes et repassé le détroit pour surprendre la ville ? La chose était fort possible ; car les sujets de plainte qu’on avait donnés aux croisés étaient si nombreux, qu’alors qu’ils se trouvaient pour la première fois réunis en un seul corps, et qu’ils pouvaient se couler réciproquement les preuves certaines qu’ils avaient de la perfidie des Grecs, rien n’était si probable, si naturel, et même peut-être si justifiable, que de s’abandonner à des projets de vengeance.

Mais le son ressemblait plutôt à un appel régulier, qu’aux fanfares tumultueuses de cors et de trompettes, qui accompagnent la prise d’une ville, lorsque le bruit affreux de l’assaut n’a pas encore fait place à cette morne paix donnée enfin aux malheureux habitants par les vainqueurs las de meurtre et de pillage. Quoi que ce fût, il était nécessaire qu’Hereward s’en informât : c’est pourquoi il dirigea sa marche par une large rue, voisine des casernes, d’où le son semblait partir ; et d’ailleurs d’autres raisons l’invitaient encore à prendre cette route.

Les habitants de cette partie de la ville ne paraissaient pas s’émouvoir beaucoup de ce signal guerrier. Le clair de lune donnait sur la rue, traversée par l’ombre gigantesque des fours de Sainte-Sophie, dont les infidèles, depuis la prise de Constantinople, ont fait leur principale mosquée. Aucun être humain ne se montrait dans les rues, et ceux qui venaient regarder un instant aux portes ou aux fenêtres paraissaient satisfaire aisément leur curiosité ; car ils retiraient presque aussitôt leurs têtes, et refermaient l’ouverture par laquelle ils avaient regardé.

Hereward ne put s’empêcher de penser aux traditions que racontaient les anciens de sa tribu dans les profondes forêts du Hampshire, et qui parlaient de chasseurs invisibles qu’on entendait poursuivre, avec des chevaux et des chiens également invisibles, un gibier qu’on ne voyait pas, dans les profondeurs des forêts de la Germanie. Il lui semblait que le son qu’il venait d’entendre devait ressembler aux fanfares entendues dans les bois enchantés durant ces étranges parties de chasse.

« Fi donc ! » se dit-il, en réprimant cette pensée superstitieuse ; « ces idées puériles conviennent-elles à un homme en qui l’on met tant de confiance, et de qui on paraît tant attendre ? » Il continua donc à suivre la rue, sa hache sur l’épaule, et à la première personne qu’il vit s’aventurant à regarder par la porte, il demanda la cause de ce bruit militaire à une heure si inaccoutumée.

« Je ne puis vous le dire, monsieur, » répondit le citoyen qui ne paraissait guère disposé à rester en plein air ni à lier conversation, et moins encore à se laisser questionner ; c’était le citoyen politique de Constantinople que nous avons rencontré au commencement de cette histoire, et se hâtant de rentrer dans sa demeure, il évita un plus long entretien.

Le lutteur Stephanos se montra à la porte suivante, qui était ornée de guirlandes de chêne et de lierre, en l’honneur d’une victoire récente. Il ne se retira point, encouragé tant par la conscience de sa force physique, que par une sombre morgue que les gens de cette espèce prennent souvent pour le véritable courage. Son admirateur et son flatteur, Lysimaque, se tenait derrière lui, protégé par ses larges épaules.

En passant, Hereward lui adressa la même question qu’au premier citoyen : « Savez-vous pourquoi les trompettes sonnent si tard ? — Vous devriez plutôt le savoir vous-même, » répondit Stephanos d’un ton bourru ; « car, à en juger par votre hache et votre casque, ce sont vos trompettes et non les nôtres qui troublent les honnêtes gens dans leur premier sommeil. — Faquin ! » répliqua le Varangien d’une voix qui fit tressaillir le lutteur ; « mais, quand la trompette sonne, un soldat n’a point le temps de punir un insolent ! »

Le Grec recula, rentra dans sa maison et, dans la précipitation de sa retraite, il faillit renverser l’artiste Lysimaque qui fut surpris par ce brusque mouvement.

Hereward arriva enfin aux casernes où la musique militaire avait cessé ; mais au moment où le Varangien mit le pied dans la vaste cour intérieure, elle recommença avec un effroyable vacarme ; il en fut presque étourdi, bien qu’il y fût accoutumé. « Qu’est-ce que cela signifie, Engelbrecht ? » demanda-t-il à la sentinelle varangienne qui se promenait la hache au bras, devant la porte.

« La proclamation d’un défi et d’un combat, répondit Engelbrecht. Il se passe d’étranges choses, camarade : les fous de croisés ont mordu les Grecs, et les ont infectés de leur goût pour les duels, comme les chiens, dit-on, se communiquent la rage. »

Hereward ne répliqua rien à la sentinelle, et se mêla en toute hâte à un groupe de soldats qui étaient rassemblés dans la cour, à demi armés, ou plus exactement, sans arme aucune, car ils sortaient de leur lit et se réunissaient au plus vite autour des trompettes de leur corps, en grand uniforme. Celui d’entre eux dont l’instrument gigantesque était chargé d’annoncer les ordres exprès de l’empereur ne manquait pas à son poste, et les musiciens étaient appuyés par une troupe de Varangiens en armes, commandés par Achille Tatius lui-même. Hereward put aussi remarquer en approchant davantage (car ses compagnons lui faisaient place), que six des hérauts de l’empereur étaient également de service. Quatre d’entre eux, deux à la fois, avaient déjà fait la proclamation, qui allait être répétée une troisième fois par les deux derniers, comme c’était l’usage à Constantinople quand on publiait un mandat impérial de grande importance. Achille Tatius, dès qu’il aperçut son confident, lui fît un signe pour faire comprendre à Hereward qu’on voulait lui parler après la proclamation. Après les fanfares des trompettes, les hérauts commencèrent en ces termes :

« De par l’autorité du resplendissant et divin Alexis Comnène, empereur du très saint Empire romain, Sa Majesté impériale désire que ce qui va suivre soit connu de tous et de chacun de ses sujets, de quelque race qu’ils descendent, et devant quelque autel qu’ils fléchissent le genou… Sachez que le second jour après la date de la présente publication, notre bien-aimé gendre, le très estimé césar, s’est engagé à combattre notre ennemi Robert, comte de Paris, pour avoir eu l’audace d’occuper en public notre trône impérial, comme pour celle d’avoir brisé en notre vénérable présence les précieux chefs-d’œuvre ornant ledit trône, et appelés par tradition les Lions de Salomon. Et afin qu’il ne puisse exister en Europe un homme qui ose dire que les Grecs sont en arrière des autres parties du monde, dans aucun des mâles exercices en usage chez les nations chrétiennes, lesdits nobles ennemis renonçant à tout secours qui peut venir de trahison, de talismans et de magie, videront cette querelle en trois courses avec des lances émoulues, et en trois passes d’armes avec des sabres bien aiguisés, la victoire devant être décidée par l’honorable empereur, qui jugera suivant son gracieux et infaillible bon plaisir. »

Une autre bruyante fanfare termina la cérémonie. Achille congédia alors les soldats présents, aussi bien que les hérauts et les musiciens, qui regagnèrent leurs quartiers respectifs ; et prenant Hereward à part, il lui demanda s’il avait appris quelque chose du prisonnier Robert, comte de Paris.

« Rien, sauf les nouvelles que contient votre proclamation, répondit le Varangien — Tu penses donc qu’elle est faite avec le consentement du comte ? — Il le faut bien. Je ne connais personne assez hardi pour descendre à sa place dans la lice. — Eh bien ! écoute, mon excellent Hereward, quoique tu aies la compréhension un peu difficile ; sache que notre césar a eu l’extravagance d’établir une comparaison entre son pauvre esprit et celui d’Achille Tatius. Il tient beaucoup à son honneur, cet étrange fou ; il ne peut se faire à l’idée qu’on suppose qu’il a provoqué une femme ou qu’il en a reçu une provocation. Il a donc substitué le nom du comte à celui de la comtesse. Et si le comte ne se présente pas pour combattre, le césar prendra des airs de provocateur audacieux et de vainqueur heureux, sans qu’il lui en coûte beaucoup, puisque personne ne se sera présenté pour le combattre, et il exigera que la comtesse lui soit livrée en conséquence de sa victoire. Ce sera le signal d’un tumulte général, dans lequel l’empereur, s’il n’est pas tué sur place, sera jeté dans les cachots de son propre palais de Blaquernal pour y recevoir la peine que sa cruauté a infligée à tant d’autres. — Mais… — Mais… mais… mais !… mais tu es un fou. Ne peux-tu voir que ce brave césar veut éviter une rencontre avec l’épouse, tandis qu’il désire ardemment qu’on le suppose prêt à se battre avec le mari ? Notre affaire à nous, c’est de tout arranger pour le combat, de façon que tous ceux qui sont préparés pour l’insurrection soient réunis sous les armes afin de jouer leurs rôles. Veille seulement à ce que nos fidèles amis soient placés près de la personne de l’empereur, et de manière à rendre inutile l’intervention officieuse des gardes qui peuvent être disposés à le secourir ; et soit que le césar combatte le mari ou la femme, soit qu’il y ait un combat ou qu’il n’y en ait point, la révolution sera faite, et les Tatius remplaceront les Comnène sur le trône de Constantinople. Va, mon fidèle Hereward, tu n’oublieras pas que pendant l’insurrection le mot de ralliement est Ursel, qui vit encore dans l’affection du peuple, quoique son corps, dit-on, pourrisse depuis long-temps dans les cachots de Blaquernal. — Qui était cet Ursel de qui j’entends parler si diversement ? — Un compétiteur d’Alexis Comnène… bon, brave et honnête, mais vaincu par l’astuce plutôt que par l’habileté ou la valeur de son ennemi. Il est mort, je crois, dans le palais de Blaquernal ; mais quand et comment, personne ne peut le dire. Mais voyons, de l’activité, mon Hereward ! tâche d’encourager les Varangiens… amènes-en le plus grand nombre possible à être des nôtres. Parmi les immortels, comme on les appelle, et parmi les citoyens mécontents, il en est assez qui sont prêts à pousser le cri de l’insurrection, et à marcher sur les traces de ceux qui commenceront l’entreprise. L’adresse d’Alexis à éviter les assemblées populaires ne le protégera point. Il ne peut, sans manquer à son honneur, se dispenser d’assister à un combat qui doit se livrer sous ses yeux ; et grâces soient rendues à Mercure de l’éloquence qui, par mon entremise, l’a décidé, après quelque hésitation, à publier ce cartel ! — Vous l’avez donc vu ce soir ? — Si je l’ai vu ? certainement. Si j’eusse ordonné à ces trompettes de sonner sans son autorisation, leur son eût fait tomber ma tête de dessus mes épaules. — J’ai failli vous rencontrer au palais, » dit Hereward, tandis que son cœur battait presque aussi fort que s’il eût réellement fait cette rencontre dangereuse.

« En effet, j’ai ouï dire que tu étais allé prendre les ordres de celui qui remplit encore le rôle de souverain. Assurément, si je t’y avais aperçu avec cet air ferme, ouvert, et en apparence honnête, trompant le Grec rusé à force de franchise, je n’aurais pu m’empêcher de rire du contraste de ta figure avec les pensées de ton cœur. — Dieu seul connaît nos plus secrètes pensées ; mais je le prends à témoin que je serai fidèle à mes promesses et que je remplirai la tâche dont je suis chargé. — Bravo ! mon honnête Anglo-Saxon. Appelle, s’il te plait, mes esclaves pour me désarmer ; et quand tu quitteras toi-même ces armes de simple garde du corps, dis-leur qu’elles n’ont plus que deux fois à couvrir les membres d’un homme à qui le destin réserve des vêtements plus convenables. »

Hereward n’osa s’en remettre à sa voix dans un moment si critique. Il s’inclina profondément, et se retira vers la partie des casernes où il logeait.

Dès qu’il entra dans son appartement, il fut salué par la voix joyeuse du comte Robert que n’arrêtait point la crainte d’être entendu, quoique la prudence aurait dû lui en montrer la nécessité.

« L’as-tu entendue, mon cher Hereward, s’écria-t-il, as-tu entendu la proclamation par laquelle ce daim fanfaron me défie au combat avec des lances émoulues, et à trois passes d’armes avec des épées bien aiguisées ! Il est assez étrange qu’il ne trouve pas plus sûr de combattre ma femme ! peut-être pense-t-il que les croisés ne lui eussent pas permis de se battre contre elle. Mais par Notre-Dame des Lances rompues ! il ne sait pas que les hommes d’Occident sont aussi jaloux de la réputation guerrière de leurs épouses que de la leur propre. J’ai réfléchi toute la soirée à l’armure que je devais prendre, au moyen de me procurer un coursier, ou si je ne lui ferai pas assez d’honneur en ne prenant que Tranchefer pour toute arme, contre son armure complète, offensive et défensive. — J’aurai cependant soin, dit Hereward, que vous soyez mieux pourvu en cas de besoin. Vous ne connaissez pas les Grecs. »


CHAPITRE XXIII.

LE MESSAGE.


Le Varangien ne quitta le comte de Paris que lorsque ce dernier lui eut remis entre les mains son cachet semé, en terme de blason, de lances rompues, et portant cette fière devise : « La mienne est encore intacte. » Muni de ce symbole de confiance, il eut alors des mesures à prendre pour informer le chef des croisés de la solennité qui se préparait, et pour lui demander, au nom de Robert de Paris et de la dame Brenhilda, un détachement de cavaliers occidentaux assez considérable pour assurer la stricte observation des règles de l’honneur et de la justice dans l’arrangement de la lice et pendant la durée du combat. Les devoirs imposés à Hereward étaient de telle nature qu’il se trouvait dans l’impossibilité de se rendre en personne au camp de Godefroy ; et quoiqu’il y eût beaucoup de Varangiens auxquels il se pouvait fier, il n’en connaissait pas parmi ceux qui se trouvaient immédiatement sous ses ordres dont l’intelligence lui parût devoir suffire dans une occasion aussi extraordinaire. Dans celle perplexité, il se dirigea… peut-être sans bien savoir pourquoi… vers les jardins d’Agelastès, où le hasard lui procura une seconde rencontre de Bertha.

Hereward ne l’eut pas plus tôt informée de son embarras, que la résolution de la courageuse jeune fille fut irrévocablement prise.

« Je vois, dit-elle, que le péril de cette partie de l’aventure me regarde ; et pourquoi ne m’y exposerais-je pas ? Ma maîtresse, du sein de la prospérité, s’offrit pour courir le monde avec moi ; je me rendrai pour elle au camp du seigneur franc. C’est un honnête homme, un pieux chrétien, et ses soldats sont de zélés pèlerins. Une femme ne peut rien avoir à craindre, allant remplir une telle mission auprès de tels hommes. »

Mais le Varangien connaissait trop bien les mœurs des camps pour permettre à la belle Bertha de se mettre seule en route. Il lui donna donc pour compagnon un vieux soldat qu’il s’était attaché depuis long-temps par sa bonté et sa confiance ; et après avoir instruit son amante de tous les détails du message qu’elle allait porter, il lui recommanda de se tenir prête à partir dès la pointe du jour, et revint encore une fois aux casernes.

Au lever de l’aurore, Hereward se trouva au lieu où il avait quitté Bertha la veille au soir, accompagné de l’honnête soldat aux soins duquel il voulait la confier. En peu d’instants il les vit à bord d’une barque amarrée dans le port, dont le maître consentit aisément à leur faire passer le détroit, après avoir examiné leur permission de se rendre à Scutari, permission donnée au nom de l’Acolouthos, comme s’ils étaient autorisés par ce conspirateur, et contenant un signalement qui pouvait convenir au vieil Osmond et à sa jeune compagne.

La matinée était belle, et bientôt la ville de Scutari se présenta aux regards des voyageurs, brillante comme aujourd’hui d’une variété d’architecture qui, bien qu’on puisse la trouver bizarre, mérite incontestablement l’admiration. Ses édifices s’élevaient hardiment du milieu d’un bois touffu de cyprès et d’autres grands arbres, d’autant plus gigantesques, qu’ils étaient respectés comme ornements des cimetières et comme gardiens des morts.

À l’époque dont nous parlons, une circonstance extraordinaire rendait doublement intéressante une scène qui l’aurait beaucoup été d’ailleurs en tout temps. Une grande partie de cette armée formée de soldats qui, de tant de pays divers, venaient reconquérir les saints lieux de la Palestine et le saint sépulcre lui-même sur les infidèles, s’était campée à un mille environ de Scutari. Les croisés n’avaient pas de tentes pour la plupart, mais l’armée, à l’exception des pavillons de quelques chefs d’un haut rang, s’était construit des huttes temporaires, agréablement décorées de feuillage et de fleurs, tandis que les grands étendards et les larges bannières qui flottaient au dessus avec diverses armoiries montraient que l’élite de l’Europe était réunie en ce lieu. Un murmure bruyant, ressemblant à celui d’une ruche trop pleine, s’échappait du camp des croisés, et retentissait jusqu’à la ville de Scutari ; de temps à autre ce bruit sourd était rompu par quelques sons plus aigus, tels que le son des instruments de musique, ou les cris encore plus élevés, exprimant la crainte ou la gaîté des enfants et des femmes.

Nos voyageurs arrivèrent enfin à bon port ; et comme ils approchaient d’une des portes du camp, ils en virent sortir une brillante troupe de beaux cavaliers, de pages et d’écuyers exerçant les chevaux de leurs maîtres ou les leurs. Au bruit qu’ils faisaient en causant à haute voix, en galopant, en faisant sauter et caracoler leurs coursiers, on aurait dit qu’une discipline sévère les avait appelés à l’exercice avant que les fumées du vin qu’ils avaient bu dans la dernière nuit eussent été complètement dissipées par le repos. Dès qu’ils aperçurent Bertha et ses deux compagnons, ils s’approchèrent avec des cris qui annonçaient qu’ils étaient Italiens.

« À l’erta ! a l’erta ! roba di guadagna, cameradi[25] ! »

Ils se réunirent autour de la jeune Anglo-Saxonne et de ses compagnons, d’une manière qui fit trembler Bertha. « Que venez-vous faire au camp ? » demandèrent-ils tous à la fois.

« Je voudrais parler au général en chef, cavaliers, répondit Bertha ; car j’ai un message secret pour son oreille. — Pour l’oreille de qui ? » demanda le commandant de la troupe, beau jeune homme d’environ dix-huit ans, qui semblait avoir la tête moins folle que ses camarades, ou avoir un peu moins bu que les autres. « Quel est celui de nos chefs que vous désirez voir ? — Godefroy de Bouillon. — Vraiment ! répliqua le même page. Rien de moindre ne peut-il vous contenter ? Jetez un coup d’œil parmi nous : nous sommes tous jeunes et raisonnablement riches. Monseigneur de Bouillon est vieux, et, s’il a quelques sequins, il n’est pas probable qu’il veuille les dépenser ainsi. — N’importe ; j’ai à montrer à Godefroy de Bouillon une preuve de ma mission vers lui, répondit Bertha, et une preuve irrécusable ; il saura peu de gré à celui qui m’empêchera d’arriver librement jusqu’à lui. » Et montrant un petit écrin dans lequel était enfermé l’anneau du comte de Paris : « Je vous le remettrai entre les mains, ajouta-t-elle, si vous me promettez de ne pas l’ouvrir et de me procurer un libre accès près du noble chef des croisés. — Soit, dit le jeune homme ; et si tel est le bon plaisir du duc, vous serez admise en sa présence. — Ernest l’Apulien, ton friand esprit d’Italien est pris au trébuchet, lui cria un de ses compagnons. — Tu es un fou ultramontain, Polydore, répliqua Ernest. Il peut y avoir au fond de cette affaire plus d’importance que ton esprit et le mien ne sauraient en voir. Cette jeune fille et un de ses compagnons portent un costume qui appartient à la garde varangienne. Ils peuvent être chargés d’un message de l’empereur, et il n’est pas inconciliable avec la politique d’Alexis d’envoyer de pareils messagers. Conduisons-les donc en tout honneur à la tente du général. — De tout mon cœur, dit Polydore. Une fillette aux yeux bleus est une jolie chose, mais je n’aime pas la sauce de notre grand prévôt, ni la manière dont il habille ceux qui se laissent aller à la tentation[26]. Cependant avant de me montrer aussi fou que mon camarade, je voudrais demander quelle est cette jolie fille, qui vient rappeler à de nobles princes et à de saints pèlerins qu’ils ont fait, dans leur temps, les mêmes folies que les autres hommes. »

Bertha s’avança et dit quelques mots bas à l’oreille d’Ernest. Cependant Polydore et le reste de la bande joyeuse se permirent une longue suite de plaisanteries bruyantes et licencieuses, qui, quoique caractérisant les grossiers interlocuteurs, ne peuvent pas être admises ici. Leur effet fut d’ébranler jusqu’à un certain point le courage de la vierge saxonne, qui ne prit qu’à grand’peine sur elle-même de leur adresser la parole. « Si vous avez des mères, messieurs, dit elle, si vous avez des sœurs, que vous sauveriez du déshonneur au prix de votre sang… si vous aimez et honorez les saints lieux que vous avez fait serment d’arracher aux infidèles, ayez compassion de moi, afin d’être dignes de réussir dans votre entreprise. — Ne craignez rien, jeune fille, répondit Ernest, je serai votre protecteur, et vous, mes camarades, veuillez suivre mon avis. J’ai, pendant votre tapage, jeté un coup d’œil, contre ma promesse, sur le gage qu’elle porte, et si celle qui doit le présenter est insultée ou maltraitée, soyez sûr que Godefroy de Bouillon punira sévèrement l’injure qui lui aura été faite. — Oh ! camarade, si tu peux nous donner une telle garantie, répliqua Polydore, je serai le premier à conduire cette jeune femme en tout honneur et sûreté à la tente de sire Godefroy. — Les princes, reprit Ernest, doivent être près de se réunir pour le conseil. Ce que j’ai dit, je le soutiendrai et le garantirai de mon bras et de ma vie. Je pourrais en deviner davantage, mais je pense que cette jeune fille est capable de parler pour elle-même. — Ah ! que le ciel vous bénisse, brave écuyer ! dit Bertha ; qu’il vous rende également vaillant et heureux ! Ne vous embarrassez plus de moi que pour me conduire en sûreté auprès de votre chef, Godefroy de Bouillon. — Nous perdons du temps, » dit Ernest, en sautant à bas de son cheval. « Vous n’êtes pas une Orientale, belle fille, et je suppose que vous n’aurez pas de peine à conduire un cheval tranquille. — Pas la moindre, » répondit Bertha ; et, s’enveloppant de sa mante, elle sauta sur le généreux palefroi, comme une linotte se perche sur un buisson de rosier. « Et maintenant, monsieur, continua-t-elle, comme mon affaire ne comporte réellement aucun délai, je vous serai fort reconnaissante si vous m’indiquez tout de suite la tente du duc Godefroy de Bouillon. »

En profitant de la courtoisie du jeune Apulien, Bertha eut l’imprudence de se séparer du vieux Varangien ; mais le jeune homme n’avait que d’honnêtes intentions, et il la conduisit, à travers les tentes et les huttes, au pavillon du chef célèbre de la croisade.

« Il faut, dit-il, que vous attendiez quelques instans ici, sous la protection de mes camarades (car deux ou trois pages les avaient suivis par curiosité, pour voir quelle serait l’issue de cette aventure), et je vais prendre les ordres du duc de Bouillon sur cette affaire. » Il n’y avait rien à objecter, et Bertha n’eut rien de mieux à faire que d’admirer l’extérieur de la tente, dont l’empereur grec, Alexis, dans un accès de générosité et de munificence, avait fait cadeau au chef des Francs. Elle était soutenue par de grands pieux, taillés en forme de lance, et qui paraissaient être d’or. Les rideaux étaient d’une étoffe épaisse, travaillée en soie, en coton et en fil d’or. Les gardes qui se tenaient alentour, pendant le conseil, étaient de graves vieillards, pour la plupart écuyers personnels des princes qui avaient pris la croix, et à qui on pouvait, en conséquence, confier la garde de cette assemblée, sans crainte qu’ils allassent répéter ce qu’ils pourraient entendre. Leur air était sérieux et réfléchi, et ils semblaient être de ces hommes qui avaient pris la croix sainte non par un désir frivole d’aventures, mais par un motif des plus solennels et des plus graves. Un d’entre eux arrêta le jeune Italien, et lui demanda ce qui l’autorisait à entrer ainsi dans le conseil des croisés, qui avaient déjà pris leurs sièges. Le page répondit en prononçant son nom et sa qualité : « Ernest d’Otrante, page du prince Tancrède ; » et il ajouta qu’il venait annoncer l’arrivée d’une jeune femme qui avait présenté un gage de sa mission, et qui était chargée d’un message pour l’oreille secrète de Godefroi de Bouillon.

Bertha, pendant ce temps, quitta sa mante ou vêtement de dessus, et mit en ordre le reste de son costume anglo-saxon. Elle avait à peine terminé sa toilette, que le page du prince Tancrède revint pour la conduire devant le conseil de la croisade. Elle obéit à un signe d’Ernest, tandis que les autres jeunes gens, s’étonnant de la facilité avec laquelle on l’admettait, se retirèrent à une distance respectueuse de la tente, et s’y entretinrent sur la singularité de cette aventure.

Cependant l’ambassadrice elle-même entrait dans la chambre du conseil ; sa figure offrait une agréable expression de modestie et de timidité, en même temps qu’une ferme résolution d’accomplir sa mission. Il y avait environ quinze des principaux croisés réunis en conseil, sous la présidence de leur chef. Godefroy était un homme grand et vigoureux, arrivé à cette époque de la vie où l’on n’a encore rien perdu de sa résolution, tandis qu’on a acquis une sagesse et une circonspection inconnues à un âge moins avancé. La physionomie de Godefroy annonçait prudence et hardiesse, et s’harmoniait heureusement avec ses cheveux où quelques fils d’argent se mêlaient déjà à ses tresses noires.

Tancrède, le plus noble chevalier de la chevalerie chrétienne, était assis à peu de distance de lui, avec Hugues, comte de Vermandois, généralement appelé le Grand Comte, — ensuite venaient l’égoïste et rusé Bohémond, le puissant Raymond de Provence et d’autres principaux croisés, tous revêtus de leur armure.

Bertha ne se laissa point décourager, mais, s’avançant avec une grâce timide vers Godefroy, elle remit dans ses mains l’anneau qui lui avait été rendu par le jeune page, et, après une profonde révérence, elle s’exprima en ces termes : « Godefroy, duc de Bouillon, comte de la Basse-Lorraine, chef de la sainte entreprise appelée croisade, et vous ses vaillants camarades, pairs et compagnons, à quelque titre que vous deviez être honorés ; moi, humble enfant d’Angleterre, fille d’Engelred, originairement Franklin du Hampshire, et depuis capitaine des Forestiers ou Anglo-Saxons libres, sous le commandement du célèbre Éderic, je réclame la confiance due au porteur du gage irrécusable que je viens de remettre entre vos mains, de la part d’un guerrier qui n’occupe pas ici le dernier rang, de la part du comte Robert de Paris… — Notre très honorable confédéré, » dit Godefroy en regardant l’anneau. « La plupart d’entre vous, messeigneurs, doivent, je pense, connaître le cachet… Un champ semé de fragments de lances brisées. » L’anneau fut passé de main en main dans l’assemblée et généralement reconnu.

Quand Godefroy le lui eut signifié, la jeune fille continua son message : « À tous les princes croisés, camarades de Godefroy de Bouillon, et particulièrement au duc lui-même… À tous, excepté à Bohémond d’Antioche, que le comte Robert regarde comme indigne de son attention… — Comment ! indigne de son attention, s’écria Bohémond ; que voulez-vous dire, damoiselle ? Mais le comte de Paris m’en rendra raison. — Avec votre permission, sire Bohémond, répliqua Godefroy, cela ne sera point. Par nos règlements, nous avons renoncé à nous envoyer des cartels les uns aux autres, et l’affaire, si elle ne peut s’arranger à l’amiable entre les parties, doit être soumise à la décision de cet honorable conseil. — Je crois deviner maintenant ce dont il s’agit, reprit Bohémond. Le comte de Paris me garde rancune, parce que, le dernier soir que nous avons passé à Constantinople, je lui ai donné un bon conseil qu’il n’a point trouvé convenable de suivre… — C’est une chose qui s’expliquera plus aisément lorsque nous aurons entendu son message, interrompit Godefroy… Remplissez la commission du comte Robert de Paris, Jeune fille, afin que nous mettions un peu d’ordre dans une affaire qui nous semble assez compliquée. »

Bertha, reprenant la parole, termina ainsi, après avoir brièvement raconté les événements qui venaient de se passer : « Le combat doit avoir lieu demain, deux heures environ après le lever du soleil, et le comte supplie le noble duc de Bouillon de permettre à cinquante lances françaises d’assister à ce fait d’armes, et d’assurer par leur présence la justice et l’impartialité du combat. Si de vaillants chevaliers désirent, de leur plein gré, voir ledit combat, le comte regardera leur présence comme un honneur ; pourvu que les noms de ces chevaliers soient comptés soigneusement avec ceux des croisés qui se rendront en armes dans la lice, et que leur nombre soit limité, par l’inspection du duc Godefroy lui-même, à cinquante seulement, nombre suffisant pour obtenir la protection demandée, tandis que, plus considérable, il serait regardé comme une agression contre les Grecs et amènerait le renouvellement des disputes qui sont heureusement terminées à l’heure qu’il est. »

Bertha n’eut pas plus tôt fini de prononcer son manifeste, et gracieusement salué le conseil, qu’il s’établit dans l’assemblée une conversation à voix basse, qui prit bientôt un caractère plus animé.

Quelques uns des plus vieux chevaliers du conseil et deux ou trois prélats qui étaient venus prendre part aux délibérations, firent valoir fortement leur vœu solennel de ne pas tourner le dos à la Palestine, maintenant qu’ils avaient mis la main à la charrue. Les jeunes chevaliers, au contraire, s’enflammèrent d’indignation en apprenant la manière infâme dont leur camarade avait été retenu, et peu d’entre eux auraient voulu perdre l’occasion d’assister à un combat en champ clos dans un pays où de pareils spectacles étaient rares, lorsqu’il devait s’en donner un si près d’eux.

Godefroy appuya son front sur sa main et parut dans une grande perplexité. Rompre avec les Grecs, après avoir enduré tant d’injures pour conserver l’avantage de rester en paix avec eux, paraissait fort impolitique, et c’était sacrifier tout ce qu’il avait obtenu d’Alexis Comnène, par une longue et pénible patience. D’un autre côté, il était tenu, comme homme d’honneur, à venger l’injure faite au comte Robert de Paris, dont l’intrépidité et l’esprit vraiment chevaleresque avaient conquis les bonnes grâces de toute l’armée. C’était en outre la cause d’une belle et noble dame : chaque chevalier de l’armée se croirait obligé par son vœu de voler à sa défense. Godefroy parla, et se plaignit de la difficulté qu’il y avait à prendre une détermination et du peu de temps qu’on accordait pour y réfléchir.

« Avec la permission de monseigneur le duc de Bouillon, dit Tancrède, j’étais chevalier avant d’être croisé, et j’avais prononcé les vœux de la chevalerie avant de placer ce saint emblème sur mon épaule ; le vœu fait le premier doit être le premier accompli. Je ferai donc pénitence pour avoir négligé un moment l’exécution du second vœu, tandis que j’observerai le plus important devoir de la chevalerie, celui de secourir une dame en détresse qui se trouve entre les mains de gens dont la conduite envers elle et envers cette armée nous donne le droit de les appeler traîtres infâmes. — Si mon parent Tancrède, dit Bohémond, veut réprimer son impétuosité, et vous, messeigneurs, s’il vous plaît, comme vous avez parfois daigné le faire, d’écouter mon avis, je crois que je pourrai vous indiquer un moyen de ne pas violer votre serment, et néanmoins de porter secours à nos compagnons de pèlerinage dans leur danger… Je vois diriger vers moi des regards qui annoncent le soupçon, occasionnés peut-être par la manière grossière dont ce jeune guerrier, toujours si violent, et presque insensé dans ce cas, a déclaré ne pas vouloir de mon assistance. Mon grand crime est de l’avoir averti, tant par mes paroles que par mon exemple, de la trahison qui se tramait contre lui, et de l’avoir engagé à user de prudence et de circonspection. Mon avertissement, il l’a tout-à-fait méprisé ; mon exemple, il a négligé de le suivre, et il est tombé dans le piège qui était tendu, pour ainsi dire, sous ses propres yeux. Cependant le comte de Paris, en me méprisant témérairement, n’a fait que céder à un caractère que l’infortune et le désappointement ont rendu irritable. Je suis si loin de vouloir l’en faire repentir, qu’avec la permission de Votre Seigneurie et celle du noble conseil ici assemblé, je me dirigerai en toute hâte vers le lieu du rendez-vous avec cinquante lances, chacune accompagnée d’au moins dix hommes, ce qui portera à peu près à cinq cents hommes le secours demandé, et avec eux, il n’est pas douteux que je puisse secourir efficacement le comte et son épouse. — C’est une noble proposition dit le duc de Bouillon ; c’est un charitable pardon des injures qui convient à notre expédition chrétienne ; mais tu as oublié la principale difficulté, frère Bohémond, le serment que nous avons fait de ne jamais revenir sur nos pas dans notre saint voyage. — Si nous pouvons éluder ce serment en cette occasion, reprit Bohémond, notre devoir est de le faire. Sommes-nous donc si mauvais cavaliers, ou nos chevaux sont-ils si indociles, que nous ne puissions les mener à reculons jusqu’au lieu de l’embarquement, à Scutari ? Nous pouvons nous embarquer en marchant de ce pas rétrograde ; et quand nous serons arrivés en Europe où nos vœux ne nous lieront plus, nous secourrons le comte et la comtesse de Paris, et nos vœux resteront entiers dans la chancellerie du ciel. »

Un cri général s’éleva : « Longue vie au vaillant Bohémond !… honte à nous, si nous ne courons pas au secours d’un si brave chevalier et d’une dame si belle, puisque nous pouvons le faire sans manquer à notre serment ! — La question, dit Godefroy, me semble être plutôt éludée que résolue ; mais de tels subterfuges ont été souvent admis par les théologiens les plus savants et les plus scrupuleux, et je n’hésite pas plus à user de l’expédient de Bohémond, que si l’ennemi eût attaqué notre arrière-garde, ce qui aurait fait d’une contre-marche une manœuvre de première nécessité. »

Il y eut néanmoins dans l’assemblée, et particulièrement parmi les ecclésiastiques, des gens qui pensèrent que le serment par lequel les croisés s’étaient solennellement engagés devait être exécuté à la lettre. Mais Pierre l’Ermite, qui avait entrée au conseil et jouissait d’une grande influence, déclara que son opinion était « que, puisque l’observation exacte de leur vœu tendrait à diminuer les forces de la croisade, il y aurait illégalité à s’en tenir au sens littéral lorsqu’on pouvait l’éluder d’une manière honorable. »

Il offrit de faire marcher lui-même à reculons l’animal qu’il montait… c’est-à-dire son âne ; et, quoiqu’il fût détourné du projet de donner ainsi l’exemple par les remontrances de Godefroy de Bouillon, qui craignait que le prophète ne devînt un sujet de dérision pour les païens, cependant il argumenta si bien que les chevaliers, loin de se faire un scrupule de cette contre-marche, se disputèrent l’honneur d’être du nombre de ceux qui se rendraient à Constantinople pour voir combattre et ramener ensuite à l’armée le valeureux comte de Paris, vainqueur, comme personne n’en doutait, et l’amazone son épouse.

Les débats d’émulation furent aussi terminés par l’autorité de Godefroy, qui désigna lui-même les cinquante chevaliers qui devaient composer le détachement. Il les choisit de nations différentes, et leur donna pour commandant le jeune Tancrède d’Otrante. Malgré les réclamations de Bohémond, Godefroy le garda près de lui, sous prétexte que la connaissance que le prince d’Antioche avait du pays et des habitants était absolument nécessaire pour mettre le conseil à même de dresser le plan de la campagne en Syrie. Mais au fond le prudent général craignait l’égoïsme d’un homme dont l’esprit était fécond en ressources, et l’habileté militaire fort grande. Bohémond, en se trouvant chargé d’un commandement séparé, pouvait être tenté de saisir l’occasion d’étendre son pouvoir et ses domaines au préjudice du saint but de la croisade en général. Les jeunes gens de l’expédition n’eurent rien plus à cœur que de se procurer des chevaux convenablement dressés, et capables de se soumettre avec docilité à la manœuvre d’équitation par laquelle on devait légitimer un mouvement rétrograde. Le choix fut enfin fait, et le détachement reçut l’ordre de se former en arrière, c’est-à-dire sur la ligne orientale du camp des croisés. Pendant ce temps, Godefroy chargeait Bertha d’un message pour le comte de Paris, où, après l’avoir légèrement blâmé de ne pas avoir agi plus prudemment à l’égard des Grecs, il l’informait qu’il envoyait à son secours un corps de cinquante lances, avec le nombre voulu d’écuyers, de pages, de gendarmes et d’arbalétriers, le tout se montant à cinq cents hommes, sous les ordres du vaillant Tancrède. Le duc lui mandait aussi qu’il lui faisait don d’une armure du meilleur acier que pût fournir Milan, et d’un bon cheval de bataille, dont il le priait de se servir le jour du combat ; car Bertha n’avait pas manqué de dire que le comte Robert n’était point équipé comme un chevalier devait l’être. On amena donc devant le pavillon le cheval complètement bardé ou couvert d’acier, et chargé de l’armure destinée au chevalier lui-même. Godefroy en mit la bride entre les mains de Bertha.

« Tu peux hardiment te fier à ce coursier, dit le duc de Bouillon à Bertha, il est aussi doux et docile que rapide et brave ; monte-le et aie soin de ne pas quitter le côté du noble prince Tancrède d’Otrante : il sera le fidèle défenseur d’une jeune fille qui a montré aujourd’hui autant d’adresse que de courage et de fidélité. »

Bertha s’inclina profondément, tandis que ses joues se coloraient en recevant les éloges d’un guerrier que ses talents et son mérite avaient élevé au poste éminent de général en chef d’une armée qui comptait dans son sein les capitaines les plus braves et les hommes les plus nobles de la chrétienté. — Quelles sont ces deux personnes ? » continua Godefroy en parlant des compagnons de Bertha qu’il vit à une certaine distance de la tente, où ils se tenaient en l’attendant.

« L’un, répondit la jeune fille, est le maître de la barque qui m’a amenée sur cette rive ; et l’autre un vieux Varangien qui m’a accompagnée comme protecteur. — Comme leur langue pourrait raconter sur la rive opposée ce que leurs yeux ont pu voir ici, répliqua le général des croisés, je ne juge pas prudent de les laisser s’en retourner avec vous. Ils resteront ici quelque peu de temps ; les habitants de Scutari ne comprendront pas d’abord quelles sont nos intentions, et je désire que le prince Tancrède et les guerriers qui l’accompagnent soient les premiers à annoncer leur arrivée. »

En conséquence, Bertha fit connaître à ses compagnons la volonté du général franc sans en alléguer les motifs ; le marinier se récria sur l’injustice qu’il y aurait à l’empêcher de faire son métier, et Osmond se plaignit de ce qu’on le faisait manquer à son devoir. Mais Bertha, par ordre de Godefroy, leur assura qu’ils seraient bientôt rendus à la liberté. Se trouvant ainsi abandonnés, chacun d’eux se livra à son amusement favori : le batelier se mit à regarder avec des yeux ébahis tout ce qu’il trouvait nouveau ; et Osmond ayant accepté l’offre d’un déjeuner qui lui fut faite par quelque domestique, se mit à causer avec un flacon de vin si savoureux, que le Varangien se fût aisément réconcilié avec un destin plus fâcheux que le sien.

Le détachement de Tancrède, composé de cinquante lances, avec leur suite, après avoir pris à la hâte un léger repas, se trouva équipé et à cheval avant la grande chaleur de midi. Après quelques manœuvres, dont les Grecs de Scutari (car leur curiosité avait été éveillée par les préparatifs du détachement) ne purent comprendre le but, ils se formèrent en une colonne sur quatre de front. Lorsque les chevaux furent dans cette position, tous les cavaliers se mirent soudain à les faire marcher en arrière ; c’était un mouvement auquel ils étaient accoutumés, cavaliers et chevaux, et qui d’abord ne causa point grande surprise aux spectateurs ; mais quand ils virent la même évolution rétrograde se continuer, et le corps des croisés se disposer à entrer dans la ville de Scutari d’une façon si extraordinaire, on commença à soupçonner la vérité. Enfin le cri fut général, lorsque Tancrède, et quelques autres dont les coursiers étaient supérieurement dressés, arrivèrent au port, s’emparèrent d’une galère dans laquelle ils firent entrer leurs chevaux, malgré toute l’opposition des officiers impériaux du port, et s’éloignèrent de la côte.

D’autres cavaliers n’accomplirent pas si aisément leur projet ; les chevaux et ceux qui les montaient étaient moins accoutumés à continuer si long-temps une marche si incommode, de façon que la plupart des croisés, après avoir rétrogradé pendant trois ou quatre cents pas, crurent en avoir fait assez pour l’accomplissement de leurs vœux ; et, traversant la ville au pas ordinaire, saisirent sans plus de cérémonie quelques vaisseaux qui, malgré les ordres de l’empereur grec, étaient restés sur cette côte. Quelques cavaliers moins habiles éprouvèrent divers accidents ; car, quoique ce fût un proverbe reçu que rien n’est si hardi qu’un cheval aveugle, néanmoins, d’après ce mode d’équitation, où ni cavalier ni cheval ne voyait où il allait, plusieurs chevaux s’abattirent, d’autres allèrent se heurter dans de dangereux obstacles, et les cavaliers eux-mêmes souffrirent beaucoup plus que dans une marche ordinaire.

En outre, ceux qui tombèrent de cheval eussent couru risque d’être tués par les Grecs, si Godefroy, surmontant ses scrupules religieux, n’eût envoyé un escadron pour les tirer d’embarras, ce qui ne fut pas difficile. La plupart des hommes que commandait Tancrède parvinrent néanmoins à s’embarquer, et il n’y eut qu’une ou deux vingtaines de retardataires. Mais, pour traverser la mer, le prince d’Otrante lui-même, et beaucoup d’autres officiers furent forcés de faire le service peu chevaleresque de rameurs. Cette besogne leur parut extrêmement difficile, tant à cause du vent et de la marée, que de leur manque d’habitude. Godefroy, monté sur une hauteur voisine, suivit avec inquiétude leur marche des yeux, et vit avec douleur combien ils avaient de peine à faire leur traversée, peine qu’augmentait encore la nécessité de voguer ensemble et d’attendre les bâtiments moins bien montés qui retardaient de beaucoup ceux qui étaient plus expéditifs. Ils avançaient cependant, et le général des croisés ne doutait pas qu’avant le coucher du soleil ils ne pussent gagner en sûreté la rive opposée.

Il quitta enfin son poste d’observation, après y avoir mis une sentinelle vigilante, avec ordre de venir lui annoncer quand le détachement toucherait le rivage d’Europe. Le soldat pouvait distinguer la flottille à l’œil, s’il faisait jour ; si au contraire la nuit venait avant qu’elle touchât terre, le prince d’Otrante avait ordre d’allumer des feux qui, dans le cas où les Grecs leur opposeraient quelque résistance, devaient être arrangés d’une manière particulière, pour donner le signal du danger.

Godefroy expliqua alors aux autorités grecques de Scutari, qu’il manda en sa présence, la nécessité où il se trouvait de tenir les vaisseaux dont ils pouvaient disposer prêts à transporter, en cas de besoin, une forte division de son armée en Europe pour soutenir ceux qui étaient déjà partis. Il retourna ensuite au camp, dont les murmures confus, rendus encore plus bruyants par de nombreuses discussions sur les événements de la journée, planant au dessus de la nombreuse armée des croisés, se mêlaient au bruit sourd de l’Hellespont aux mille vagues.


CHAPITRE XXIV.

LA CONFESSION.


Tout est préparé… les voûtes de la mine sont remplies de poudre : tant que la flamme ne l’a point encore approchée, elle demeure innocente comme du sable noir ; mais elle n’a besoin que d’une étincelle pour changer de nature, au point qu’elle est également redoutée, et de celui qui la réveille de son sommeil, et de celui qui sait que sa tour doit en ressentir les terribles effets.
Anonyme.


Lorsque le ciel s’obscurcit soudain et que l’atmosphère devient étouffante, les classes inférieures de la création manifestent un sinistre pressentiment de la tempête prochaine. Les oiseaux fuient vers les bosquets, les bêtes féroces regagnent leurs profondes retraites, et les animaux domestiques montrent leur appréhension par des actions et des mouvements bizarres empreints de crainte et de trouble.

Il semble que la nature humaine, quand ses facultés originaires sont soignées et cultivées, possède dans les mêmes occasions quelque chose de cette infaillible prescience qui annonce aux animaux l’approche de la tempête. La culture de nos moyens intellectuels est peut-être poussée trop loin, lorsqu’elle détruit entièrement ces sentiments naturels, placés en nous par la nature comme des sentinelles pour nous avertir des dangers qui nous menacent.

Toutefois, nous possédons encore un instinct de ce genre, et cette espèce de pressentiment, qui nous annonce de tristes et d’effrayantes nouvelles, vient, pour ainsi dire, comme l’annonce fatale des sœurs, nous assaillir et couvrir soudainement notre ciel.

Pendant le jour fatal qui précéda le combat du césar avec le comte de Paris, il courut dans la ville de Constantinople les bruits les plus contradictoires et en même temps les plus sinistres. Une conspiration secrète, prétendait-on, était à l’instant d’éclater ; la guerre allait bientôt, disaient les autres, agiter ses bannières dans la malheureuse cité ; mais on n’était d’accord ni sur le motif de cette guerre ni sur la nature de l’ennemi. Quelques uns soutenaient que les barbares des confins de la Thrace, les Hongrois, comme on les appelait, et les Comaniens venaient des extrémités de leurs frontières surprendre Constantinople ; une autre version disait que les Turcs, qui, à cette époque, s’étaient établis en Asie, avaient résolu de prévenir les attaques dont les croisés menaçaient la Palestine, en écrasant, non seulement les pèlerins de l’Occident, mais encore les chrétiens de l’Orient, par une de ces innombrables invasions qu’ils exécutaient avec une incroyable rapidité.

Enfin d’autres, qui approchaient davantage de la vérité, assuraient que les croisés eux-mêmes, ayant découvert leurs nombreux griefs contre Alexis Comnène, avaient résolu de marcher avec toutes leurs forces réunies sur la capitale pour le détrôner ou le punir ; et les habitants ne pouvaient que s’alarmer du ressentiment d’hommes si farouches dans leurs habitudes et si étranges dans leurs manières. Bref, quoiqu’on ne tombât point d’accord sur la cause précise du danger, néanmoins il était généralement reconnu qu’il se préparait quelque chose de terrible, et les craintes semblaient être jusqu’à un certain point confirmées par les mouvements qui avaient lieu parmi les troupes. Les Varangiens, aussi bien que les immortels, se rassemblaient peu à peu, et s’emparaient des positions les plus fortes de la ville, jusqu’à ce qu’enfin on vît la flottille de galères, de barques et de bâtiments de transport, montée par Tancrède et sa troupe, s’éloigner de Scutari et chercher à gagner dans le détroit une position qui leur permît, au retour de la marée, de se transporter en un instant dans le port de Constantinople.

Alexis Comnène fut frappé lui-même de ce mouvement des croisés. Mais après avoir parlé à Hereward, en qui il avait résolu de mettre toute sa confiance, outre qu’il était allé trop loin avec lui pour reculer, il se rassura, surtout quand il eut observé que le détachement qui semblait méditer une entreprise aussi hardie que l’attaque d’une capitale, n’était nullement nombreux. Il dit avec un air d’insouciance à ceux qui l’entouraient, qu’on ne pouvait guère supposer qu’une trompette annonçât un combat aussi près du camp des croisés, sans que, parmi tant de chevaliers, quelques uns désirassent prendre leur part d’un semblable spectacle.

Les conspirateurs eurent aussi leurs craintes secrètes lorsque le petit armement de Tancrède apparut dans le détroit. Agelastès monta une mule et se rendit sur le bord de la mer, à l’endroit aujourd’hui nommé Galata. Il y rencontra le vieux batelier de Bertha, que Godefroy avait remis en liberté, soit par mépris, soit que le récit qu’il ne manquerait pas de faire amusât les conspirateurs de la cité. À force de questions, Agelastès parvint à lui faire avouer que le détachement qu’on voyait venir était envoyé, autant qu’il avait pu le comprendre, à la prière de Bohémond, et sous les ordres de son parent Tancrède, dont la bannière bien connue flottait sur le vaisseau principal. Cette circonstance rendit le courage à Agelastès, qui, dans le cours de ses intrigues, avait ouvert des communications secrètes avec l’astucieux et mercenaire prince d’Antioche. Le but du philosophe avait été d’obtenir de Bohémond un corps de ses partisans, pour coopérer à la conspiration qui se tramait et renforcer le parti des insurgés. Il est vrai que Bohémond n’avait rien répondu ; mais le rapport que venait de faire le batelier et la vue de la bannière de Tancrède, parent de Bohémond, persuadèrent au philosophe que ses offres, ses présents et ses promesses avaient gagné à son parti le cupide Italien, et que ces hommes, choisis tout exprès par Bohémond, venaient agir en sa faveur.

Comme Agelastès se détournait pour s’en aller, il heurta presque une personne qui, cachée comme lui dans un vaste manteau, semblait également vouloir ne pas se faire reconnaître. Mais Alexis Comnène (car c’était l’empereur en personne) reconnut Agelastès, plutôt à sa taille et à son allure qu’à son visage, et ne put s’empêcher de murmurer, en passant, à son oreille ces vers bien connus, que les divers talents du prétendu sage permettaient de lui appliquer :

Grammaticus, rhetor, geometres, pictor, alipes,
Augur, schœnobates, medicus, magus ; omnia novit

Grœculus esuriens, in cœlum jusseris, ibit[27],

Agelastès tressaillit d’abord au son inattendu de la voix de l’empereur ; mais il recouvra aussitôt la présence d’esprit que lui avait ôtée un instant la crainte d’être trahi, et sans s’inquiéter du rang de la personne à laquelle il parlait, il ne put s’empêcher de répondre par une citation qui devait rendre frayeur pour frayeur. Les paroles qui se présentèrent sur ses lèvres furent, dit-on, celles que le fantôme de Cléonice fit retentir aux oreilles du tyran qui l’avait assassinée :

Tu cole justitiam ; teque atque alios manet ultor[28].

Cette sentence et les souvenirs qui l’accompagnaient firent battre violemment le cœur de l’empereur, qui passa néanmoins sans faire semblant d’entendre et sans répliquer un mot.

« Le vil conspirateur, se dit Alexis, a ses complices autour de lui ; autrement il n’eût pas hasardé cette menace. La chose peut encore être pire. Agelastès, si près de quitter ce monde, peut avoir obtenu le don de lire dans l’avenir, propre à son âge, et parler moins d’après ses propres réflexions que par une étrange prescience. Ai-je donc réellement péché dans l’accomplissement de mes devoirs impériaux, au point qu’on doive m’appliquer avec justesse l’avertissement que donnait l’infortunée Cléonice à son ravisseur, à son meurtrier ? Il me semble que non. Il me semble qu’en manquant à déployer une juste sévérité je n’aurais pas réussi à me maintenir dans la haute position où le ciel m’a placé, et où je devais rester, pour lui obéir. Il me semble que le nombre de ceux qui ont éprouvé ma clémence peut balancer celui des criminels qui ont reçu la juste punition de leurs forfaits… Mais cette vengeance, bien que méritée, s’est-elle exercée toujours d’une manière équitable ? Ma conscience, j’en ai peur, ne peut guère répondre à une question si délicate ; et où est l’homme, eût-il même les vertus d’Antonin, qui pourrait occuper une place si haute et qui comporte tant de responsabilité, sans redouter l’avertissement qui vient de m’être donné par ce traître ! Tu cole justitiam…[29] Nous sommes tous obligés d’être justes envers autrui… Teque atque alios manet ultor[30]… Nous sommes tous exposés à la vengeance divine… J’irai voir le patriarche, j’irai le voir à l’instant ; et en confessant mes péchés à l’église, j’acquerrai par son indulgence plénière le droit de passer les derniers jours de mon règne dans une conviction d’innocence, ou du moins de pardon… état d’esprit dont jouissent rarement ceux que le sort a placés dans un poste si éminent. »

En parlant ainsi, il se dirigea vers le palais du patriarche Zozime, auquel il pouvait ouvrir son cœur avec le plus de sûreté, parce que l’ecclésiastique avait long-temps regardé Agelastès comme ennemi particulier de l’église, et comme attaché aux anciennes doctrines du paganisme. Dans les conseils d’état, ils étaient toujours en opposition l’un avec l’autre ; et l’empereur ne doutait pas qu’en communiquant au patriarche le secret de la conspiration, il ne dût trouver en lui un appui ferme et loyal dans le système de défense qu’il projetait. Il donna donc un signal en sifflant bas, et un officier à cheval s’approcha et le suivit, sans en avoir l’air, à quelque distance.

Alexis Comnène se rendit de cette manière au palais du patriarche avec autant de promptitude qu’il pouvait le faire, sans attirer l’attention, tandis qu’il traversait les rues. Pendant toute la route, l’avertissement d’Agelastès ne cessa de se représenter à son esprit, et sa conscience lui rappela beaucoup d’actes de son règne qui ne pouvaient être justifiés que par la nécessité, qu’on a emphatiquement appelée l’excuse des tyrans, actes qui méritaient par eux-mêmes la terrible vengeance qui le menaçait depuis si long-temps.

Lorsqu’il aperçut les tours superbes qui ornaient la façade du palais patriarcal, il ne se dirigea point vers la grande porte ; mais, pénétrant dans une cour étroite et remettant la bride de sa mule entre les mains de l’homme qui le suivait, il s’arrêta devant une poterne si basse et si humble qu’il semblait impossible qu’elle conduisît à quelque lieu d’importance. Cependant, après qu’il eut frappé, un prêtre d’un ordre inférieur ouvrit la porte, reçut l’empereur avec un profond respect dès qu’il se fut fait connaître, et l’introduisit dans l’intérieur du palais. Alexis, ayant demandé une entrevue secrète avec le patriarche, fut alors conduit dans sa bibliothèque particulière, où le vieux prêtre l’accueillit avec la plus grande vénération ; mais bientôt la nature des communications qui lui furent faites changea sa vénération en étonnement et en horreur.

Quoique Alexis passât aux yeux de presque toutes les personnes de la cour, et surtout de quelques membres de sa famille, pour n’être qu’un hypocrite en religion, néanmoins ces rigoristes sévères étaient injustes en cela. Sans doute il savait quel grand appui il recevait de la bonne opinion du clergé, et il était fort disposé à faire des sacrifices pour l’avantage de l’église en général, ou en particulier des prélats qui se montraient dévoués à la couronne ; mais quoique ces sacrifices fussent rarement faits par Alexis sans des vues de politique temporelle, cependant l’empereur les regardait comme lui étant inspirés par ses sentiments religieux, et il faisait honneur à une piété sincère de concessions et d’actes qui, examinés sous un point de vue plus vrai, n’étaient que les résultats de considérations mondaines. Sa manière de juger en ces matières était celle d’une personne louche qui voit différemment le même objet, suivant le point où elle se place pour le regarder.

Dans sa confession, l’empereur exposa devant le patriarche ses fautes d’administration, appuyant avec force sur toutes les violations de la morale qu’il avait commises, et les dégageant même des palliatifs et des circonstances atténuantes au moyen desquels il avait cherché souvent à diminuer l’énormité de ses crimes. Grande fut la surprise du patriarche en distinguant le fil véritable de plusieurs intrigues de cour qu’il avait jugées d’une manière toute différente avant que le récit de l’empereur eût ou justifié sa conduite ou montré qu’elle était injustifiable. Au total, la balance fut certainement plus en faveur d’Alexis que le patriarche ne l’avait supposé en suivant de loin ces intrigues de cour ; car, selon l’usage, les ministres et les courtisans, pour excuser l’appui qu’ils donnaient dans le conseil aux actions les plus blâmables du despote, lui imputaient des motifs beaucoup plus criminels que ceux qu’il avait réellement. Beaucoup d’hommes que l’on avait cru sacrifiés à la haine ou à la jalousie personnelle du prince, n’avaient été de fait privés de la vie ou de la liberté que parce qu’ils ne pouvaient continuer à en jouir sans compromettre le repos de l’État et la sûreté du monarque.

Zozime apprit encore, ce qu’il avait peut-être déjà soupçonné, qu’au milieu du profond silence dans lequel le despotisme semblait tenir la Grèce, cet empire était fréquemment agité de mouvements convulsifs qui, de temps à autre, dénotaient l’existence d’un volcan caché. Ainsi, tandis que les fautes légères, que les plaintes manifestes contre le gouvernement impérial étaient rares et sévèrement punies, les conspirations les plus profondes et les plus haineuses contre la vie et l’autorité de l’empereur étaient tramées à loisir par ceux qui l’approchaient de plus près ; et, quoiqu’il en fût souvent instruit, ce n’était qu’au moment de l’explosion qu’il osait agir en conséquence et punir les conspirateurs.

Tous les détails de la trahison du césar et de ses associés Agelastès et Achille Tatius furent écoutés par le patriarche avec un vif étonnement ; et ce qui le surprit le plus, ce fut l’adresse avec laquelle l’empereur, connaissant l’existence d’une conspiration si dangereuse, avait su éviter le péril dont le menaçait en même temps l’arrivée inattendue des croisés.

« Sous ce rapport, » dit l’empereur, à qui l’ecclésiastique n’avait pas caché sa surprise, « j’ai été bien malheureux. Si j’eusse été sûr des troupes de mon empire, j’aurais pu choisir entre deux partis, tous deux francs et honorables, à l’égard de ces impétueux guerriers de l’Occident : j’aurais pu, mon révérend père, consacrer les sommes payées à Bohémond et à d’autres avides croisés à soutenir avec loyauté l’armée des chrétiens de l’Occident, et à les transporter sûrement en Palestine, sans les exposer aux grandes pertes que leur causera probablement l’opposition des infidèles. Leurs succès auraient été réellement mon ouvrage, et un royaume latin en Palestine, défendu par ces guerriers de fer, aurait formé pour l’empire une barrière sûre et inexpugnable contre les Sarrasins ; ou bien, si on l’eût jugé plus convenable pour le salut de l’empire et de la sainte Église dont vous êtes le chef, nous aurions pu tout d’abord et par force ouverte défendre les frontières de nos états contre une armée commandée par tant de chefs différents et mal d’accord, qui s’avançait vers nous avec des intentions équivoques. Si le premier essaim de ces sauterelles, sous la conduite de celui qu’ils appelaient Gauthier-sans-le-Sou, fut d’abord affaibli par les Hongrois et ensuite complètement détruit par les Turcs, comme la pyramide d’ossements élevée sur les frontières du pays en perpétue le souvenir, assurément les forces réunies de l’empire grec n’auraient pas eu grand’peine à disperser également cette seconde volée, quoique commandée par ces Godefroy, ces Bohémond et ces Tancrède. »

Le patriarche se taisait ; car, quoiqu’il n’aimât point, ou plutôt qu’il détestât les croisés comme membres de l’église latine, il lui était impossible de ne pas douter qu’ils eussent été vaincus par les troupes grecques.

« En tout cas, » dit Alexis, comprenant fort bien ce silence, « vaincu, je serais tombé sous mon bouclier, comme il convient à un empereur grec, et je n’aurais pas été contraint de recourir à ces viles mesures qui m’ont fait attaquer furtivement des hommes et déguiser mes soldats en infidèles. La vie des fidèles défenseurs de l’empire qui ont succombé dans d’obscures escarmouches aurait été perdue avec plus d’honneur et pour eux et pour moi, s’ils avaient combattu ouvertement et en bataille rangée pour leur légitime empereur et pour leur pays natal. Au point où en sont venues les choses, la postérité me regardera comme un astucieux tyran, qui a engagé ses sujets dans de fatales querelles pour la sûreté de son obscure vie. Patriarche ! ces crimes doivent être imputés non à moi, mais aux rebelles dont les intrigues m’ont forcé à tenir une pareille conduite… Quel sera, mon révérend père, mon destin en l’autre monde, et sous quel jour serai-je regardé par les siècles futurs, moi l’auteur de tant de désastres ? — Quant à l’avenir, dit le patriarche, Votre Majesté s’en est référée à la sainte Église, qui a le pouvoir de lier et de délier ; vous possédez amplement les moyens de vous la rendre propice, et je vous ai déjà indiqué ce qu’elle peut raisonnablement attendre de votre repentir, afin de vous accorder le pardon. — Ces moyens seront employés, répliqua l’empereur, dans leur plus grande étendue, et je ne vous ferai pas l’injure de douter de leur effet dans l’autre monde. Mais dès cette vie même, l’opinion favorable de l’Église peut faire beaucoup pour moi durant cette crise importante. Si nous nous entendons l’un l’autre, vénérable Zozime, les docteurs et les évêques doivent tonner en ma faveur, et l’avantage que je dois retirer de son pardon ne sera pas différé jusqu’à ce que la tombe se soit refermée sur moi. — Certainement non, dit Zozime, pourvu que les conditions que j’ai déjà stipulées soient strictement exécutées. — Et ma mémoire dans l’histoire, demanda l’empereur, de quelle manière se perpétuera-t-elle ? — Quant à ce point, répondit le patriarche, Votre Majesté impériale peut s’en remettre à la piété filiale et aux talents littéraires de votre savante fille Anne Comnène. »

L’empereur secoua la tête. « Le malheureux césar, dit-il, va sans doute occasionner une querelle entre nous ; car il est difficile que je pardonne à un homme aussi ingrat, parce que ma fille lui est attachée avec une tendresse de femme. En outre, bon Zozime, ce n’est pas une histoire écrite par ma fille qui peut vraisemblablement être crue par la postérité. Un Procope, un esclave philosophe, mourant de faim dans un grenier, ose écrire la vie d’un empereur dont il n’ose approcher ; et quoique le principal mérite de cet ouvrage soit de contenir des détails que personne n’aurait eu l’audace de publier du vivant du prince, cependant personne n’hésite à les admettre comme vrais dès qu’il a quitté la scène de ce monde. — Sur ce sujet, je ne puis offrir à Votre Majesté impériale ni consolation ni secours. Si pourtant votre mémoire est injustement calomniée sur la terre, peu importera à Votre Majesté, qui alors, je l’espère, jouira d’un état de béatitude que de vaines calomnies ne sauraient troubler. La seule manière d’éviter ce malheur serait que Votre Majesté écrivît elle-même ses mémoires pendant qu’elle est encore sur cette terre, tant je suis convaincu qu’il est en votre pouvoir d’assigner de légitimes excuses à certaines actions qui, si vous ne le faisiez pas, sembleraient dignes de censure. — Changeons de sujet, dit l’empereur, et puisque le danger est imminent, occupons-nous du présent, et laissons les âges futurs décider eux-mêmes… Quelle est, dans votre opinion, révérend père, la circonstance qui porte ces conspirateurs à faire un appel si audacieux à la populace et aux soldats grecs ? — Assurément l’incident qui a le plus irrité les esprits du règne de Votre Majesté, c’est la mort d’Ursel, qui, se soumettant, dit-on, par capitulation, sous promesse de vie, d’indépendance et de liberté, a péri de faim par vos ordres dans les cachots de Blaquernal ; son courage, sa libéralité et ses autres vertus populaires sont encore vantées avec reconnaissance par les habitants de cette capitale et par les soldats de la garde appelée immortelle. — Et c’est là, selon vous, » dit l’empereur en fixant ses regards sur son confesseur, « c’est là, au jugement de Votre Révérence, le motif le plus dangereux de l’effervescence populaire ? — Je ne puis douter, répliqua le patriarche, que ce nom prononcé hardiment et habilement ne soit le signal d’un horrible tumulte. — J’en remercie le ciel, dit l’empereur : à cet égard je serai sur mes gardes. Bonsoir à Votre Révérence ! et croyez-moi, tout ce que contient cet écrit signé de ma main s’accomplira avec la plus rigoureuse fidélité, mais ne montrez pas trop d’impatience dans cette affaire… Une telle pluie de bienfaits, tombant à la fois sur l’Église, ferait soupçonner que les ministres et les prélats agissent plutôt pour exécuter un marché conclu entre l’empereur et le patriarche, que pour donner ou recevoir une offrande faite par un pécheur pour l’expiation de ses crimes. Ce soupçon serait injurieux, mon père, et pour vous et pour moi. — Tous les délais réguliers seront accordés au bon plaisir de Votre Majesté ; et nous avons l’espérance que vous n’oublierez pas que le marché, si l’on peut l’appeler ainsi, a été proposé par vous seul ; et que les avantages qui doivent en résulter pour l’Église résulteront du pardon et du soutien qu’elle donnera à Votre Majesté. — Cela est vrai, très vrai… et je ne l’oublierai pas. Encore une fois, adieu ! et n’oubliez pas ce que je vous ai dit. Pendant cette nuit, Zozime, l’empereur doit travailler comme un esclave, s’il ne veut pas redevenir l’humble Alexis Comnène, et alors même il n’aurait pas de lieu où reposer sa tête. »

En parlant ainsi, il prit congé du patriarche ; celui-ci, extrêmement satisfait des avantages qu’il avait obtenus pour l’Église, avantages que ses prédécesseurs avaient vainement disputés, résolut en conséquence de soutenir le chancelant Alexis.


CHAPITRE XXV.


Le ciel connaît son temps ; la balle a son destin, la flèche et la javeline ont chacune leur but déterminé, les animaux même des classes inférieures ont chacun leur tâche séparée.
Vieille Comédie.


Agelastès, après avoir rencontré l’empereur, comme nous l’avons déjà dit, et après avoir pris à la hâte les mesures qui lui semblèrent favorables au succès de la conspiration, retourna dans le pavillon de son jardin, où était encore la comtesse de Paris, n’ayant pour toute société qu’une vieille nommée Vexhelia, la femme du soldat qui avait accompagné Bertha au camp des croisés ; car la fidèle jeune fille avait stipulé que pendant son absence, sa maîtresse ne resterait pas seule, et que la personne qui tiendrait compagnie à la comtesse serait attachée de quelque façon à la garde varangienne. Le philosophe avait joué dans cette journée le rôle de politique ambitieux, d’esclave égoïste des circonstances, de sombre et subtil conspirateur ; et maintenant il semblait, comme pour épuiser le catalogue de ces différents rôles dans le drame humain, vouloir prendre le caractère d’un sophiste rusé, et justifier les artifices par lesquels il avait acquis sa fortune et son rang, par lesquels il espérait même s’élever jusqu’à l’empire. — Belle comtesse, dit-il, à quel propos portez-vous un voile de mélancolie sur vos aimables traits ? — Pensez-vous donc, répondit Brenhilda, que je sois un morceau de bois, une pierre, une créature dénuée de tous sentiments, pour endurer mortifications, emprisonnement, dangers et détresse, sans que ma figure exprime les afflictions naturelles à l’humanité ? Vous imaginez-vous qu’une dame comme moi, aussi libre que le faucon sauvage, puisse souffrir l’outrage qu’on lui fait en la retenant captive, sans se sentir offensée, sans s’irriter contre les auteurs de sa captivité ?… Et crois-tu que je veuille recevoir des consolations de toi… de toi… un des plus actifs machinateurs de ce tissu de trahisons dont on m’a si bassement enveloppée ? — Pour moi, j’en suis tout-à-fait innocent, répliqua Agelastès ; frappez des mains, demandez ce que bon vous semblera, et l’esclave qui refusera de vous obéir à l’instant même serait heureux de n’être pas né. N’ai-je pas, par égard pour votre sûreté et votre honneur, consenti à être quelque temps votre gardien ? Sinon le césar aurait usurpé cet office, le césar dont vous connaissez le but, et vous pouvez pressentir par quels moyens il eût su l’atteindre. Pourquoi donc pleurer comme un enfant ? parce que vous êtes soumise pour un temps bien court à une contrainte honorable que le bras renommé de votre mari terminera probablement demain, long-temps avant midi ? — Ne peux-tu comprendre, homme qui as beaucoup de paroles mais peu de pensées honorables, qu’un cœur tel que le mien, accoutumé à ne compter que sur ma propre force et ma propre valeur, doit être nécessairement accablé de honte en se voyant forcé de devoir, même à l’épée d’un mari, un salut que je ne voudrais devoir qu’à la mienne ? — Comtesse, votre orgueil vous abuse, l’orgueil, le défaut dominant des femmes. Croyez-vous qu’il n’y ait pas une présomption coupable à dépouiller le caractère d’épouse et de mère pour adopter celui d’une de ces folles écervelées qui, comme les fanfarons de l’autre sexe, sacrifient tout ce qui est honorable et utile à une frénétique et ridicule affectation de courage ? Croyez-moi, belle dame, la véritable vertu consiste à se tenir gracieusement à sa place dans la société, à élever ses enfans et à charmer l’autre sexe. Tout ce qui sortira de cette sphère peut vous rendre haïssable et terrible, mais ne peut rien ajouter à vos aimables qualités. — Tu prétends être philosophe ; il me semble que tu devrais savoir que la renommée, qui suspend ses guirlandes sur la tombe d’un vaillant héros, ou d’une vaillante héroïne, vaut mieux que toutes les mesquines occupations auxquelles les personnes ordinaires consacrent leur vie entière. Une heure d’existence bien remplie de glorieuses actions et de nobles périls vaut de longues années de ce vil respect pour un ridicule décorum dans lequel on traîne son existence, comme des eaux croupissantes à travers un marécage, sans honneur et sans distinction. — Ma fille, » dit Agelastès en s’approchant davantage de la comtesse, « c’est avec peine que je vous vois plongée dans des erreurs que quelques instants d’une réflexion calme pourraient dissiper. Nous pouvons nous flatter, et la vanité humaine se flatte ordinairement, que des êtres infiniment plus puissants que les simples mortels s’occupent tous les jours à mesurer le bien et le mal de ce monde, l’issue des combats et le destin des empires, suivant leurs propres idées du juste et de l’injuste, ou plus exactement, d’après ce que nous considérons nous-mêmes comme tels. Les païens grecs, renommés pour leur sagesse et couverts de gloire pour leurs actions, expliquaient aux hommes d’une intelligence ordinaire l’existence supposée de Jupiter et de son panthéon, où différentes déités présidaient aux différentes vertus et aux différents vices, et réglaient la fortune temporelle et le bonheur futur de ceux qui les pratiquaient. Les plus instruits et les plus sages des anciens rejetaient cette explication vulgaire ; et, quoiqu’ils affectassent en public de déférer à la croyance générale, ils niaient sagement, en particulier, devant leurs disciples, les grossières impostures du Tartare et de l’Olympe, les vaines doctrines concernant les dieux eux-mêmes, et l’attente extravagante que concevait le vulgaire d’une immortalité qu’on supposait réservée à des créatures mortelles, aussi bien dans la conformation de leurs corps que dans la conformation intérieure qu’ils appellent leurs âmes. Quelques uns de ces hommes sages et bons accordaient l’existence de ces prétendues divinités, mais ils niaient qu’elles prissent plus d’intérêt aux actions de l’espèce humaine qu’à celles des animaux inférieurs. Une vie gaie, joyeuse, insouciante, la vie que menaient les disciples d’Épicure, était celle qu’ils assignaient aux dieux dont ils admettaient l’existence. D’autres, plus hardis ou plus conséquents, niaient absolument l’existence des divinités qui n’avaient ni but ni objet, et croyaient que des êtres surnaturels, dont l’existence et les attributs ne nous étaient pas prouvés par des apparences surnaturelles, n’existaient réellement pas. — Arrête, misérable ! s’écria la comtesse, et sache que tu ne parles pas à un de ces aveugles païens dont tu exprimes les abominables doctrines. Sache que, si je puis errer, je suis néanmoins une fille sincère de l’Église, et cette croix que je porte sur mon épaule est un emblème suffisant des vœux que j’ai faits pour sa cause. Sois donc aussi prudent que tu es rusé ; car, crois-moi, si tu insultes, si tu calomnies davantage ma sainte religion, et que je ne puisse te répondre avec des paroles, je n’hésiterai pas à te répliquer avec la pointe de mon poignard. — C’est un argument, charmante dame, dit Agelastès en s’éloignant un peu de Brenhilda, « que je ne désire nullement forcer votre douceur à employer. Mais quoique je ne doive vous rien dire de ces puissances supérieures et bienveillantes auxquelles vous attribuez le gouvernement du monde, vous ne vous offenserez sûrement pas si je vous parle de ces basses superstitions qui ont été admises pour expliquer ce que les mages appellent le mauvais principe. A-t-on jamais reçu dans une croyance humaine un être aussi vil… je dirais presque aussi ridicule… que le Satan chrétien ? La figure et les membres d’un bouc, des traits grotesques, faits pour exprimer les plus exécrables passions ; un degré de puissance à peine inférieur à celle de la Divinité, et en même temps une adresse à peine égale à celle des plus stupides animaux ! Qu’est-ce que cet être, qui est au moins le second arbitre de la race humaine, sinon un esprit immortel, armé de misérable malice ou du pauvre dépit d’un vieillard vindicatif ou d’une vieille femme ? »

Agelastès fit une singulière pause dans cette partie de son discours. Un miroir d’une très grande dimension était suspendu dans l’appartement, de manière que le philosophe put y voir se réfléchir la figure de Brenhilda et remarquer le changement de sa physionomie, quoiqu’elle eût détourné sa face de lui par horreur des doctrines qu’il débitait. Le philosophe avait les yeux naturellement fixés sur cette glace, et il demeura interdit en voyant une forme humaine se glisser de derrière l’ombre d’un rideau, et le regarder avec la mine et l’expression que l’on donne au Satan de la mythologie des moines ou au satyre des temps païens.

« Homme ! » dit Brenhilda dont l’attention était aussi attirée par cette apparition extraordinaire qui semblait être le diable lui-même, « tes infâmes paroles et tes pensées plus infâmes encore ont-elles évoqué le démon près de nous ? S’il en est ainsi, congédie-le à l’instant, ou sinon, par Notre-Dame des Lances rompues, tu connaîtras quel est le caractère d’une fille de France, quand elle se trouve en présence du diable en personne, ou de ceux qui prétendent pouvoir l’évoquer ! Je ne désire pas entrer en lutte à moins d’y être contrainte ; mais s’il faut que je combatte un ennemi si horrible, crois bien qu’on ne pourra pas dire que Brenhilda l’aura redouté. »

Agelastès, après avoir regardé avec surprise et horreur la figure qui se réfléchissait dans le miroir, tourna la tête pour examiner l’objet dont la réflexion était si étrange. Mais il avait disparu derrière le rideau, et ce ne fut qu’une minute ou deux après que la figure, moitié railleuse, moitié refrognée, se montra de nouveau dans le miroir.

« Par les dieux ! s’écria Agelastès… — Auxquels vous avez tout à l’heure déclaré ne pas croire, ajouta la comtesse. — Par les dieux ! » répéta Agelastès se remettant un peu de sa peur, « c’est Sylvain, cette singulière caricature de l’humanité, qui fut amenée, dit-on de Taprobane ! Je gage qu’il croit aussi à son jovial dieu Pan, ou au vieux Sylvain. Aux yeux de l’ignorant, c’est une créature effroyable, mais elle fuit devant le philosophe comme l’ignorance devant le savoir. » En parlant ainsi, il tira d’une main le rideau sous lequel l’animal s’était blotti lorsqu’il était entré par la fenêtre du pavillon, et de l’autre, tenant un bâton levé, il le menaça de le châtier, et en même temps il lui cria : « Comment donc, Sylvain ? quelle est cette insolence ?… À ta place ! »

En prononçant ces mots il frappa l’animal ; le coup tomba malheureusement sur sa main blessée, et réveilla la douleur que lui causait cette blessure. Son caractère sauvage revint tout-à-coup ; il oublia pour le moment toute crainte de l’homme, et, poussant un cri féroce bien qu’étouffé, il se jeta sur le philosophe et lui serra le cou, avec une extrême furie, de ses bras robustes et nerveux. Le vieillard fit vainement tous ses efforts pour s’arracher des mains de l’animal. Sylvain ne lâcha point prise, il noua plus fortement ses bras nerveux autour du cou du philosophe, et accomplit son dessein de ne point lâcher son ennemi avant qu’il eût rendu le dernier soupir. Deux cris affreux, accompagnés chacun d’une effrayante grimace et d’une pression de main plus forte, terminèrent en moins de cinq minutes le terrible combat.

Agelastès resta étendu sans vie, et son meurtrier Sylvain, s’éloignant du cadavre en bondissant, comme épouvanté de ce qu’il avait fait, s’échappa par la fenêtre. La comtesse demeura muette de surprise, ne sachant si elle venait de voir un exemple immédiat des jugements du ciel, ou l’exécution de sa vengeance par des moyens purement humains. Vexhelia ne fut pas moins étonnée, quoiqu’elle connût beaucoup mieux l’animal.

« Madame, dit-elle, cette créature gigantesque est un animal d’une grande force, ressemblant à l’espèce humaine pour la forme, mais plus haut de taille, et, encouragé par le sentiment de son extrême vigueur ; il est quelquefois malveillant dans ses rapports avec les hommes. J’ai entendu dire par les Varangiens qu’il appartenait à la ménagerie impériale. Il est convenable que nous enlevions le corps de ce malheureux homme, et que nous le cachions dans quelque buisson du jardin. Il n’est pas probable que son absence soit remarquée ce soir, et demain il se passera des choses qui empêcheront vraisemblablement qu’on ne s’occupe beaucoup de lui. » La comtesse Brenhilda ne refusa point, car elle n’était pas de ces femmes timides qui tremblent d’effroi à la vue d’un cadavre.

Se fiant à la parole qu’elle avait donnée, Agelastès avait permis à la comtesse et à sa suivante de parcourir librement le jardin, ou du moins la partie qui avoisinait le pavillon. Elles ne couraient donc pas grand risque d’être interrompues ; elles prirent le corps du philosophe et le déposèrent sans beaucoup de peine dans la partie la plus touffue d’un des bosquets dont le jardin était rempli.

Comme elles regagnaient le lieu de leur demeure ou de leur emprisonnement, la comtesse, moitié se parlant à elle-même, moitié s’adressant à Vexhelia, dit : « J’en suis fâchée, non pas que l’infâme misérable n’ait mérité que la punition du ciel tombât sur lui au moment même où il blasphémait et se vantait de son impiété, mais parce que le courage et la bonne foi de l’infortunée Brenhilda peuvent être soupçonnés, puisque le scélérat a été précisément assassiné lorsqu’il se trouvait seul avec elle et sa suivante, et que personne n’a vu la manière dont est mort ce vieux blasphémateur… Tu sais, » ajouta-t-elle en s’adressant au ciel… « tu sais, toi, sainte Dame des Lances rompues, protectrice de Brenhilda et de son époux, que, quelles que puissent être mes fautes, je suis exempte du moindre soupçon de trahison ; je remets ma cause entre tes mains, et je me confie en ta sagesse et en ta bonté pour porter témoignage en ma faveur. » Tout en parlant ainsi elles retournèrent au pavillon sans être aperçues, et ce fut par des prières pieuses et résignées que la comtesse termina cette soirée tragique.


CHAPITRE XXVI.

LA CONSULTATION.


Voulez-vous écouter l’histoire d’une Espagnole qui épousa un Anglais ? Ses vêtements, aussi riches que possible, étaient couverts de diamants. Elle était jolie et pleine de grâce ; elle avait une haute naissance et d’illustres parents.
Ancienne ballade.


Nous avons quitté Alexis Comnène après qu’il eut déchargé sa conscience dans l’oreille du patriarche, et reçu de lui l’assurance positive du pardon et du soutien de l’Église. Il prit congé du prélat avec certaines exclamations de triomphe, mais si obscures qu’il n’était nullement aisé de comprendre ce qu’il disait. Son premier soin en arrivant au palais de Blaquernal fut de demander sa fille. On lui répondit qu’elle était dans la chambre incrustée de marbre magnifiquement sculpté, d’où Anne elle-même, ainsi que plusieurs membres de la même famille, tirèrent le noble surnom de Porphyrogénète, c’est-à-dire né dans la pourpre. Anne avait le front obscurci par l’inquiétude, et à la vue de son père, elle se livra sans retenue à une douleur inexprimable,

« Ma fille, » dit l’empereur avec une dureté qui lui était peu ordinaire et un ton sérieux qu’il garda sévèrement au lieu de sympathiser avec l’affliction de la princesse, « si vous voulez empêcher le fou stupide auquel vous êtes unie de se montrer en public ingrat et traître, vous l’exhorterez à demander pardon avec la soumission convenable en faisant l’aveu complet de ses fautes, ou sinon, par mon sceptre et ma couronne ! il mourra de mort violente, et je n’épargnerai aucun de ceux qui ne craignent pas de me défier ouvertement sous cet étendard de rébellion que mon gendre ingrat a déployé. — Qu’exigez-vous donc de moi, mon père ? dit la princesse. Pouvez-vous espérer que je trempe mes mains dans le sang de ce malheureux ; ou voulez-vous une vengeance encore plus sanglante que celle qu’exerçaient les dieux de l’antiquité sur les criminels qui offensaient leur pouvoir divin ? — Ne pensez pas ainsi, ma fille, mais croyez plutôt que mon affection paternelle vous offre une dernière occasion de sauver, peut-être de la mort, cet insensé, votre mari, qui l’a si parfaitement méritée. — Mon père, Dieu sait que je ne voudrais pas vous exposer au moindre péril pour racheter la vie de Nicéphore ; mais il a été le père de mes enfants, quoiqu’ils n’existent plus, et jamais femme n’a oublié un tel lien, lors même qu’il avait été rompu par le destin. Permettez-moi seulement d’espérer que ce malheureux coupable trouvera l’occasion de réparer ses erreurs ; et, croyez-moi, ce ne sera point ma faute s’il recommence les manœuvres dénaturées qui mettent en ce moment sa vie en danger. — Suivez-moi donc, ma fille, et sachez que c’est à vous seule que je vais confier un secret dont dépend la sûreté de ma vie et de ma couronne, et dont peut dépendre aussi le pardon qui soustraira mon gendre à la mort. »

Il prit alors en toute hâte le costume d’un esclave du sérail, et ordonna à sa fille de serrer sa robe autour d’elle, et de prendre en main une lampe allumée,

« Où allons-nous donc, mon père ? demanda Anne Comnène. — Qu’importe, puisque mon destin m’appelle et que le vôtre vous commande d’éclairer mes pas. Croyez, et mentionnez dans votre histoire, si vous l’osez, qu’Alexis Comnène ne descend pas sans crainte dans ces terribles cachots construits par ses prédécesseurs pour renfermer des coupables, même quand ses intentions sont innocentes et dégagées de haine. Gardez le silence, et si nous rencontrions quelque habitant de ces régions souterraines, ne prononcez pas un mot, ne faites aucune observation sur sa présence. »

Traversant les nombreux appartements du palais, ils arrivèrent dans ce vaste vestibule par où avait passé Hereward le soir de sa première introduction dans la salle où Anne faisait ses lectures. Il était, comme nous l’avons dit, construit en marbre noir et faiblement éclairé. À l’extrémité de la pièce était un petit autel où brûlait quelque encens, et au dessus de la fumée qu’il produisait, étaient suspendues, comme sortant du mur, deux imitations de mains et de bras d’homme qu’on ne voyait qu’indistinctement.

À l’autre bout de ce vestibule, une petite porte en fer ouvrait sur un escalier étroit et tournant, qui ressemblait à un puits pour la forme et le diamètre, et dont les marches étaient extrêmement roides. L’empereur, après un geste solennel pour commander à sa fille de le suivre, se mit à descendre à l’aide de la faible lumière les degrés difficiles sur lesquels ceux qui visitaient les cachots du palais de Blaquernal disaient adieu à la lueur du jour. En descendant, ils passèrent devant un nombre infini de portes qui conduisaient probablement à divers étages de cachots, d’où partait ce bruit étouffé de soupirs et de sanglots qui attira l’attention d’Hereward dans une première occasion. L’empereur ne remarquait nullement ces signes de misères humaines, et trois étages de prisons avaient été déjà passés, lorsque le père et la fille arrivèrent au bas de l’escalier, qui était de niveau avec les fondations de l’édifice, dont la base était un roc immense, grossièrement taillé, sur lequel s’élevaient les cloisons et les voûtes en marbre brut.

« Ici, dit Alexis Comnène, tout espoir, toute attente finissent, lorsqu’un verrou se ferme et qu’une serrure crie. Mais il y aura une exception à la règle générale : les morts revivront et reprendront leurs droits, et les gens déshérités qui habitent ces lieux retourneront dans le monde faire valoir leurs prétentions. Si je ne puis obtenir l’assistance du ciel, soyez convaincue, ma fille, que plutôt que de consentir à demeurer la pauvre bête pour lequel j’ai eu la bassesse de passer, et même de me laisser peindre dans votre histoire, je braverai tous les dangers dont la multitude menace en ce moment mes jours. Rien n’est résolu, sinon que je vivrai et mourrai empereur ; et vous, Anne, soyez sûre que, s’ils ont quelque pouvoir, ces talents et cette beauté qui ont tant reçu d’éloges, leur pouvoir sera exercé ce soir pour l’avantage de votre père de qui vous les tenez. — Que voulez-vous dire, mon père ? Sainte Vierge ! est-ce la promesse que vous m’avez faite de sauver la vie de l’infortuné Nicéphore ? — Je la lui sauverai, et je songe maintenant à cet acte de bienveillance. Mais ne pensez pas que je réchauffe encore dans mon sein ce serpent domestique qui a failli me donner la mort. Non, ma fille, je vous ai trouvé un époux convenable dans un homme qui peut maintenir et défendre les droits de l’empereur votre père… et gardez-vous d’opposer le moindre obstacle à ce qui est mon bon plaisir ! Voyez ces murs de marbre, et rappelez-vous qu’il est aussi possible de mourir dans le marbre que d’y naître. »

La princesse Anne Comnène fut effrayée en voyant son père dans une disposition d’esprit entièrement différente de toutes celles où elle l’avait jamais vu. « Ô ciel ! que ma mère n’est-elle ici ! » s’écria-t-elle, saisie de terreur sans savoir positivement pourquoi.

« Anne, reprit l’empereur, vos craintes et vos cris sont également inutiles. Je suis un de ces hommes qui, dans les occasions ordinaires, forment à peine un désir par eux-mêmes, et je suis bien obligé envers ceux qui, comme ma femme et ma fille, prennent soin de m’épargner toute la peine du libre arbitre. Mais quand le vaisseau est au milieu des récifs, et que le maître est appelé au gouvernail, croyez qu’il ne souffrira point que des mains indignes y touchent ; il ne souffrira point que sa femme et sa fille, pour lesquelles il fut indulgent dans la prospérité, contrarient sa volonté tant qu’il en aura une. Il n’est guère possible que vous n’ayez pas compris que j’étais presque décidé à vous donner, comme marque de ma reconnaissance, à cet obscur Varangien, sans lui adresser la moindre question sur sa naissance ou son rang. Vous pourrez tout-à-l’heure m’entendre vous promettre à un homme qui a trois ans habité ces voûtes, et qui deviendra césar en place de Brienne, si je puis le décider à prendre une princesse pour épouse, et une couronne impériale pour héritage, au lieu de mourir lentement dans un cachot. — Je tremble à chacune de vos paroles, mon père, répondit Anne Comnène. Comment pourriez-vous jamais vous fier à un homme qui a éprouvé votre cruauté ?… Comment vous imagineriez-vous que rien puisse jamais vous concilier sincèrement l’amitié d’un homme que vous avez privé de la vue ? — Ne vous en inquiétez pas ; il deviendra mien où il ne saura plus ce que c’est d’être à soi… Quant à vous, ma fille, soyez certaine que, si je le veux, vous serez demain l’épouse de l’homme qui est actuellement mon prisonnier, ou que vous entrerez dans le couvent le plus austère pour ne jamais revoir le monde. Gardez donc le silence, et attendez votre destin quel qu’il soit ; mais n’espérez pas que tous vos efforts puissent en détourner le cours. »

Après avoir fini ce singulier dialogue, dans lequel il avait pris un ton auquel sa fille n’était nullement habituée, et qui l’avait glacée de frayeur, il passa par plus d’une porte solidement fermée, tandis que la pauvre princesse, d’un pas chancelant, éclairait la route obscure. Enfin, il pénétra par un autre passage dans le cachot où était enfermé Ursel, et le trouva couché à terre dans une misère sans espoir… car elles s’étaient évanouies de son âme, toutes les espérances qu’il avait fondées sur l’indomptable valeur du comte de Paris. Il tourna ses yeux privés de lumière vers l’endroit d’où il entendit approcher des pas et tirer des verroux.

« Voici du nouveau, dit-il ; j’entends venir un homme d’un pas pesant et déterminé, et une femme ou un enfant dont le pied effleure à peine la terre !… Est-ce la mort que vous m’apportez ?… Croyez-moi, j’ai vécu assez long-temps dans ces cachots pour me soumettre avec joie à ma destinée. — Ce n’est point la mort, noble Ursel, » répliqua l’empereur en déguisant un peu sa voix ; « c’est la vue, la liberté, tout ce que peut donner le monde, que l’empereur Alexis vient mettre aux pieds de son noble ennemi ; et il espère que plusieurs années de bonheur et de puissance, ainsi que le commandement d’une vaste partie de cet empire, effaceront bientôt de votre mémoire le souvenir des cachots de Blaquernal. — Impossible ! » répondit Ursel avec un soupir « celui aux yeux duquel le soleil est caché même au milieu du jour, ne peut rien espérer même du changement de fortune le plus heureux. — Vous n’en êtes pas tout-à-fait sûr, reprit l’empereur. Permettez-nous de vous convaincre qu’on a envers vous des intentions vraiment favorables et généreuses, et j’espère que vous serez récompensé de vos malheurs en reconnaissant qu’il sera plus facile d’y remédier que vous ne semblez le croire. Faites un effort, et voyez si vos yeux n’aperçoivent pas la clarté d’une lampe. — Faites de moi ce que bon vous semblera, dit Ursel ; je n’ai ni assez de vigueur pour m’y opposer, ni une force d’esprit suffisante pour braver votre cruauté. Il me semble que je vois comme de la lumière ; mais est-ce illusion ou réalité, je ne saurais le dire. Si vous venez me délivrer de ce sépulcre vivant, je prie Dieu qu’il vous en récompense ; et si, sous ce prétexte trompeur, votre dessein est de m’arracher la vie, je ne puis que recommander mon âme au ciel, et léguer le soin de venger ma mort à celui qui pénètre les plus épaisses ténèbres dont l’injustice s’entoure pour commettre ses crimes. »

À ces mots, et l’émotion le rendant incapable de donner aucun autre signe de vie, Ursel retomba sur son lit de misère, et ne prononça plus un seul mot, tandis qu’Alexis le débarrassait des chaînes que l’infortuné avait portées si long-temps qu’elles semblaient presque faire partie de son corps.

« C’est une opération dans laquelle votre aide peut à peine me suffire, Anne, dit l’empereur ; il aurait mieux valu que vous et moi, réunissant nos forces, nous l’eussions porté en plein air, car il est peu sage de montrer les secrets de cette prison à ceux qui ne les connaissent pas encore : cependant allez, mon enfant, à peu de distance du haut de l’escalier, vous trouverez Édouard, le brave et fidèle Varangien, qui, dès que vous lui communiquerez mes ordres, viendra ici me prêter secours ; voyez aussi à m’envoyer le savant médecin Douban. »

Épouvantée, à demi morte d’horreur, la princesse se sentit du moins soulagée par le ton un peu plus doux dont son père lui avait parlé. D’un pas chancelant, mais puisant un peu de courage dans la teneur de ses instructions, elle remonta l’escalier qui conduisait dans ces infernales prisons. Comme elle approchait du faîte, une grande et opaque figure jeta son ombre entre la lampe et la porte du vestibule. Saisie d’une horrible frayeur à l’idée de devenir l’épouse d’un malheureux tel qu’Ursel, un moment de faiblesse s’empara de l’esprit de la princesse ; en considérant le triste choix que son père lui avait proposé, elle ne put s’empêcher de penser que le brave et beau Varangien qui avait déjà sauvé la famille royale d’un danger si imminent, lui conviendrait mieux pour époux, si elle était forcée de se marier une seconde fois, que l’être singulier et dégoûtant que la politique de son père voulait tirer du fond des cachots de Blaquernal.

Je ne dirai pas que la pauvre Anne Comnène, qui était une femme timide, mais sensible, aurait embrassé une telle proposition, si la vie de son époux actuel, Nicéphore Brienne, n’eût été dans un extrême danger ; mais c’était évidemment la détermination de l’empereur que, s’il épargnait la vie du césar, ce serait à la seule condition de redevenir maître de la main de sa fille, afin de la donner à quelqu’un de meilleure foi, et plus désireux de se montrer gendre affectueux. Le plan d’accepter le Varangien pour second mari n’entrait pas non plus précisément dans l’esprit de la princesse : elle se trouvait dans un moment critique, et pour se soustraire au péril, il fallait une décision prompte ; peut-être ensuite, le péril une fois éloigné, trouverait-elle moyen de se débarrasser et d’Ursel et du Varangien, sans priver son père du secours de l’un ou de l’autre, et sans se donner elle-même. En tout cas, la plus grande probabilité de salut était de s’assurer le jeune soldat dont les traits et la tournure étaient propres à ne point rendre cette tâche désagréable à une belle femme. Les projets de conquête sont si naturels au beau sexe, et cette idée, qui se présentait pour la première fois à l’esprit d’Anne Comnène, se développa si vite, qu’elle occupait entièrement la vive imagination de la princesse, lorsque le Varangien, fort étonné de la voir tout-à-coup sortir de ce gouffre, s’avança avec un profond respect, s’agenouilla, et présenta son bras à la princesse pour l’aider à sortir de l’affreux escalier.

« Mon cher Hereward, « dit Anne avec une familiarité assez extraordinaire, « combien je me réjouis, après cette effrayante soirée, de me trouver sous votre protection ! Je sors de lieux que les mauvais esprits semblent avoir construits pour la race humaine. » Les alarmes de la princesse, la familiarité naturelle à une jolie femme qui, dans sa frayeur mortelle, cherche un refuge, comme la colombe effrayée, dans le sein d’un être fort et brave, doivent faire excuser l’épithète un peu tendre dont Anne Comnène salua Hereward ; et s’il avait plu au Varangien de répondre sur le même ton (ce qui, tout fidèle qu’il était, aurait bien pu arriver si l’entretien avait eu lieu avant qu’il eût revu sa fiancée Bertha), la fille d’Alexis, à vrai dire, n’en aurait pas été mortellement offensée. Épuisée qu’elle était, elle laissa reposer sa tête sur la large poitrine et sur l’épaule de l’Anglo-Saxon, et elle ne fit aucun effort pour se relever, quoique la réserve de son sexe et de son rang semblât lui commander un tel effort. Hereward fut lui-même obligé de demander à Anne, avec le ton froid et respectueux d’un simple soldat s’adressant à une princesse, s’il ne fallait pas appeler ses femmes. À quoi elle répondit négativement d’une voix faible : « Non, non ! mon père m’a chargée d’une mission, et il faut que je la remplisse sans témoin… il sait que je suis en sûreté, Hereward, puisqu’il sait que je suis avec vous ; et si je vous suis un fardeau dans mon état de faiblesse, je vais bientôt revenir à moi, et vous n’avez qu’à me déposer sur ces marches de marbre. — À Dieu ne plaise, madame, dit Hereward, que je sois si négligent de la précieuse santé de Votre Altesse. Je vois vos deux jeunes dames, Astarté et Violante, qui vous cherchent… Permettez-moi de les appeler ici, et je vous veillerai si vous n’êtes pas en état de gagner votre chambre, où il me semble que vous recevriez plus efficacement les soins qu’exige l’irritation actuelle de vos nerfs. — Fais ce que tu voudras, barbare, » dit la princesse en se retirant, avec un certain air de dépit provenant peut-être de ce qu’elle pensait que pour cette scène il ne fallait pas d’autres dramatis personœ[31] que les deux acteurs qui occupaient déjà le théâtre. Semblant alors, comme pour la première fois, se rappeler le message dont elle était chargée, elle engagea le Varangien à se rendre immédiatement auprès d’Alexis.

En de pareilles occasions, les moindres circonstances produisent de l’effet sur les acteurs. L’Anglo-Saxon s’aperçut que la princesse était un peu offensée ; mais était-ce parce qu’elle se trouvait littéralement dans les bras d’Hereward, ou parce qu’elle était découverte dans cette position par les deux jeunes filles ? Le soldat n’eut pas la présomption de le décider ; il alla rejoindre Alexis sous les sombres voûtes, avec sa hache à double tranchant, la terreur de l’infidèle, qui brillait sur son épaule.

Astarté et sa compagne avaient été dépêchées par l’impératrice Irène à la recherche d’Anne Comnène dans les appartements du palais qu’elle avait coutume d’habiter. La fille d’Alexis ne se trouvait nulle part, quoique le motif pour lequel on la cherchait fut, au dire de l’impératrice, de la nature la plus urgente. Cependant rien ne passe inaperçu dans un palais, de sorte que les messagères de l’impératrice apprirent enfin que leur maîtresse et l’empereur avaient été vus descendant le sombre escalier qui menait aux cachots, que, par allusion aux régions infernales classiques, on appelait le Puits de l’Achéron. Elles se dirigèrent donc de ce côté, et nous avons raconté les résultats de cette exploration. Hereward jugea nécessaire de dire que Son Altesse impériale s’était évanouie en se retrouvant tout-à-coup exposée au grand air. De son côté, la princesse esquiva adroitement les questions des jeunes suivantes, et déclara être prête à se rendre dans la chambre de sa mère. Le salut qu’elle fit à Hereward en le quittant avait bien quelque chose de hautain, mais il était évidemment adouci par un air d’amitié et d’estime. En traversant une pièce où se tenaient plusieurs esclaves attendant des ordres, elle donna à l’un d’eux, vieillard respectable et médecin habile, un ordre secret pour aller prêter secours à l’empereur, qu’il devait trouver au fond du Puits de l’Achéron, et l’engagea à prendre son cimeterre avec lui. Comme de coutume, entendre fut obéir, et Douban (car tel était son nom) répondit seulement par un signe significatif. Cependant Anne Comnène se hâta de gagner les appartements de sa mère, où elle trouva l’impératrice seule.

« Sortez, mesdames, dit Irène, et que personne n’entre ici, quand même l’empereur le commanderait… Anne Comnène, continua-t-elle, fermez la porte ; et si la jalousie du sexe le plus fort ne nous accorde pas le privilège des verroux et des barres de fer pour nous enfermer dans l’intérieur de nos appartements, hâtons-nous de profiter des occasions que nous pouvons trouver. Rappelez-vous, ma fille, que, si impérieux que soient vos devoirs envers votre père, ils le sont encore plus envers moi, qui suis du même sexe que vous, et qui peux vous appeler en toute vérité le sang de mon sang et les os de mes os… Soyez convaincue qu’en ce moment votre père ne connaît pas les sentiments d’une femme. Ni lui, ni homme au monde, ne peut concevoir les angoisses du cœur qui bat sous une robe de femme. Les hommes, ma fille, briseraient sans scrupule les plus tendres liens de l’affection, et détruiraient de même l’édifice du bonheur domestique où se concentre toute l’âme d’une femme, sa joie, sa peine, son amour et son désespoir. Ayez donc confiance en moi, ma fille, et croyez-moi, je sauverai en même temps et la couronne de votre père et votre bonheur. Votre mari a été coupable, très cruellement coupable ; mais, Anne, il est homme… et en lui donnant ce nom, je lui impute comme défauts naturels une trahison irréfléchie, une folle infidélité, et toute espèce de sottises et d’inconséquences auxquelles sa race est sujette. Vous ne devez donc songer à ses fautes que pour les lui pardonner. — Madame, répondit Anne Comnène, excusez-moi si je vous rappelle que vous conseillez à une princesse, née dans la pourpre, un plan de conduite qui conviendrait à peine à la femme qui porte la cruche pour aller faire à la fontaine du village la provision d’eau dont elle a besoin. Tous ceux qui m’entourent ont été instruits à me rendre les honneurs dus à ma naissance ; et lorsque ce Nicéphore Brienne rampait sur ses genoux pour atteindre la main de votre fille, que vous lui présentiez, il recevait plutôt le joug d’une maîtresse qu’il ne formait une alliance domestique avec une épouse. Il s’est exposé à son destin, sans avoir l’ombre de cette tentation que des coupables moins illustres pourraient alléguer comme excuse ; et si la volonté de mon père est qu’il meure, qu’il soit banni ou renfermé dans une prison pour le crime qu’il a commis, il n’appartient pas à Anne Comnène de s’y opposer, attendu qu’elle est la plus injuriée de toute la famille impériale, et qu’elle a droit de se plaindre de sa fausseté sous tant de rapports. — Ma fille, répliqua l’impératrice, je vous accorde que la trahison de Nicéphore envers votre père et moi est à un haut degré impardonnable ; et je ne vois guère d’après quel principe, sinon d’après celui de la générosité, on pourrait épargner sa vie. Mais vous êtes, vous, dans une situation différente de la mienne, et vous pouvez, comme tendre et affectueuse épouse, comparer l’intimité de vos premières relations avec le changement sanglant qui doit être sitôt la conséquence et la conclusion de ses crimes. Il possède cet air et ces traits dont les femmes conservent long-temps le souvenir ; que l’objet aimé soit vivant ou mort, songez ce qu’il vous en coûtera pour vous rappeler qu’un infâme bourreau a reçu son dernier adieu… que sa tête si belle n’a trouvé pour tout lieu de repos que le bloc de l’exécuteur… que sa langue, dont vous aviez l’habitude de préférer le son aux plus doux instruments de musique, est à jamais muette dans la poussière. »

Anne, qui n’était pas insensible aux grâces personnelles de son mari, fut très émue de cet appel pathétique. « Pourquoi me chagriner ainsi, ma mère ? » répliqua-t-elle d’une voix entrecoupée de sanglots. « Si je ne sentais pas aussi vivement que vous le désirez, ce moment, si cruel qu’il soit, serait encore facile à supporter. Je n’aurais qu’à songer à ce qu’il est, à comparer la beauté de son extérieur avec les défauts de son esprit, qui l’emportent de beaucoup dans la balance, et à me résigner au sort qu’il a mérité, avec une parfaite soumission à la volonté de mon père. — Et vous seriez par ce seul fait unie à quelque misérable que l’habitude de tramer des complots et de conduire des intrigues aurait mis à même, par un malheureux hasard, de se rendre important aux yeux de l’empereur, et qui devrait en conséquence être récompensé par la main d’Anne Comnène. — N’ayez pas si mauvaise opinion de moi, madame. Je sais, aussi bien qu’une Grecque le sut jamais, comment je devrais me soustraire au déshonneur ; et vous pouvez vous fier à moi : vous n’aurez jamais à rougir de votre fille. — Ne parlez pas ainsi, puisque je rougirai également de l’impitoyable cruauté qui abandonne un époux jadis aimé à une mort ignominieuse, et de la passion, que je ne saurais nommer, qui le remplacerait par un obscur barbare, ou par quelque misérable échappé des cachots de Blaquernal. »

La princesse fut extrêmement surprise en s’apercevant que sa mère connaissait les desseins les plus secrets que son père avait formés pour sa conduite au milieu de cette crise. Elle ignorait qu’Alexis et sa royale compagne, vivant ensemble sous d’autres rapports avec la décence exemplaire des personnes de leur rang, avaient parfois, en de grandes occasions, des querelles intérieures où l’époux, provoqué par l’incrédulité apparente de l’épouse, laissait deviner une plus grande partie de ses véritables projets qu’il n’aurait voulu le faire s’il eût gardé son sang-froid.

La princesse était émue par l’idée de la mort si prochaine de son mari, et l’on n’aurait pas pu raisonnablement supposer qu’il en eût été autrement ; mais elle fut encore plus piquée et plus humiliée que sa mère prît pour un fait qu’elle voulût remplacer sur-le-champ le césar par un successeur quelconque, et, dans tous les cas, indigne. Quelles que fussent les considérations qui l’avaient portée à jeter les yeux sur Hereward, elles n’eurent plus d’effet quand ce mariage fut placé sous ce point de vue odieux et dégradant. D’ailleurs il faut se rappeler que les femmes nient presque instinctivement leurs premières pensées en faveur d’un amant, et que rarement elles les révèlent volontiers, à moins que le temps et les circonstances ne concourent à les favoriser. Elle prit donc avec force le ciel à témoin pour repousser cette accusation.

« Soyez-moi témoin, dit-elle, Notre-Dame, reine des cieux ! soyez-moi témoins, saints et martyrs, vous tous bienheureux, qui êtes, plus que nous-mêmes, les gardiens de la pureté de notre cœur, que je ne me connais point de passion que je n’ose avouer, et que, si la vie de Nicéphore dépendait de mes prières à Dieu ou aux hommes, j’oublierais et mépriserais toutes ses injures à mon égard, et qu’elle serait aussi longue que celle que le ciel a accordée à ceux de ses serviteurs qu’il a enlevés de la terre sans leur donner à souffrir les angoisses de la mort. — Vous avez fait là un serment hardi, dit l’impératrice. Tâchez, Anne Comnène, de tenir votre parole ; car, croyez-moi, vous serez mise à l’épreuve. — À quelle épreuve, ma mère ? comment aurais-je à prononcer sur le sort du césar, qui n’est pas en mon pouvoir ? — Je vais vous le montrer, » répondit gravement l’impératrice, et la conduisant vers une espèce de garde-robe qui formait un cabinet dans le mur, elle tira un rideau qui en fermait l’entrée, et Anne Comnène aperçut son infortuné mari, Nicéphore Brienne, à demi vêtu, avec un sabre nu à la main. Le regardant comme son ennemi, et un peu honteuse de certains projets qu’elle avait formés contre lui dans le cours de cette journée, la princesse poussa un faible cri en l’apercevant si près d’elle une arme en main.

« Soyez plus calme, dit l’impératrice, car si cet infortuné est découvert, il ne manquera point d’être victime de vos sottes frayeurs aussi bien que de votre barbare vengeance. »

Nicéphore parut comprendre par ce discours ce qu’il avait à faire ; baissant la pointe de son sabre, et tombant à genoux aux pieds de la princesse, il joignit les mains en implorant son pardon.

« Qu’as-tu à me demander ? » dit l’épouse, assurée, par l’humiliation de son mari, que la force était tout entière de son côté… « Qu’as-tu à me demander, que la reconnaissance outragée, l’affection trahie, les vœux les plus solennels violés, et les plus tendres liens de la nature rompus comme les fils d’une araignée, puissent permettre à ta bouche d’exprimer sans honte ? — Ne suppose pas, Anne, répondit le suppliant, que je veuille en ce moment critique faire l’hypocrite pour sauver le misérable reste d’une existence déshonorée ; je désire seulement me séparer de toi sans emporter ta haine, faire ma paix avec le ciel et nourrir le dernier espoir de me rendre, quoique chargé de crimes nombreux, dans ces régions qui sont les seules où se puisse trouver quelque chose d’égal à ta beauté et à tes talents. — Vous l’entendez, ma fille, dit Irène ; tout ce qu’il demande, c’est votre pardon. Votre situation ressemble à celle de la Divinité, puisque vous pouvez réunir la sûreté de sa vie au pardon de ses offenses. — Vous êtes dans l’erreur, ma mère, répondit Anne ; ce n’est pas à moi de pardonner son crime, et moins encore d’en remettre la peine. Vous m’avez instruite à songer au jugement de la postérité : que diront de moi les siècles futurs, quand on me représentera comme la fille insensible qui aura pardonné à celui qui voulait assassiner son père, parce qu’elle avait en lui un fidèle époux ? — Voyez ! s’écria le césar, n’est-ce pas le comble du malheur, sérénissime impératrice ; et n’ai-je pas vainement offert mon sang pour effacer la tache de parricide et d’ingratitude ? Ne me suis-je pas disculpé de la partie la plus impardonnable de l’accusation, celle qui m’imputait d’avoir voulu tuer le divin empereur ? N’ai-je pas juré par tout ce qui est sacré pour l’homme que mon dessein n’allait que jusqu’à délivrer, pour quelque temps, Alexis des fatigues de l’empire, et à le placer dans un lieu où il aurait pu se livrer au repos et à la tranquillité, où même il aurait continué implicitement à gouverner ses propres états, ses sacrés commandements étant transmis par moi, comme ils l’ont toujours été à toutes les époques et à tous les égards. — Pauvre insensé ! dit la princesse, as-tu approché de si près le marchepied du trône d’Alexis Comnène, et oses-tu concevoir de lui une idée si fausse que de croire possible qu’il consentît à n’être qu’une simple marionnette par laquelle tu réduirais son empire à la soumission ? Sache que le sang des Comnène n’est pas si vil. Mon père eût résisté par les armes à la trahison, et ç’aurait été par la mort seule de ton bienfaiteur que tu eusses satisfait ton ambition criminelle. — Croyez ce qu’il vous plaît de croire, répliqua le césar ; j’en ai dit assez pour une vie qui ne m’est pas et qui ne peut m’être chère. Appelez vos gardes, et dites-leur d’arracher la vie à l’infortuné Brienne, parce qu’il est devenu odieux à son Anne Comnène qu’il a tant chérie. Ne craignez pas qu’aucune résistance de ma part rende la scène de mon arrestation douteuse, ou fatale à personne. Nicéphore Brienne n’est plus césar, et il jette ainsi aux pieds de sa princesse et de son épouse le seul et pauvre moyen qui lui reste de résister à l’exécution de la juste sentence qu’il peut lui plaire de prononcer. »

Il jeta son épée aux pieds de la princesse, tandis qu’Irène, pleurant ou feignant de pleurer amèrement, s’écriait : « J’ai bien lu de pareilles scènes, mais je n’aurais jamais pensé que ma propre fille dût être la principale actrice d’une scène semblable. Aurais-je jamais pu croire que son esprit, admiré par tout le monde comme un palais digne d’être habité par Apollon et par les Muses, n’aurait pas de place pour les vertus plus humbles mais plus aimables d’une femme, la charité et la compassion, vertus qui trouvent un refuge dans le sein de la dernière paysanne ! Ton savoir, tes perfections, tes talents ont-ils répandu autant de dureté que de poli sur ton cœur ? S’il en est ainsi, mieux vaudrait cent fois y renoncer et conserver ces vertus domestiques qui font le plus grand attrait d’un cœur de femme. Une femme sans pitié est un monstre pire que celle à qui toute autre passion fait méconnaître son sexe. — Que voudriez-vous que je fisse ? dit Anne. Ma mère, vous devez savoir mieux que moi que la vie de mon père n’est guère en sûreté avec cet homme audacieux et cruel. Oh ! je suis sûre qu’il médite encore son projet de conspiration ! L’homme qui a pu tromper une femme comme il m’a trompée n’abandonnera jamais un plan fondé sur la mort de son bienfaiteur. — Vous ne me rendez pas justice, Anne, » dit Brienne en se relevant et en lui imprimant un baiser sur les lèvres avant qu’elle pût s’apercevoir de son intention. « Par cette caresse, la dernière que nous aurons échangée, je jure que si j’ai jamais cédé à la folie, du moins je ne me suis pas rendu coupable d’une trahison de cœur envers une femme supérieure à tout son sexe autant par ses talents et ses perfections que par sa beauté. »

La princesse fut adoucie, secoua la tête et répliqua : « Ah ! Nicéphore !… telles étaient jadis vos paroles ! telles peut-être étaient alors vos pensées ! mais qui me garantira aujourd’hui la sincérité des unes et des autres ? — Ces perfections et cette beauté même, répondit Nicéphore. — Et si ce n’est pas assez, dit Irène, votre mère lui servira de caution. Ne regardez pas cette garantie comme insuffisante dans cette affaire. C’est celle de l’impératrice, de l’épouse d’Alexis Comnène qui est intéressée plus que personne au monde à l’augmentation et à l’agrandissement du pouvoir et de la dignité tant de son mari que de sa fille ; c’est l’assurance d’une personne qui veut voir dans cet événement une occasion de clémence, un moyen de fermer les plaies de la maison impériale, et de reconstruire l’édifice du gouvernement sur une base qui ne sera plus ébranlée, s’il existe dans l’homme quelques lueurs de fidélité et de reconnaissance. — Quant à la réalité de cette bonne foi et de cette reconnaissance, il faut donc que nous ayons une confiance implicite, puisque telle est votre volonté, ma mère, quoique les connaissances que j’ai acquises à ce sujet par l’étude et par l’expérience du monde me portent avons dire que cette confiance est bien téméraire ; mais quoique nous puissions toutes deux pardonner à Nicéphore ses erreurs, encore est-il que de l’empereur seul dépendent définitivement le pardon et la grâce. — Ne redoutez pas Alexis, répliqua l’impératrice ; il parlera d’un ton ferme et décidé ; mais s’il n’agit pas au moment même où il prend sa résolution, il ne faut point compter sur lui plus que sur un glaçon à l’instant du dégel. Apprenez-moi, si vous le pouvez, ce que fait actuellement l’empereur, et soyez convaincue que je trouverai moyen de le ramener à notre opinion. — Dois-je donc trahir les secrets de mon père, dit la princesse, pour servir un homme qui agissait si récemment encore comme on ennemi déclaré ? — Ne dis pas trahir, reprit Irène, puisqu’il est écrit : « Tu ne trahiras personne, moins encore ton père et le père de l’empire. » Pourtant, il est encore écrit par saint Luc que les hommes seront trahis par leurs pères et leurs frères, par leurs parents et leurs amis, et par conséquent sans doute aussi par leurs filles ; mais je veux seulement dire, en parlant ainsi, que tu ne nous découvriras des secrets de ton père que ce qui doit nous mettre à même de sauver la vie de ton époux. La nécessité de la circonstance excuse ce qui pourrait autrement être regardé comme irrégulier. — Qu’il en soit ainsi, ma mère ; puisque j’ai consenti, peut-être trop aisément, à soustraire ce coupable à la justice de mon père, je sens que je dois pourvoir à sa sûreté par tous les moyens qui sont en mon pouvoir. J’ai laissé mon père au bas de l’escalier qu’on appelle le Puits de l’Achéron, dans le cachot d’un vieillard aveugle qu’il a nommé Ursel. — Sainte Marie ! s’écria l’impératrice, tu viens de prononcer un nom qui n’a pas été depuis long-temps prononcé en public. — Les dangers qu’il redoute de la part des vivants, dit le césar, l’ont-ils poussé à évoquer les morts ?… car Ursel ne vit plus depuis trois ans. — N’importe, répliqua Anne Comnène, Je vous dis la vérité ; mon père était tout à l’heure en conférence avec un misérable prisonnier qu’il nommait ainsi. — C’est un nouveau danger, continua le césar. Ursel ne peut avoir oublié avec combien de zèle j’ai embrassé la cause de l’empereur contre la sienne ; et dès qu’il sera en liberté, il ne songera qu’à la vengeance. Il faut tâcher de nous mettre en mesure, bien que ce fait augmente notre embarras… Asseyez-vous donc ma douce, ma bienfaisante mère. Et toi, ma chère femme, qui as préféré ton amour pour un indigne mari aux suggestions de la jalousie et d’une implacable vengeance, assieds-toi, et voyons de quelle manière nous pourrions, sans manquer à notre devoir envers l’empereur, faire arriver au port notre malheureux vaisseau. »

Ce fut avec une grâce exquise qu’il conduisit la mère et la fille à leurs sièges ; et, se plaçant avec confiance entre elles deux, ils furent bientôt occupés tous trois à concerter les mesures qu’il fallait prendre, sans oublier celles qui devaient avoir pour double effet de conserver la vie au césar, et de défendre l’empire grec contre la conspiration dont il avait été le principal instigateur. Brienne s’aventura à laisser entendre que peut-être le meilleur moyen serait de laisser la conspiration s’exécuter suivant le premier projet, s’engageant sur l’honneur à empêcher que les droits d’Alexis ne fussent violés durant la lutte ; mais son influence sur l’impératrice et sa fille n’alla point jusqu’à obtenir une si grande preuve de confiance. Elles déclarèrent positivement qu’elles ne lui permettraient pas de sortir du palais, ni de prendre la moindre part à la confusion dont le jour suivant devait infailliblement être témoin.

« Vous oubliez, noble dame, dit le césar, que mon honneur m’ordonne de combattre le comte de Paris. — Bah ! ne me parlez pas de votre honneur, Brienne, dit Anne Comnène ; ne sais-je pas bien que, quoique l’honneur des chevaliers de l’Occident soit une espèce de Moloch, un démon qui se repaît de chair humaine et s’abreuve de sang, celui des guerriers de l’Orient, quoique aussi tapageur et bruyant dans un salon, est beaucoup moins implacable sur un champ de bataille ? Ne croyez pas que j’aie pardonné de grandes injures et de sanglantes insultes, pour prendre ensuite en paiement une aussi fausse monnaie que l’honneur. Votre esprit est bien pauvre si vous ne pouvez inventer une excuse qui satisfasse des Grecs ; et de bonne foi, Brienne, vous n’irez point à ce combat, que ce soit ou non dans votre intérêt. Ne pensez pas que je consente à ce que vous ayez une rencontre avec comte ou comtesse, soit pour vous battre, soit pour causer d’amour. Bref, il faut vous résigner à demeurer ici prisonnier, jusqu’après l’heure fixée pour cette folie. »

Peut-être le césar n’était-il point fâché au fond du cœur que le bon plaisir de sa femme se prononçât d’une manière aussi ferme contre le combat projeté. « Si, dit-il, vous êtes décidée à prendre mon honneur sous votre garde, je suis votre prisonnier, et je n’ai pas les moyens de m’opposer à votre volonté. Une fois en liberté, le libre exercice de ma valeur et de ma lance m’appartiendra de nouveau. — Soit, sire paladin, répliqua la princesse d’un ton très calme ; j’ai bonne espérance que ni l’une ni l’autre ne vous attireront querelle avec ces défie-diables de Paris, soit mâle, soit femelle, et que nous estimerons le point culminant de votre courage d’après la philosophie grecque et le jugement de notre bienheureuse Dame de Merci, et non de celle des Lances rompues. »

En ce moment, un coup frappé à la porte avec autorité troubla la consultation du césar et des deux dames.


CHAPITRE XXVII.

L’AVEUGLE.


Le Médecin. Rassurez vous, madame ; le transport qui l’agitait est apaisé comme vous voyez ; mais pourtant il n’est pas encore tout-à-fait hors de péril. Priez-le de rentrer, et ne le troublez plus jusqu’à ce qu’il soit tout-à-fait rétabli.
Shakspeare. Le Roi Lear.


Nous avons laissé l’empereur Alexis Comnène au fond d’un cachot souterrain, avec une lampe expirante et veillant un captif qui semblait également n’avoir plus que le souffle. Il écouta d’abord le bruit des pas de sa fille qui remontait ; puis il devint impatient, et commença à désirer son retour avant qu’elle eût pu parcourir l’espace qui se trouvait entre lui et le haut de ce sombre escalier. Une minute ou deux il endura avec patience l’absence du secours qu’il l’avait envoyée chercher ; mais d’étranges soupçons commencèrent à s’emparer de son esprit… Serait-ce possible ? aurait-elle changé de résolution à cause des dures paroles qu’il lui avait adressées ? aurait-elle résolu d’abandonner son père à son destin à l’heure du plus pressant besoin, et ne devait-il plus compter sur l’assistance qu’il l’avait suppliée de lui procurer ?

Le peu d’instans que la princesse perdit à minauder avec le Varangien Hereward, fut décuplé par l’impatience de l’empereur, qui commença à croire qu’elle était allée chercher les complices du césar pour l’attaquer pendant qu’il était sans défense, et mettre à exécution leur conspiration presque déconcertée.

Après un temps considérable, rempli par ce sentiment d’incertitude mortelle, il commença enfin à reprendre du calme, et à réfléchir combien il était peu probable que la princesse, qui avait été si vivement offensée de l’indigne conduite de son mari, eût consenti, même dans son propre intérêt, à se joindre à cet époux infidèle pour perdre un homme qui généralement s’était montré envers elle un père tendre et indulgent. Quand il eut adopté cette opinion plus raisonnable, un bruit de pas se fit entendre dans l’escalier ; et, après en avoir descendu, non sans peine, les degrés nombreux, Hereward, portant sa lourde armure, arriva enfin au bas des marches, d’un air impassible. Derrière lui, haletant et tremblant, moitié de froid, moitié de crainte, venait Douban, l’esclave savant en médecine.

« Tu es le bienvenu, brave Édouard ! tu es le bienvenu, Douban, dit l’empereur, toi dont l’habileté en médecine est bien capable de contrebalancer le poids des ans qui pèsent sur ta tête. — Votre Altesse a bien de l’indulgence, dit Douban ; » mais ce qu’il aurait voulu ajouter fut interrompu par un violent accès de toux, suite de son âge, de sa faible constitution, de l’humidité des cachots, et de la lassitude d’avoir descendu un escalier long et difficile.

« Tu n’es pas habitué à visiter tes malades dans un si triste séjour, dit Alexis ; et cependant la nécessité d’État nous oblige à renfermer dans ces sombres et humides régions des gens qui n’en sont pas moins nos bien-aimés sujets, tant en réalité que de nom. »

Le médecin continua à tousser, peut-être pour se dispenser de faire une réponse d’assentiment, que sa conscience ne lui permettait guère, à une observation qui, quoique faite d’un individu qui pouvait parler sciemment, ne paraissait pas être fort véridique.

« Oui, moucher Douban, reprit l’empereur, voilà le cachot, cachot aussi solide que s’il était d’acier et de diamant, où nous avons trouvé nécessaire d’enfermer le redoutable Ursel, dont la renommée s’est répandue dans tout l’univers, renommée acquise par sa science militaire, sa sagesse politique, sa bravoure personnelle, et d’autres nobles qualités, que nous avons été forcé de soustraire quelque temps au grand jour, afin de pouvoir, en temps convenable, les rendre au monde dans tout leur lustre. Ce temps est arrivé. Tâte-lui donc le pouls, Douban, et traite-le comme un homme qui a subi toutes les privations d’une détention sévère, et qui va être tout-à-coup rendu à toutes les jouissances de la vie, à tout ce qui peut rendre la vie précieuse. — Je ferai de mon mieux, répliqua Douban ; mais Votre Majesté considérera que nous avons à opérer sur un sujet faible et épuisé, dont la santé parait déjà presque détruite, et pourrait s’éteindre en un instant…. comme cette lumière pâle et tremblante, dont le faible éclat ne ressemble que trop à la vie de ce malheureux malade. — Appelle donc, mon cher Douban, un ou deux des muets qui servent dans l’intérieur, et qui ont été souvent tes aides en des cas pareils… ou plutôt… Édouard, tes mouvements seront plus rapides. Va chercher ces muets… fais-leur prendre une espèce de litière pour transporter ce malade ; et toi, Douban, tu surveilleras tout. Fais-le porter font de suite dans un appartement convenable, pourvu qu’il soit secret ; ordonne qu’on le mette au bain, et tâche de ranimer ses faibles forces… et souviens-toi qu’il faut, s’il est possible, qu’il paraisse demain en public. — C’est un résultat difficile à obtenir, répondit Douban, après le régime et le traitement auxquels il a été tenu, comme ne l’indiquent que trop clairement les lentes pulsations de son pouls. — C’est une méprise du geôlier, monstre inhumain, qui en aurait été puni, si le ciel n’y eût déjà pourvu par l’intervention étrange d’un Sylvain, d’un homme des bois, qui a mis hier à mort ce geôlier au moment où il voulait faire périr son prisonnier… Oui, mon cher Douban, un soldat de nos gardes appelés les immortels a failli couper cette fleur de notre confiance, que nous avons été obligés de renfermer pour un temps en un lieu secret. Alors, il est vrai, un marteau grossier aurait mis en pièces un brillant sans pareil ; mais le destin nous a préservés d’un tel malheur. »

Après l’arrivée des muets, le médecin, qui semblait plus accoutumé à agir qu’à parler, fit préparer un bain avec des plantes médicinales, et déclara que le malade ne devait pas être troublé avant que le soleil du lendemain fût haut dans les cieux. Ursel fut donc mis dans le bain préparé suivant les instructions du médecin, mais sans donner aucun signe de vie. Il fut ensuite porté dans une belle chambre à coucher, donnant par une large croisée sur une des terrasses du palais, qui commandait une vue magnifique. Ces opérations furent exécutées sur un corps tellement affaibli par les souffrances, tellement mort aux sensations ordinaires de l’existence, que ce ne fut que lorsque la sensibilité revint peu à peu au moyen de frictions sur les membres engourdis, et d’autres moyens que le médecin espéra que les brouillards qui offusquaient l’intelligence du malade se dissiperaient enfin.

Douban se chargea volontiers d’obéir aux ordres de l’empereur et resta près du lit du malade jusqu’au jour, prêt à soutenir la nature autant que son habileté le lui permettait.

Parmi les muets, beaucoup plus habitués à exécuter les ordres dictés par la colère de l’empereur que les recommandations de sa bienveillance, Douban choisit un homme d’un naturel plus doux, et par ordre d’Alexis il lui fit comprendre que la tâche dont il allait être chargé devait être tenue très rigoureusement secrète. L’esclave endurci fut fort étonné en apprenant que les soins qu’il rendait au malade devaient être enveloppés d’un mystère encore plus profond que les sanglantes exécutions de la mort et de la torture.

Le malade recevait passivement les nombreuses attentions dont on l’entourait en silence ; et s’il ne les recevait pas absolument sans connaissance, c’était du moins sans une idée distincte de leur but. Après l’opération calmante du bain, et le changement voluptueux d’un tas de paille dure et humide sur lequel il avait été couché pendant des années contre un lit du duvet le plus doux, on administra à Ursel une potion calmante, où il entrait quelques gouttes d’opium. Le bienfaisant réparateur des forces mortelles revint, ainsi invoqué, et le captif tomba dans un délicieux sommeil qui depuis long-temps lui était inconnu. Le repos sembla s’emparer également des facultés mentales du malade et de son corps ; ses traits perdirent leur roideur, et ses membres, cessant d’être tourmentés par des accès de crampe, des tiraillements soudains et des élans douloureux, s’étendirent dans un état de tranquillité parfaite.

L’aurore colorait déjà l’horizon, et la fraîcheur de la brise du matin pénétrait dans les salles magnifiques du palais de Blaquernal, lorsqu’un coup frappé doucement à la porte de la chambre réveilla Douban, qui, voyant son malade jouir d’un profond repos, s’était lui-même permis quelques instants de sommeil. La porte s’ouvrit, et un homme parut, portant le costume d’un officier du palais, et cachant, sous une longue barbe blanche postiche, les traits de l’empereur. « Douban, dit Alexis, comment va ton malade, dont la santé est en ce jour d’une si grande importance pour l’empire grec ? — Bien, sire, répondit le médecin, extrêmement bien ; et si on ne le trouble pas en ce moment, je réponds, sur tout ce que je puis posséder de science, que la nature, aidée par la médecine, triomphera de l’humidité et de l’air impur d’un cachot malsain. Soyez prudent, sire, et qu’une excessive précipitation n’engage pas cet Ursel dans la crise avant qu’il ait pu mettre en ordre ses idées bouleversées, et qu’il ait recouvré jusqu’à un certain point les facultés de son esprit et la vigueur de son corps. — Je retiendrai mon impatience, ou plutôt, Douban, je me laisserai guider par toi. Crois-tu qu’il soit éveillé ? — Je suis disposé à le croire, mais il n’ouvre pas les yeux, et semble vouloir résister absolument à l’impulsion naturelle qui devrait le porter à se lever et à regarder autour de lui. — Parle-lui, et tâchons de découvrir ce qui se passe dans son esprit. — C’est courir quelque risque, mais vous serez obéi… Ursel !… dit-il, en approchant du lit de l’aveugle malade, puis d’une voix plus haute il répéta : « Ursel ! Ursel ! — Paix ! silence ! murmura le malade, ne troublez pas les bienheureux dans leur extase… et n’allez pas forcer le plus misérable des mortels à finir la coupe d’amertume que son destin a été de commencer. — Encore, encore, » dit à voix basse l’empereur à Douban, « éprouve-ie encore ; il m’est fort important de savoir à quel degré il possède la raison, ou jusqu’à quel point elle l’a abandonné. — Je ne voudrais pourtant pas, répondit le médecin, être assez téméraire, assez coupable pour produire en lui, en insistant hors de propos, une aliénation totale d’esprit, et le replonger ou dans une démence absolue ou dans une stupeur qu’il ne pourrait endurer long-temps. — Sûrement non ; mes ordres sont ceux d’un chrétien à un autre, et je ne désire pas qu’ils soient exécutés au delà de ce que permettent les lois de Dieu et des hommes. »

L’empereur se tut un moment après cette déclaration ; mais il ne s’écoula que peu de minutes avant qu’il pressât de nouveau le médecin de continuer l’interrogatoire de son malade. « Si vous ne me croyez pas capable, » dit Douban un peu vain de la confiance qu’on lui accordait nécessairement, « de juger du traitement qui convient à mon malade, Votre Majesté impériale peut prendre sur elle les risques et la peine. — Vraiment, je vais le faire, répliqua l’empereur, car il ne faut pas écouter les scrupules des médecins, lorsque dans l’autre plateau de la balance sont le destin des empires et la vie des monarques…. Lève-toi, noble Ursel ! entends une voix que tes oreilles ont jadis bien connue, et qui te rappelle à la gloire et à la puissance ! Regarde autour de toi, et vois comme le monde te sourit, comme il t’accueille lorsque tu passes d’une prison à l’empire ! — Astucieux démon, répondit Ursel, qui emploies l’appât le plus perfide pour augmenter la misère d’un infortuné ! sache, tentateur, que je connais toute la vanité des images séductrices de la nuit dernière… ton bain… ton lit… et ton séjour enchanteur… Mais tu parviendrais plutôt à faire naître un sourire sur les lèvres de saint Antoine l’Ermite, qu’à forcer les miennes d’en laisser échapper un à la manière des voluptueux de ce monde. — Essaie donc, insensé, reprit l’empereur, et crois au témoignage de tes sens qui te démontrent la réalité du bien-être dont tu es maintenant environné ; ou si tu t’obstines dans ton incrédulité, reste comme tu es un seul instant, et je vais t’amener une créature dont l’amabilité est tellement sans égale, qu’un seul de ses regards rendrait la vue à tes yeux, ne fût-ce que pour la contempler un moment. » À ces mots, il sortit de la chambre.

« Traître, dit Ursel, menteur endurci, n’amène personne ici ! et ne cherche pas, à l’aide de formes idéales de beauté, à augmenter l’illusion qui dore un instant ma prison, afin, sans doute, d’éteindre l’étincelle de raison qui me reste, et de me faire changer cet enfer terrestre contre un cachot dans les régions infernales ! — Son esprit est un peu égaré, pensa le médecin, et c’est souvent la suite d’un long emprisonnement solitaire. Je serais bien étonné, se dit-il ensuite, si l’empereur pouvait se faire rendre quelque service raisonnable par cet homme, qu’il a si long-temps muré dans un si horrible cachot… Tu penses donc, continua-t-il, en s’adressant au malade, que ta sortie de prison, le bain et les rafraîchissements de la nuit dernière, n’étaient qu’un rêve trompeur, sans aucune réalité ? — Oui ; que serait ce donc ? — Et qu’en rouvrant les yeux, comme nous te prions de le faire, tu céderais seulement à une vaine tentation, pour être encore plus malheureux qu’avant ? — Je le crois ainsi. — Que penses-tu donc de l’empereur par ordre duquel tu souffres une détention si sévère ? »

Peut-être Douban souhaita-t-il de n’avoir pas fait cette question, car, au moment même, la porte de l’appartement s’ouvrit, et l’empereur entra, donnant le bras à sa fille, vêtue avec simplicité quoique avec une splendeur convenable. Elle avait changé son costume contre une robe blanche qui ressemblait à une espèce de deuil ; le seul ornement qu’elle portât était une guirlande de diamants d’une valeur inestimable, qui entourait et attachait ses longs cheveux noirs tombant jusqu’à sa ceinture. Presque morte de frayeur, elle avait été surprise par son père en consultation avec sa mère et son mari le césar, et Alexis d’une voix foudroyante avait en même temps placé Brienne, comme convaincu de trahison, sous la garde d’un fort détachement de Varangiens, et ordonné à sa fille de le suivre dans la chambre où reposait Ursel. Elle venait d’entrer dans cette chambre, résolue à soutenir la fortune chancelante de son mari jusqu’à la dernière extrémité, mais aussi décidée à n’en venir aux prières et aux remontrances, qu’après s’être convaincue que les commandements de son père avaient repris un caractère positif et absolu. Bien que les plans d’Alexis eussent été si vite formés, et déjoués si vite par le hasard, il n’était guère probable, néanmoins, qu’il pût être ramené au projet dont sa femme et sa fille avaient l’exécution tant à cœur, savoir, au pardon du coupable Nicéphore Brienne. À son grand étonnement, et peut-être peu à sa satisfaction, l’empereur trouva le malade fort occupé à babiller avec le médecin sur son propre compte.

« Ne croyez pas, » disait Ursel en réponse à la question de Douban, « que, quoique je sois muré dans ce cachot, et traité comme un être méritant moins d’égards que le plus vil proscrit… et quoiqu’en outre on m’ait privé de la vue, le plus précieux don du ciel… ne croyez pas, vous dis-je, quoique je souffre tous ces maux par ordre du cruel Alexis Comnène, que je le recarde comme mon ennemi : au contraire, c’est grâce à lui que l’aveugle et misérable prisonnier a su chercher une liberté bien plus étendue que celle qu’on peut posséder en ce malheureux monde, et une vue bien plus vaste que celle qu’aucun mont Pisgah puisse nous offrir de ce misérable côté de la tombe ! Dois-je donc compter l’empereur parmi mes ennemis, lui qui m’a fait connaître la vanité des choses de la terre, le néant des jouissances terrestres, et la pure espérance d’un monde meilleur, comme échange certain des misères de celui-ci ? Non ! »

L’empereur était resté un peu déconcerté au commencement de ce discours, mais l’entendant se terminer d’une manière si inattendue, et si favorable pour lui, à ce qu’il pensait, il prit l’attitude à la fois d’un homme modeste qui entend faire son propre éloge et d’une personne vivement frappée des louanges d’un généreux adversaire.

« Mon ami, dit-il à haute voix, vous avez bien lu dans mes intentions en supposant que les connaissances que des hommes de votre caractère peuvent extraire du mal, était toute l’expérience que je désirais vous faire acquérir par une captivité que des circonstances fâcheuses ont prolongée au delà, bien au delà de mes désirs. Que j’embrasse l’homme généreux qui sait si bien interpréter les motifs d’un ami prudent mais fidèle. »

Le malade se leva tout-à-coup sur son séant.

« Attendez, dit-il, il me semble que l’usage de mes facultés commence à revenir. Oui, murmura-t-il, c’est la voix traîtresse qui m’avait d’abord accueilli comme ami, et qui ensuite a cruellement ordonné qu’on me privât de la vue !… Redouble de rigueur, si tu le veux, Comnène… Ajoute si tu peux, aux tourments de ma détention… mais puisque je ne puis voir ton hypocrite et inhumain visage, épargne-moi, par pitié, le son d’une voix plus désagréable à mes oreilles que les crapauds, que les serpents…. que tout ce qu’a la nature de plus odieux et de plus dégoûtant ! »

Ces paroles furent débitées avec tant d’énergie que ce fut en vain que l’empereur chercha à les interrompre, quoique ce fût seulement le langage d’un ressentiment naturel, langage beaucoup plus clair qu’Alexis n’y avait compté.

« Lève la tête, téméraire, dit-il, et retiens ta langue avant qu’elle continue un discours qui peut te coûter cher. Regarde-moi, et vois si je ne t’ai pas réservé une récompense capable de réparer tous les maux dont ta folie peut m’accuser. »

Jusqu’alors le prisonnier avait tenu ses yeux obstinément fermés, regardant le souvenir imparfait des choses qu’il avait vues le soir précédent comme une pure illusion de son imagination, si elles n’avaient pas été réellement présentées à ses sens par quelque esprit séducteur. Mais alors, quand ses yeux s’arrêtèrent sur la taille majestueuse de l’empereur et sur les formes gracieuses de sa charmante fille, éclairées par les tendres rayons du soleil levant, il s’écria d’une voix faible : « Je vois ! je vois ! » Et, en poussant ce cri, il retomba sur son oreiller sans connaissance : ce qui donna aussitôt de la besogne au médecin et à ses remèdes.

« C’est une cure bien merveilleuse, en vérité ! s’écria Douban ; et le comble de mes désirs serait de posséder un secret si miraculeux. — Fou ! dit l’empereur, ne peux-tu concevoir que ce qui n’a été jamais ôté peut être rendu sans peine ! On lui a fait subir, » ajouta-t-il en baissant la voix, « une pénible opération qui lui a fait croire qu’il avait perdu la vue ; et comme le jour parvenait rarement jusqu’à ses yeux, et, dans ces rares occasions, seulement, par rayons très faibles et douteux, l’obscurité continuelle, obscurité physique et mentale qui l’environnait, l’a empêché de sentir qu’il possédait la précieuse faculté dont il s’imaginait être privé. Peut-être me demanderas-tu pourquoi je l’abusai d’une manière si étrange ?… Uniquement pour qu’étant alors jugé incapable de régner, sa mémoire s’effaçât de l’esprit du public ; en même temps je lui conservais la vue pour que, dans le cas où des circonstances l’exigeraient, il fût en mon pouvoir de l’arracher à son cachot, et d’employer, comme je me propose maintenant de le faire, son courage et ses talents au service de l’empire, pour contre-balancer ceux des autres conspirateurs. — Et Votre Majesté impériale, dit Douban, peut-elle se flatter d’avoir acquis l’attachement et l’affection de cet homme par la conduite qu’elle a tenue à son égard ? — Je ne saurais le dire : il en adviendra ce que l’avenir voudra. Tout ce que je sais, c’est que ce ne sera point ma faute si Ursel ne consent pas à échanger une existence misérable, traînée dans les ténèbres, contre les plus précieux des biens : la vue d’abord, puis la liberté, puis enfin une puissance durable sanctionnée peut-être par une alliance avec notre sang. — Puisque telle est l’opinion et le dessein de Votre Majesté, je dois vous aider et non vous contredire. Permettez-moi de vous prier, ainsi que la princesse, de vous retirer, afin que j’essaye de raffermir un esprit qui a été si violemment ébranlé, et de lui rendre le parfait usage de ses yeux dont il a été si long-temps privé. — Soit, Douban ; mais songes-y bien, Ursel ne reviendra complètement libre que lorsqu’il aura exprimé la résolution de se dévouer réellement à moi. Il peut être utile que vous sachiez, toi et lui, que, quoiqu’on n’ait pas dessein de le replonger dans les cachots du palais de blaquernal, cependant, si lui-même, ou quelqu’un en son nom, aspirait à se mettre à la tête d’un parti dans ces temps de convulsion, sur mon honneur de gentilhomme, pour employer un serment français, il reconnaîtrait qu’il n’est pas hors de la portée des haches de mes Varangiens. Je m’en remets à toi du soin de lui communiquer ce fait qui le concerne, ainsi que tous ceux qui s’intéressent à lui… Allons, ma fille, il faut nous retirer et laisser le médecin avec son malade… N’oublie pas, Douban, qu’il est de la dernière importance que je saisisse le premier moment où le malade pourra soutenir une conversation raisonnable avec moi. »

En conséquence, Alexis et sa docte fille se retirèrent.


CHAPITRE XXVIII.

L’ADVERSITÉ.


L’adversité peut rendre de grands services, de même que le crapaud laid et venimeux porte cependant un joyau précieux dans sa tête.
Shakspeare. Comme il vous plaira.


De la terrasse du palais de Blaquernal, sur laquelle ouvrait une porte vitrée qui donnait dans la chambre d’Ursel, la vue s’étendait sur le plus beau et le plus imposant paysage des environs pittoresques de Constantinople.

Après avoir laissé le malade se reposer et calmer l’agitation de son esprit, ce fut en cet endroit que le médecin le conduisit ; car, après s’être un peu apaisé, Ursel avait, de lui-même, demandé qu’on lui permît de vérifier s’il avait réellement recouvré la vue, en contemplant encore une fois la face majestueuse de la nature.

D’un côté la scène était un chef-d’œuvre de l’art humain : l’orgueilleuse cité, ornée des splendides édifices qui convenaient à la capitale du monde, offrait une suite d’aiguilles brillantes et de monuments des différents ordres d’architecture : quelques uns étaient purs et simples, tel est celui dont les chapiteaux représentent une corbeille pleine de feuilles d’acanthe ; telles sont encore ces colonnes dont la cannelure imite les faisceaux de lances des premiers Grecs ; formes simples, mais encore plus gracieuses dans leur simplicité que toutes celles que le génie humain a pu inventer depuis. À côté de ces magnifiques imitations des anciens modèles se joignaient les œuvres d’un âge moins reculé, où un goût corrompu, tâchant d’améliorer et mêlant les divers ordres, avait produit le composite et d’autres bizarreries qui ne suivent aucune règle. Toutefois la grandeur des bâtiments où ils étaient employés attirait le respect ; et le critique le plus sévère n’aurait pu s’empêcher d’admirer l’immense étendue et l’effet de ces édifices, tout en condamnant le style incorrect dans lequel ils avaient été exécutés. Des arcs de triomphe, des tours, des obélisques, des aiguilles destinées à divers usages, s’élevaient dans les airs avec une magnifique confusion ; tandis que, plus bas, on apercevait les rues de la ville, les habitations domestiques formant de longues allées étroites, de chaque côté desquelles les maisons s’élevaient à des hauteurs différentes et inégales ; mais comme elles se terminaient généralement par des terrasses couvertes de plantes, de fleurs et de fontaines, elles présentaient, vues de haut, un aspect plus gracieux et plus intéressant que celui des toits inclinés et uniformes des habitations de nos capitales du nord de l’Europe.

Il nous a fallu quelque temps pour exprimer l’idée qu’un seul coup d’œil fit naître dans l’esprit d’Ursel, et qui l’affecta d’abord d’un sentiment pénible. Ses yeux avaient été long-temps étrangers à cet exercice quotidien qui nous habitue à corriger les scènes que la vue nous présente, avec les connaissances que nous tirons de nos autres sens. Ses idées sur la distance étaient si confuses, qu’il lui semblait que les clochers, les tours et les minarets étaient entassés près de lui, et touchaient presque ses prunelles. Poussant un cri d’horreur, Ursel se tourna d’un autre côté et jeta les yeux sur une scène différente. Il vit encore des tours, des flèches de clochers et des tourelles, mais c’était l’image des églises et des édifices publics réfléchie dans l’éblouissante nappe d’eau qui formait le port de Constantinople, et qui, à cause des immenses richesses qu’elle amenait dans la ville, avait été heureusement nommée la Corne d’Or. D’un côté, ce superbe bassin était bordé de quais où d’immenses vaisseaux venaient décharger leurs riches marchandises, tandis que, sur les bords du havre, des galères, des felouques et d’autres petits bâtiments déployaient nonchalamment les toiles blanches, et de forme bizarre, qui leur servaient de voiles. En d’autres places, la Corne d’Or était ombragée par un vert manteau d’arbres ; et dans ces endroits, les jardins particuliers des riches ou des grands, ainsi que les lieux du divertissement public, s’avançaient jusqu’à l’eau transparente qui leur servait de limites.

Sur le Bosphore, qu’on pouvait apercevoir dans l’éloignement, la petite flotte de Tancrède était à l’ancre au même endroit où elle était parvenue pendant la nuit, endroit qui commandait le lieu du débarquement sur la rive opposée : leur général avait préféré s’y arrêter plutôt que d’aborder en pleine nuit à Constantinople, ne sachant pas si, en arrivant de la sorte, ils seraient reçus en amis ou en ennemis. Les Grecs, soit par ordre d’Alexis, soit de par l’autorité non moins puissante de quelques conspirateurs, avaient profité de ce délai pour faire avancer six vaisseaux de guerre, pleins d’hommes armés et pourvus de toutes les armes offensives maritimes propres aux Grecs de cette époque, et placés de manière à couvrir l’endroit où les troupes de Tancrède devaient débarquer.

Ces préparatifs causèrent quelque surprise au vaillant Tancrède, qui ne savait pas que ces vaisseaux étaient arrivés de Lemnos la nuit précédente. L’intrépide croisé ne fut néanmoins nullement ébranlé par le péril inattendu qui semblait devoir accompagner son entreprise.

Cette vue splendide, dont la description nous a fait sortir un instant de notre sujet, était contemplée par le médecin et par Ursel d’une des plus hautes terrasses du palais de Blaquernal. Du côté de la cité, le palais était protégé par un mur solide, d’une élévation considérable. Contre ce mur s’appuyait un édifice plus humble, qui était comme suspendu au dehors, et qui seul interrompait la nudité de cette vaste construction. Elle n’avait après cela d’autre ornement qu’une haute et massive balustrade de bronze, qui, du côté du port, séparait seule la terrasse d’un immense précipice.

Ursel n’eut pas plus tôt tourné les yeux de ce côté, quoiqu’il se trouvât loin du bord de la terrasse, qu’il s’écria avec terreur : « Sauvez-moi ! sauvez-moi ! si vous n’êtes réellement pas l’exécuteur des volontés de l’empereur. — C’est réellement ce que je suis, répliqua Douban, mais pour vous guérir, pour achever complètement votre guérison, s’il est possible, et non pour vous faire le moindre mal ou souffrir que d’autres vous en fassent. — Gardez-moi donc contre moi-même, reprit Ursel, et sauvez-moi du vertige insensé qui me pousse à me jeter dans l’abîme au bord duquel vous m’avez amené. — Ce dangereux vertige, répliqua le médecin, est commun à tous ceux qui sont restés long-temps sans regarder d’une élévation considérable, ou qui s’y trouvent conduits tout-à-coup. La nature, si bonne qu’elle soit, ne permet point que nous interrompions pendant des années l’usage de nos facultés, et que nous puissions ensuite le reprendre dans toute sa force et toute sa vigueur. Un intervalle plus ou moins long doit nécessairement nous familiariser de nouveau avec l’exercice de nos sens. Ne pouvez-vous croire que cette terrasse soit un lieu sûr, quand vous êtes soutenu par moi et par ce fidèle esclave chargé de m’aider ? — Vraiment si ! répondit Ursel ; mais permettez-moi de me tourner vers cette muraille de pierre, car je ne puis regarder sans frémir ce frêle ouvrage en fil de laiton, seule barrière qui me sépare du précipice. » Il parlait de la balustrade en bronze haute de six pieds et forte en proportion. En parlant ainsi, il saisit fortement le bras du médecin ; et bien qu’Ursel fut lui-même plus jeune et plus fort, il tremblait et avançait les pieds aussi lentement que s’ils fussent devenus de plomb, jusqu’à ce qu’enfin il eût regagné la porte vitrée, où se trouvait une espèce de banc sur lequel il se plaça. « C’est ici, dit-il, que je veux rester. — Et c’est ici, reprit Douban, que je vais vous faire, de la part de l’empereur, une communication à laquelle il est nécessaire que vous vous prépariez à répondre. Vous remarquerez qu’on vous laisse parfaitement libre de choisir entre la liberté et la captivité ; mais on y met pour condition que vous renoncerez à ce plaisir doux, mais criminel, appelé vengeance, que le hasard, je ne vous le cacherai pas, semble vouloir mettre à votre portée. Vous savez que l’empereur voyait un rival en vous ; vous savez aussi combien de maux vous avez soufferts par son ordre. Voici la question : Pouvez-vous pardonner tout ce qui s’est passé ? — Laissez-moi m’envelopper la tête de mon manteau, dit Ursel, pour chasser l’étourdissement qui trouble encore mon pauvre cerveau, et dès que la mémoire me sera revenue, vous connaîtrez mes sentiments. »

Il s’enfonça sur son siège, la tête couverte ; et après quelques minutes de réflexion, avec un tremblement qui prouvait que le malade ressentait encore une affection nerveuse, résultat d’une extrême horreur mêlée d’épouvante, il s’adressa ainsi à Douban : « L’injustice et la cruauté, dans le premier moment qu’on en éprouve les effets, excitent naturellement le plus vif ressentiment dans la malheureuse victime ; et il n’est peut-être pas de passion qui vive si longtemps chez un opprimé que le désir naturel de la vengeance. Si donc, pendant le premier mois que j’ai passé sur ma couche de privations et de misères, vous m’eussiez offert une occasion de me venger de mon cruel oppresseur, j’aurais sacrifié avec joie le reste de ma misérable vie. Mais l’effet d’une souffrance de quelques semaines, ou même de plusieurs mois, ne peut être comparé à l’effet de maux qui durent des années. Après un court intervalle de malheur, le corps, aussi bien que l’esprit, conserve encore cette vigueur qui attache le prisonnier à la vie ; il s’émeut en songeant à la chaîne d’espérances, de désirs, de désappointements et de mortifications qui formait sa première existence. Mais, avec le temps, les blessures se cicatrisent, d’autres sentiments meilleurs occupent la place des premiers, qui vont tour à tour s’éteindre dans l’oubli. Les jouissances de ce monde n’occupent plus le temps de celui sur qui se ferment les portes du désespoir. Je vous dirai, mon cher médecin, que, pendant un temps, par une tentative insensée pour redevenir libre, j’ai percé une portion considérable de roc vif. Mais le ciel m’a guéri d’une si folle idée ; et si je n’ai pas pu me résoudre à aimer réellement Alexis Comnène (car comment cela aurait-il été possible en conservant l’usage de ma raison ?), cependant, en reconnaissant mes crimes, mes péchés et mes folies, je me persuadai qu’Alexis n’était que l’agent par l’entremise duquel le ciel avait exercé le droit de punir mes offenses et mes fautes ; en conséquence ce n’était pas sur l’empereur que mon ressentiment devait s’appesantir. Et je puis maintenant vous dire, autant qu’un homme qui a éprouvé une révolution aussi terrible peut être supposé connaître son propre esprit, que je ne désire ni rivaliser avec Alexis, ni profiter des différentes offres qu’il me fait pour prix de ma renonciation à ces prétentions. Qu’il garde la couronne sans l’acheter, car, suivant moi, il l’a payée un prix qu’elle ne vaut pas. — Voilà un stoïcisme extraordinaire, noble Ursel, répondit le médecin Douban. Dois-je donc comprendre que vous refusez les offres superbes d’Alexis, et que, dédaignant ses bienveillantes intentions, vous désirez être de nouveau renfermé dans votre ténébreux cachot de Blaquernal, afin de continuer à l’aise les méditations ascétiques qui vous ont déjà conduit à une conclusion si extravagante ? — Médecin, » répliqua Ursel, tandis qu’un mouvement convulsif témoignait ses alarmes à l’alternative qu’on lui proposait, « on s’imaginerait que ta profession aurait dû t’apprendre que jamais un mortel, à moins d’être prédestiné à devenir un saint glorieux, ne préféra les ténèbres à la clarté du jour, l’aveuglement à la faculté de voir, les tourments de la faim à une nourriture suffisante, et l’humidité du cachot à l’air libre créé pour l’homme. Non !… Ce peut être une vertu d’agir ainsi ; mais la mienne n’atteint pas si haut. Tout ce que je demande à l’empereur pour le soutenir de tout le pouvoir que mon nom peut lui donner en ce moment de crise, c’est qu’il me fera recevoir comme moine dans quelqu’un de ces beaux monastères richement dotés, fondés par sa dévotion ou sa crainte. Que je ne sois plus l’objet de ses soupçons, car c’est une chose plus terrible que d’être l’objet de sa haine. Oublié par le pouvoir, comme j’ai moi-même perdu le souvenir de ceux qui le possèdent, que j’achève ma route vers la tombe, obscur, inconnu, mais en liberté, en possession des faibles organes de ma vue, et surtout en paix. — Si, sérieusement et en vérité, tel est votre désir, noble Ursel, dit le médecin, je n’hésite pas à vous garantir moi-même l’accomplissement de ce souhait pieux et modéré. Mais, songez-y, vous êtes redevenu un habitant de la cour, et vous pouvez aujourd’hui y obtenir ce que vous voulez ; tandis que demain, si vous vous repentiez de votre indifférence, il se pourrait que vos plus vives instances ne fissent point ajouter la moindre chose aux conditions que vous venez d’établir. — Soit ; alors, j’en stipulerai une autre, mais qui n’a de rapport qu’avec ce jour même. Je vais supplier Sa Majesté impériale avec toute humilité de m’épargner la peine de conclure un traité entre elle et moi, et de se contenter de l’assurance solennelle que je suis très disposé à faire dans son intérêt tout ce qu’il lui plaira de me commander, tandis que, pour moi, je désire seulement pour mon avenir l’exécution des conditions modérées dont je viens de vous entretenir tout à l’heure. — Mais pourquoi craindriez-vous d’annoncer vous-même à l’empereur que vous consentez à un arrangement qui ne peut paraître qu’extrêmement modeste de votre part ? Vraiment, j’ai peur que l’empereur n’insiste pour avoir une courte entrevue avec vous. — Je ne suis pas honteux d’avouer la vérité. Il est vrai que j’ai ou que je crois avoir renoncé à ce que l’Écriture appelle l’orgueil de la vie ; mais le vieil Adam vit toujours en dedans de nous, et reste dans une opposition perpétuelle avec la meilleure partie de notre nature ; il est facile de l’éveiller, mais il n’est pas moins difficile de le forcer à se rendormir. Tandis que, la nuit dernière, je ne comprenais qu’à peine que mon ennemi était en ma présence, et que mes facultés ne faisaient qu’à demi leur devoir en me rappelant des accents trompeurs et détestés, mon cœur ne palpitait-il pas dans mon sein avec toute l’agitation d’un oiseau qu’on vient de saisir ? Faut-il que je traite en personne avec un homme qui (soit sa conduite générale ce qu’elle pourra !) a été sans provocation de ma part la cause de ma misère sans égale ? Douban, non ! Écouter encore sa voix, ce serait donner l’alarme à toutes les passions violentes et vindicatives de mon cœur ; et quoique je prenne le ciel à témoin de la pureté de mes intentions à son égard, néanmoins il m’est impossible d’écouter ses protestations sans qu’il y ait péril pour lui ou pour moi. — Si tels sont vos sentiments, je me bornerai à lui redire votre condition ; mais il faudra que vous juriez vous-même de l’observer strictement : sinon il serait difficile et peut être impossible de conclure la ligue que vous désirez tous les deux. — Amen ! Et comme mes intentions sont pures, comme je suis résolu à n’en pas changer, puisse le ciel me garder de l’influence d’une vieille rancune, d’un ancien ressentiment ou d’une nouvelle querelle ! »

On entendit alors frapper avec autorité à la porte de la chambre à coucher, et Ursel, délivré par des sensations plus puissantes de l’étourdissement dont il s’était plaint, rentra d’un pas ferme dans l’appartement, et, prenant un siège, attendit, les yeux détournés, l’entrée de la personne qui demandait à être admise, et qui n’était autre qu’Alexis Comnène.

L’empereur parut à la porte en costume militaire, costume qui convenait à un prince qui allait assister à un combat en champ clos.

« Sage Douban, dit-il, le prisonnier que nous estimons tant, Ursel, a-t-il fait son choix entre notre paix et notre inimitié ? — Oui, sire. Il a choisi le sort de cette heureuse partie des mortels dont le cœur et la vie sont dévoués au service du gouvernement de Votre Majesté. — Il me rendra donc aujourd’hui le service de contenir tous ceux qui veulent exciter une insurrection en son nom et sous prétexte des injustices qu’il a souffertes ? — Oui, sire ; il remplira aussi parfaitement que possible le rôle dont vous le chargez. — Et de quelle manière, » dit l’empereur en prenant son plus gracieux ton de voix, « notre fidèle Ursel désire-t-il que de pareils services, rendus dans un temps de pressant besoin, soient récompensés par l’empereur ? — Uniquement en ne lui disant pas un seul mot à ce sujet. Il désire seulement que toute jalousie entre vous et lui soit désormais oubliée, et que vous le fassiez recevoir dans une des maisons monastiques fondées par Votre Majesté, afin de consacrer le reste de sa vie au culte du ciel et de ses saints. — En es-tu bien persuadé, Douban ? répliqua l’empereur à voix basse, en changeant de ton. « Par le ciel ! quand je considère de quelle prison il sort et de quelle manière il y a été traité, j’ai peine à croire à ces paisibles dispositions. Il faut au moins qu’il me parle lui-même avant que je croie à la métamorphose de l’impétueux Ursel en un être si insensible aux impulsions ordinaires de l’espèce humaine. — Écoute-moi, Alexis Comnène, dit le prisonnier, et puissent tes prières au ciel être entendues et exaucées suivant que tu ajouteras plus ou moins de foi aux paroles que je t’adresse dans la simplicité de mon cœur ! Quand même ton empire grec serait fait d’or monnayé, ce ne serait pas à mes yeux un appât digne de me séduire ; les injustices que j’ai reçues de toi, si cruelles et si nombreuses qu’elles aient été, n’ont pas excité en moi, et j’en remercie le ciel, le moindre désir de punir la trahison par la trahison. Pense de moi ce qu’il te plaira, pourvu que tu ne cherches pas à lier conversation avec moi et sois convaincu que, quand tu m’auras fait entrer dans le plus rigide de tes monastères, la discipline, le jeune et les veilles me sembleront préférables à l’existence de ceux que le roi se plaît à honorer, et qui doivent en conséquence lui tenir compagnie toutes les fois qu’il leur est ordonné de le faire. — Il ne m’appartient guère, dit le médecin, d’intervenir dans une affaire si importante : néanmoins, comme possédant la confiance du noble Ursel et de Sa Majesté l’empereur, j’ai fait un court extrait des quelques conditions qui doivent être exécutées par les deux illustres parties, l’une à l’égard de l’autre, sub crimine falsi. »

L’empereur prolongea sa conversation avec Ursel pour lui expliquer clairement de quelle manière il aurait besoin de ses services le jour même. Quand ils se quittèrent, Alexis, avec de grandes démonstrations d’amitié, embrassa son ex-prisonnier, tandis qu’il fallait tout l’empire de soi-même et tout le stoïcisme d’Ursel pour l’empêcher d’exprimer en termes clairs l’étendue de la haine qu’il portait à l’homme qui lui donnait ce baiser.


CHAPITRE XXIX.

LE FEU GRÉGEOIS.


… conspiration ! as-ta donc honte de montrer ton front dangereux la nuit, alors que tous les maux sont déchaînés ? Le jour, où trouveras-tu une caverne assez ténébreuse pour cacher ton monstrueux visage ? N’en cherche pas, conspiration ; cache-le sous le sourire et l’affabilité : car si tu parais sous tes propres traits, l’Érèbe lui-même ne serait pas assez noir pour déguiser ta laideur.
Shakspeare. Jules-César.


L’importante matinée arriva enfin où, d’après la proclamation impériale, le combat entre le césar et Robert, comte de Paris, devait avoir lieu. C’était une circonstance en grande partie étrangère aux mœurs grecques, et à laquelle, par conséquent, le peuple attachait des idées bien différentes de celles des nations de l’Occident sur ce jugement solennel de Dieu, comme les Latins l’appelaient. La conséquence fut une extrême et vague agitation parmi le peuple, qui rattachait la lutte extraordinaire dont il allait être témoin aux différentes causes qui devaient, selon le peuple, occasionner quelque insurrection générale d’une nature grande et terrible.

Par ordre impérial, une lice régulière avait été préparée pour le combat, avec deux portes ou entrées en face l’une de l’autre, pour admettre les deux champions. Il fut convenu que chacun d’eux ferait son appel à la divinité selon les formes de l’Église dont les adversaires étaient respectivement membres. La lice était située sur le rivage de la mer, vers l’ouest du continent. À peu de distance, on apercevait la ville, d’architecture variée, construite de pierres et de ciment, et n’offrant pas moins de vingt-quatre portes ou poternes, dont dix-neuf regardaient l’eau et cinq la terre. Tout cela formait une perspective admirable, qui existe encore en grande partie de nos jours. La ville a environ dix-neuf milles de circonférence ; et comme elle est de tout côté entourée de hauts cyprès, il semblerait au premier coup d’œil que la cité s’élève du milieu d’un grand bois de ces arbres magnifiques, cachant en partie les clochers, les obélisques et les minarets qui marquaient alors la place d’un grand nombre de beaux temples chrétiens, mais qui aujourd’hui indiquent généralement la position d’autant de mosquées musulmanes.

La lice, pour la commodité des spectateurs, était entourée par de longues rangées de sièges en gradins. Au milieu de ces sièges, et précisément en face du centre de la lice, était un trône élevé, destiné à l’empereur lui-même, et séparé des galeries préparées pour le peuple par une enceinte de barrières en bois qui, comme pouvait le voir un œil expérimenté, devaient en cas de besoin servir de retranchements.

La lice avait soixante toises de long sur peut-être quarante de large, et présentait un espace suffisant pour le combat, soit à pied, soit à cheval. De nombreuses bandes de citoyens grecs commencèrent, dès la pointe du jour, à sortir des portes et poternes de la ville, à examiner avec étonnement la disposition de la lice, à critiquer le but et l’utilité des différentes parties qui la composaient, et à prendre leurs places pour voir le spectacle. Bientôt après arriva un fort détachement des soldats qu’on appelait les immortels Romains. Ils entrèrent sans cérémonie, et se placèrent des deux côtés de la barricade de bois qui défendait la place de l’empereur. Quelques uns d’entre eux prirent même une plus grande liberté ; affectant d’être trop pressés contre la galerie, plusieurs s’approchèrent de la séparation et parurent vouloir l’escalader et se placer du même côté que l’empereur. Quelques vieux esclaves de la maison impériale se montrèrent alors, afin de réserver cette enceinte sacrée pour Alexis et sa cour ; et à mesure que les immortels devenaient plus audacieux et plus turbulents, le nombre des défenseurs de l’enceinte du trône parut graduellement s’accroître.

Outre la grande porte qui communiquait du dehors avec la galerie impériale, il y avait, quoiqu’on pût à peine le remarquer, une autre entrée de côté, solidement fermée, par où différentes personnes entrèrent et vinrent se placer au bas des sièges destinés à la maison impériale. Ces individus, à la hauteur de leur taille, à la largeur de leurs épaules, aux fourrures de leurs manteaux, et surtout aux redoutables haches-d’armes qu’ils portaient tous, semblaient être des Varangiens ; quoiqu’ils n’eussent ni le costume de grande tenue, ni l’armure complète de guerre, cependant lorsqu’on les examinait de près, on pouvait s’apercevoir qu’ils portaient leurs armes offensives. On put observer que ces hommes, arrivant par troupes petites et séparées, se joignaient aux esclaves de l’intérieur du palais pour empêcher l’invasion des immortels autour du siège de l’empereur et des places réservées. Deux ou trois immortels, qui avaient réussi à passer par dessus les barrières, furent rejetés de l’autre côté sans beaucoup de cérémonie par les bras nerveux des Varangiens.

Les personnes qui occupaient les galeries voisines, et dont la plupart avaient l’air d’hommes vulgaires parés de leurs plus beaux habits, firent de nombreux commentaires sur ces procédés, et se trouvèrent fort disposés à prendre parti pour les immortels. « C’était une honte à l’empereur, disait-on, d’encourager ces barbares Bretons à s’interposer par violence entre sa personne et les cohortes des immortels Romains, qui étaient en quelque sorte ses propres enfants. »

Stephanos, l’athlète, que sa haute taille et sa force prodigieuse faisaient remarquer parmi les mécontents, dit sans hésiter : « S’il y a seulement ici deux hommes qui veulent se joindre à moi pour dire que les immortels sont injustement privés de leur droit de garder la personne de l’empereur, voici la main qui les placera à côté du trône impérial. — Non, » répondit un centurion des immortels, que nous avons déjà présenté à nos lecteurs sous le nom d’Harpax ; « non, Stephanos ; cet heureux temps peut arriver, mais il n’est pas encore venu, mon joyau du cirque. Tu sais qu’en cette occasion c’est un de ces comtes, un de ces francs d’Occident, qui doit combattre ; et les Varangiens qui appellent ces gens-là leurs ennemis, ont quelque raison de réclamer le privilège d’être gardiens de la lice, privilège qu’il ne conviendrait pas de leur disputer en ce moment. Vraiment, mon homme, si tu étais seulement à moitié aussi spirituel que tu es grand, tu sentirais qu’il n’y a qu’un mauvais chasseur qui effraye le gibier par des cris, avant de l’avoir amené près des filets qu’il lui a tendus. »

Tandis que l’athlète roulait ses gros yeux gris comme pour trouver le sens de cette figure, son petit ami Lysimaque l’artiste, faisant un effort pour s’élever sur la pointe des pieds et pour paraître intelligent, dit en s’approchant aussi près que possible de l’oreille d’Harpax : « Tu peux t’en rapporter à moi, brave centurion ; cet homme fort et robuste ne s’élancera point comme un chien mal dressé sur une fausse piste, et ne sera ni muet ni inactif quand le signal sera donné. Mais dis-moi, » continua-t-il, en parlant très bas, et pour ce, montant sur un gradin, ce qui le mit de niveau avec l’oreille du centurion, « n’aurait-il pas été mieux qu’une forte garde des vaillants immortels eût été placée dans cette citadelle de bois pour atteindre le but d’aujourd’hui ? — Sans doute, répondit le centurion, c’est ce qu’on voulait faire ; mais ces vagabonds de Varangiens ont changé les postes de leur propre autorité. — Ne serait-il pas bien, dit Lysimaque, que vous qui êtes beaucoup plus nombreux que les barbares, vous commençassiez une dispute avec ces étrangers avant qu’il en arrive un plus grand nombre ? — Ne crains rien, l’ami, » répliqua froidement le centurion, « nous connaissons notre temps. Une attaque commencée trop tôt serait pire qu’inutile, et nous ne trouverions plus l’occasion d’exécuter notre projet en temps convenable, si l’alarme était prématurément donnée en ce moment. »

À ces mots, il se mêla parmi ses compagnons d’armes, comme pour éviter toute relation suspecte avec ceux des conspirateurs qui ne faisaient point partie de l’armée.

Tandis que la matinée avançait et que le soleil s’élevait sur l’horizon, les différentes personnes que la curiosité ou quelque motif plus important attirait vers l’emplacement du combat, accoururent des différentes parties de la ville, et s’empressèrent de prendre les places qui restaient encore sur les estrades. Pour arriver au lieu où avaient été faits les préparatifs du combat, ils avaient à gravir une espèce de cap qui s’avançait dans l’Hellespont comme un petit promontoire, et le sommet fort élevé qui se rattachait à la côte offrait une montée rapide. Cet endroit commandait la vue du détroit qui sépare l’Europe de l’Asie, mieux que le voisinage immédiat de la ville, ou le terrain plus bas encore de la lice. En passant sur cette hauteur, les premières personnes qui se rendaient au combat s’arrêtèrent peu ou point ; mais au bout de quelque temps, lorsqu’on put s’apercevoir que ceux qui s’étaient hâtés de se rendre dans la lice restaient là sans but ni motif, ceux qui les suivirent par le même chemin… par une curiosité bien naturelle, payèrent tribut au paysage, en donnant plus d’attention à sa beauté ; on s’arrêtait pour voir si on pouvait tirer de l’eau quelque augure pour le résultat des événements de la journée. Quelques marins oisifs furent les premiers à remarquer qu’une escadre de petits bâtiments grecs (ceux de Tancrède) était arrivée d’Asie, et menaçait de faire une descente à Constantinople. — Il est étrange, dit un individu qui avait le rang de capitaine d’une galère, que ces petits bâtiments, qui avaient ordre de revenir à Constantinople aussitôt qu’ils auraient débarqué les Latins, soient restés si long-temps à Scutari, et ne reviennent à la ville impériale que le second jour après leur départ d’ici. — Fasse le ciel, » dit un autre homme de la même profession, « que ces vaisseaux reviennent à vide. Il me semble que leurs mâts, leurs agrès, et leurs vergues sont décorés à peu près des mêmes enseignes qu’y avaient déployées les Latins, lorsque par ordre de l’empereur ils furent transportés vers la Palestine. Ne dirait-on pas que leur retour ressemble à celui d’une flotte de navires marchands qui n’ont pu décharger au lieu de leur destination ? — Il n’y a guère de profit, » ajouta un des politiques dont nous avons déjà parlé, « à faire commerce de pareilles marchandises, soit qu’on les importe, soit qu’on les exporte. Cette ample bannière qui flotte au dessus de la première galerie annonce la présence d’un chef qui occupe un haut rang parmi les comtes, à cause de sa valeur ou de sa noblesse.

Notre capitaine dit, du ton d’un homme qui veut faire comprendre qu’il a d’alarmantes nouvelles : « Ils paraissent s’être avancés dans le détroit de manière à pouvoir descendre avec la marée, et doubler le cap où nous sommes ; mais pourquoi semblent-ils vouloir aborder si près des murs de la ville ? Il faut un homme plus habile que moi pour prétendre le dire. — Assurément, répliqua son camarade, ce n’est pas dans une bonne intention. Les richesses de la ville ont leur tentation pour des gens pauvres qui n’estiment le fer qu’ils possèdent que comme leur fournissant les moyens de se procurer l’or qu’ils convoitent. — Eh ! oui, frère, reprit Démétrius le politique ; mais ne voyez-vous pas à l’ancre dans la baie de ce cap, et précisément à l’endroit où ces hérétiques doivent être poussés par la marée, six gros vaisseaux, pouvant, de dessous leurs ponts creux, faire pleuvoir une grêle non seulement de dards et de flèches, mais encore de feu grégeois ? Si ces guerriers Francs continuent à diriger leur course sur la ville impériale, étant comme ils sont,


……Propago

Contemptrix superûm sœvœque avidissima cœdis,
Et violenta[32].


nous allons bientôt être témoins d’un combat plus curieux que celui annoncé par la grande trompette des Varangiens. S’il vous plaît, asseyons-nous ici un moment, et voyons comment cette affaire finira. — La proposition est excellente, mon ingénieux ami, » dit Lascaris, car c’était ainsi que se nommait l’autre interlocuteur. « Mais, dites-moi, ne serons-nous pas ici à portée des traits par lesquels ces audacieux Latins ne manqueront pas de riposter au feu grégeois, si, suivant votre conjecture, l’escadre impériale le lance contre eux ? — Ce n’est pas mal raisonné, mon ami, répliqua Démétrius ; mais sachez que vous avez affaire à un homme qui s’est déjà trouvé dans de pareilles extrémités ; et si une telle décharge venait à partir de la mer, je vous proposerais de reculer d’une cinquantaine de toises, et de mettre ainsi la pointe de ce cap entre eux et nous ; un enfant pourrait alors les braver sans aucune crainte. — Vous êtes un homme sage, voisin, dit Lascaris, et vous possédez ce mélange de science et de valeur qui convient à un homme avec lequel un ami pourrait risquer sa vie en toute sûreté. Il y a des gens, par exemple, qui ne peuvent montrer la moindre des choses qui se passent sans mettre le spectateur en péril pour ses jours, au lieu que vous, mon digne ami Démétrius, grâce à vos vastes connaissances en affaires militaires et à vos égards pour vos amis, vous êtes sûr de leur faire voir tout ce qui vaut la peine d’être vu, sans le moindre danger pour leur personne ; et tout naturellement on ne se soucie guère de s’exposer… Mais, sainte Vierge ! que signifie ce pavillon rouge qui vient d’être arboré par l’amiral grec ? — C’est, voyez-vous, voisin, que ces hérétiques d’Occident continuent à avancer sans faire attention aux différents signaux que leur fait notre amiral de s’arrêter, et maintenant il arbore la couleur de sang, comme si un homme fermait le poing et disait : « Si vous persistez dans votre intention incivile, je ferai ceci et cela. » — Par sainte Sophie ! c’est lui donner un bon avis. Mais qu’est-ce que va donc faire l’amiral de l’empereur ? — Courez ! courez ! ami Lascaris, ou vous en verrez plus que peut-être vous n’êtes curieux d’en voir. »

En conséquence, pour joindre la force de l’exemple au précepte, Démétrius se ceignit les reins, et se retira avec la plus édifiante vitesse de l’autre côté du cap, suivi par la plus grande partie de la foule, qui s’était arrêtée pour être témoin du combat que le nouvelliste promettait, et qui était décidée à le croire sur parole quant au danger. Ce qui avait alarmé Démétrius était la décharge d’une grande quantité de feu grégeois, que peut-être on ne peut mieux comparer qu’à une de ces immenses fusées à la Congrève d’aujourd’hui, qui prend sur ses épaules un petit grappin ou une ancre, et traverse les airs en sifflant, comme un démon pliant sous le faix des ordres de quelque magicien inexorable. Les effets du feu grégeois étaient si terribles que les navires attaqués de cette étrange manière renonçaient à toute tentative de défense, et ne cherchaient qu’à échouer sur le rivage. On supposait qu’un des principaux ingrédients de ce feu terrible était le naphte, bitume qu’on recueille sur les bords de la mer Noire, et qui, une fois mis en état d’ignition, ne pouvait s’éteindre que par un mélange fort singulier qu’il n’était pas probable qu’on aurait sous la main. Il produisait une épaisse fumée et une bruyante explosion. « Il était capable, dit Gibbon, de communiquer ses flammes avec une égale véhémence, soit en descendant, soit latéralement. Dans les sièges, on le versait du haut des remparts, ou on le lançait, comme nos bombes, dans des boules de pierre ou de fer rouge, ou bien dans du chanvre dont on entourait les flèches et les javelines. On regardait comme un secret d’état de la plus haute importance la manière de le composer ; et, pendant quatre siècles environ, les Musulmans ne la connurent pas. Mais enfin la composition en fut découverte par les Sarrasins, qui l’employèrent pour repousser les croisés et vaincre les Grecs, pour qui il avait été long-temps le plus formidable instrument de défense. Il faut accorder quelque exagération à une époque barbare, mais nul doute que la description du croisé Joinville ne doive être admise en général comme exacte : « Ce feu, dit le bon chevalier, fendait l’air comme un dragon ailé de la grosseur d’un muid environ, avec le bruit de la foudre et la rapidité de l’éclair, et l’obscurité de la nuit était dissipée par cette horrible illumination. »

Non seulement l’intrépide Démétrius et son ami Lascaris, mais encore toute la multitude prirent la fuite à toutes jambes lorsque l’amiral grec tira la première décharge, et, quand les autres vaisseaux de l’escadre imitèrent leur amiral, les cieux furent remplis d’un bruit terrible et inaccoutumé, tandis que la fumée était assez épaisse pour obscurcir l’atmosphère. Comme les fugitifs paissaient sur la cime du promontoire, ils virent le marin que nous avons déjà mentionné comme spectateur, tranquillement couché au fond d’un fossé à sec, où il était arrangé de manière à être, autant que possible, à l’abri de tout accident. Il ne put cependant s’empêcher de lancer une plaisanterie aux politiques.

« Qu’est-ce donc, mes bons amis, » s’écria-t-il sans lever la tête au dessus de la contrescarpe de son fossé, « ne resterez-vous pas assez long-temps à votre poste pour finir la docte dissertation sur les combats de terre et de mer que vous avez eu si bonne occasion de commencer ? Croyez-moi, le bruit fait plus de peur que de mal ; tous les feux sont lancés dans une direction opposée à la vôtre, et s’il arrive qu’un de ces dragons que vous voyez vienne du côté de la terre au lieu d’aller du côté de l’eau, ce sera la méprise de quelque mousse qui aura manié la mèche avec plus de bonne volonté que d’adresse. »

Démétrius et Lascaris entendirent juste assez de la harangue du héros naval pour être informés du nouveau péril qui pourrait les assaillir par suite d’une mauvaise direction donnée au feu, et, se précipitant vers la lice à la tête de la multitude éperdue de frayeur, ils propagèrent bientôt l’alarmante nouvelle que les Latins revenaient d’Asie avec l’intention de débarquer, de piller et de brûler la ville.

Cependant le vacarme qui retentissait subitement dans les airs était bien de nature à confirmer dans l’opinion publique la cause qu’on lui assignait, si exagérée qu’elle fût. Le tonnerre du feu grégeois se faisait entendre coup sur coup ; et chaque coup répandait tour à tour sur la face du paysage une masse de fumée noire, qui, épaissie par ces nuages successifs, sembla enfin, comme celle que produit un feu d’artillerie bien soutenu, obscurcir tout l’horizon.

La petite escadre de Tancrède était complètement dérobée à la vue par les volumes de fumée que les bizarres instruments de guerre de l’ennemi lançaient continuellement au milieu des airs ; et il sembla, par une lueur rouge qui commença à se montrer dans le plus épais des ténèbres, qu’un bâtiment au moins avait pris feu. Cependant les Latins résistèrent avec une obstination digne de leur courage et de la renommée de leur célèbre chef. La petitesse de leurs navires et leur peu d’élévation au dessus de l’eau leur donnaient quelques avantages, aussi bien que l’état ténébreux de l’atmosphère, qui empêchait qu’ils ne servissent aisément de point de mire aux Grecs.

Pour accroître ces avantages, Tancrède, à l’aide de barques et de tous les signaux imparfaits connus à cette époque, donna ordre aux bâtiments de sa flottille de ne pas s’inquiéter du sort des autres, d’avancer chacun séparément, et de mettre leurs hommes à terre dans l’endroit et de la manière qu’ils pourraient effectuer cette manœuvre. Tancrède lui-même donna un noble exemple : il était à bord d’un bon navire, garanti jusqu’à un certain point de l’effet du feu grégeois, en ce qu’il était en grande partie recouvert de cuir cru, récemment mouillé. Ce navire était monté par plus de cent braves guerriers, chevaliers pour la plupart, qui avaient toute la nuit humblement manié la rame, et tenaient ce matin-là dans leurs mains l’arbalète et l’arc, généralement regardés comme les seules armes qui convinssent à des gens de qualité. Ainsi armé et ainsi préparé, le prince Tancrède donna à son bâtiment toute la vitesse que le vent, la marée et la rame pouvaient obtenir, et prenant la position la plus favorable que ses connaissances navales lui permettaient, il s’élança avec la rapidité de l’éclair au milieu des vaisseaux de Lemnos. L’équipage des Francs lançait de toute part flèches, dards, javelines et traits de toute espèce, avec d’autant plus d’avantage que les Grecs, se fiant à leur feu artificiel, avaient omis de se munir d’autres armes ; de sorte que, quand le valeureux croisé les assaillit avec tant de fureur, répondant à l’épouvante de leur feu grégeois par une pluie non moins formidable de flèches et de traits, ils commencèrent à sentir que leur avantage était moindre qu’ils l’avaient supposé, et que, comme la plupart des dangers, le feu des Grecs, lorsqu’on le bravait intrépidement, perdait au moins la moitié de ses terreurs. Les marins grecs, en voyant avancer si près les vaisseaux remplis de Latins couverts d’acier, commencèrent à craindre un combat corps à corps avec un si redoutable ennemi.

Peu à peu la fumée commença à sortir des flancs du grand navire grec, et la voix de Tancrède annonça à ses soldats que le vaisseau amiral de l’ennemi avait pris feu par quelque négligence dans l’emploi du feu grégeois, et que tout ce qu’ils avaient alors à faire était de se tenir à distance pour ne pas partager son sort. On vit bientôt des étincelles et explosions de flammes partir de place en place à bord de l’immense bâtiment, comme pour répandre davantage la consternation, et faire tourner la tête au petit nombre de ceux qui donnaient encore attention aux ordres de leur amiral, en tâchant d’éteindre le feu. La connaissance des matières combustibles qui étaient à bord joignit bientôt le désespoir à la terreur, et l’on vit les malheureux hommes de l’équipage s’élancer du haut des mâts, des vergues, des agrès, des flancs du vaisseau, presque tous pour trouver dans l’eau une mort qui leur semblait beaucoup plus terrible dans le feu. L’équipage du bâtiment de Tancrède cessa, par ordre de ce généreux prince, de lancer des projectiles contre un ennemi qui était à la fois menacé par l’eau et le feu ; les croisés poussèrent leur bâtiment vers la côte dans une partie de la baie qui était tranquille, et, sautant dans la mer peu profonde à cet endroit, ils prirent terre sans difficulté. Beaucoup de chevaux furent sauvés par leur docilité et abordèrent avec leurs maîtres sur le rivage. Tancrède ne perdit pas de temps pour former une phalange serrée, peu nombreuse d’abord, mais augmentant toujours à mesure que les bâtiments de la petite flottille venaient échouer sur la côte, ou qu’ils s’amarraient fort tranquillement au rivage, et débarquaient leur monde.

Le nuage qui avait été élevé par le combat fut alors entraîné par le vent, et le détroit n’offrit plus que quelques vestiges de l’action. Là flottaient sur les vagues les restes rompus et fracassés d’un ou deux vaisseaux latins qui avaient été brûlés au commencement du combat ; les hommes qui les montaient avaient été généralement sauvés par les efforts de leurs camarades. Plus bas on apercevait les cinq navires qui restaient de l’escadre de Lemnos, effectuant leur retraite péniblement et en désordre, dans le dessein de gagner le havre de Constantinople. À l’endroit qui venait d’être le théâtre de l’action était amarré le vaisseau de l’amiral grec, brûlé jusqu’à fleur d’eau et envoyant encore une fumée noire de ses poutres et de ses planches en feu. La flottille de Tancrède, occupée à décharger les troupes, était éparse irrégulièrement le long de la baie ; les hommes gagnaient terre comme ils pouvaient et couraient aussitôt rejoindre l’étendard de leur chef. Différents objets noirâtres flottaient à la surface de l’eau plus ou moins loin du rivage : d’un côté, c’étaient des débris de vaisseaux ; et d’un autre c’étaient des restes encore plus tristes à voir, les corps inanimés des marins qui avaient péri dans le combat.

L’étendard avait été porté à terre par le page favori du prince, Ernest d’Apulie, aussitôt que la quille de la galère de Tancrède avait touche le sable ; il fut alors planté au faîte du cap élevé, où Lascaris, Démétrius et d’autres bavards s’étaient établis au commencement de l’action, mais qu’ils avaient tous quitté en fuyant, doublement effrayés par les feux grégeois et par les traits des Latins.


CHAPITRE XXX.

LES DEUX OFFICIERS.


Revêtu d’une armure complète, et tenant de la main droite l’étendard de ses pères, Tancrède restait avec sa poignée de guerriers comme autant de statues de bronze, s’attendant à être attaqués par les troupes grecques qui occupaient la lice, ou par les habitants qui sortaient en foule des portes de la ville… quelques uns soldats, d’autres citoyens, et la plupart équipés comme pour combattre. Ces personnes, alarmées des divers bruits qui avaient couru sur les combattants et sur l’issue de l’affaire, se dirigèrent vers l’étendard du prince Tancrède, avec l’intention de le renverser et de disperser les Francs. S’il est parfois arrivé au lecteur de parcourir un pays de pâturages, suivi d’un chien de bonne race, il doit avoir remarqué dans la déférence forcée du chien de berger pour le noble animal, tandis qu’il traverse la vallée solitaire dont le premier s’imaginait être le seigneur et le gardien, quelque chose de semblable à la conduite des Grecs, quand ils approchèrent de la petite troupe des Francs. Au premier symptôme de l’arrivée d’un intrus, le chien de berger se réveille en sursaut et se précipite vers l’arrivant avec une bruyante déclaration de guerre ; mais quand la diminution de la distance montre à l’agresseur la taille et la force de son adversaire, il fait comme le croiseur, qui dans une chasse s’aperçoit, à sa grande surprise et à sa frayeur non moins grande, qu’il lui faut combattre un navire à deux ponts au lieu d’un. Il s’arrête, suspend ses bruyants aboiements, et enfin bat honteusement en retraite vers son maître, donnant les preuves les plus déshonorantes qu’il refuse positivement le combat.

Ce fut de cette manière que les troupes des Grecs tumultueux, avec force cris et force bravades, s’élancèrent de la lice et de la ville, avec l’intention de chasser les compagnons peu nombreux de Tancrède du lieu qu’ils occupaient. Mais lorsqu’ils se furent avancés de manière à observer l’ordre et le calme des hommes qui avaient pris terre, et maintenant rangés sous la bannière de leur noble capitaine, les Grecs changèrent totalement leur résolution : leur course devint une marche incertaine et tremblante, leurs têtes se tournèrent plus souvent du côté d’où ils venaient que vers l’ennemi ; et leur désir de provoquer une lutte s’évanouit tout-à-fait quand ils ne virent pas le moindre indice que leurs adversaires s’en inquiétassent.

Ce qui ajoutait à l’extrême confiance avec laquelle les Latins maintenaient leur position, c’étaient les renforts fréquents, quoique peu nombreux, qu’ils recevaient de leurs camarades qui débarquaient par détachements le long de la baie ; au bout d’une heure, leur nombre s’était élevé, tant à pied qu’à cheval, à celui qui existait en partant de Scutari, sauf quelques hommes qui avaient péri.

Une autre raison qui empêcha d’attaquer les Latins, fut le peu de disposition des deux principaux partis qui se trouvaient là en armes, à entrer en querelle avec eux. Les soldats de toute espèce, qui étaient fidèles à l’empereur, et surtout les Varangiens, avaient ordre de rester fermes à leur poste, quelques uns dans la lice, et d’autres en différents lieux de réunion dans Constantinople même, où leur présence était nécessaire pour prévenir les effets de l’insurrection connue d’Alexis. Ils ne firent donc aucune démonstration hostile contre la troupe des Latins, et l’intention de l’empereur n’était nullement qu’ils en fissent.

D’un autre côté, la plus grande partie des gardes immortelles et des citoyens qui étaient disposés à jouer un rôle dans la conspiration, avaient été tous persuadés par les agents de feu Agelastès, que les Latins, commandés par Tancrède, parent de Bohémond, étaient envoyés par celui-ci à leur secours. Les conspirateurs restèrent donc tranquilles et ne firent aucune tentative pour guider ou diriger les efforts des gens du peuple, disposés à assaillir ces visiteurs inattendus. Le projet d’attaque ne fut donc partagé que par peu d’individus, et la plupart ne désiraient rien tant que trouver une excuse pour se tenir en repos.

Cependant l’empereur, de son palais de Blaquernal, observait ce qui se passait sur le détroit, et voyait sa flotte de Lemnos échouer dans la tentative d’empêcher, au moyen du feu grégeois, le débarquement de Tancrède et de ses hommes. Il n’eut pas plus tôt vu le principal vaisseau de cette escadre dissiper les ténèbres par l’incendie qui le dévorait lui-même, qu’il forma la secrète résolution de désavouer le malheureux amiral et de faire la paix avec les Latins en leur envoyant sa tête, si c’était absolument nécessaire. À peine avait-il vu les flammes envelopper le vaisseau, et les autres navires lever l’ancre pour battre en retraite, que la condamnation de l’infortuné Phraortes (car tel était le nom de l’amiral) fut arrêtée et signée dans son esprit.

Au même instant, Achille Tatius, déterminé à ne pas perdre l’empereur de vue dans cette crise importante, vint précipitamment au palais avec un air très alarmé.

« Mon seigneur ! mon impérial seigneur ! s’écria-t-il, je suis malheureux d’être le porteur de si tristes nouvelles ; mais les Latins sont parvenus à traverser le détroit, en venant de Scutari. L’escadre de Lemnos a cherché à les arrêter, comme on l’avait décidé la nuit dernière dans le conseil impérial de guerre. Par une forte décharge de feu grégeois, un ou deux vaisseaux des croisés sont devenus la proie des flammes ; mais le plus grand nombre ont poursuivi leur course et brùlé le navire du malheureux Phraortes ; on assure que l’amiral a lui-même péri avec la plupart de ses hommes. Les autres bâtiments ont coupé leurs câbles et abandonné la défense du passage de l’Hellespont. — Et vous, Achille Tatius, dit l’empereur, dans quelle intention m’apportez-vous ces tristes nouvelles, lorsqu’il est trop tard pour que je puisse en prévenir les suites ? — Avec votre permission, très gracieux empereur, » répliqua le conspirateur non sans rougir ni balbutier, « telle n’était pas mon intention… J’avais espéré vous soumettre un plan par lequel j’aurais aisément réparé cette petite, erreur. — Eh bien ! votre plan, monsieur ? » dit l’empereur sèchement.

« Avec la permission de Votre Majesté sacrée, dit l’Acolouthos, je me serais chargé moi-même du soin de conduire contre ce Tancrède et ses Italiens les haches de la fidèle garde varangienne, qui ne s’inquiétait pas plus de ce petit nombre de Francs, que le fermier ne s’inquiète des troupes de rats et de souris, ou de toute autre vermine malfaisante qui vient se loger dans ses greniers. — Et que voulez-vous que je fasse, pendant que mes Anglo-Saxons se battront pour moi ? demanda l’empereur. — Votre Majesté, » répondit Achille, qui n’était pas tout-à-fait satisfait de la manière sèche et caustique avec laquelle l’empereur lui parlait, « peut se mettre à la tête des cohortes immortelles de Constantinople. Je vous réponds que vous pouvez rendre complète la victoire sur les Latins, ou du moins éloigner la plus légère chance de défaite en avançant à la tête de ce corps choisi de troupes nationales, si l’issue de la journée semblait incertaine. — Mais vous, vous-même, Achille Tatius, vous nous avez plusieurs fois assuré que ces immortels conservent un attachement pervers pour le rebelle Ursel. Comment se fait-il donc que vous nous conseilliez de confier notre défense à ces troupes, quand nous aurons engagé nos vaillants Varangiens dans un combat contre la fleur de l’armée d’Occident ? Avez-vous pensé à ce risque, seigneur Acolouthos ? »

Achille Tatius fat alarmé d’un langage qui semblait dénoter que son dessein était connu ; il répondit que « dans sa précipitation il avait été plus empressé à conseiller le plan qui exposait sa propre personne à un plus grand danger, que celui-ci peut-être qui compromettait moins la sûreté personnelle de l’empereur son maître. — Je vous remercie de l’avoir fait, répondit l’empereur ; vous avez prévenu mes désirs. Quoiqu’il ne soit pas en mon pouvoir à présent de suivre l’avis que vous me donnez, nul doute que je n’eusse été fort content si ces Latins avaient repassé le détroit, comme on me l’avait suggéré dans le conseil de la nuit dernière ; mais puisqu’ils ont débarqué et qu’ils se tiennent en bataille sur nos rivages, mieux vaut les payer avec de l’argent et des dépouilles qu’avec la vie de nos braves sujets. Nous ne pouvons d’ailleurs croire qu’ils soient venus avec l’intention sérieuse de nous faire du mal ; il n’y a que l’insensé désir d’être témoin d’un combat singulier, ce qui est le souffle de leurs narines, qui ait pu les porter à cette contre-marche partielle. Je vous commande donc, Achille Tatius, et je donnerai au protospathaire le même ordre qu’à vous, de vous rendre vers ces croisés et de demander à leur chef… qui se nomme le prince Tancrède… s’il y est en personne, le but de son retour et la cause du combat qui a eu lieu entre lui et l’escadre de Lemnos commandée par Phraortes. S’il peut alléguer quelque excuse raisonnable, nous ne ferons pas difficulté de nous en accommoder ; car après tant de sacrifices afin de conserver la paix, nous ne laisserons pas éclater la guerre, quand un aussi grand malheur peut certainement être évité. Vous recevrez donc avec, un esprit complaisant et sincère les excuses qu’ils pourront être disposés à faire ; et soyez certain que la vue de ce spectacle de marionnettes… un combat singulier… suffira pour bannir toute autre considération de l’esprit léger de ces fous de croisés. »

On entendit en ce moment frapper à la porte de l’appartement de l’empereur ; et lorsque celui-ci eut répondu « Entrez ! » le protospathaire se présenta. Il portait une armure splendide à la mode des anciens Romains. Son casque sans visière laissait voir ses traits, et sa physionomie pâle, inquiète, n’était pas en parfaite harmonie avec le cimier martial et la plume ondoyante qui décorait le casque. Il reçut la commission dont nous avons déjà parlé, avec d’autant moins d’empressement que l’Acolouthos lui était adjoint pour collègue ; car, comme le lecteur peut l’avoir remarqué, ces deux officiers avaient des partis différents dans l’armée, et ils vivaient en mauvaise intelligence. L’Acolouthos ne regarda pas non plus le fait de l’adjonction du protospathaire comme une preuve de la confiance de l’empereur, ou comme un gage de sa propre sûreté ; mais il était dans Blaquernal où les esclaves de l’intérieur n’hésitaient jamais, dès qu’ils en recevaient l’ordre, à exécuter un officier de la cour. Les deux généraux n’avaient donc pas d’autre alternative que celle qu’on laisse à deux lévriers qui sont malgré eux accouplés ensemble. L’espérance d’Achille Tatius était de pouvoir s’acquitter en sûreté de sa mission auprès de Tancrède, après quoi il pensait que l’explosion de la conspiration pourrait avoir lieu et suivre heureusement son cours, soit qu’elle fût appuyée et désirée par les Latins, soit comme une chose dans laquelle ils resteraient tout-à-fait indifférents.

La dernière injonction de l’empereur fut de monter à cheval au premier son de la grande trompette varangienne, de se mettre à la tête de ces Anglo-Saxons dans la cour de leur caserne, et d’attendre des ordres ultérieurs.

Il y avait quelque chose dans cet arrangement qui pesait sur la conscience d’Achille Tatius ; cependant il ne savait comment justifier les craintes qu’il concevait pour lui-même, autrement que par le sentiment de ses crimes. Il sentait néanmoins que, en le retenant sous prétexte d’une honorable mission à la tête des Varangiens, on lui ôtait la liberté de disposer de lui-même ; il avait espéré pouvoir communiquer avec le césar et Hereward qu’il regardait comme ses actifs complices, ne sachant pas que le premier était en ce moment prisonnier dans Blaquernal où Alexis l’avait arrêté dans les appartements de l’impératrice, et que le second était le plus fort soutien de Comnène dans ce jour fertile en événements. Quand la gigantesque trompette des gardes varangiennes fit entendre son bruyant signal dans toute la ville, le protospathaire entraîna Achille au rendez-vous des Varangiens, et lui dit, chemin faisant, du ton aisé de l’indifférence : « Comme l’empereur exerce aujourd’hui ses droits en personne, vous ne pourrez par conséquent, vous, son représentant, son Acolouthos, donner aucun ordre à la garde, à moins que Sa Majesté elle-même ne vous en transmette, de sorte que vous regarderez votre autorité comme suspendue pour aujourd’hui. — Je regrette, répondit Achille, que l’empereur ait semblé avoir des motifs pour prendre de telles précautions ; J’avais espéré que ma bonne foi et ma fidélité… mais… je dois obéir en toutes choses au bon plaisir de l’empereur… — Tels sont ses ordres, répliqua le protospathaire, et vous savez sous quelle peine on exige l’obéissance. — Si je ne le savais pas, la composition de cette garde me l’apprendrait, puisqu’elle renferme non seulement une grande partie de ces Varangiens qui sont les défenseurs immédiats du trône de l’empereur, mais aussi les esclaves du palais, exécuteurs de ses volontés. "

Le protospathaire ne répliqua point, tandis que plus l’Acolouthos examinait attentivement la troupe qui suivait, montant au nombre peu ordinaire de trois mille hommes, plus il avait raison de croire qu’il devait s’estimer heureux si, par l’intervention du césar, d’Agelastès ou d’Hereward, on pouvait avertir les conspirateurs de retarder l’explosion projetée, contre laquelle l’empereur semblait s’être prémuni avec une rare circonspection. Il aurait donné tout ces rêves d’empire dont il s’était bercé encore si récemment, seulement pour apercevoir le panache d’azur de Nicéphore, le manteau blanc du philosophe, ou même la hache luisante d’Hereward. Mais ces objets, il ne les voyait nulle part, et le perfide chef des Varangiens s’aperçut, à son grand déplaisir, qu’aussitôt qu’il tournait les yeux d’un côté, ceux du protospathaire, et surtout des inflexibles esclaves du palais, semblaient épier ce qu’il cherchait.

Parmi les nombreux soldats qu’il voyait de tout côté, ses yeux ne reconnaissaient pas uns eul homme avec lequel il pût échanger un regard ami ou confidentiel, et il demeurait dans cette agonie de terreur qui est d’autant plus accablante que le traître sent qu’entouré de divers ennemis, ce sont ses propres craintes qui le trahiront. Intérieurement et à mesure que le danger semblait accroître, et que son imagination alarmée découvrait de nouveaux motifs de crainte, il arrivait à conclure qu’un des trois principaux conspirateurs, ou du moins quelque subalterne, s’était rendu délateur, et il ne savait s’il ne devait pas obtenir son pardon en se jetant aux pieds de l’empereur, et en lui avouant tout. Mais la crainte de trop se hâter en recourant à un moyen si bas pour sauver sa vie, et l’absence de l’empereur, se réunirent pour retenir sur ses lèvres un secret qui n’importait pas seulement à sa fortune future, mais encore à son existence même. Il était donc, en attendant, comme plongé dans une mer de trouble et d’incertitude, et les pointes de terre qui semblaient lui offrir un refuge n’apparaissaient que dans le lointain, dans les ténèbres, et semblaient extrêmement difficiles à atteindre.


CHAPITRE XXXI.

LE PARDON.


Demain… oh ! c’est bientôt ! Épargne-le, épargne-le ; il n’est pas préparé à mourir.
Shakspeare.


Au moment où Tatius, sentant combien sa sûreté était compromise, cherchait à saisir le fil dangereux de la politique, un conseil privé de la famille impériale se tenait dans la salle appelée le Temple des Muses, que nous avons souvent désignée comme l’appartement où la princesse Anne Comnène avait coutume de faire ses lectures du soir. Le conseil se composait de l’impératrice Irène, de la princesse elle-même et de l’empereur ; le patriarche de l’église grecque y assistait en outre, comme une sorte de médiateur entre un excès de sévérité et un degré dangereux de douceur.

« Ne me débitez pas, Irène, disait l’empereur, toutes les belles choses qu’on peut dire en faveur de la pitié. Je viens de renoncer à ma vengeance si juste contre mon rival Ursel, et quel avantage en ai-je retiré ? Cet obstiné vieillard, au lieu de devenir traitable et d’être sensible à la générosité qui lui a laissé la vie et les yeux, ne consent qu’à peine à faire quelques efforts en faveur du prince à qui il en est redevable. J’avais coutume de croire que la vue et le souffle de la vie étaient des choses que l’on conservait au prix de tous les sacrifices ; maintenant, au contraire, je pense qu’on ne les estime que comme de simples joutes ; ne me parlez donc pas de la reconnaissance que je ferais naître en épargnant ce jeune ingrat ; et croyez, ma fille, » ajouta-t-il en se tournant vers Anne, « que non seulement tous mes sujets se riraient de moi si je pardonnais à un homme si ardent à me perdre, mais qu’encore vous seriez la première à me reprocher cette ridicule indulgence que vous faites maintenant tant d’efforts pour m’arracher. — Votre bon plaisir impérial, dit le patriarche, est donc irrévocablement que votre malheureux gendre reçoive la mort pour sa complicité, bien qu’il ait été entraîné par cet infâme païen Agelastès et par le traître Achille Tatius ? — Telle est mon intention, répondit l’empereur ; et pour preuve que je ne veux pas, comme je l’ai fait pour Ursel, exécuter la sentence en apparence, le traître, l’ingrat va être conduit du haut de l’échelle de l’Achéron, dans la salle appelée Chambre du Jugement, où sont déjà faits les préparatifs de l’exécution ; et je jure… — Ne jurez rien ! s’écria le patriarche ; au nom du ciel dont la voix parle par ma bouche, je vous défends, tout indigne que je sois, d’éteindre le chanvre qui fume encore, de détruire la faible espérance que votre gendre peut avoir d’obtenir son pardon dans le court délai qui lui reste encore. Rappelez-vous, je vous en conjure, les remords de Constantin. — Que veut dire Votre Révérence ? demanda Irène. — Une bagatelle, répliqua l’empereur, indigne de sortir d’une bouche comme celle du patriarche, puisque c’est, suivant toutes les probabilités, un reste de paganisme. — Qu’est-ce donc ? » s’écrièrent les princesses avec chaleur, dans l’espoir d’entendre quelque chose qui pût augmenter la force de leurs arguments, et mues peut-être par la curiosité qui ne sommeille guère dans un cœur de femme, lors même qu’elles sont agitées par des passions plus violentes. — Le patriarche vous le dira, répondit Alexis, puisque vous voulez absolument le savoir, mais je vous promets que vos arguments ne puiseront aucune force nouvelle dans cette sotte légende. — Écoutez-la cependant, dit le patriarche ; car, quoique ce soit une histoire un peu ancienne, et que parfois on suppose qu’elle remonte au temps où le paganisme prédominait sur la terre, il n’en est pas moins vrai qu’il s’agit d’un vœu fait et enregistré dans la chancellerie du vrai Dieu, par un empereur de Grèce.

« Dans l’histoire que je vais vous raconter, continua-t-il, il est véritablement question, non seulement d’un empereur chrétien, mais encore de celui-là qui rendit chrétien tout l’empire ; de ce Constantin qui, le premier aussi, déclara Constantinople la métropole de la chrétienté. Ce héros, également remarquable et par son zèle pour la religion et par ses exploits guerriers, obtint du ciel d’innombrables victoires, et toute espèce de bénédictions, sauf cette union de famille que les hommes sages sont si ambitieux de posséder. Non seulement la concorde entre frères fut refusée à la famille de cet empereur triomphant, mais un fils plein de mérite et d’un âge mûr, qu’on accusait d’aspirer à partager le trône de son père, fut soudainement et à minuit appelé à se défendre contre une accusation capitale de trahison. Vous m’excuserez aisément de ne pas vous rapporter les artifices au moyen desquels le fils fut présenté comme coupable aux yeux de son père. Qu’il me suffise de dire que l’infortuné jeune homme périt victime du crime de sa belle-mère, Fausta, et qu’il dédaigna de se défendre d’une accusation si fausse et si monstrueuse. On dit que la colère de Constantin contre son fils fut entretenue par des flatteurs, qui lui firent observer que le coupable dédaignait même d’implorer sa merci, ou de prouver qu’il était innocent d’un crime si atroce.

« Mais le coup mortel n’eut pas plus tôt frappé l’innocent jeune homme, que son père acquit la preuve de la précipitation avec laquelle il avait agi. Il s’occupait alors à faire construire les parties souterraines du palais Blaquernal, et sa conscience voulut qu’il plaçât dans ce lieu un monument de sa douleur paternelle et de ses remords. Au haut de l’escalier qu’on nomme le Puits de l’Achéron, il fit bâtir une vaste chambre, encore appelée la Salle du Jugement, où se font les exécutions. À l’extrémité de cette salle se trouve, dans le mur, une porte cintrée, qui communique avec ce lieu de misère où sont disposés la hache et les autres instruments pour l’exécution des grands prisonniers d’État. Sous cette porte fut placée une espèce d’autel en marbre, surmonté d’une statue de l’infortuné Crispus. Elle était d’or, et portait cette mémorable inscription : « À mon fils, que j’ai condamné témérairement, et que j’ai fait exécuter avec trop de précipitation. » Lorsqu’il éleva ce monument, Constantin fit vœu, pour lui et sa postérité, que l’empereur régnant se tiendrait à côté de la statue de Crispus toutes les fois qu’un individu de sa famille serait conduit à l’exécution, et qu’avant de le laisser passer de la salle du Jugement dans la chambre de la Mort, il devrait se convaincre personnellement ce la validité des motifs de l’accusation.

« Le temps a passé…. La mémoire de Constantin est vénérée presque comme celle d’un saint, et le respect qu’il inspire aujourd’hui laisse dans l’ombre l’anecdote de la mort de son fils. Les besoins de l’État ont rendu difficile de conserver une si grande valeur en statue, surtout parce que cette statue rappelait la triste faute d’un homme si illustre. Les prédécesseurs de Votre Majesté impériale ont employé le métal qui la formait à subvenir aux frais des guerres contre les Turcs ; et le repentir de Constantin a été oublié, uniquement conservé par une tradition obscure dans l’Église et dans le palais. Toutefois, à moins que Votre Majesté impériale n’ait de fortes raisons d’agir autrement, j’ose dire que mon opinion serait que vous manqueriez à la mémoire du plus grand de vos prédécesseurs, si vous ne donniez pas au malheureux criminel, votre parent de si près, l’occasion de plaider sa cause avant de passer devant l’autel de refuge, quoiqu’il soit aujourd’hui dépouillé des lettres d’or qui composaient l’inscription, et de la statue d’or qui représentait la royale victime. »

On entendit alors une musique lugubre, qui montait l’escalier dont il a été si souvent fait mention.

« S’il faut que j’entende le césar Nicéphore Brienne avant qu’il passe l’autel de refuge, il n’y a point de temps à perdre, dit l’empereur ; car ces sons funèbres annoncent qu’il approche déjà de la Salle du Jugement. »

Les princesses reprirent aussitôt, et avec les plus vives instances le supplièrent de ne pas souffrir qu’on exécutât la sentence portée contre le césar, et le conjurèrent, s’il voulait maintenir la paix dans l’intérieur de sa maison et mériter la reconnaissance éternelle de son épouse et de sa fille, d’écouter leurs prières en faveur d’un infortuné séduit, entraîné dans le crime, mais innocent au fond du cœur.

« Du moins je le verrai, répondit l’empereur ; et le saint vœu de Constantin sera, en cette occasion, strictement accompli. Mais rappelez-vous, femmes insensées, que la situation de Crispus et celle du césar actuel diffèrent autant que le crime et l’innocence, et que, par conséquent, leur destin peut être décidé avec justice d’après des principes et avec des résultats contraires. Mais je verrai le criminel en face ; et vous, patriarche, vous pouvez me suivre pour prêter votre assistance à un homme mourant. Quant à vous, femme et mère du coupable, vous ferez mieux, ce me semble, de vous retirer à l’église, et de prier Dieu pour l’âme du défunt, plutôt que de troubler ses derniers moments par d’inutiles lamentations. — Alexis, dit l’impératrice Irène, je vous supplie de nous croire : soyez convaincu que nous ne vous quitterons pas dans cette volonté opiniâtre de répandre du sang, de crainte que vous ne laissiez, pour l’histoire de votre règne, des matériaux plus dignes des temps du sauvage Néron que de ceux du grand Constantin. »

L’empereur, sans répondre, se dirigea vers la Salle du Jugement, où une lumière plus brillante que de coutume éclairait déjà l’escalier de l’Achéron ; on entendait sortir des cachots à intervalles inégaux, les paroles des psaumes de la pénitence, que l’église grecque ordonne de chanter aux exécutions. Vingt esclaves muets, avec des turbans dont la pâle couleur rendait plus hideuses les rides de leurs visages et la blancheur étincelante de leurs yeux, montaient deux à deux, sortant comme des entrailles de la terre, portant chacun un sabre nu d’une main et de l’autre une torche allumée. Après eux venait l’infortuné Nicéphore : il avait l’air d’un homme à demi mort de la frayeur causée par un trépas instantané, et le peu d’attention qu’il conservait encore était donnée à deux moines vêtus de robes noires, qui, alternativement et avec onction, lui répétaient en grec des passages de l’Écriture, suivant la forme de dévotion adoptée par la cour de Constantinople. Le costume du césar répondait à sa triste fortune : ses jambes et ses bras étaient nus, et une simple tunique blanche dont le col était déjà ouvert, montrait qu’il avait pris les vêtements qui devaient lui servir à son heure dernière. Un esclave nubien, grand et vigoureux, qui se regardait évidemment comme le principal personnage du cortège, portait sur son épaule une grande et lourde hache d’exécuteur, et, comme un démon suivant un sorcier, marchait pas à pas après sa victime. Cette espèce de procession était fermée par quatre prêtres qui chantaient, en répons et à pleine voix, les psaumes funèbres usités en pareille occasion, et par une troupe d’esclaves armés de carquois et d’arcs, ainsi que de lances, pour résister à toute tentative qu’on pourrait faire pour soustraire le coupable au châtiment.

Il aurait fallu un cœur plus dur que celui de la malheureuse princesse pour résister à la vue du sombre appareil qui entourait un objet chéri, l’amant de sa jeunesse, l’époux de son choix, au moment où il allait terminer sa carrière mortelle.

Comme le lugubre cortège approchait de l’autel de refuge, à demi entouré par les deux grands bras étendus qui sortaient du mur, l’empereur, qui se tenait directement sur son passage, jeta sur la flamme de l’autel quelques morceaux de bois aromatique trempés dans de l’esprit de vin, qui, produisant aussitôt une flamme brillante, éclaira toute la funèbre procession, la figure du coupable, et les traits des esclaves qui avaient pour la plupart éteint leurs flambeaux après s’en être servis pour éclairer le noir escalier.

La lueur soudaine qui brilla sur l’autel rendit l’empereur et les princesses visibles pour le groupe lugubre qui traversait la salle. Tous s’arrêtèrent… tous se turent. C’était une rencontre, comme la princesse elle-même s’est exprimée dans son ouvrage historique, semblable à celle qui eut lieu entre Ulysse et les habitants de l’autre monde, qui, après avoir goûté de ses sacrifices, le reconnurent à la vérité, mais avec de vaines lamentations, avec des gestes faibles et obscurs. Les chants funèbres avaient cessé, comme nous l’avons dit ; et de tout le groupe, la figure la plus distincte était le gigantesque exécuteur, dont le front haut et ridé, aussi bien que la large lame de sa hache, recevait et réfléchissait la brillante flamme de l’autel. Alexis se vit dans la nécessité de rompre ce silence, de crainte que les amis du prisonnier n’en profitassent pour recommencer leurs supplications.

« Nicéphore Brienne, » dit-il d’une voix qui, quoique généralement interrompue par une légère hésitation, d’où ses ennemis lui avaient donné le surnom de Bègue, était pourtant, dans les occasions importantes comme celle-ci, conduite avec tant d’habileté et si bien cadencée, qu’on ne s’apercevait point de ce défaut… « Nicéphore Brienne, ci-devant césar, un juste jugement a été prononcé contre toi, portant que, pour avoir conspiré contre la vie de ton légitime souverain et de ton père affectionné, Alexis Comnène, tu subiras la sentence qui te condamne à avoir la tête séparée du corps. Je viens donc te trouver ici, à ce dernier autel de refuge, suivant le vœu de l’immortel Constantin, pour te demander si tu as quelque chose à alléguer contre l’exécution de ce jugement. Même à cette onzième heure, ta langue est déliée, et tu peux tout dire librement pour sauver ta vie. Tout est préparé dans ce monde et dans l’autre. Regarde au delà de cette porte cintrée… le billot est prêt. Jette un regard derrière toi, la hache est aiguisée… ta place parmi les bons et les méchants est déjà marquée dans l’autre monde… le temps fuit… l’éternité approche. Si tu as quelque chose à dire, dis-le hardiment… sinon confesse la justice de ta condamnation, et va recevoir la mort. »

L’empereur commença cette harangue avec ce regard que sa fille compare à l’éclair ; et si ses périodes ne coulaient pas précisément comme la lave brûlante, c’étaient les accents d’un homme maître de donner des ordres absolus ; aussi produisirent-ils un effet terrible, non seulement sur le criminel, mais encore sur l’empereur lui-même, dont les yeux baignés de larmes et la voix tremblante montraient combien il sentait et comprenait la fatale importance du moment actuel.

Revenant par un effort sur lui-même à la conclusion de ce qu’il avait commencé, l’empereur demanda encore une fois au prisonnier s’il avait quelque chose à dire pour sa défense.

Nicéphore n’était pas un de ces criminels endurcis qu’on peut appeler les prodiges de l’histoire, par le calme avec lequel ils contemplèrent la consommation de leurs crimes, soit dans leur châtiment, soit dans les infortunes des autres. « J’ai été tenté, » dit-il en tombant à genoux, « et j’ai succombé. Je n’ai rien à alléguer en excuse de ma faute et de mon ingratitude ; mais me voilà prêt à mourir pour expier mon crime. » Un profond soupir et un cri de frayeur furent alors entendus derrière l’empereur ; la cause en fut révélée par l’acclamation soudaine d’Irène : « Sire ! sire ! votre fille est morte ! » Et en effet, Anne Comnène était tombée dans les bras de sa mère sans connaissance et sans mouvement. Aussitôt le père n’eut rien de plus empressé que de soutenir son enfant évanouie, tandis que le malheureux époux luttait contre les gardes pour qu’on lui permît d’aller secourir sa femme. « Accordez-moi seulement cinq minutes de ce temps que la loi me mesure ; que mes efforts contribuent du moins à la rappeler à une vie qui devrait être aussi longue que le méritent ses vertus et ses talents ; puis, que je meure à ses pieds, car peu m’importe d’aller un pas plus loin. »

L’empereur qui, dans le fait, avait été plus étonné de la hardiesse et de la témérité de Nicéphore qu’alarmé par sa tentative de révolte, le considérait comme un homme plutôt égaré qu’égarant les autres, et par conséquent cette entrevue l’affectait beaucoup. D’ailleurs il n’était pas cruel quand les actes de cruauté devaient se passer sous ses yeux.

« Le divin et immortel Constantin, dit-il, n’a point, j’en suis persuadé, soumis ses descendants à cette épreuve sévère, pour qu’ils cherchassent à s’assurer davantage de la culpabilité des criminels, mais plutôt pour donner à ceux qui viendraient après lui une occasion de pardonner généreusement un crime qui ne pourrait, sans le pardon exprès du prince, échapper au châtiment. Je me réjouis d’être né du saule plutôt que du chêne, et je reconnais ma faiblesse ; je reconnais que la sûreté même de ma propre vie et le ressentiment des infâmes manœuvres de ce misérable ne font pas sur moi autant d’effet que les larmes de mon épouse et que l’évanouissement de ma fille. Lève-toi, Nicéphore Brienne, je te pardonne de bon cœur, et je te rends même le rang de césar. Nous veillerons à ce que ta grâce soit expédiée par le grand logothète et scellée de la bulle d’or. Tu seras prisonnier pendant vingt-quatre heures, jusqu’à ce qu’on ait pris des mesures pour le maintien de la paix publique. En attendant, tu resteras sous la garde du patriarche, qui répondra de toi… Ma fille, mon épouse, il faut maintenant vous retirer dans vos appartements : un temps viendra où vous pourrez avoir assez à pleurer et à vous embrasser, à sangloter et à vous réjouir. Priez le ciel que moi, qui en suis venu jusque-là que j’ai sacrifié la justice et la vraie politique à la complaisance conjugale et à la tendresse paternelle, je n’aie pas du moins raison de déplorer sérieusement tous les événements de ce singulier drame. »

Après avoir reçu son pardon, le césar voulut mettre en ordre ses idées, que bouleversait un changement si inattendu ; mais il trouva aussi difficile de se convaincre de la réalité de sa situation, qu’il l’avait été à Ursel d’en croire ses yeux, après avoir été si longtemps privé du spectacle de la nature, tant le vertige et la confusion des idées, occasionnés par des causes morales et physiques, se ressemblent par leurs effets sur l’intelligence !

Enfin il demanda en bégayant qu’il lui fût permis d’accompagner l’empereur à la lice, et de le préserver, en lui faisant un rempart de son corps, des coups que la trahison de quelque homme désespéré pourrait diriger contre Alexis, dans un jour qui trop vraisemblablement devait être un jour de danger et de sang.

« Halte-là ! dit Alexis Comnène. Ce n’est pas à l’instant où nous venons de t’accorder la vie que nous concevrons de nouveaux soupçons sur ta fidélité ; cependant il est convenable de te rappeler que tu es encore le chef nominal et ostensible de ceux qui veulent agir dans l’insurrection d’aujourd’hui, et le plus sûr sera de laisser à d’autres le soin de tout pacifier. Allez, césar, entretenez-vous avec le patriarche, et méritez votre pardon en lui confessant tous les projets de cette conspiration infâme, que nous ne connaissons pas encore… Ma femme, ma fille, adieu ! il faut que je me rende maintenant à la lice, où j’ai à parler au traître Achille Tatius et à l’infidèle, au païen Agelastès, s’il vit encore ; car, suivant un bruit qui se confirme, la Providence aurait mis un terme à ses jours. — Oh ! n’y allez pas, mon très cher père ! dit la princesse, mais laissez-moi plutôt aller encourager moi-même vos sujets fidèles à prendre votre défense. L’extrême bonté dont vous avez fait preuve à l’égard de mon coupable époux me montre combien est grande votre affection envers votre fille indigne, et combien est grand le sacrifice que vous avez fait à son amour, presque puéril, pour un ingrat qui a mis votre vie en danger. — Est-ce à dire, ma fille, dit l’empereur, que la grâce de votre mari soit une faveur qui a perdu son prix après avoir été accordée ? Suivez mon conseil, Anne, et pensez autrement : le mari et la femme doivent par prudence oublier leurs fautes l’un envers l’autre aussitôt que la nature humaine le leur permet. La vie est trop courte et la tranquillité conjugale trop incertaine pour qu’on puisse insister long-temps sur des sujets si irritants. Rentrez dans vos appartements, princesses, et préparez les brodequins écarlates, ainsi que les broderies qui décorent le collet et les manches de la robe du césar, et qui indiquent son haut rang ; il ne faut pas qu’on le voie demain sans cette robe… Révérend père, je vous rappelle que le césar est sous votre garde personnelle jusqu’à demain à pareille heure. »

Ils se quittèrent, l’empereur alla se mettre à la tête de ses gardes varangiens ; le césar, sous la surveillance du patriarche, rentra dans l’intérieur du palais de Blaquernal, où Nicéphore Brienne se trouva dans la nécessité de dévoiler au patriarche la trame embrouillée de la rébellion, et de donner sur le complot tous les renseignements qui pouvaient être à sa connaissance.

« Agelastès, dit-il, Achille Tatius et Hereward le Varangien étaient les personnages spécialement chargés de la diriger ; mais ont-ils été tous fidèles à leurs engagements, c’est ce que je ne prétends pas savoir. »

Dans l’appartement des femmes, il y eut une violente discussion entre Anne Comnène et sa mère. Pendant cette journée la princesse avait si souvent changé d’idées et de sentiments, que, quoiqu’ils eussent tous fini par lui inspirer le plus vif intérêt en faveur de son mari, cependant à peine la crainte de le voir puni avait-elle disparu, que le ressentiment de son ingrate conduite commença à renaître. Elle sentit en même temps qu’une femme douée de talents tels que les siens, et qui avait été, par une longue suite de flatteries universelles, disposée à concevoir une haute idée de son importance, ferait une bien pauvre figure après avoir été le jouet passif d’une multitude d’intrigues par suite desquelles on devait disposer de sa personne d’une manière ou d’une autre, suivant les caprices d’une bande de conspirateurs subalternes. Aucun d’eux n’avait seulement songé à la regarder comme un être capable de former un désir en sa propre faveur, ni même de donner ou de refuser son consentement. L’autorité de son père sur elle, et le droit qu’il avait de disposer de sa fille étaient plus incontestables ; mais alors même il y avait quelque chose d’indigne d’une princesse née dans la pourpre, d’une femme auteur dont les écrits donnaient l’immortalité, à être jetée sans son propre consentement, à la tête, pour dire ainsi, tantôt d’un époux, tantôt d’un autre, si bas et si indigne que fût sa naissance, pourvu que ce mariage dût, pour le moment, profiter à l’empereur. La conséquence de ces tristes réflexions fut qu’Anne Comnène se donna toutes les peines imaginables pour trouver un moyen de rétablir sa dignité compromise, et elle imagina à cet effet divers expédients.


CHAPITRE XXXII.

DÉNOUEMENT.


Mais voici que la main du destin soulève le rideau et met la scène en vue.
Don Sébastien.


La gigantesque trompette des Varangiens donna bruyamment le signal du départ, et ces escadrons de gardes fidèles, complètement couverts de cottes de mailles, et ayant à leur centre la personne de leur maître impérial, défilèrent en bon ordre dans les rues de Constantinople. Alexis, brillant sous sa splendide armure, ne paraissait pas indigne par son extérieur d’être le point central des forces d’un empire ; et tandis que les citoyens le suivaient en foule, lui et son cortège, on pouvait remarquer une différence manifeste entre les gens qui venaient avec l’intention préméditée du tumulte, et le plus grand nombre, qui, comme la multitude de toute cité populeuse, se coudoyaient les uns les autres et poussaient des cris de ravissement à la vue de tous les objets qui peuvent arrêter les passants. L’espoir des conspirateurs était principalement fondé sur les gardes immortels ; ces gardes, étant spécialement chargés de la défense de Constantinople, partageaient les préjugés généraux des citoyens, et ils avaient surtout été influencés par les partisans d’Ursel, qui, avant son emprisonnement, avait eu le commandement de ce corps. Les conspirateurs avaient arrêté que les soldats de cette garde, qui étaient regardés comme les plus mécontents, prendraient de grand matin, dans la lice, possession des postes les plus favorables à leur projet d’attaque contre la personne de l’empereur. Mais, en dépit de tous leurs efforts, tant qu’ils ne recoururent pas à la violence ouverte, car le moment d’y recourir n’était pas encore venu, ils se trouvèrent désappointés dans leur projet par des détachements de Varangiens, postés comme par un simple hasard, mais avec une habileté parfaite, pour déjouer leur entreprise. Un peu confondus en voyant qu’un dessein, qu’ils ne pouvaient pas regarder comme trahi, était de toutes parts entouré d’obstacles, les conspirateurs commencèrent à chercher les principaux personnages de leur parti, sur les ordres desquels ils comptaient dans le moment critique. Mais on ne voyait ni le césar ni Agelastès, soit dans la lice, soit dans la marche des troupes venant de Constantinople ; et quoique Achille Tatius fut arrivé avec le dernier détachement, il était facile de remarquer qu’il avait l’air d’obéir au protospathaire, loin d’avoir cette démarche indépendante qu’il aimait tant à affecter.

De cette manière, lorsque l’empereur, au milieu de son brillant cortège, approcha de la phalange que formaient Tancrède et ses compagnons, postés, comme on doit s’en souvenir, sur un promontoire élevé entre la ville et la lice, le principal corps de l’escorte impériale se détourna un peu de la route directe, afin de passer près d’eux sans briser les rangs ; tandis que le protospathaire et l’Acolouthos allèrent avec un détachement de Varangiens demander à Tancrède, de la part de l’empereur, la cause de son retour avec sa troupe. La courte distance fut bientôt parcourue. Le fameux trompette qui accompagnait les deux officiers sonna un pourparler, et Tancrède lui-même, remarquable par cette beauté de corps que le Tasse a préférée à celle de tous les autres croisés, à l’exception de Renaud d’Est, créature de sa poétique imagination, s’avança pour parlementer avec eux.

« L’empereur de la Grèce, dit le protospathaire à Tancrède, prie le prince d’Otrante de lui faire savoir, par les deux hauts officiers qui lui transmettent cette demande, dans quel dessein il est revenu, contre son serment, sur cette rive droite du détroit. L’empereur assure en même temps le prince Tancrède que rien ne lui plaira tant que de recevoir une réponse qui ne soit contraire ni à son traité avec le duc de Bouillon, ni au serment prêté par les nobles croisés et leurs soldats, attendu que l’empereur pourrait alors, conformément à son désir, montrer, par l’accueil bienveillant qu’il ferait à Tancrède et à sa troupe, combien haute est son estime pour la dignité de l’un et pour la bravoure de tous. Nous attendons une réponse. »

Le ton du message n’avait rien en soi de bien alarmant, et il ne fut pas très difficile au prince Tancrède d’y répondre : « Le motif, dit-il, qui amène ici le prince d’Otrante avec cinquante lances est le cartel qui annonce un combat entre Nicéphore Brienne, appelé le césar, occupant une place éminente dans cet empire, et un digne chevalier de grande renommée, compagnon des pèlerins qui ont pris la croix pour arracher la Palestine aux infidèles. Le nom dudit chevalier est le redoutable Robert de Paris. Il convenait donc, et c’était une obligation indispensable pour les saints pèlerins de la croisade, d’envoyer un de leurs chefs, avec un nombre d’hommes d’armes suffisant, pour veiller, suivant l’usage, à ce qu’il y ait justice entre les combattants. Telle est leur intention, et on peut en être convaincu, puisqu’ils n’ont envoyé que cinquante lances avec leur suite accoutumée, tandis qu’il ne leur aurait été nullement difficile d’envoyer un détachement dix fois plus considérable s’ils avaient songé à intervenir de force ou à troubler le combat à armes égales qui va se livrer. Le prince d’Otrante et ses camarades se mettront donc à la disposition de la cour impériale, et seront spectateurs de ce combat avec la plus parfaite confiance que les règles de la justice seront ponctuellement observées. »

Les deux officiers grecs transmirent cette réponse à l’empereur, qui l’écouta avec plaisir, et agissant aussitôt d’après le principe qu’il s’était proposé, de maintenir la paix avec les croisés, il nomma le prince Tancrède et le protospathaire maréchaux de la lice, leur confiant plein pouvoir, sous l’empereur, d’établir toutes les conditions du combat, et d’en référer à Alexis lui-même quand ils ne se trouveraient pas d’accord. On fit connaître cet arrangement au public, qui fut ainsi préparé à voir l’officier grec et le prince italien entrer armés de pied en cap dans la lice, tandis qu’une proclamation solennelle annonçait à tous les spectateurs leurs solennelles fonctions. Ordre fut en même temps donné aux assistants de toute espèce d’évacuer une partie des gradins qui entouraient la lice d’un côté, afin de faire place aux compagnons du prince Tancrède.

Achille Tatius, observateur attentif de tout ce qui se passait, vit avec alarme que, par cette dernière disposition, les Latins armés se trouvaient placés entre les immortels et les citoyens mécontents : ce qui rendait fort probable que la conspiration était découverte et qu’Alexis pensait avoir bonne raison de compter sur l’assistance de Tancrède pour la réprimer. Ce fait, joint à la manière froide et caustique dont l’empereur lui avait donné ses ordres, fit penser à l’Acolouthos que la meilleure chance de sortir du danger dans lequel il se trouvait était que toute la conspiration en restât là et que la journée se passât sans la moindre tentative contre le trône d’Alexis Comnène ; et même alors il était fort douteux qu’un despote si rusé et si soupçonneux que l’empereur voulût bien se contenter de connaître le complot, car vraisemblablement il le connaissait, et de le voir échouer sans donner de la besogne aux fers à aveugler et aux cordes d’arcs des muets du palais. Cependant il n’y avait guère possibilité ni de fuir ni de faire résistance. La moindre tentative pour s’éloigner du voisinage des fidèles serviteurs de l’empereur, qui graduellement le pressaient et l’entouraient de plus en plus, devenait à chaque instant plus périlleuse et aurait infailliblement provoqué une explosion que l’intérêt du parti le plus faible était de retarder, quelle que pût en être la difficulté. Et tandis que les soldats sous l’autorité immédiate d’Achille semblaient encore le traiter comme leur officier supérieur et s’adresser à lui pour prendre ses ordres, il devenait de plus en plus évident que le moindre soupçon qui serait excité serait aussitôt le signal de son arrestation. L’Acolouthos se vit donc, le cœur tremblant et les yeux obscurcis par l’effrayante idée de bientôt dire adieu à la lumière du jour, condamné à surveiller la tournure que prendraient les choses qu’il ne pouvait influencer en aucune manière, et à se contenter d’attendre le dénoûment d’un drame d’où dépendait sa vie, quoique la pièce fût jouée par d’autres. De fait il semblait que toute l’assemblée attendît un signal que personne n’était prêt à donner.

Les citoyens mécontents et les soldats cherchaient vainement des yeux Agelastès et le césar ; et quand ils remarquèrent la situation d’Achille Tatius, elle leur parut de nature plutôt à exprimer le doute et la consternation qu’à encourager les espérances qu’ils avaient conçues. Cependant les gens des classes inférieures se sentaient trop en sûreté, à l’abri de leur insignifiance sociale, pour craindre personnellement les suites d’un tumulte, et désiraient en conséquence exciter le trouble qui semblait disposé à s’endormir.

Un sourd murmure, qui s’éleva presque à l’importance d’un cri se fit entendre « Justice ! justice ! Ursel ! Ursel ! les droits des cohortes immortelles ! » etc. Alors retendit la trompette des Varangiens, et ses sons terribles se répandirent dans toute l’assemblée comme la voix d’une divinité ; puis un morne silence régna parmi la foule, et la voix d’un héraut annonça, au nom d’Alexis Comnène, son bon plaisir et sa volonté souveraine.

« Citoyens de l’empire romain, vos plaintes, excitées par des factieux, sont parvenues aux oreilles de votre empereur ; vous allez être témoins du pouvoir qu’il a de satisfaire son peuple. À votre requête et sous vos yeux, le rayon visuel qui a été éteint sera rallumé ; l’esprit dont les efforts se bornaient à pourvoir imparfaitement aux besoins du corps appliquera de nouveau ses facultés, si telle est la volonté de l’individu, au gouvernement d’un grand thème, ou d’une vaste division de l’empire. La jalousie politique, à laquelle il est plus difficile d’imposer silence que de rendre la vue à un aveugle, se laissera vaincre par l’amour paternel de l’empereur pour son peuple et par le désir de lui donner entière satisfaction ; Ursel, l’objet de tous vos désirs, que vous supposiez mort depuis longtemps, ou du moins que vous croyiez vivre aveugle dans une prison, vous est rendu bien portant, jouissant de la vue, et possédant toutes les facultés nécessaires pour recevoir les faveurs de l’empereur et mériter l’affection du peuple. »

Comme le héraut parlait ainsi, un homme qui s’était jusque-là tenu caché derrière quelques officiers du palais s’avança, et, jetant loin de lui un manteau sombre dont il était enveloppé, se montra couvert d’un splendide vêtement écarlate dont les manches, ainsi que les brodequins qu’il portait, étaient enrichis d’ornements qui indiquaient un rang qui ne le cédait qu’à celui de l’empereur lui-même. Il tenait à la main un bâton d’argent, emblème du commandement des cohortes immortelles qui lui était confié, et, s’agenouillant devant l’empereur, il le lui présenta, comme pour résigner entre ses mains le pouvoir dont il était le symbole. L’assemblée entière fut électrisée à la vue d’un personnage que l’on avait cru si long-temps mort, ou rendu, par de cruels moyens, incapable de remplir aucun emploi public. Quelques uns reconnurent l’homme dont l’extérieur et les traits n’étaient pas faciles à oublier, et le félicitèrent de rentrer si inopinément au service de son pays. D’autres restaient immobiles de surprise, ne sachant s’ils devaient en croire leurs yeux, tandis que quelques mécontents déterminés s’empressèrent de répandre que le prétendu Ursel qu’on leur présentait n’était qu’un imposteur, et que l’empereur leur jouait un tour de sa façon.

« Parle-leur, noble Ursel, dit l’empereur ; dis-leur que, si j’ai péché contre toi, c’est parce que j’ai été trompé, et que ma disposition à réparer mes torts est aussi grande que l’a jamais été mon intention de te nuire. — Amis et concitoyens, » dit Ursel en se tournant vers l’assemblée, « Sa Majesté impériale me permet de vous assurer que si, dans une partie antérieure de ma vie, j’ai souffert des injustices de sa part, elles sont plus que réparées par les sentiments que j’éprouve en ce moment glorieux. Je suis charmé de pouvoir, à partir de cet instant, passer le reste de mes jours au service du plus généreux et du meilleur des souverains, ou, avec sa permission, de l’employer à me préparer, par des exercices de dévotion, à une immortalité sans bornes qui doit s’écouler dans la société des saints et des anges. Quelque choix que je fasse, je compte que vous, mes chers concitoyens, qui vous êtes si obligeamment souvenus de moi pendant mes jours de ténèbres et de captivité, vous ne manquerez pas de vous souvenir de moi dans vos prières. »

Cette apparition soudaine d’Ursel, depuis si long-temps perdu, avait quelque chose de trop étrange et de trop surprenant pour ne pas captiver la multitude ; elle scella donc sa réconciliation avec l’empereur par trois acclamations si terribles, que l’air, dit-on, en fut ébranlé, et que des oiseaux, incapables de s’y soutenir, tombèrent dans la lice.


CHAPITRE XXXIII.

SUITE.


« Quoi ! passer le combat ? s’écria le chevalier. — Oui ! sinon il nous faut renoncer au Stagyrite. — La salle ne contiendra jamais une pareille multitude. — Alors bâtissez-en une autre, ou jouez en plein vent. »
Pope.


Le bruit des joyeuses acclamations s’était répandu jusqu’aux rives éloignées du Bosphore, à travers les montagnes et les forêts, et avait enfin expiré dans les échos lointains. Les spectateurs, pendant le silence qui suivit, paraissaient se demander les uns aux autres quelle scène allait orner une pause si solennelle et un théâtre si auguste. Le silence aurait probablement été bientôt interrompu par de nouvelles clameurs, car une multitude assemblée n’importe pour quel motif, reste rarement silencieuse long-temps si un signal de la trompette des Varangiens n’eût fourni une nouvelle matière à l’attention. Les accents de cette trompette avaient quelque chose d’animé, et pourtant de mélancolique, offrant tout à la fois le caractère d’un air guerrier et le son lugubre qu’on pourrait choisir pour une exécution d’une solennité particulière. Ces accents étaient hauts, bruyants, sonores et prolongés, comme si la voix du bronze était produite par quelque chose de plus terrible que le souffle des poumons d’un simple mortel.

La multitude prêta l’oreille à ces sons imposants qui, de fait, étaient ceux qui sollicitaient ordinairement l’attention des citoyens aux édits impériaux d’une nature grave, tels que ceux qui annonçaient au peuple de Constantinople des rébellions, des sentences rendues pour cause de trahison et d’autres nouvelles de grande importance. Lorsque la trompette eut à son tour cessé d’agiter l’immense assemblée, la voix du héraut recommença à se faire entendre.

D’un ton grave et solennel, celui-ci déclara qu’il arrivait parfois au peuple de manquer à ses devoirs envers son souverain, qui était pour lui comme un père, et qu’alors la pénible obligation du prince était d’employer la verge de correction plutôt que le sceptre d’olivier de l’indulgence.

« On est heureux, continua le héraut, quand la Divinité suprême, se chargeant du soin de conserver un trône qui ressemble au sien par la bienfaisance et la justice, veut bien remplir aussi la tâche la plus pénible de son représentant terrestre, en punissant ceux que son jugement infaillible a reconnus comme les plus coupables, et en laissant à son substitut la tâche plus agréable de pardonner à ceux que l’artifice a égarés, et que la trahison a fait tomber dans ses pièges.

« Tel étant le cas aujourd’hui, la Grèce et les Thèmes qui en dépendent sont invités à m’écouter, et à apprendre qu’un infâme, nommé Agelastès, qui s’était insinué dans les bonnes grâces de l’empereur, par l’affectation d’une science profonde et d’une sévère vertu, avait formé le plan coupable d’assassiner l’empereur Alexis Comnène, et d’opérer une révolution dans l’État. Cet homme, qui, sous une prétendue sagesse, cachait les doctrines d’un hérétique et les vices d’un sensualiste, avait trouvé des prosélytes, même dans la maison de l’empereur, et parmi ceux qui le touchent de plus près aussi bien que dans les classes inférieures ; pour exciter ces derniers à la révolte, on avait semé à plaisir une multitude de bruits semblables à ceux de la mort et de l’aveuglement d’Ursel, dont vos propres yeux viennent de reconnaître la fausseté. »

Le peuple, qui jusque-là avait écouté en silence, témoigna son assentiment par de grands cris. Le silence était à peine rétabli, que la voix de fer du héraut continua la proclamation.

« Coré, Dathan et Abiron, dit-il, n’ont subi la sentence d’un Dieu offensé, ni avec plus de justice ni avec plus de promptitude que ce misérable Agelastès. La terre solide s’est cependant entr’ouverte pour dévorer les fils apostats d’Israël, mais le coup fatal qui a terminé l’existence de ce scélérat a été porté, autant qu’on peut le savoir maintenant, par l’entremise directe d’un mauvais esprit que le misérable avait lui-même évoqué par ses artifices : cet esprit, à ce qu’il semble, d’après le témoignage d’une noble dame et d’autres femmes qui ont assisté à sa mort, a étranglé Agelastès : destin bien digne de ses crimes odieux. Une telle mort, même subie par un coupable, a dû nécessairement être bien pénible à l’humanité de l’empereur, parce qu’elle implique des souffrances au delà de ce monde. Mais cette terrible catastrophe porte avec elle cette consolation, qu’elle dispense l’empereur de porter plus loin une vengeance que le ciel lui-même semble avoir limitée à la punition exemplaire du principal conspirateur. Quelques changements de places et d’emplois seront faits dans l’intérêt de la sûreté et du bon ordre. Mais le secret de savoir quels sont ceux qui ont ou qui n’ont pas pris part à ce grand crime dormira dans le sein des criminels eux-mêmes, puisque l’empereur a résolu de bannir leur faute de son souvenir, comme n’étant l’effet que d’une illusion momentanée. Que tous ceux qui m’entendent, quelque part qu’ils aient prise au projet dont l’exécution devait avoir lieu aujourd’hui, retournent chez eux, assurés que leurs propres pensées seront leur seule punition. Qu’ils se réjouissent de ce que la bonté toute-puissante les a préservés des méditations de leurs cœurs ; et, suivant le langage touchant de l’Écriture, qu’ils se repentent et ne pèchent plus, de crainte que pire ne leur arrive.

La voix du héraut se tut, et les acclamations de l’auditoire y répondirent encore. Elles étaient unanimes, car tout se réunissait pour convaincre les mécontents qu’ils étaient à la merci de leur souverain, et l’édit qu’ils venaient d’entendre montrant qu’il connaissait leur crime, il ne tenait qu’à lui d’employer contre eux les armes des Varangiens, tandis que, d’après la manière dont il lui avait plu de recevoir Tancrède, il était probable que les épées des soldats apuliens étaient aussi à sa disposition.

Les voix du gigantesque Stéphanos, d’Harpax le centurion, et d’autres rebelles, tant du camp que de la ville, furent donc les premières à exprimer bruyamment leur gratitude pour la clémence de l’empereur, et leurs actions de grâces au ciel pour sa conservation.

Cependant l’assemblée, une fois convaincue que la conspiration était découverte et déjouée, commença, suivant l’usage, à tourner ses pensées vers l’objet ostensible qui les avait réunis, et les chuchotements particuliers, se changeant peu à peu en murmures, commencèrent à exprimer le mécontentement des citoyens d’être si long-temps assemblés sans recevoir aucune communication sur le but de leur réunion.

Alexis ne fut pas long-temps à s’apercevoir de la direction de leurs pensées ; et, à un signal de sa main, les trompettes sonnèrent un air guerrier, sur un ton beaucoup plus vif que celui des fanfares qui avaient préludé à la proclamation impériale : « Robert, comte de Paris, dit un héraut, es-tu ici en personne, ou représenté par un chevalier, pour répondre au défi que t’a porté Son Altesse impériale Nicéphore Brienne, césar de cet empire ? »

L’empereur croyait avoir suffisamment pourvu à ce qu’aucun des deux champions nommés ne répondît à cet appel ; et il avait préparé un spectacle d’un autre genre, savoir : des cages renfermant des animaux sauvages, qu’on devait lâcher et laisser combattre les uns contre les autres en présence de l’assemblée : grandes furent donc sa surprise et sa confusion, lorsqu’à l’instant où le dernier mot de la proclamation mourait répété par l’écho, le comte Robert de Paris s’avança armé de pied en cap, son cheval bardé de fer venant derrière lui ; il sortait d’une enceinte fermée par des rideaux, placée à l’une des extrémités de la lice, et paraissait prêt à monter en selle au signal du maréchal.

La honte et l’alarme qui se montrèrent sur le visage de tous ceux qui entouraient la personne de l’empereur, lorsque le césar ne se présenta point de la même manière pour faire face au formidable Franc, ne furent pas de longue durée. À peine le nom et le titre du comte de Paris avaient-ils été proclamés selon l’usage par les hérauts ; à peine leur seconde sommation à son antagoniste avait-elle été faite en bonne forme, qu’un homme portant l’uniforme des Varangiens s’élança dans la lice, et déclara qu’il était prêt à combattre au nom et à la place de Nicéphore Brienne et pour l’honneur de l’empire.

Alexis vit avec la plus grande joie ce secours inattendu, et permit sans peine au hardi soldat qui se sacrifiait ainsi dans un moment si périlleux, de remplir le dangereux emploi de champion. Il consentit d’autant plus volontiers, qu’à en juger par la taille et l’extérieur du soldat, ainsi qu’à son air de bravoure, cet individu ne lui était pas inconnu, et qu’il avait pleine confiance dans sa valeur. Mais le prince Tancrède intervint, et s’y opposa.

« La lice, dit-il, n’était ouverte qu’à des chevaliers et à des nobles, ou, en tout cas, les gens qui pouvaient s’y rencontrer devaient être égaux par le sang et par la naissance. Il ne pouvait donc rester témoin muet d’une violation si complète des lois de la chevalerie. — Que le comte Robert de Paris, dit le Varangien, regarde ma figure, et qu’il dise s’il n’a point promis de renoncer à toute objection contre notre combat qui serait basée sur l’inégalité de condition ; qu’il juge lui-même si, en marchant à ma rencontre dans ce champ clos, il fera plus que tenir une parole par laquelle il est depuis long-temps engagé. »

À cet appel le comte Robert s’avança, et reconnut sans difficulté que, malgré la différence de leur rang, il se regardait comme tenu par sa parole solennelle à combattre ce vaillant soldat en champ clos. « Il regrettait, ajouta-t-il, attendu les éminents services de cet homme courageux, et les hautes qualités qui le distinguaient, qu’ils se trouvassent dans la nécessité de vider une querelle semblable par le sang de l’un ou de l’autre ; mais puisque rien n’était plus commun que de voir des amis forcés par le sort de la guerre de se combattre à mort, il ne rétracterait pas l’engagement qu’il avait pris ; et il ne croyait pas que son honneur fût le moins du monde souillé ou terni parce qu’il descendait dans la lice contre un guerrier si bien connu et d’un si grand renom qu’Hereward, le brave Varangien. » Il ajouta encore qu’il consentait volontiers que le combat eût lieu à pied et avec la hache, arme ordinaire de la garde varangienne.

Hereward était resté immobile comme une statue pendant ce discours ; mais, quand le comte Robert eut fini de parler, il s’inclina vers lui avec une gracieuse salutation, et se déclara honoré et satisfait de la noble manière dont le comte s’acquittait de sa promesse avec tout honneur et toute fidélité.

« Ce que nous avons à faire, » dit le comte Robert avec un regret involontaire, que même son amour des combats ne put réprimer, « faisons-le promptement : le cœur peut être affecté, mais la main doit faire son devoir. »

Hereward fit un geste d’assentiment, et répliqua : « Alors ne perdons pas de temps, car il s’enfuit déjà bien vite. » Et saisissant sa hache, il se tint prêt à combattre.

« Je suis prêt aussi, » dit le comte de Paris en prenant une même arme des mains d’un soldat varangien qui se tenait près de la lice. Tous deux furent bientôt en garde, et nulle formalité, nulle circonstance ne vint retarder l’action.

Les premiers coups furent portés, et parés avec une grande précaution, et le prince Tancrède et plusieurs autres trouvèrent que de la part de Robert la prudence était plus grande que de coutume ; mais au combat comme à table, l’appétit vient en mangeant. Les passions plus fougueuses commencèrent à s’éveiller avec le cliquetis des armes et par la douleur que causèrent quelques coups formidables portés avec une grande furie de part et d’autre, parés avec beaucoup de peine, et non assez complètement pour empêcher le sang des deux antagonistes de couler. Les Grecs regardaient avec étonnement un combat singulier comme ils en avaient rarement vu, et n’osaient respirer en voyant les coups furieux qu’échangeaient les deux guerriers, coups sous lesquels ils s’attendaient à voir succomber l’un ou l’autre des combattants. Jusqu’alors leur force et leur agilité semblaient assez égales, quoique ceux qui jugeaient plus savamment du combat pensassent que le comte Robert s’abstenait de déployer toute l’adresse militaire par laquelle il s’était rendu célèbre, tandis que l’on convenait généralement qu’il avait abandonné un grand avantage en n’insistant pas, comme il en avait le droit, pour combattre à cheval. D’un autre côté, l’opinion générale était que le brave Varangien n’avait pas profité de deux ou trois occasions que lui avait fournies l’ardeur du comte Robert, qui s’était évidemment courroucé pendant le combat.

Enfin, un accident parut sur le point de décider un combat qui jusqu’alors avait été égal. Le comte Robert fit une feinte, et frappa son antagoniste du côté où il était découvert, avec le coupant de son arme, de sorte que le Varangien chancela, et parut sur le point de tomber à terre. Le son ordinaire produit par les spectateurs à la vue de quelque circonstance pénible, en tirant leur haleine entre leurs dents serrées, se fit entendre, tandis qu’une voix de femme, haute et animée, s’écriait : « Comte Robert de Paris ! n’oublie pas aujourd’hui que tu dois une vie au ciel et à moi ! » Le comte allait porter un second coup, et l’on ne peut dire quel en aurait été l’effet, quand ce cri parvint à son oreille, et sembla lui ôter toute volonté de continuer le combat.

« Je reconnais la dette, » dit-il en baissant sa hache d’armes, et en reculant à deux pas de son adversaire, qui demeura stupéfait d’étonnement, et à peine remis de l’étourdissement que lui avait causé le coup dont il avait failli être renversé. Il baissa aussi sa hache comme son antagoniste, et parut attendre avec incertitude comment allait se continuer le combat. « Je reconnais ma dette, dit le vaillant comte de Paris, aussi bien envers Bertha la Saxonne qu’envers le Tout-Puissant qui m’a préservé d’une effusion de sang qui m’eût rendu coupable d’ingratitude. Vous avez été témoins du combat, messeigneurs, » ajouta-t-il en se tournant vers Tancrède et ses chevaliers, « et vous pouvez certifier sur l’honneur qu’il a été bravement soutenu de part et d’autre, sans avantage pour personne. Je présume que mon honorable antagoniste a satisfait actuellement le désir qui l’a porté à m’adresser ce défi, et qui certainement ne provenait d’aucun grief personnel ou privé. Pour ma part, j’éprouve un si vif sentiment des obligations que je lui ai personnellement, que, si je continuais le combat, à moins d’y être forcé pour me défendre, je commettrais à mes propres yeux une action honteuse et coupable. »

Alexis agréa joyeusement cette proposition de paix à laquelle il était loin de s’attendre, et jeta son bâton de commandement dans la lice pour signifier que le duel était fini. Tancrède, quoiqu’un peu surpris et peut-être même scandalisé qu’un simple soldat de la garde de l’empereur eût résisté si long-temps à tous les efforts d’un si illustre chevalier, ne put s’empêcher de reconnaître que le combat s’était passé avec une justice et une égalité parfaites, et que le résultat n’en était déshonorant pour aucun des deux adversaires. Comme la réputation du comte était bien connue et bien établie parmi les croisés, ils furent obligés de croire que quelque très puissant motif l’avait porté, fort contrairement à son habitude, à cesser le combat avant que la mort ou la victoire du comte l’eût terminé d’une manière décisive. La volonté de l’empereur fit loi en cette occasion ; elle fut confirmée par la sanction des chefs présents, et surtout par les applaudissements des spectateurs assemblés.

Mais peut-être la physionomie la plus intéressante de l’assemblée était-elle celle du brave Varangien, arrivé si soudainement à un point de renommée militaire que l’extrême difficulté qu’il avait éprouvée à se défendre contre le comte Robert l’avait empêché de prévoir, quoique sa modestie n’eût pas diminué l’indomptable courage avec lequel il avait soutenu la lutte. Il se tenait debout au milieu de la lice, la figure animée par l’ardeur du combat et par un sentiment de modestie propre à la franchise et à la simplicité de son caractère qui se trouvait déconcerté sous les regards de la multitude.

« Parle-moi, mon soldat, » dit Alexis, fortement ému par la reconnaissance qu’il sentait devoir à Hereward dans cette occasion singulière ; « parle à ton empereur comme son supérieur, car tu l’es en ce moment, et dis-lui s’il est une manière, fût-ce au prix de la moitié de son empire, dont il puisse te récompenser de lui avoir sauvé la vie, et ce qui est encore plus, d’avoir si bravement défendu l’honneur de son pays. — Sire, répondit Hereward, Votre Majesté impériale attache une trop grande valeur à mes humbles services ; elle devrait plutôt savoir gré au noble comte de Paris, d’abord, pour avoir consenti à combattre un adversaire d’une condition aussi inférieure que la mienne, et ensuite pour avoir renoncé généreusement à la victoire, lorsqu’il pouvait la décider en sa faveur en frappant un second coup ; car j’avoue ici en présence de Votre Majesté, de mes frères d’armes et des Grecs assemblés, que je n’avais plus la force de continuer le combat quand le vaillant comte y a mis fin par sa générosité. — Ne te fais pas cette injustice, vaillant soldat, dit le comte Robert ; car j’en appelle à Notre-Dame des Lances rompues, le combat était encore soumis à la décision de la Providence, lorsque la violence de mon émotion m’a rendu incapable de le continuer au risque de blesser gravement un adversaire à qui je devais tant de reconnaissance, et peut-être de lui donner la mort. Choisis donc la récompense que la générosité de ton empereur t’offre avec tant de justice et de gratitude, et ne crains pas qu’une voix mortelle ose dire que cette récompense n’a pas été méritée, quand Robert de Paris déclarera, l’épée en main, qu’elle a été bravement gagnée sur son propre cimier. — Vous êtes trop élevé par votre rang et votre naissance, seigneur comte, répliqua l’Anglo-Saxon, pour qu’un homme tel que moi puisse vous contredire, et je ne dois pas éveiller une nouvelle querelle entre nous, en contestant les circonstances qui ont soudainement mis fin à notre combat ; il ne serait ni sage ni prudent à moi d’attaquer davantage votre opinion. Mon noble empereur me donne généreusement le droit de désigner ce qu’il appelle ma récompense ; mais que sa générosité ne soit pas blessée, si c’est de vous, seigneur, et non de Sa Majesté impériale, que j’attends une faveur, la plus précieuse que ma voix puisse solliciter pour moi. — Et cette faveur, demanda le comte, a rapport à Bertha, la fidèle suivante de ma femme ? — Vous l’avez dit, répondit Hereward ; j’ai formé le projet de demander la permission de quitter la garde varangienne, et celle de prendre part au vœu saint et honorable qu’a fait Votre Seigneurie de reconquérir la Palestine en combattant sous votre illustre bannière ; je désirerais en outre qu’il me fût permis de rappeler de temps à autre à Bertha, suivante de la comtesse de Paris, l’affection qu’elle m’a jurée, dans l’espoir que notre union trouvera faveur auprès de son noble maître et de sa maîtresse. Je pourrais espérer ainsi d’être rendu à un pays que je n’ai jamais cessé d’aimer plus que toute chose au monde. — Tes services, noble soldat, dit Robert de Paris, me sont aussi agréables que ceux d’un comte par naissance ; et il ne se rencontrera point d’occasion d’acquérir de l’honneur sans que je te mette à même d’en profiter autant qu’il sera en mon pouvoir. Je ne me vanterai pas du crédit que j’ai près du roi d’Angleterre, mais si je possède quelque influence sur lui, j’en ferai usage pour t’établir dans ton pays natal. »

L’empereur prit alors la parole : « Soyez témoins, ciel et terre, « et vous mes fidèles sujets, et vous mes braves alliés, surtout vous, mes courageux et loyaux Varangiens, que nous aimerions mieux perdre le plus brillant joyau de notre couronne impériale, que de renoncer au service de ce digne et vaillant Anglo-Saxon. Mais puisqu’il le désire si vivement, nous tâcherons de lui donner de telles marques de notre munificence qu’elles feront connaître dans tout le reste de sa vie, que l’empereur Alexis contracte envers lui une dette que son empire entier n’aurait pu acquitter. Vous et vos principaux officiers, seigneur Tancrède, vous souperez ce soir avec nous, et reprendrez demain votre honorable et religieux pèlerinage. Nous espérons que les deux combattants nous honoreront aussi de leur présence… Trompettes, sonnez le signal du départ. »

Les trompettes sonnèrent donc, et les différentes classes de spectateurs, armés et non armés, se divisèrent en groupes, ou se formèrent en rangs militaires pour revenir à la ville.

Des cris de femmes, qui s’élevèrent subitement, arrêtèrent d’abord le départ de la multitude. Ceux qui osèrent regarder en arrière virent Sylvain, le grand orang-outang, s’avancer dans la lice, à la surprise et à l’étonnement de tous. Les femmes et même beaucoup d’hommes, inaccoutumés à l’air bizarre et à l’extérieur sauvage de cet animal extraordinaire, poussèrent des cris de terreur si bruyants qu’ils effrayèrent la créature qui en était la cause. Pendant le cours de la nuit, Sylvain, après avoir sauté par-dessus les murs du jardin d’Agelastès, et escaladé les remparts de la ville, n’avait trouvé aucune peine à se cacher dans la lice qu’on s’occupait alors à construire, en se blottissant dans quelque coin obscur sous le siège des spectateurs. Il en fut probablement délogé par le tumulte que fit la multitude en se dispersant ; et en conséquence il avait été forcé de se montrer au public au moment où il le désirait le moins, à peu près comme le fameux polichinelle, quand au dénouement du drame il engage un combat à mort avec le diable lui-même : scène qui excite à peine autant de terreur parmi les jeunes spectateurs, que n’en causa l’apparition inattendue de Sylvain parmi les témoins du combat singulier. Arcs furent tendus et javelines pointées par les plus braves soldats, contre un animal d’une nature si étrange ; sa taille extraordinaire, son ignoble figure le faisaient prendre, par tous ceux qui le regardaient, pour le diable en personne ou pour l’apparition de quelqu’une de ces divinités infernales d’autrefois, qu’adoraient les païens. Sylvain avait acquis assez d’expérience pour comprendre suffisamment que l’attitude prise par tant de soldats indiquait un danger imminent contre sa personne, et il se hâta de se mettre à l’abri en courant se placer sous la protection d’Hereward avec qui il s’était un peu familiarisé. Il le saisit donc par son manteau, et par l’expression singulière et alarmée de ses traits étranges, ainsi que par des cris sauvages et inarticulés, il chercha à exprimer sa frayeur et à demander protection. Hereward comprit les terreurs de la pauvre créature, et se tournant vers le trône de l’empereur, dit à haute voix : « Pauvre bête effrayée, adresse ta prière et tes gestes suppliants à un homme qui, après avoir abandonné aujourd’hui tant de crimes volontairement et méchamment commis, ne se montrera pas inflexible envers un être tel que toi, pour ceux que ta raison t’a laissé commettre. »

L’animal, comme c’est l’usage de son espèce, imita aussitôt et avec beaucoup de bonheur les gestes et les supplications d’Hereward lui-même, tandis que l’empereur, malgré la scène sérieuse qui venait de se passer, ne pouvait s’empêcher de rire du trait de comédie que ce dernier incident y ajoutait.

« Mon fidèle Herevard, dit-il (en ajoutant à part lui : je ne l’appellerai plus Édouard si je puis), tu es le refuge des affligés, hommes et bêtes ; et jamais prière qui passera par ta bouche, tant que tu seras à notre service, ne sera faite en vain. Aie la complaisance, toi, bon Hereward… (car ce nom était alors très bien gravé dans la mémoire de l’empereur) toi, avec ceux de tes compagnons qui connaissent les habitudes de cet animal, de le reconduire à son ancien logement dans le Blaquernal ; et cela fait, mon ami, songe que nous requérons ta compagnie et celle de ta fidèle Bertha, pour souper à notre cour avec notre épouse et notre fille, et ceux de nos serviteurs et alliés qu’il nous plaira d’appeler au même honneur. Sois assuré que, tant que tu resteras avec nous, il n’est point de distinction que nous ne t’accordions volontiers… Et toi, Achille Tatius, approche. Tu n’es pas moins en faveur auprès de ton empereur, qu’avant le commencement de ce jour. Les accusations portées contre toi n’ont été entendues que par une oreille amie qui ne s’en souviendra que si de nouvelles fautes (ce qu’à Dieu ne plaise !) viennent en réveiller le souvenir. "

Achille Tatius s’inclina si fort que le panache de son casque toucha la crinière de son superbe coursier ; mais il crut qu’il valait mieux s’abstenir de toute réponse, laissant son crime et son pardon se perdre dans les termes généraux dont l’empereur s’était servi.

La multitude se remit encore une fois en marche pour la ville, et aucun nouvel incident n’interrompit son retour. Sylvain, accompagné d’une couple de Varangiens qui l’emmenèrent comme un prisonnier, prit la route des souterrains de Blaquernal qui étaient dans le fait son habitation convenable.

Tout en cheminant vers Constantinople, Harpax, le fameux centurion des gardes immortelles, eut un entretien avec un ou deux de ses soldats et quelques citoyens qui avaient pris part à la conspiration.

« Ah ! dit Stéphanos l’athlète, la belle affaire que nous avons faite là ! Nous laisser devancer et trahir par un lourd Varangien ! Toutes les chances ont tourné contre nous, comme elles tourneraient contre Corydon le savetier, s’il osait me défier dans le cirque. Ursel, dont la mort avait produit tant d’effet, se trouve n’être pas mort après tout, et qui pis est, il ne vit pas à notre avantage. Ce drôle d’Hereward, qui hier ne valait pas mieux que moi… Que dis-je donc ?… mieux ! Il valait beaucoup moins ; un être insignifiant sous tous les rapports !… le voilà maintenant comblé d’honneurs, de louanges, de présents, jusqu’à ce qu’on lui fasse rendre tout ce qu’on lui aura donné. Le césar, l’acolouthos, nos complices, ont perdu l’amitié et la confiance de l’empereur ; et si on les laisse vivre, il en est d’eux comme de ces volailles domestiques que nous gorgeons aujourd’hui de nourriture pour leur tordre demain le cou et les mettre à la broche ou dans le pot. — Stéphanos, répondit le centurion, ta force de corps te rend propre à la palestre, mais ton esprit n’est pas assez fin pour discerner ce qui est réel de ce qui n’est que probable dans le monde politique, que tu te mêles de juger en ce moment. Vu le risque que l’on court à prêter l’oreille à une conspiration, tu devrais songer que c’est un grand bonheur, tout bien examiné, d’y échapper, la vie et la réputation sauves. Tel a été le cas d’Achille Tatius et du césar. De plus, ils ont conservé leurs hauts emplois, qui leur donnent confiance et pouvoir, et ils doivent compter que l’empereur ne se hasardera guère à les en dépouiller par la suite, puisque la connaissance de leurs crimes ne l’a point enhardi à le faire. La puissance qu’on leur laisse ainsi nous appartient de fait, et aucune circonstance ne peut les forcer à dénoncer leurs complices au gouvernement. Il est beaucoup plus probable qu’ils se souviendront d’eux avec l’espoir de recommencer en temps convenable, et de renouveler l’alliance qui les unit ensemble. Persiste donc dans ta noble résolution, mon prince du cirque, et songe que tu conserveras encore cette influence prédominante que les favoris de l’amphithéâtre sont sûrs de posséder sur les citoyens de Constantinople. — Je ne sais pourquoi, reprit Stéphanos, mais une chose me ronge le cœur comme le ver qui ne meurt pas : c’est de voir ce mendiant étranger trahir le plus noble sang du pays, pour ne pas parler du meilleur athlète de la palestre, et se retirer non seulement sans être puni de sa trahison, mais avec des éloges, des honneurs et de l’avancement. — En effet, cela n’est pas juste ; mais observe, mon ami, qu’il se retire fort à propos. Il abandonne le pays et quitte le corps où il aurait pu prétendre à de l’avancement et à quelques vains honneurs, qu’on estime au prix de semblables bagatelles. Sous deux ou trois jours, Hereward ne vaudra guère mieux qu’un soldat licencié, vivant du pauvre pain qu’il pourra gagner à la suite de ce comte mendiant, ou que plutôt il lui faudra disputer aux infidèles en opposant sa hache d’armes aux sabres turcs. À quoi lui servira en Palestine, au milieu des massacres et de la famine, d’avoir été admis une fois à souper avec l’empereur ? Nous connaissons Alexis Comnène, il se plaît à remplir les obligations qu’il a envers des gens comme cet Hereward, quelques sacrifices qu’elles lui imposent ; et je m’imagine déjà voir le rusé despote lever les épaules de dérision, quand un matin il recevra la nouvelle d’une bataille perdue en Palestine par les croisés, et dans laquelle son ancienne connaissance aura péri. Je ne t’insulterai pas en te disant combien il serait aisé d’obtenir la faveur de la suivante d’une dame de qualité ; et je ne pense pas qu’il serait difficile, si l’envie en venait à un athlète, d’acquérir la propriété d’un grand babouin comme Sylvain, qui mettrait à même de s’établir comme jongleur tout Franc qui aurait l’esprit assez bas pour chercher à gagner son pain de cette manière, grâce aux aumônes de la chevalerie affamée d’Europe. Mais pour descendre jusqu’à envier le sort d’un pareil individu, il ne faut pas être un de ces hommes que leurs distinctions personnelles suffisent pour élever au premier rang parmi tous les favoris de l’amphithéâtre. »

Il y avait dans ce raisonnement sophistique quelque chose qui n’était qu’à demi satisfaisant pour l’intelligence bornée de l’athlète auquel il s’adressait, quoique la seule réponse qu’il essaya de faire se bornât à cette observation :

« Oui ; mais, noble centurion, vous oubliez qu’outre de vains honneurs il a été promis à ce Varangien Hereward, ou Édouard, peu importe son nom, un présent considérable en or. — Oh ! cette fois vous avez raison, répondit le centurion ; et quand vous me direz que la promesse a été remplie, j’avouerai très volontiers que l’Anglo-Saxon a obtenu là quelque chose digne d’envie ; mais tant que ce ne sera qu’une simple promesse, vous m’excuserez, mon cher Stéphanos, si je n’en fais point plus de cas que de celles qu’on nous fait chaque jour ainsi qu’aux Varangiens, promesses qui nous montrent dans l’avenir des monceaux d’argent que nous recevrons probablement en même temps que la neige de l’année dernière. Armez-vous donc de courage, noble Stéphanos, et ne croyez pas que vos affaires soient devenues pires à cause de l’échec d’aujourd’hui ; que votre cœur ne se laisse pas abattre ; mais, sans perdre de vue les principes qui l’ont enflammé, croyez que vos projets n’en sont pas moins sûrs parce que le sort a renvoyé leur accomplissement à un jour plus éloigné. » C’était ainsi qu’en conspirateur adroit et infatigable, Harpax rassurait pour quelque renouvellement futur l’esprit chancelant de Stéphanos.

Les chefs qui avaient été désignés par l’empereur se réunirent ensuite pour le repas du soir ; et au contentement général, à la bienveillance que témoigna Alexis à ses hôtes de tout rang, on ne se serait guère douté que le jour qui venait de s’écouler avait été d’abord désigné pour l’exécution d’un projet si terrible et si criminel.

L’absence de la comtesse Brenhilda, pendant cette journée si remplie, ne causa pas peu de surprise à l’empereur et à ceux qui jouissaient de sa confiance intime ; car on connaissait le caractère entreprenant de cette dame et l’intérêt qu’elle devait prendre à l’issue du combat. Bertha avait de bonne heure communiqué au comte que sa maîtresse, agitée par suite de toutes les inquiétudes des jours précédents, n’avait pu quitter la chambre. Le vaillant chevalier ne perdit donc pas de temps pour apprendre à sa fidèle comtesse qu’il était sain et sauf ; puis, rejoignant les convives qui devaient assister au festin du palais, il se comporta comme s’il ne lui restait pas le moindre souvenir de la perfide conduite de l’empereur à la fin du dernier banquet. Il savait à la vérité que les troupes du prince Tancrède faisaient non seulement bonne garde autour de la maison où logeait Brenhilda, mais encore surveillaient rigoureusement les environs de Blaquernal, autant pour la sûreté de leur chef héroïque que pour celle du comte Robert, compagnon respecté de leur pèlerinage militaire.

Le principe général de la chevalerie européenne était de laisser rarement la méfiance survivre à une querelle vidée au grand jour, et tout ce qui était pardonné s’effaçait de la mémoire comme ne devant plus revenir ; mais, dans la présente occasion, les divers événements de la journée avaient réuni un nombre de troupes fort considérable, de sorte que les croisés avaient à se bien tenir sur leurs gardes.

On peut croire que la soirée se passa sans aucune tentative pour renouveler le cérémonial de la grande chambre des Lions, qui avait amené, dans une occasion précédente, une telle mésintelligence. Il eût été vraiment heureux que l’explication entre le puissant empereur de la Grèce et le chevaleresque comte de Paris fût arrivée plus tôt, car un moment de réflexion sur ce qui s’était passé avait convaincu l’empereur que les Francs n’étaient pas gens à s’en laisser imposer par des ouvrages de mécanique ou de pareilles bagatelles, et que ce qu’ils ne comprenaient pas, au lieu d’exciter leur crainte ou leur admiration, ne faisait qu’enflammer leur courage. D’une autre part, il n’avait pas échappé au comte Robert que les mœurs des Orientaux étaient absolument différentes de celles auxquelles il avait été habitué ; qu’ils n’étaient pas aussi profondément imbus de l’esprit de la chevalerie, et que le culte de Notre-Dame des Lances rompues, pour parler comme lui, n’était pas pour eux un sujet naturel d’adoration. Cependant le comte Robert avait observé aussi qu’Alexis Comnène était un prince sage et politique, et que, s’il se mêlait beaucoup de ruse à sa sagesse, c’était peut-être à cette conduite adroite qu’il devait d’exercer sur les esprits de ses sujets cet empire nécessaire pour leur propre bien et pour le maintien de son autorité. Il résolut donc d’écouter sans colère tout ce que l’empereur pourrait dire par civilité ou par plaisanterie, et de ne pas troubler de nouveau une bonne intelligence qui pourrait être utile à la chrétienté, par une querelle fondée sur une fausse interprétation de mots, ou sur l’ignorance des usages du pays. Le comte de Paris resta fidèle, toute la soirée, à cette prudente résolution, non sans peine pourtant, car elle s’accordait mal avec son caractère vif et fougueux, également jaloux de savoir le sens précis de chaque mot qu’on lui adressait, et prêt à prendre ombrage s’il y voyait le moindre degré d’offense, avec ou sans intention.


CHAPITRE XXXIV et dernier.

CONCLUSION.


Ce ne fut qu’après la conquête de Jérusalem que le comte Robert de Paris passa par Constantinople avec son épouse et ceux de ses compagnons que le fer et la peste avaient épargnés dans cette guerre sanglante, pour retourner dans son pays natal. En abordant en Italie, le premier soin du noble comte et de la comtesse fut de faire célébrer avec pompe le mariage d’Hereward et de sa fidèle Bertha, qui avaient ajouté à leurs autres titres à l’affection de leurs maîtres, ceux qu’ils avaient acquis, Hereward par ses loyaux services en Palestine, et Bertha par les soins affectueux qu’elle avait prodigués à la comtesse pendant son séjour à Constantinople.

Quant au destin d’Alexis Comnène, on peut lire quel il fut dans l’histoire de sa fille, qui le représente comme le héros de maintes victoires remportées tantôt par ses armes, tantôt par sa prudence, dit l’historienne née dans la pourpre, au chapitre iii du livre xv de son ouvrage. « La hardiesse seule a gagné quelques batailles, d’autres fois ses succès ont été dus au stratagème. Il a élevé le plus illustre de ses trophées en affrontant le péril, en combattant comme simple soldat, en se jetant tête nue au plus épais de la mêlée ; mais il en est d’autres, continue la docte princesse, qu’il a pu ériger en feignant de craindre, en simulant une retraite. En un mot, il savait également triompher en fuyant et en poursuivant, et restait debout devant l’ennemi qui paraissait l’avoir terrassé, semblable à l’instrument militaire appelé chausse-trappe, qui reste toujours droit dans quelque direction qu’on le jette à terre. »

Il serait injuste de passer sous silence la manière dont la princesse se défend elle-même contre l’accusation bien naturelle de partialité.

« Il faut que je repousse encore une fois les reproches que m’adressent certaines gens, comme si mon histoire était simplement composée d’après les inspirations de l’amour naturel pour les parents qui est gravé dans le cœur des enfants. En vérité, ce n’est pas l’effet de l’affection que je porte aux miens, mais l’évidence incontestable des faits eux-mêmes, qui m’obligeait à parler comme je l’ai fait. N’est-il pas possible qu’on ait en même temps de l’affection pour la mémoire d’un père et pour la vérité ? Quant à moi, je ne me suis jamais dirigée pour écrire l’histoire, autrement que par l’assurance de l’exactitude des faits. Dans ce dessein, j’ai pris pour sujet l’histoire d’un homme illustre ; est-il juste que, par suite du hasard qui a voulu qu’en même temps il fût l’auteur de mes jours, cette circonstance élève nécessairement contre moi une prévention qui ruinerait mon crédit auprès des lecteurs ? J’ai donné en d’autres occasions des preuves assez fortes de l’ardeur que j’ai à défendre les intérêts de mon père, et ceux qui me connaissent n’en douteront jamais ; mais, dans celle-ci, je me suis bornée à ce que prescrivait l’inviolable fidélité avec laquelle je respecte la vérité, et je me serais fait un scrupule de la violer, sous prétexte de servir la renommée de mon père. » Ibid., chap. iii, liv. xv.

Nous avons cru devoir faire cette citation pour justifier la belle historienne ; nous extrairons aussi la description qu’elle fait de la mort de l’empereur, et nous n’hésitons pas à convenir que la manière dont notre Gibbon a peint cette princesse est pleine de justice et de vérité.

« Malgré ces protestations réitérées de sacrifier plutôt à l’exacte et absolue vérité qu’à la mémoire de son père, » remarque avec raison Gibbon, « au lieu de la simplicité de style et de narration qui inspire la confiance, une affectation travaillée de rhétorique et de science trahit à chaque page la vanité d’une femme auteur. Le vrai caractère d’Alexis se perd dans une vague constellation de vertus ; et le ton perpétuel de panégyrique et d’apologie éveille notre méfiance et nous force à douter de la véracité de l’historienne et du mérite de nos héros. Nous ne pouvons cependant lui contester cette judicieuse et importante remarque, que les désordres du temps firent le malheur et la gloire d’Alexis, et que toutes les calamités qui peuvent affliger un empire inclinant vers sa ruine furent accumulées sous son règne par la justice du ciel et par les vices de ses prédécesseurs. » Gibbon, Histoire de l’Empire romain, vol. IX, pag. 83, note.

La princesse n’hésita donc pas à croire que les signes nombreux qui parurent dans le ciel et sur la terre, et qui furent interprétés par les devins de l’époque comme présageant la mort de l’empereur, étaient effectivement destinés par le ciel à prophétiser ce grand événement. Par ce moyen, Anne Comnène a relevé l’importance de son père, en faisant accompagner sa mort des signes d’intérêt qui, selon d’anciens historiens, indiquaient nécessairement la disparition des grands personnages. Mais elle ne manque pas d’apprendre au lecteur chrétien que son père ne croyait à aucun de ces pronostics, et qu’il resta incrédule même dans la remarquable occasion que voici : Une magnifique statue qu’on regardait généralement comme un débris du paganisme, tenant à la main un sceptre d’or et placée sur un piédestal de porphyre, fut renversée par un ouragan ; l’on interpréta cet accident comme un signe de mort prochaine pour l’empereur. Mais il repoussa généralement cette interprétation. Ce Phidias, dit-il, et d’autres grands sculpteurs de l’antiquité avaient le talent d’imiter le corps humain avec une surprenante exactitude ; mais supposer que le pouvoir de prédire l’avenir a été donné à ces chefs-d’œuvre de l’art, ce serait accorder à leurs auteurs les facultés que la Divinité se réserve à elle-même, lorsqu’elle dit : « C’est moi qui tue et qui fais vivre. » Pendant ses derniers jours l’empereur fut vivement tourmenté par la goutte, mal dont la nature a exercé l’esprit de nombreux savants ainsi que celui d’Anne Comnène. Le pauvre malade était tellement épuisé que, comme l’impératrice parlait des hommes les plus éloquents qui aideraient à composer son histoire, il dit avec un mépris naturel pour de semblables vanités : « Les événements de ma malheureuse vie demandent plutôt des larmes et des lamentations que les louanges dont vous parlez. »

Une espèce d’asthme se joignit bientôt à la goutte, et alors les remèdes des médecins devinrent aussi inutiles que l’intercession des moines et du clergé, aussi bien que les aumônes qui furent indistinctement prodiguées. Deux ou trois évanouissements profonds et successifs donnèrent un sinistre avertissement du coup qui s’approchait ; et enfin se terminèrent le règne et la vie d’Alexis Comnène, prince qui, malgré tous ses défauts, possède encore un droit réel, vu la pureté de ses intentions en général, à être regardé comme un des meilleurs souverains du Bas-Empire.

L’historienne oublia quelque temps l’orgueil de son rang littéraire ; et, comme une femme ordinaire, elle versa des larmes, jeta des cris, s’arracha les cheveux, et se défigura le visage ; cependant l’impératrice Irène quittait ses vêtements impériaux, coupait sa chevelure, changeait ses brodequins de pourpre pour des souliers de deuil, et sa fille Marie, qui elle-même avait été veuve, prenait une robe noire dans une de ses garde-robes, et la présentait à sa mère. « À l’instant même où elle la mit, dit Anne Comnène, l’empereur rendit l’âme, et en ce moment le soleil de ma vie se coucha. »

Nous ne parlerons pas davantage de ses lamentations. Elle se reproche d’avoir, après la mort de son père, cette lumière du monde, survécu aussi à Irène, également les délices de l’Orient et de l’Occident, et même à son époux. « Je suis indignée, dit-elle, que mon âme abreuvée de pareils torrents d’infortune, puisse encore animer mon corps. N’ai-je pas été plus dure et plus insensible que les rochers même, et n’est-il pas juste que celle qui a pu survivre à un tel père, à une telle mère et à un tel époux, soit soumise à l’influence de tant de calamités ? Mais achevons cette histoire, plutôt que de fatiguer plus long-temps mes lecteurs de mes inutiles et douloureuses lamentations. »

Après avoir ainsi conclu son histoire, elle ajoute les deux vers suivants :

La savante Comnène alors cesse d’écrire,
À défaut de matière et quand son père expire.

Ces citations apprendront probablement au lecteur tout ce qu’il désire savoir du caractère réel de l’historienne impériale. Peu de mots suffiront pour en finir avec les autres personnages que nous avons choisis dans son ouvrage, et qui ont figuré dans le drame qu précède.

Il n’est guère douteux que le comte Robert de Paris, qui devint particulièrement célèbre par l’audace qu’il eut de s’asseoir sur le trône impérial, ne fût, dans le fait, un homme du plus haut rang et rien moins, comme l’a conjecturé le savant Ducange, qu’un ancêtre de la maison de Bourbon qui a donné si long-temps des roi à la France. Il était, à ce qu’il paraît, successeur des comtes de Paris par qui cette ville fut vaillamment défendue contre les Normands, et l’un des ancêtres de Hugues Capet. Il y a sur ce sujet diverses hypothèses qui font descendre le célèbre Hugues Capet 1° de la famille de Saxe ; 2° de saint Arnould, par la suite évêque d’Altex ; 3° de Nibilong ; 4° du duc de Bavière, et 5° d’un fils naturel de l’empereur Charlemagne. Placé de différentes manières, mais dans chacune de ces généalogies contestées, apparaît ce Robert, surnommé le Fort, qui était seigneur du district dont Paris était la capitale, plus particulièrement appelé le comté ou l’Isle-de-France. Anne Comnène, qui a rapporté dans son histoire l’usurpation hardie du trône de l’empereur par ce chef orgueilleux, nous apprend aussi qu’il reçut une blessure grave, sinon mortelle, à la bataille de Dorylœum, faute d’avoir suivi les instructions que lui avait données son père touchant la manière de combattre les Turcs. L’antiquaire qui est disposé à faire des recherches sur ce sujet peut consulter la généalogie de la maison royale de France, par le feu lord Ashburnham, ainsi qu’une note de Ducange sur l’Histoire de la princesse, pag. 362, tendant à prouver l’identité de son Robert de Paris, barbare hautain, avec le Robert surnommé le Fort, mentionné comme ancêtre de Hugues Capet[33]. On peut encore consulter Gibbon, vol. xi, pag. 52. L’antiquaire français et 1 historien anglais semblent également disposés à trouver l’église appelée, dans notre histoire, Notre-Dame des Lances rompues, dans l’église dédiée à saint Drusas, ou Drosin de Loissins, qu’on supposait avoir une influence particulière sur l’issue des combats, et être dans l’habitude de les terminer en faveur du champion qui passait la nuit de la veille dans la chapelle.

En considération du sexe d’un de ses personnages, l’auteur a choisi Notre-Darae des Lances rompues comme une patronne plus convenable que saint Drusas lui-même, pour les amazones, qui n’étaient pas tort rares à cette époque. Gæta, par exemple, femme de Robert Guiscard, héros redouté, et père d’une héroïque postérité, était elle-même une amazone ; elle combattit aux premiers rangs des Normands, et sans cesse elle est mentionnée par notre historienne impériale Anne Comnène.

Le lecteur peut aisément concevoir que Robert de Paris se distingua parmi ses frères d’armes et les croisés ses compagnons. Sa renommée retentit du haut des remparts d’Antioche ; mais à la bataille de Dorylœum, il fut si gravement blessé qu’il ne put prendre part à la plus grande scène de toute l’expédition. Cependant son héroïque comtesse eut la satisfaction infinie d’escalader les murs de Jérusalem, et d’accomplir son vœu, ainsi que celui de son époux. Cela fut d’autant plus heureux que les médecins déclarèrent que les blessures du comte avaient été faites avec une arme empoisonnée, et que, pour espérer une guérison complète, il lui fallait recourir à l’air natal. Après quelque temps passé dans le vain espoir d’échapper par la patience à cette désagréable alternative, le comte Robert se soumit à la nécessité : et avec son épouse, le fidèle Hereward et tous ceux de ses soldats qui avaient été mis comme lui hors de combat, il reprit par mer le chemin de l’Europe.

Une agile galère, qu’ils se procurèrent à grands frais, les conduisit sans accident à Venise ; et de cette ville, alors dans sa gloire, la modique portion de butin qui était échue en partage au comte parmi les conquérants de la Palestine le mit à même de regagner ses propres domaines, qui, plus heureux que ceux de la plupart de ses compagnons de pèlerinage, n’avaient pas été dévastés par les voisins pendant l’absence du possesseur. Le bruit que le comte avait perdu la santé et les forces nécessaires pour continuer d’honorer Notre-Dame des Lances rompues lui attira cependant les hostilités d’un ou de deux voisins ambitieux et jaloux, dont néanmoins l’ambition fut suffisamment réprimée par la courageuse résistance de la comtesse et de l’intrépide Hereward. Il fallut moins d’un an au comte de Paris pour recouvrer toutes ses forces, et pour le faire redevenir le protecteur assuré de ses vassaux et le sujet à qui les possesseurs du trône français accordaient le plus de confiance. Cette dernière circonstance mit le comte Robert à même d’acquitter sa dette envers Hereward d’une manière aussi généreuse que ce dernier pouvait l’attendre. Alors respecté pour sa prudence et sa sagacité, autant qu’il l’avait été pour son intrépidité et sa valeur comme croisé, Robert fut plusieurs fois employé par la cour de France à conduire les négociations ennuyeuses et difficiles dans les quelles les possessions normandes de la couronne anglaise entraînaient ces nations rivales. Guillaume-le-Roux ne fut ni insensible au mérite du chevalier, ni assez aveugle pour ne pas apercevoir combien il lui importait de gagner sa bienveillance ; et découvrant le désir que le comte avait qu’Hereward fut rendu au pays de ses pères, il saisit ou fit naître l’occasion de la déchéance de quelque noble rebelle, pour donner au Varangien un vaste domaine attenant à la Nouvelle-Forêt, au lieu même que son père avait principalement habité. On dit que dans ce lieu les descendants du vaillant écuyer et de son épouse Bertha ont existé pendant de longues années survivant aux chances du temps et des hasards qui sont en général funestes à la continuation de familles plus illustres.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

Chapitre I : La porte d’or 
 21
Chapitre II : Le Varangien 
 27
Chapitre III : Anne Comnène 
 52
Chapitre IV : Épisode 
 69
Chapitre V : Entretiens au palais 
 89
Chapitre VI : L’aveu 
 103
Chapitre VII : Le conseil 
 109
Chapitre VIII : Le sophiste 
 123
Chapitre IX : L’hommage 
 132
Chapitre X : Le vieillard 
 146
Chapitre XI : Le kiosque 
 161
Chapitre XII : L’esclave noir 
 165
Chapitre XIII : La comtesse Brenhilda 
 169
Chapitre XIV : La réception 
 190
Chapitre XV : La prison d’État 
 201
Chapitre XVI : L’orang outang 
 210
Chapitre XVII : Les conspirateurs 
 222
Chapitre XVIII : Le pavillon 
 228
Chapitre XIX : Le parti à prendre 
 243
Chapitre XX : La rencontre 
 252
Chapitre XXI : La conspiration 
 268
Chapitre XXII : Les trompettes 
 277
Chapitre XXIII : Le message 
 283
Chapitre XXIV : La confession 
 295
Chapitre XXVI : La consultation 
 310
Chapitre XXVII : L’aveugle 
 325
Chapitre XXVIII : L’adversité 
 334
Chapitre XXIX : Le feu grégeois 
 341
Chapitre XXX : Les deux officiers 
 351
Chapitre XXXI : Le pardon 
 357
Chapitre XXXII : Dénouement 
 366
Chapitre XXXIII : Suite 
 371
Chapitre XXXIV : Conclusion 
 385
  1. Critique du moraliste grossier et sans goût, dont Horace parle dans la satire 2 du livre II : Quæ virtus et quanta, boni, etc.
  2. C’était un tapis magique qui transportait soudainement la personne assise dessus au lieu où elle désirait arriver. Voyez les Mille et une Nuits.
  3. Fameux imprimeur d’Édimbourg.a. m.
  4. Seedy, mot d’argot anglais. a. m.
  5. Espèce de manteau. a. m.
  6. Conte de Mirglip, dans l’histoire des génies. a. m.
  7. Décadence de l’Empire romain, chap. lv, vol. X, pag. 221, édition in-8o. w. s.
  8. Ducange, relativement à ce sujet curieux, a répandu des flots d’érudition que l’on retrouvera dans les notes sur l’ouvrage de Villehardouin intitulé : Constantinople sous les empereurs français. Paris, 1637, in-folio, pag. 190. Voir aussi l’Histoire de Gibbon, vol. X, p. 251. w. s.
  9. Le port de Constantinople. a. m.
  10. La fille de l’Arche était le nom qu’à la cour on donnait à l’écho. w. s.
  11. À l’exemple du roi. a. m.
  12. Les Grecs serait le mot convenable, mais nous traduisons l’expression de la belle historienne. w. s.
  13. Les Provinces se nommaient Thèmes. w. s.
  14. C’est le titre de comte anglais, a. m.
  15. Hommes du Nord. a. m.
  16. Espèce de sang qu’Homère attribue aux dieux : ού γὰρ σἴτον ἔδους’, οὺ πινουσ’αἲθοπα οἲνον, etc., Iliade, chant V, v. 341.
  17. Vassal, qui a lui-même des vassaux.
  18. C’est-à-dire, de te faire condamner à la meule. a. m.
  19. Espèce de tamtam, plaque d’airain sur laquelle on frappe avec un marteau.
  20. Tuyau acoustique. a. m.
  21. Ma vie et mon âme. a. m.
  22. Il y a un jeu de mots sur pollewer et leader, qui suit et qui conduit. a. m.
  23. Tout amant combat, et Cupidon fait aussi la guerre. a. m.
  24. Formule laconique du divorce romain. w. s.
  25. Alerte ! Alerte ! Voici du butin, camarades.
  26. Les croisés reconnus coupables de certaines fautes, étaient pour pénitence enduits de poix et de plumes, quoique ce châtiment passe pour une invention moderne. w. s.
  27. Grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, volatile, augure, danseur, médecin, magicien : le Grec au besoin sera tout ; ordonnez-lui d’escalader le ciel, et il le fera. a. m.
  28. Pratiquez la justice : il y a un vengeur pour vous et pour les autres. a. m.
  29. Cultivez la justice. a. m.
  30. Il y a un vengeur pour vous et pour les autres. a. m.
  31. Personnages de la pièce. a. m.
  32. « Race bravant les dieux, avide de carnage et de violence… » Ovide, Métamorphoses.
  33. Nous n’aurions guère besoin de prémunir les lecteurs contre les anachronismes grossiers et les assertions étranges que, par une suite singulière de distractions Walter Scott a entassés dans tout ce paragraphe. Mais l’auteur anglais s’appuie d’autorités dont le nom pourrait imposer, bien qu’il ne paraisse pas les avoir réellement consultées. Un simple rapprochement de dates suffira pour détruire tout cet échafaudage. L’anachronisme est de deux siècles. Robert-le-Fort, bisaïeul de Hugues Capet, était duc de France, ou si l’on veut comte de Paris en 866. Hugues Capet lui-même mourut en 996. Donc aucun des comtes de Paris ancêtres des Capétiens n’a pu se trouver à Constantinople en 1097, deux ans avant la prise de Jérusalem. Le quatrième Capétien, Philippe Ier était alors roi de France ; et pour fonder avec quelque vraisemblance la partie historique du roman, il faudrait supposer qu’un rejeton légitime ou non des anciens comtes de Paris vivait auprès du trône en conservant ce titre et qu’il prit part à la première croisade.